
Un été avec Homère est un ouvrage de commande. Sylvain Tesson l’a écrit en prévision d’une émission de radio sur France Inter qui, tout au long de l’été, a emmené les auditeurs sur les traces d’Homère.
La lecture de cet ouvrage m’a procuré un indéniable plaisir de lecture et un tout aussi manifeste agacement.
Commençons par le plaisir de lecture. Le texte de Sylvain Tesson, est écrit d’une plume légère, ornée mais sans excès. C’est aussi un voyage dans le monde d’Homère. Dès les premières pages, il nous invite à nous préparer :
« Nous passerons des fleuves et des champs de bataille. Nous serons jetés dans la mêlée, conviés à l’assemblée des dieux. Nous essuierons des tempêtes et des averses de lumière, serons nimbés de brumes, pénétrerons dans des alcôves, visiterons des îles, perdrons pied sur des récifs. Parfois (concernant L’Iliade c’est un doux euphémisme dont j’ignore s’il est volontaire…) des hommes mordront la poussière, à mort. D’autres seront sauvés. Toujours, les dieux veilleront. Et toujours le soleil ruissellera et révélera la beauté mêlée à la tragédie. »
Après cette belle entrée en matière, le texte poursuit son chemin, parsemé de larges citations – toujours opportunes – de L’Iliade et de L’Odyssée, dans la traduction de Philippe Brunet pour la première et celle, toujours très belle de Philippe Jaccottet pour la seconde.

Avec Tesson, nous sommes conquis par l’extrême présence d’Homère qui continue de questionner nos vies et de nous ensorceler comme ses premiers auditeurs puis tous ses lecteurs successifs. L’auteur s’interroge sur le mystère de cette présence. Les dieux ont-ils réellement existé et inspiré ce poème qui « lancé dans l’abîme des temps » était destiné à rencontrer notre époque ? Ou alors rien n’a changé sous le soleil de Zeus et l’homme, sous ses habits neufs, est toujours le même, médiocre ou sublime, qu’on le croise « casqué sur la plaine de Troie ou en train d’attendre l’autobus ». Tous les thèmes brassés par Homère ne seraient au final que « le combustible du brasier de l’éternel retour ». Si vous ne vous en doutiez pas un tout petit peu, le cœur de Tesson penche plutôt vers l’éternel retour. C’est là, qu’à mes yeux cela se gâte.
Venons-en alors à l’agacement. Le nietzschéisme un peu rapide de l’auteur essaime un peu partout dans l’ouvrage, le plus souvent sous la forme d’une critique virulente du christianisme. C’est parfois drôle : ainsi ce trait d’Ulysse qui sommé de se nommer dit s’appeler Personne et « marque là un point sur le Christ, lequel déployait toutes les vertus sauf celles de l’humour ». D’autres fois c’est un peu ridicule – « Nul héros grec n’a besoin d’un site internet. Il préfère riposter que poster » -, voire un peu inquiétant :
« Au XXIeme siècle l’héroïsme occidental consiste à afficher sa faiblesse. Sera héros celui qui peut prétendre avoir pâti des effets de l’oppression. Etre une victime : voilà l’ambition, du héros d’aujourd’hui ! Devenir le meilleur de tous était l’objectif du héros d’Homère. Tout le monde il est le meilleur est une injonction chrétienne sécularisée par les démocraties modernes ».
On imagine confusément ce que l’auteur vise, mais cette diatribe a de vilains relents de « fort terrassé par la coalition des faibles ».
A chacun de juger…
Plus gênante est la manie des citations tronquées ou sorties de leur contexte. J’en retiendrai une parmi d’autres. Citant le magnifique texte de Simone Weil en le réduisant pratiquement à son titre, Tesson nous rappelle que la philosophe appelait L’Iliade « le poème de la force ». On aurait pu lui rétorquer, poursuit-il, que « d’autres thèmes la traversent : la compassion, la douceur, l’amitié, la nostalgie, la loyauté, l’amour « . Et notre auteur d’attribuer les singulières œillères de la philosophe aux circonstances : Simone Weil écrivit son texte dans les années 39-40 et le fracas des bottes « électrisait d’effroi toute lecture ». Pourtant si on lit ce texte jusqu’au bout, on est loin de cette caricature. Pour Weil, L’Iliade met en lumière la déshumanisation qu’entraîne l’usage de la force. A ses yeux, Homère a bien compris que la subordination de l’âme humaine à la force est la même chez tous les mortels. « Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. (…) Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu ». Rapprochant de manière inattendue « la lumière de l’épopée homérique de l’esprit évangélique », Simone Weil conclut « l’Evangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Iliade en est la première » Difficile d’être plus éloigné de Tesson mais pas dans le sens que celui-ci semble suggérer.
Malgré mes réserves, le livre de Tesson mérite la lecture. D’un abord agréable il suscite la réflexion, même et surtout si, par moment, on ne partage pas son propos. Il est une invitation à se plonger (ou replonger) dans Homère dont chaque lecture apporte un nouveau point de vue, laisse un souvenir renouvelé. Selon le moment, on sera bouleversé par le vieux Priam, touché par l’humanité d’Hector, amusé par le caractère retors d’Ulysse ou encore – c’est mon cas – ému par le porcher Eumée. Comment rester insensible lorsque ce dernier accueille Ulysse à son retour. Ulysse a pris l’apparence d’un mendiant repoussant. Il s’attend à être éconduit et s’étonne de l’accueil de son vieux serviteur qui ne l’a pas reconnu. Eumée lui fait cette réponse : « Etranger, ma coutume est d’honorer les hôtes, quand même il m’en viendrait de plus piteux que toi ; étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus ». Non, Simone Weil ne divaguait pas…