VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE : UN FEUILLETON EN SIX ÉPISODES ANIMÉ PAR Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

Un feuilleton en 6 épisodes,

animé par  Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND,

le premier à la mise en place, le second au contrepoint et à l’approfondissement.

« La musique a pour muse Euterpe, pour dieu Apollon, pour déesse Hathor, pour fées l’imagination, le rythme, l’enfance, les sortilèges, la rêverie. La musique allie des composantes qui semblent éloignées, la lumière du jour et les ténèbres nocturnes, la construction architecturale et la fulgurance intensive, la rigueur et le songe, l’essence mathématique et la poésie, la technique et le sauvage. »

(Véronique Bergen, Martha Argerich, l’art des passages, Samsa, Bruxelles, 2021).

AVANT-PROPOS


Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale écrite occidentale, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.

Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.

Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.

J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.

(III)

CLASSICISME

(XVIIIe et XIXe siècles)

Avec la participation exceptionnelle de

Judith ADLER DE OLIVEIRA

(compositrice, musicologue, pédagogue),

Jean-Pierre DELEUZE

(compositeur, membre de l’Académie royale, professeur d’écritures et d’écritures approfondies au Conservatoire de Mons),

Olivier DE SPIEGELEIR

(pianiste, conférencier, directeur de l’Académie de musique d’Uccle).

Vu la richesse, quantitative et qualitative, des interventions dans ce troisième épisode, nous avons résolu de le transformer en dossier décomposé en 4 articles, cet article/socle renvoyant à trois approfondissements livrés par nos invités experts.

Pour y voir plus clair à propos de l’ère classique…

une interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA :

. Christoph Willibald GLUCK (1714-1787), Orphée et Eurydice :

(Orchestre révolutionnaire et romantique/Monteverdi Choir).

Ou un extrait, Che faro senza Euridice ?, avec Pavarotti :

Phil RW :

Cet opéra est l’œuvre de Gluck la plus connue, et il est très beau. Notre coup de cœur absolu, pourtant, va à Iphigénie en Tauride, dont un passage rallie nos suffrages.

Jean-Pierre LEGRAND :

« Honorez avec moi ce héros qui n’est plus

Du moins qu’aux mânes de mon frère

Les derniers devoirs soient rendus !

Apportez-moi la coupe funéraire ;

Offrons à cette ombre si chère

Les froids honneurs qui lui sont dus. »

Un récitatif, très court, mais Mireille Delunsch y est sublime.

Phil RW :

La même version (Les Musiciens du Louvre et leur chœur, dirigés par Marc Minkowski) nous emporte :

J’y ajoute ma version CD par l’Orchestre de l’opéra de Lyon/Monteverdi Choir/John Eliot Gardiner, 1985.

Une nuance nous sépare : Jean-Pierre est enchanté par le récitatif, moi davantage par les notes musicales qui se faufilent entre celui-ci et le chœur des prêtresses, par ce dernier aussi, l’air d’Iphigénie qui suit, la répétition du chœur encore. Quoi qu’il en soit, une fin somptueuse de l’acte II (vers la 57e minute). D’autant plus somptueuse qu’elle est précédée par un autre point d’acmé de l’œuvre de Gluck, l’aria Ô malheureuse Iphigénie :

(Chantal Santon-Jeffery soprano/Purcell Choir/Orfeo Orchestra conduit par György Vashegyi).

A découvrir aussi, d’autres opéras :

Alceste, Pâris et Hélène, Iphigénie en Aulide.

. Joseph HAYDN (1732-1809), La création :

(Philharmonique austro-autrichienne Haydn de Vienne/Michael Grohotolsky et Chœur de chambre/Adam Fischer, avec Annette Dasch et Thomas Quasthoff, etc.)

Phil RW :

Inspiré par les oratorios baroques de Haendel, entendus lors d’un voyage en Angleterre, Haydn a mis le meilleur de lui-même dans cet oratorio classique, au point d’en tomber malade.

Jean-Pierre LEGRAND :

Haydn composa La création sur un livret ramené de son séjour anglais, qu’il fit traduire en allemand. Inspiré de La genèse et du Paradis perdu de Milton, le sujet est traité dans l’esprit des Lumières et reflète assez bien les options philosophiques de Haydn, franc-maçon tout comme Mozart : son Dieu est très éloigné du Furieux de l’Ancien testament. Si on en croit René Jacobs, l’œuvre fit d’ailleurs grincer les dents catholiques car, à bien y regarder, il n’est que très peu question du péché originel engageant l’humanité tout entière dans la culpabilité. Il y a même quelque chose de dionysiaque dans la joie et la plénitude d’Adam et Eve. Ceci est d’ailleurs assez frappant dans leur duo de la troisième partie. Après avoir expédié la louange due au Seigneur, Adam se tourne vers Eve et entonne joyeusement :

« Le premier devoir est maintenant rempli, nous avons remercié le Créateur. Suis-moi maintenant, compagne de ma vie ! Je te conduis et chaque pas éveille de nouvelles joies dans notre cœur, nous montre les merveilles de toutes parts ».

Bref, assez causé de Dieu, maintenant, à nous ! On imagine que certains levèrent un sourcil…

Ma version de référence est celle de René Jacobs, parue en 2009. Chacun de ses enregistrements est à la fois inspiré et informé, celui-ci ne fait pas exception : le placement admirable des voix, l’articulation avec l’orchestre nous rappellent que René Jacobs a d’abord été un immense chanteur, une expérience qui nourrit aujourd’hui sa direction.

A découvrir aussi…

Les saisons

(Sigiswald Kuijken/La petite bande).

Jean-Pierre LEGRAND :

Dix ans après La création et dans la continuité de celle-ci, l’un des derniers chefs-d’œuvre de Joseph Haydn. Pour cette œuvre, ma préférence va à Herreweghe, encore magnifiquement accompagné par l’orchestre des Champs-Elysées et, mieux encore, par l’excellent Collegium Vocale Gent.

Phil RW :

Intéressante vidéo d’explicitations sur cette version :

Symphonies de Londres (Le miracle, La surprise), de Paris (La reine) 

Jean-Pierre LEGRAND :

Le XIXe siècle nous a légué l’image peu enthousiasmante d’un « papa Haydn » sage et peu inventif. C’était une injustice. Si, comme tous les musicologues d’aujourd’hui le rappellent, il n’a inventé ni la symphonie ni le quatuor, il leur a donné des lettres de noblesse. Dans sa centaine de symphonies, toutes ne sont pas inoubliables mais les pépites abondent, révélant un talent imaginatif et, par son exploration de toutes les tonalités, bien plus audacieux qu’on ne l’a souvent dit.

Une belle intégrale a récemment été publiée par Decca. Elle reprend la quasi-intégrale de Christopher Hogwood, qu’elle complète avec des enregistrements de Franz Brügen et Ottavio Dantone, le tout sur instruments d’époque. A l’écoute, l’ennui est cependant parfois au rendez-vous et, à tout prendre, je préfère la vieille version d’Antal Dorati sur instruments modernes. Je recommande également les symphonies londoniennes par Marc Minkowsky, en compagnie des Musiciens du Louvre : son énergie est communicative. 

De toutes les symphonies de Haydn, ma préférée est la symphonie n° 7 (Le Midi), dans la version de Sigiswald Kuijken et, plus précisément encore, son deuxième mouvement (Recitativo Adagio). Le grand musicien commente ainsi ce mouvement insolite :

« (…) une ravissante rareté notée Recitativo, où, à la manière de l’Opera Seria, le violon solo déclame tel un chanteur un texte (inexistant), interrompu et commenté par l’ensemble ».

On ne peut mieux décrire cet instant hors du temps où la musique, pourtant dépourvue de mots, délivre une parole. J’y retrouve, aussi fugacement que le souvenir d’un rêve au hasard d’une journée, le climat d’une passion ou d’une cantate de Bach.

 Phil RW :

Une version de la 7 par Christopher Hogwood :

La musique sacrée

Jean-Pierre LEGRAND :

Elle comporte d’incontestables chefs-d’œuvre, dont deux messes. La Missa sanctae Caeciliae (que j’adore dirigée par Simon Preston) marque le début de l’œuvre sacrée de Haydn.  Le credo comporte trois divisions dont un magnifique Et incarnatus est suivi d’une poignante évocation de la crucifixion. Plus belle encore, la Missa in tempore belli, composée en 1796, est une œuvre tardive, que d’aucuns rapprochent de la Grande Messe en ut mineur de Mozart (que Haydn admirait beaucoup). Son très beau Qui tollis s’ouvre sur un solo de violoncelle aux accents presque romantiques. Bernstein en a gravé une version superbe que je recommande d’autant plus que, si j’apprécie beaucoup les interprétations sur instruments d’époque, je trouve regrettable que cette vogue – justifiée – ait un temps fermé ce répertoire aux ensembles symphoniques modernes. Bernstein donne à cette partition une force que n’atteignent pas toujours nos amis baroqueux :

Sonates pour piano

Quatuors à cordes

Jean-Pierre LEGRAND :

A mes yeux, ils constituent le cœur de l’œuvre de Haydn. Il en a composé 58 (Phil : 68 si l’on suit le raisonnement très argumenté de Jean-Pierre Deleuze, voir plus loin). Tous s’écoutent avec plaisir et les chefs-d’œuvre ne sont pas rares. Le raffinement mais surtout l’intensité de l’expression annoncent le Beethoven des quatuors Razumovsky tout en évoquant aussi la mélancolie douce-amère des plus belles pages mozartiennes. 

Si vous n’écoutez qu’un CD, alors, sans hésiter, ruez-vous sur les quatuors de l’opus 77 interprétés par l’ensemble Mosaïques. Haydn a 70 ans et fait ses adieux au genre. Le troisième, resté inachevé, est marqué par une poignante tristesse confinant à la mélancolie. Les Mosaïques, fondés par l’excellent violoncelliste Christophe Coin, se surpassent dans ces quatuors dont ils ont enregistré la quasi-intégralité. L’intégrale du quatuor Festetics est également remarquable par sa dynamique. Ces deux quatuors jouent sur instruments d’époque, ce qui leur donne une sonorité incisive et douce si particulière. Je préfère toutefois les Mosaïques qui, dans les mouvements lents (ah, les mouvements lents de Haydn !) apportent un surcroit de poésie.

Pour en savoir bien davantage sur les quatuors de Joseph HAYDN…

un approfondissement de Jean-Pierre DELEUZE :

. Luigi BOCCHERINI (1743-1805), Menuet :

Phil RW :

Tout le monde connaît ce célèbre morceau, qui finit par escamoter la réalité d’un compositeur parmi les plus importants de son temps côté musique de chambre pour cordes.

A découvrir, surtout…

Quintettes.

Phil RW :

Ma version CD : 3 quintetti dédiés à la nation française opus 57 (2, 3 et 6), Patrick Cohen au piano forte, Quatuor Mosaïques, 1990-92.

Judith ADLER DE OLIVEIRA :

Boccherini est certes reconnu par les aficionados pour sa contribution prolixe et marquante au répertoire pour cordes, ainsi que pour son écriture pour violoncelle (redoutablement exigeante !). La douzaine de concertos et la trentaine de sonates pour violoncelle solo qui nous sont parvenues constituent l’un des fondements du répertoire pour violoncelle.

Cependant, dans l’esprit du public, Boccherini est souvent éclipsé par l’ombre écrasante d’un Mozart ou d’un Haydn. Alors, tous les moyens sont bons pour remettre en lumière la singularité de tels compositeurs ! Sur la recommandation du critique Stéphane Renard, j’ai eu vent d’un disque Boccherini par Sonia Wieder-Atherton*. Dans Cadenza, la violoncelliste opte pour une approche radicale et innovante : elle se passe d’orchestre, la musique étant soumise à une épure qui opère comme un agent révélateur. La partie violoncelle, conservée intacte, est associée au violon, au cymbalum, parfois aussi à la contrebasse et au basson, dans un arrangement délicatement ciselé pour souligner les contours de la partie de violoncelle. En pointillés, l’évocation d’une Andalousie onirique à travers une cadence inspirée des Sketches of Spain de Miles Davis et les sonorités sélectionnées par la percussionniste Françoise Rivalland. Allusion d’une grande pertinence : le compositeur italien est décédé en Espagne, et l’on retrouve des couleurs ibériques dans nombre de ses œuvres (fandango, zarzuela, séguedille, folia). Enfin, le CD comprend des cadences de compositeurs aussi variés que Haendel, Stravinsky, Kurtäg… et de Sonia Wieder-Atherton elle-même, nous offrant un face à face avec des personnalités musicales d’horizons temporels variés ! Outre la beauté du jeu, cette expérience musicale possède l’immense mérite de remettre en lumière ce cher Boccherini. Et le menuet ne figure même pas sur le CD !

(*)

Pour en savoir plus sur Sonia Wieder-Atherton…

Ecouter :

Commander ou télécharger :

https://outhere-music.com/fr/albums/cadenza

Lire un article paru dans L’Echo :

https://www.lecho.be/culture/musique/sonia-wieder-atherton-la-premiere-chose-que-l-on-fait-en-baillonnant-quelqu-un-c-est-lui-oter-sa-voix/10303575.html).

. Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791), Concerto pour piano n° 21 :

(couplé avec le beau concerto n° 23 ; Rudolf Serkin au piano, Claudio Abbado à la direction du London Symphony Orchestra, Polydor, 1983).

Phil RW :

Le 21, c’est la musique d’Elvira Madigan, drame historique romantique scandinave, qui a bouleversé mes 20 ans.

Jean-Pierre LEGRAND :

Decca propose à petit prix une excellente intégrale des concertos pour piano par Alfred Brendel. Parmi ceux-ci, pas un n’est à négliger mais celui qui me touche le plus est le concerto n° 9 (Jeunehomme). On ne sait pas grand-chose de cette demoiselle Jeunehomme, jeune pianiste française de passage à Salzbourg. Mozart en fut-il amoureux ? Mystère. L’andantino rappelle les caractéristiques mélodiques de ses opéras : sensible et frémissant. Le chant du piano semble un aveu. Miracle de l’art : 250 ans plus tard, Mademoiselle Jeunehomme ne se résigne pas à nous quitter. Quelques notes de musique tracent toujours dans l’air sa gracile silhouette.

L’intégrale de Decca nous ménage une très bonne surprise : le concerto n° 7 (Lodron) pour 3 pianos réunit les sœurs Labèque et Semyon Bychkov, dans une complicité totale : sensibilité, rythme, entrelacs virtuoses. C’est la meilleure version que je connaisse. Par moments, on dirait du Bach.

Parmi tant de chefs-d’œuvre à découvrir…

Requiem 

(von Karajan) 

Phil RW :

Ma version CD est celle du Wiener Philh./dir. Karl Böhm.

Judith ADLER DE OLIVEIRA :

Le Requiem, tout le monde le connaît. Son Lacrimosa berce les âmes et embrasse les cœurs, roulant ses flots amers à travers les salles de concert et les publicités de parfums et de café. Les multiples rumeurs autour du Requiem se sont répandues dès la genèse de cette composition et n’ont cessé de se démultiplier, habillant l’œuvre mystique d’un voile de mystère supplémentaire. Magistral, le film Amadeus cristallise cette quasi-légende.

1791 : année exceptionnelle pour Mozart, qui compose sa Cantate maçonnique, les opéras La clémence de Titus et La flûte enchantée, le Requiem, qu’il laissera inachevé, surpris par la faucheuse. Il est à ce moment-là isolé, endetté et malade. Constance hérite des dettes de son mari et ne peut se permettre de rembourser l’avance du commanditaire du Requiem, le comte Franz Walsegg. En secret, elle intime donc à Joseph Eybler et Franz Xavier Süssmayr, deux élèves de Mozart, d’achever l’œuvre de leur maître. Ils vont jusqu’à imiter l’écriture de Mozart en complétant le manuscrit.

Les deux élèves ont donc entre les mains l’Introït et le Kyrie, entièrement de la main de Mozart, et une ébauche (voix et indications) pour chacun des autres mouvements. Le Dies Irae, le Tuba Mirum, le Rex Tremendae, le Recordare et le Confutatis sont largement de la main de Mozart, les indications ayant été suffisantes pour compléter les pièces. Le bien-aimé Lacrimosa n’est cependant qu’à peine esquissé. La veille de sa mort, le 4 décembre, il semblerait que Mozart ait organisé une première répétition : à son chevet, 3 chanteurs. Ils se seraient interrompus au Lacrimosa, dont huit mesures avaient été tracées sur le papier. Sentant ses forces le quitter, Mozart aurait confié oralement à Sussmayr les informations nécessaires pour finir la composition. C’est celui-ci encore, l’élève le plus inspiré de Mozart, qui compose les parties les plus lacunaires : le Sanctus, le Benedictus et l’Agnus Dei, en s’inspirant des thèmes tirés du Requiem ou d’œuvres de jeunesse.

De cela, il faut retenir que le Requiem est bien de Mozart, qui en aurait confié la trame et les instructions à ses élèves les plus fidèles qui, tout pétris de son esthétique, se sont employés à remplir les parties manquantes.

Grand-messe en ut mineur

Phil RW :

Ma version CD : Herbert VK/Philh. Berlin, avec Barbara Hendricks, 1982.

La flûte enchantée

Phil RW :

Ma version CD : Karajan/Berliner Philh., Karin Ott.

Don Giovanni

Phil RW :

Ma version CD : Carlo Maria Giulini, Phil Orchestra et Choris, Sutherland, Schwarzkopf, etc., 1961-87.

Cosi fan tutte

Noces de Figaro

Phil RW :

Ma version CD : Opera Collection, Nikolaus Harnoucourt, 1994-96.

Jean-Pierre LEGRAND :

L’œuvre de Mozart est foisonnante et touche à quasi tous les domaines. Mais, à mes yeux, c’est dans l’opéra qu’il s’est le mieux exprimé.

Outre la célèbre Flûte enchantée, les trois opéras fruits de sa collaboration avec le librettiste Lorenzo Da Ponte (Les noces de Figaro, Don Giovani et Cosi fan tutte) sont le plus souvent représentés. Da Ponteest un véritable personnage de roman. Homme de lettre, libertin, c’est un aventurier à l’image de ceux qui sillonnent alors l’Europe, dont Casanova dont il croisera d’ailleurs la route.

Cosi fan tutte est mon préféré de la série : il mêle la farce à la poésie la plus éthérée ; sa construction toute en subtilité suit au plus près l’évolution psychologique des personnages. Deux autres opéras me séduisent tout particulièrement : l’un au cœur de la carrière de Mozart – Idomeneo – l’autre à sa toute fin : la Clemenza di Tito. Ce sont deux opéras seria, ce qui peut surprendre pour la dernière œuvre de Mozart composée quasi en même temps que La flûte enchantée.

Idomeneo est influencé par la « réforme gluckiste » et sa mise en valeur des chœurs. C’est aussi une œuvre très représentative de l’Aufklärungen ce qu’elle interroge de manière subtilement critique le rapport à Dieu et le fanatisme religieux.

La Clemenza di Tito, œuvre ultime de Mozart, a longtemps été délaissée. Elle suscite un regain d’intérêt. Le génie de Mozart est à son apothéose et déploie des trésors mélodiques. Pour la musicologue Florence Badol-Bertrand, cet opéra est également l’occasion de tordre le coup à un très vieux canard : un Mozart délaissé et oublié à la fin de sa vie. Au moment de sa mort, il était l’un des compositeurs les plus sollicités de son époque : la première de son dernier opéra à Prague le jour même du couronnement de l’empereur Léopold II, et les émoluments exceptionnels qu’il perçut à cette occasion, contredisent la légende.

Phil RW :

Un lecteur pressé pourrait croire que les propos de Judith et Jean-Pierre sont contradictoires et ils ne le sont pas. Mozart, à la fin de sa vie, gagnait beaucoup mais dépensait plus encore, il était apprécié et sollicité encore mais rejeté par une aristocratie qu’il avait voué aux gémonies comme franc-maçon acquis aux idées d’égalité, etc. Tout est à nuancer dans la légende et la contre-légende. Jusqu’à l’image de la fosse commune. Qui était alors dévolue à la bourgeoisie moyenne. Quant à l’empoisonnement, fadaises !

Jean-Pierre LEGRAND :

René Jacobs a enregistré la série Da Ponte ainsi qu’Idomeneo et La Clemenza chez Harmonia Mundi. Autant de versions de référence.

Ave verum

Exultate, jubilate (motet)

Quintette pour clarinette et cordes en la majeur K. 581

(Michel Portal/Quatuor Cherubini).

Quintette pour cordes en sol mineur

Judith ADLER DE OLIVEIRA :

Je ne résiste pas à partager une petite curiosité musicale. Mozart, comme certains de ses contemporains, fut fasciné par un instrument qui connut une vogue brève mais immense : l’harmonica de verre.

Celui-ci a été inventé par Benjamin Franklin en 1761, sur base des verres musicaux. Composé de bols de cristal encastrés les uns dans les autres pour former un clavier rotatif, il se joue avec les doigts mouillés. Une aura de mystère et d’étrangeté entoure cet instrument à la sonorité éthérée : Franz Anton Mesmer en jouait parfois lors de ses séances de magnétisme (c’est d’ailleurs là que le père de Mozart a pu l’entendre pour la première fois) ; un décret de police va interdire l’harmonica de verre dans certaines villes d’Allemagne, au prétexte que les sons qu’on en tire déchaînent les animaux, provoquent des accouchements prématurés, et conduisent à la folie ; la plus célèbre virtuose fut Marianne Kirchgessner, qui était aveugle et mourut précocement. En réalité, ce sont les risques de saturnisme, liés au contact prolongé avec le plomb contenu dans le cristal, et la sensibilité accrue des épileptiques aux fréquences émises par l’instrument qui sont à l’origine de ces étranges manifestations.

Hormis Mozart, qui lui dédie sa dernière œuvre de musique de chambre en 1791, d’autres compositeurs écrivent pour cet instrument : Johann Adolphe Hasse, Antoine Reicha, Johann Friedrich Reichardt, Johann Gottlieb Naumann, Ludwig van Beethoven, Salieri et bien d’autres nous laissent 400 pièces classiques auxquelles s’ajoute du répertoire contemporain.

Mozart a notamment composé un Adagio, KV. 356 pour harmonica de verre seul, ainsi qu’un Adagio & Rondo, KV. 617 pour quintette (harmonica de verre, flûte, hautbois, alto et violoncelle). Thomas Bloch* a largement contribué à la réhabilitation de cet instrument.

A écouter à vos risques et périls ! Le bruit court qu’il peut faire basculer dans la folie l’auditeur trop aventureux. Lucia de Lamermoor peut en témoigner…

(*) L’interprétation de Thomas Bloch :

Concerto pour clarinette

Judith ADLER DE OLIVEIRA :

Le concerto pour clarinette en la de Mozart est l’une des mes premières émotions symphoniques. J’en ai d’abord découvert le second mouvement, sur un disque reçu pour mes neuf ans. Le thème, irrésistible, offre un lyrisme mêlé de résignation mélancolique.

C’est le dernier des 43 concertos de Mozart, et le seul pour clarinette – et pas n’importe quelle clarinette ! Il était destiné à être joué sur la clarinette de basset inventée par le célèbre clarinettiste Anton Stadler, ami de Mozart. Le registre de cette clarinette est un peu plus étendu dans les graves que celui de la clarinette en la, mais les éditeurs ont préféré adapter les parties graves de manière à ce qu’une clarinette en la traditionnelle puisse les jouer. D’ailleurs, la version pour clarinette de basset est perdue. Quant à l’instrument, il n’existe pour ainsi dire même plus…

Symphonies « Jupiter » en ut majeur et « Prague »

Jean-Pierre LEGRAND :

Les symphonies, globalement, peinent à m’embarquer. A quelques exceptions près. Pourtant… Mon entrée dans le monde mozartien se fit tout jeune avec la symphonie concertante pour violon et alto, interprétée par David et Igor Oïstrakh, que ma mère adorait : je fus conquis par la douce poésie qui s’en dégageait. Mais encore… La toute première symphonie (K 16 en mi bémol majeur), résonne chez moi d’un écho particulier. Mozart la composa à 8 ans. Dans son très simple andantino, un petit motif souligné à la contrebasse revient inlassablement. Machinalement, j’ai un jour fredonné sur lui le petit nom de ma fille disparue… comme si ces quelques notes l’attendaient.

Petite musique de nuit

Phil RW :

Un air populaire mais…

Musikalisches Würfelspiel/Jeu de dé musical, K.516f

Judith ADLER DE OLIVEIRA :

Cette petite pièce témoigne de l’existence de pratiques ludiques dans le domaine de la composition musicale. Mozart et Stadler, l’un de ses contemporains, auraient chacun réalisé une partition de ländler (« petite valse ») dont chaque mesure se jouait au coup de dé. Cette pièce ludique reflète la dimension très stéréotypée du ländler, qui ouvre la porte à un jeu combinatoire étonnant, ayant pour effet collatéral de développer l’oreille harmonique du musicien.

Le mode de fonctionnement ? La partition est constituée d’une suite de mesures numérotées, dont les numéros sont repris dans un tableau à deux entrées. Sur l’axe Y, le chiffre obtenu au dé. Sur l’axe X, les 8 mesures à remplir du ländler (lettres A-H). Au premier coup de dé, si l’on obtient 5, nous irons donc dans la première colonne (premier coup de dé), 5e case (résultat au dé) pour y retrouver le numéro de la mesure à jouer. L’attribution de la partition à Mozart est encore discutée, mais l’existence de tels jeux musicaux a le mérite de refléter le caractère stéréotypé du langage tonal.

. Ludwig VAN BEETHOVEN (1770-1827), sonate pour piano 29/opus 106 Hammerklavier 

Phil RW :

Ma préférée du moment ! Dans sa version Richter, mais j’écoute souvent les versions CD de Gulda (1967) et de Schnabel (années 30).  « Injouable, disait-on. » Prédilections pour les mouvements 3 (sublime Adagio sostenuto !) et 4 (Largo).

32 sonates !

Phil RW :

Un monument. 11h25’ de musique !

Sur les pas du pianiste belge Olivier De Spiegeleir, je les ai toutes écoutées lors de 8 concerts exécutés à l’église Saint-Marc d’Uccle. Une sacrée immersion ! Et une révélation ! Accompagnées d’une anecdote : avant l’un des concerts, je croise l’interprète dans les coulisses, il m’avoue avoir près de 40° de fièvre… avant de livrer une prestation impeccable, enluminée d’un supplément d’âme (de don ?).

Voici un souvenir (sonate opus 27/2, la 14e, dite Clair de lune) de ces soirées :

Hans von Bülow parlera pour cette série des 32 sonates (composée tout au long de 27 ans) de « Nouveau Testament de la musique », étant entendu que l’Ancien était Le clavier bien tempéré de Bach.

Arrau a enregistré une intégrale :

Mais j’ai surtout beaucoup écouté une sélection d’enregistrements d’Alfred Brendel réalisés entre 1971 et 1978, des CD consacrés aux sonates 8, 14, 15, 17, 21, 23 et 26. Par exemple, le 3e mouvement (Adagio ma non troppo) de l’opus 110/31e ou le 2e (Ariette) de l’opus 111/32e, l’une de ses œuvres ultimes et les plus fascinantes. J’écoute aussi les versions CD de Friedrich Gulda (1967).

D’autres sonates à écouter de préférence ?

Pathétique (8e, version Barenboïm) :

Marche funèbre (12e)

Quasi una Fantasia (13e)

Pastorale (15e)

La tempête (17e, version Hélène Grimaud) :

La chasse (18e)

Waldstein (21e, version Arrau) :

Appassionata (23e, version Arrau) :

Les adieux (26e, version Brendel) :

Jean-Pierre LEGRAND :

Une de mes préférées est la sonate n°25 en sol majeur. Assez courte mais intense, elle s’ouvre sur un fougueux Presto alla tedesca, réminiscence d’une danse paysanne autrichienne. Etourdissant, ce mouvement se voile très fugacement d’une évanescente nostalgie qui me rappelle l’art tout en ombre et lumière de Mozart. Il est suivi d’une émouvante romance. Un dynamique Vivace clôt ce petit bijou trop rarement joué.

L’intégrale des sonates constitue un vaste massif dans lequel on peut pénétrer par plusieurs chemins, au hasard des envies, le nez au vent. On peut également suivre l’ordre chronologique : l’évolution des compositions vers toujours plus d’intériorité est alors manifeste, comme c’est le cas aussi des quatuors.

Olivier DE SPIEGELEIR :

On peut aussi les classer et les jouer groupées par ordre de tonalités. J’ai développé cette démarche originale pour les intégrales des 32 sonates données en 2008 à Bruxelles et à Gand. Elle offre beaucoup d’attraits — dont celui d’avoir, pour chaque concert, des œuvres d’époques différentes.

Jean-Pierre LEGRAND :

Pendant longtemps je n’ai juré que par la deuxième intégrale de Brendel, citée par Philippe. Dans une chronique tenue sur ResMusica, Isabelle Perrin écrit :

« Ecouter Brendel, c’est comme boire l’excellent Bourgogne que la maturité seule d’une bonne cave a su nous restituer. Suave et rempli des parfums de champignon et de noisette qui accompagnent les multiples évanescences de son parfum ».

On ne peut mieux dire. J’y ajoute des tonalités sombres mais sans emphase. Il reste mon maître-choix. Dans un style très différent, j’ai découvert voici peu l’intégrale d’Igor Levit, jeune pianiste germano-russe que j’ai eu le plaisir d’applaudir à Bruxelles. Son jeu allie une virtuosité étincelante et une grande poésie.

Une autre intégrale récente vaut le détour : celle de Paul Lewis, élève de Brendel.

16 quatuors à cordes

Phil RW :

Ma passion du printemps 2021 ! Un sommet dans l’histoire de la musique de chambre. Ils sont moins populaires que les symphonies ou les sonates, mais considérés (les six derniers et surtout les XII, XIII, XIV, XV) comme un point d’acmé du génie créatif de Beethoven.

Mon préféré ? Le XV/opus 132 (pour son 3e mouvement) :

(version du quatuor Ebène, chère à l’un des meilleurs auteurs belges, Patrick Delperdange)

Mais il y a la Grande fugue de l’opus 130/13e. Si moderne qu’elle fut retirée de la sonate et remplacée par un autre mouvement. Les mouvements 2 (Presto) et 4 (Alla tedesca), eux, étaient bissés, à l’époque, quand la critique a plutôt détaché les 5e (Cavatine) et 3e (Andante).

Jean-Pierre LEGRAND :

Avec les cantates de Bach et les opéras de Wagner, les quatuors à cordes de Beethoven forment le domaine musical auquel je reviens avec le plus de plaisir et, chaque fois, un sentiment de redécouverte.

L’opus 132 est également l’un de mes préférés avec son poignant 3ème mouvement annoté « chant sacré d’action de grâce d’un convalescent à la Divinité (…) ». Cette douce lamentation est le cœur de l’œuvre et l’un des sommets de la musique pour quatuor. J’adore me laisser emporter dans ce long voyage intérieur

Lorsque, jeune étudiant en droit, j’ai acquis ma première intégrale des quatuors (c’était celle des Juilliards), je fus d’entrée de jeu transporté par le n°1 en fa majeur. Relativement peu joué en concert, car très influencé encore par les modèles de Haydn et de Mozart, il s’éloigne pourtant déjà sensiblement du classicisme par son lyrisme. A propos de son poignant et intense 2e mouvement (Adagio affettuoso ed appassionato), Beethoven confia à son ami Karl Amenda :

« J’ai imaginé la scène de Roméo et Juliette au tombeau. »

Si vous ne connaissez pas les quatuors de Beethoven, ce mouvement se recommande pour pénétrer dans un monde enchanteur mais parfois exigeant, qui dans ses derniers opus anticipe bien des audaces du siècle suivant.

Mon intégrale préférée est celle du Tokyo String Quartet (Harmonia Mundi) : intensité et beauté des timbres.

D’autres repères dans l’œuvre de Beethoven…

9 symphonies

Phil RW :

J’ai longtemps culpabilisé de ne pas les aimer : mon créateur préféré (James Ellroy) ne jure que par Beethoven, on fait des impaires (3, 5, 7, 9) des sommets de créativité. Mais je les percevais comme de « grands machins indigestes ». Pourquoi ? No sé. Au fil des ans, j’ai mesuré ne pas être isolé, découvrant l’aversion de plusieurs musiciens pour une partie de l’œuvre. Pourquoi ? No sé. De fil en aiguille, cependant, des fragments commencent à m’éblouir : le 3e mouvement (Adagio molto et cantabile) de la 9e, possédé en version Furtwängler de 1951, avec Schwarzkopf ; le 1er de la 5e ; le 2e de la 7e

In fine, à relire ce dossier, je note un rapport personnel particulier avec Beethoven. Qui court de registre en registre (sonates, quatuors, symphonies, etc.). Je suis émerveillé par des mouvements beaucoup moins célèbres d’œuvres dont les plus fameux mouvements m’irritent. Cas de la 9e, avec le 4e (Presto, incluant l’Hymne à la joie européen) et le 3e, qui me fait déjà naviguer vers un onirisme wagnérien. Du coup, je m’interroge ? Les passages les plus fameux pâtissent du trop-plein d’écoutes ou ai-je un problème d’interaction intime avec un registre plus tonitruant ?

Jean-Pierre LEGRAND :

Les symphonies de Beethoven ont été ma porte d’entrée dans le monde symphonique. Au temps de mes études. J’ai adoré la neuvième symphonie dont j’écoutais le 1er mouvement à la fin de chaque journée de blocus. J’y puisais une énergie incroyable. C’était dans la version Solti/Decca Silver Jubilee Recording. Une anecdote résume l’emportement communicatif de ce grand chef. Wieland Wagner qui s’opposa toujours à sa venue à Bayreuth eut ces mots :

« Solti et ses orgasmes toutes les deux mesures, non merci ! »

A l’époque l’intégrale de Karajan faisait la loi. Aujourd’hui j’écoute rarement ces symphonies. Lorsque c’est le cas, j’affectionne la version de Mariss Jansons, l’un des anciens assistants du maestro.

Fidelio, un opéra qui utilise les voix comme des instruments symphoniques.

Jean-Pierre LEGRAND :

Je n’ai jamais accroché…

Missa solemnis

Phil RW :

J’écoute surtout ma version CD : Gardiner/The Monteverdi Choir/The English Baroque Solists, de 1990).

Jean-Pierre LEGRAND :

C’est amusant, ta prédilection pour la version d’un baroqueux patenté car… une de mes versions préférées est celle d’Herreweghe, autre baroqueux s’aventurant sur des terres autrefois interdites à ceux de son espèce.

L’enregistrement de Karajan en 1966 est toutefois ma référence. Il est d’une beauté à couper le souffle. On y retrouve un casting d’exception : Gundula Janowitz bien oubliée aujourd’hui (c’est ma Sieglinde préférée dans le Ring de Wagner), Christa Ludwig, Fritz Wunderlicht et Walter Berry.

Quatrième (1er mouvement) et Cinquième (dit Empereur) concertos pour piano :

https://youtu.be/o1ph_jLOawE et  https://youtu.be/uj8w0Sm7l-M

Phil RW :

J’écoute plutôt ma version CD, dite historique, du 5e, magnifique : Edwin Fischer avec le Philh. Orch. dirigé par Fürtwängler, 1951. Et le phénomène évoqué supra frappe ici encore : le 4e mouvement est très célèbre mais ne m’intéresse guère quand j’adore ce qui le précède.

Jean-Pierre LEGRAND :

Ma première intégrale fut celle de Wilhelm Kempff & Berliner Philharmoniker sous la direction de Ferdinand Leitner. J’aimais la distinction un peu hautaine de ce grand pianiste. Plus tard, j’ai découvert une pianiste d’un tout autre tempérament en la personne de Martha Argerich. Comme, à de rares exceptions près (les sonates pour piano et violon/violoncelle) l’artiste répugne aux intégrales, seuls les trois premiers concertos ont été enregistrés par elle avec Abbado et Sinopoli.  Une splendeur.

Phil RW :

Martha Argerich, à laquelle une de nos autrices de prédilection à tous deux, Véronique Bergen, vient de consacrer un essai, chez Samsa :

https://www.samsa.be/livre/marthe-argerich

Concerto pour violon et orchestre :

(Karajan/Anne-Sophie Mutter)

Phil RW :

J’écoute plutôt la version Rozhdestvensky/David Oistrakh de 1962, ma version CD, enregistrement dit historique

Jean-Pierre LEGRAND :

J’ai beaucoup de tendresse pour ce concerto parmi les plus connus du répertoire. Alors qu’elle était enceinte de mon frère jumeau et de moi-même, ma mère s’est offert un des premiers tourne-disques stéréo Philips. L’un des disques acquis pour l’occasion était le concerto pour violon de Beethoven dans la version gravée en 52 par Yehudi Menuhin et Wilhelm Furtwängler. Cette œuvre a bercé mes tous premiers mois d’existence. Plus tard, à l’adolescence, avec mon frère jumeau dont je partageais la chambre, nous l’écoutions souvent avant de nous endormir. La fin du premier mouvement, quand s’élève le chant plein de tendresse du violon, nous tenait tous deux dans une même émotion éthérée que nous n’avons plus jamais atteinte ensemble.

Aujourd’hui, j’écoute prioritairement la version enregistrée par Isabelle Faust en 2012. Sa complicité avec Abbado me rappelle celle qui unissait le grand chef à Martha Argerich. Sur le même CD, paru chez Harmonia Mundi, on retrouve le très beau concerto pour violon de Berg (A la mémoire d’un ange), superbement interprété lui aussi.

Léonore, ouverture

A la bien-aimée lointaine 

Bagatelles

Phil RW :

Avec le célébrissime Für Elise, que j’ai soventes fois écouté jouer par Olivier De Spiegeleir (qui a enregistré une intégrale).

Olivier DE SPIEGELEIR :

Mon premier disque et … notre premier enfant !

Phil RW :

Un enregistrement qui t’a valu une belle critique dans LA revue  de référence américaine Fanfare en 1990) :  

« His performance is quite lyrical and affecting ; his ’Pour Elise ’ is one of the best you will hear. »

Ecoutons :

Sonates pour violon et piano

Phil RW :

L’ensemble ne m’emporte pas, mais certains mouvements des sonates 5 et 9, Printemps et Kreuzer, m’enchantent : (1:08:08​) et (2:33:43​). Je possède l’intégrale, par Arthur Grumiaux (violon) et Clara Haskill (piano), dans un enregistrement de 1957, réédité par Brillant : https://youtu.be/Zv_UNpW88hs

Jean-Pierre LEGRAND :

Je rejoins ton avis. J’ai la version d’Argerich et Kremer parue chez DG. Les deux musiciens partagent une grande complicité, qui se ressent à l’écoute. La pianiste retrouve une même complicité avec son ami Mischa Maisky dans les sonates pour violoncelle et piano. Ces enregistrements sont repris dans le fabuleux coffret Martha Argerich, The Complete Recordings on Deutsche Grammophon.

Variations Diabelli

Que j’écoute dans la version CD d’Olivier De Spiegeleir :

Olivier DE SPIEGELEIR :

Cette œuvre colossale est issue d’un défi proposé en 1819 par l’éditeur et auteur Anton Diabelli à une cinquantaine de compositeurs contemporains, afin qu’ils écrivent chacun 1 variation sur un petit thème de valse de son cru, au profit d’une œuvre charitable.  Beethoven, d’abord, moqua l’entreprise, puis se prit au jeu et, finalement, proposa, en 1823, à un Diabelli abasourdi mais enthousiaste, pas moins de 33 variations absolument inouïes — c’est le mot, car elles restent, aujourd’hui encore, d’une modernité stupéfiante.

Quatuors avec piano

Phil RW :

Œuvres de jeunesse. Mais j’aime beaucoup les mouvements 1 et (surtout) 2 du Wo0 36 numéro 3 et le 1er mouvement du Wo0 36 numéro 1 (que j’écoute en CD : Anthony Goldstone au piano/Cummings String Trio/1986).

Sonates 1 à 5 pour violoncelle et piano

Phil RW :

Ma version CD ? Paul Tortelier (VCL) et Eric Heidsieck (P), 1972.

Trios avec piano

Jean-Pierre LEGRAND :

Beethoven étudia auprès de Haydn jusqu’en 1794, date à laquelle ce dernier entrepris son second grand séjour londonien et composa ses derniers trios. C’est précisément à cette époque que Beethoven, tout jeune encore, compose ses premiers trios.

Si l’on prend le trio pour piano op 1 n°2, le contraste avec les derniers trios de Haydn est saisissant. Ce dernier est au sommet de sa maîtrise mais Beethoven annonce clairement un nouvel âge de la musique. Le piano sort de son rôle d’accompagnement et un lyrisme tout de passion et de douceur empreint le merveilleux largo. Cette veine s’approfondit encore dans les célèbres trios n° 5 en ré majeur, op. 70/1 (Ghost) et n° 7 en si bémol majeur, op. 97 (Archduke)

Les interprétations de ces trios sont nombreuses. Celle, assez récente, du trio Wanderer est très belle mais je reste un inconditionnel des enregistrements de Jacqueline Dupré, Daniel Barenboim et Pinchas Zukerman. Pour le coup d’archet de Dupré, dont je ne me lasse jamais, et pour l’intense complicité qui unit ces artistes.

En surplomb…

Certains s’étonneront de voir Beethoven dans notre dossier sur l’ère classique stricto sensu et l’auraient plutôt rangé parmi les romantiques. Pourtant, ce génie n’appartient pas à ce dernier mouvement. Comme le compositeur et musicographe André Boucourechliev l’a explicité dans son Beethoven (Le Seuil, Paris, 1963, page 130) :

« Du romantisme, il dépasse le culte du moi, l’exaltation, la contemplation, l’investigation de la personne propre. Quoi qu’on en ait dit, Beethoven ne s’attarde que fort peu sur lui-même, ne cherche point dans son propre personnage la source de son inspiration ; il ne se confesse pas, individu devenu centre du monde, mais parle au nom de tous : au particulier il substitue le général, au personnel l’universel, et à la contemplation passive – l’action. »

Pourtant le même auteur concède :

« (…) mais, dans un langage, dans des formes qui, eux, sont personnels – uniques. »

La question « Classique ou romantique ? » n’est donc pas dénuée de fondements :

« A la jonction de deux univers spirituels, (sa musique) leur est irréductible à l’un comme à l’autre. Elle échappe à l’histoire : infiniment singulière, perpétuellement au présent, la musique de Beethoven est moderne. »

Autrement dit ? Beethoven est un compositeur charnière et passerelle. Cet Allemand est le dernier grand représentant du classicisme viennois (après Gluck, Haydn et Mozart), il ne rompt pas avec la tradition mais il va, au fil de son évolution, transcender ses influences et innover, jusqu’à tendre vers le romantisme.

Quoi qu’il en soi, on parle d’un géant (souvent cité auprès de Bach, Mozart et Wagner), dont beaucoup d’œuvres doivent être découvertes.

Une nouvelle étonnante !

Le magazine Le vif du 14 octobre 2021 a consacré un article complet (par Rosanne Mathot) à… la Symphonie n°10 de Beethoven ! « N° 10 » ? Le compositeur l’avait entamée en 1822 mais elle était restée inachevée… jusqu’à ce que, deux cents ans plus tard, l’IA (l’intelligence artificielle) s’en mêle et permette un moment inouï : un Livestream sur Internet permettant de faire résonner à travers la planète entière « une version peu classique » de la symphonie ». C’était le 9 octobre 2021. Et le fruit d’un travail unissant l’IA et « une équipe composée de musicologues, d’un compositeur et d’un ingénieur en informatique », tous ayant travaillé à partir des « fragments de partition laissés par le maître de Bonn ».

Le principe ? L’IA peut « prédire quelles notes pourraient en théorie suivre celles qui existent déjà ». Bref, elle offre un possible.

Le résultat ?  Les premières mesures sont beethovéniennes mais la suite offre des surprises, dont des « lamentations suaves » d’allure très contemporaine.

Pour en savoir bien davantage sur Beethoven…

une interview du pianiste Olivier DE SPIEGELEIR :

LIEN

Un dossier rédigé par Judith ADLER DE OLIVEIRA, Jean-Pierre DELEUZE, Olivier DE SPIEGELEIR, Jean-Pierre LEGRAND et Philippe REMY-WILKIN.

VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE – LE CLASSICISME : une interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA par Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND

VERS UNE DISCOTHEQUE IDEALE

III. CLASSICISME

un dossier décliné en 4 articles à rebours

2/4

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

Pour y voir plus clair à propos de l’ère classique…

une interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA (compositrice, musicologue, pédagogue)

La compositrice franco-portugaise est installée en Belgique
Judith ADLER DE OLIVEIRA

par Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND.

Quand on parle de « musique classique », il y a souvent confusion entre l’acception au sens large (synchronique : en opposition avec la musique populaire ou les musiques du monde) et celle, plus étroite (et diachronique), qui désigne une ère musicale… Tu peux mieux définir ces conceptions ?

Judith Adler de Olivieira :

Commençons par dissiper, si besoin est, l’ambiguïté qui persiste autour de l’expression « musique classique ». Employée dans son acception stricte et historique, elle désigne une relativement courte période de l’histoire de la musique écrite européenne, dont l’épicentre fut le Vienne des années 1750-1800. On y associe généralement deux figures centrales, Mozart et Haydn, et une figure de transition vers le romantisme, Beethoven. Cette page de l’histoire de la musique se manifeste en plein siècle des Lumières, et reprend à son compte la quête de clarté, d’équilibre, de perfection formelle et de concision des penseurs de l’époque.

Employée dans le langage courant, la même expression recouvre un répertoire infiniment plus vaste. L’industrie du disque a largement concouru à entretenir cette confusion par un système de classification des genres musicaux qui tendait à rassembler sous une même bannière des répertoires aussi variés que des chants grégoriens, la captation d’un opéra baroque, ou un CD consacré à Rachmaninov. L’objectif est ici de faciliter la catégorisation de produits de l’industrie musicale, afin de mieux cibler un public de consommateurs. Le raccourci « musique classique » remplit pleinement cet office : il est à la fois inexact et efficace ! Rappelons que c’est l’usage qui dicte la norme, c’est ainsi que la langue évolue depuis toujours. Ainsi, impossible de réfuter cette acception alors qu’elle est si largement en usage.

Le terme « classique » mérite cependant que l’on s’y attarde. Il recouvre bien des strates de sens, qui se réorganisent suivant les contextes et les domaines (littérature, architecture, musique, mode, etc.).

Historiquement, « classique » est emprunté au latin « classicus », qui désigne un citoyen de première classe. Dans l’entrée « classique » du Dictionnaire de la musique de Jean-Jacques Rousseau (1768), on trouve « qui répond aux règles de l’art ». Que ce soit pendant l’Antiquité ou le Siècle des Lumières, le caractère exemplaire est donc toujours associé à la notion de classique.

Par définition, « classique » peut faire référence à toute production qui s’inspire et se nourrit de l’héritage gréco-romain. Puis, comme les canons antiques ont été élaborés dans une quête d’harmonie et de parfaites proportions, « classique » peut désigner ce qui s’approche de la perfection, sans qu’il soit nécessairement fait allusion à l’Antiquité. Par extension, toute production artistique qui aurait soutenu l’épreuve du temps pour rejoindre le patrimoine des œuvres incontournables et immortelles peut désormais être qualifiée de « classique ».

Rappelons que, jusqu’au XIXe siècle environ, les œuvres n’étaient pas nécessairement destinées à être rejouées. Elles étaient composées pour répondre à des circonstances particulières, sans anticipation de leur postériorité. Beethoven fut l’un des premiers à composer pour les générations à venir, contribuant consciemment à alimenter ce que le musicologue Nicholas Cook nomme le « Musée musical imaginaire » : un panthéon immatériel qui rassemble les grands classiques de toutes les époques. Voilà qui enrichit notre point de vue sur l’expression « musique classique », employée au sens large.

Nous pouvons dès lors nous demander s’il existerait une expression plus adéquate que « musique classique » pour remplacer cette étiquette fourre-tout. De nombreuses expressions vieillies ou élitistes fleurissent encore dans les traités et ouvrages musicologiques : « musique savante », « musique sérieuse », « grande musique ». Elles instaurent une hiérarchie des genres musicaux, sous-entendant que la musique écrite implique une plus grande maîtrise que la musique de tradition orale. Pourtant, la musique indienne (je pense notamment aux modes rythmiques défiant l’imaginaire et les aptitudes de n’importe quel musicien occidental), la musique du Moyen-Orient (une foule de modes aux complexes règles d’enchaînement), ou encore les musiques traditionnelles des différents pays occidentaux, dénotent un degré de complexité qui n’exclut certainement pas le terme « savant ».

On peut parler avec plus de justesse de « musique occidentale de tradition écrite », expression qui recouvre le répertoire cible (à partir du chant grégorien et de l’invention du système de notation musicale occidental), tout en évitant des jugements de valeur ou une ambiguïté quant au répertoire désigné.

Nous savons que les ères historiques sont des constructions arbitraires et en déduisons qu’il en va de même pour la période dite classique. Le baroque ne s’achève pas un 13 mars pour voir éclore le classicisme le 14. Non. L’évolution a dû varier d’un pays à l’autre, voire à l’intérieur de l’itinéraire d’un compositeur situé à la période charnière. Il y a donc eu des préclassiques et des préromantiques…

Judith Adler de Olivieira :

Il y a un tuilage de plusieurs décennies entre le chant du cygne des derniers grands maîtres baroques, et les premières explorations des préclassiques. La période baroque s’achève conventionnellement avec la mort de Bach en 1750. Cependant, le glissement hors de cette ère s’opère par une lente atomisation en plusieurs esthétiques qui, chacune, concourent à opérer cette transition dès 1730 au moins. La transition est aussi géographique : si l’Europe baroque avait les yeux tournés vers l’Italie, l’époque classique va voir coexister plusieurs centres musicaux : Paris et Londres, mais surtout Vienne.

Ebauchons le portrait d’une nouvelle génération hétérogène.

Entre 1730 et 1780, coexistent le « style galant », le « rococo », l’« Empfindsamkeit » ou « style sensible », le « Sturm und Drang » (« Orage et passion »)… Ces courants variés, qui ont pour point commun de se désintéresser d’une écriture polyphonique trop complexe. irriguent le « style classique », à son apogée en 1750-1800.  

Carl Philip Emmanuel Bach (CPE pour les intimes !) est un merveilleux représentant du « style sensible » ou « expressif ». Avec ses contrastes, ses ruptures, ses dissonances et sa sensibilité à fleur de peau, il adopte un style tourmenté qui oscille sans cesse entre majeur et mineur, et libère le baroque tardif de son carcan polyphonique dense et savant et de son expressivité un peu affectée. Sans être un classique, il ouvre la voie vers de nouveaux horizons. Au niveau formel, sans rechercher un équilibre entre les opposés, il a le mérite de favoriser l’adoption d’une forme sonate tripartite : exposition de deux thèmes contrastés, développement, réexposition. Haydn, Mozart et Beethoven reconnaissent avoir étudié sa production avec la plus grande attention.

A l’opposé, le « style galant », qui privilégie la grâce et la simplicité, est empreint d’une certaine superficialité : il ne vise pas à émouvoir. L’accompagnement est épuré, privilégiant des formules stéréotypées comme la basse d’Alberti (un arpège répété), au profit de la mélodie dont la ligne claire autorise l’ajout de fioritures. Le frère de CPE, Johann Christian Bach (1735-1782), illustre cette manière. Ainsi, les deux frères se côtoient-ils sans marcher sur les plates-bandes l’un de l’autre !

L’École de Mannheim joue un rôle clef dans la maturation et la généralisation des nouvelles formes qui se développent depuis le baroque (concerto de soliste, quatuor à cordes, sonate classique, symphonie…) tandis que d’autres s’effacent (concerto grosso, suite…). Ce cercle musical, formé à Mannheim à l’initiative de l’Électeur palatin Karl Theodor en 1743, deviendra l’orchestre le plus réputé de toute l’Europe à la période classique, et tiendra lieu d’étalon pour tout ce qui touche au répertoire orchestral et à la direction. En même temps, le piano supplante le clavecin, et le violon fait oublier la viole.

Entre la mort de Jean-Sébastien Bach (1750) et les premières œuvres de Mozart (1760), quel revirement esthétique ! Du contrepoint le plus savant à la limpidité d’un tissu harmonique épuré qui laisse émerger des thèmes envoûtants. Bien sûr, cette évolution se fait progressivement, et se reflète dès les évolutions de Haendel et Telemann, mais aussi chez Stamitz et les fils Bach.

Quant aux figures de transition vers le romantisme, il y a évidemment Beethoven, dont il est abondamment question dans ce dossier. J’aimerais citer Franz Schubert, viennois, étudiant de Salieri, et peut-être le plus classique des romantiques. Il nous a laissé un nombre étourdissant d’œuvres (1009 !) malgré son décès prématuré à l’âge de 31 ans, un an à peine après Beethoven. Enfin, la compositrice et pédagogue Hélène de Montgeroult (1764-1836) est considérée elle aussi comme un chaînon entre classicisme et romantisme. Elle est l’une des pianistes et improvisatrices les plus célébrées de son temps, et sa renommée est telle qu’elle est nommée professeur de piano au Conservatoire en 1795. Son Cours complet pour l’enseignement du pianoforte (1812) est une référence incontournable, dans laquelle puiseront les compositeurs romantiques de la génération suivante.

Il n’y a pas d’adéquation chronologique entre les arts. Dans notre domaine des Lettres, Racine est l’exemple type du grand classique, et il vit dans les années 1639-1699. Mozart, le grand classique chez les musiciens, brille un siècle plus tard, comme Haydn ou Gluck.

Judith Adler de Olivieira :

C’est un sujet fascinant. Pour te suivre dans tes observations sur le théâtre, il y a des correspondances entre théâtre classique et musique classique, en dépit du hiatus temporel qui les sépare. Nous évoquions supra l’économie de moyens du langage classique, une épure qui donne naissance à un discours musical d’une grande concision. On retrouve cette caractéristique dans le théâtre classique, ainsi que l’observe le linguiste Charles Muller dans son Étude de statistique lexicale. Le vocabulaire du théâtre de Pierre Corneille (1967). Le lexique utilisé par l’auteur du Cid, et plus généralement dans le théâtre classique, connaît une épure similaire, jusqu’à atteindre ce que Muller nomme la « sobriété lexicale ». Charles Bernet fait des observations similaires dans son Vocabulaire des tragédies de Jean Racine. Analyse statistique. En d’autres termes, la somme des vocables utilisés dans une pièce est relativement peu élevée, par comparaison avec le genre poétique ou romanesque.

De surcroît, la forme des tragédies classiques – cinq actes découpés en scènes, respect des trois unités de temps, de lieu et d’action – vise elle aussi une concision et une efficacité rarement atteintes dans d’autres genres littéraires. C’est l’occasion de se pencher sur les caractéristiques communes entre la forme sonate et la progression dramatique de la tragédie classique. Dans cette dernière, l’exposition « doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les épisodiques, en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit » (Corneille) : cela ressemble fort au principe de l’exposition bi-thématique de la forme sonate, qui donne à entendre le matériau musical duquel dérivera toute l’œuvre. S’ensuivent le nœud et le dénouement de la tragédie, de la même manière que le développement (comprenant des péripéties) de la sonate se lie à la réexposition qui en est l’aboutissement.

Ce tuilage imparfait des courants esthétiques dans les différents mouvements artistiques n’est que naturel : notre découpage relève de l’arbitraire. Un constat qui ne satisfait pas notre esprit en quête de structure et de cohérence !

S’il fallait néanmoins relever les paramètres qui peuvent favoriser cette chronologie syncopée des courants esthétiques, il faudrait revenir à des questions plutôt pragmatiques. Certains domaines artistiques nécessitent d’importants moyens financiers et logistiques, ce qui les assujettit aux caprices des puissants. C’est le cas de l’architecture, dont l’histoire est façonnée par les mains du pouvoir. L’opéra nécessite des moyens importants (et dans une moindre mesure, la musique orchestrale), ce qui soumet là aussi l’évolution du genre à des impératifs pécuniaires. Je suis confortée dans cette idée par le constat suivant : il semble que le domaine littéraire anticipe généralement sur les mutations esthétiques (le romantisme littéraire anticipe lui aussi sur le romantisme en musique). La production littéraire demande peu de moyens, et il est toujours possible de se faire éditer à l’étranger en cas de souci local (Lyon ou Amsterdam ont édité beaucoup de livres censurés ailleurs). Ces conditions favorisent la prise de risque et l’expérimentation, et accordent une plus grande autonomie artistique aux auteurs.

Quelles sont les principales caractéristiques qui fondent la période (ou le mouvement ?) classique ? Qui la distinguent du baroque et du romantisme ?

Judith Adler de Olivieira :

Au XVIIe siècle, les écrivains comme les artistes s’inscrivent dans le classicisme par les moyens suivants : « imitation des Anciens, culte du vrai, du beau, recherche de l’ordre, de la clarté, d’un équilibre fondé sur la perfection de la forme et l’économie des moyens » (entrée « Classicisme », Dictionnaire de l’Académie Française, 9e édition). Une définition synthétique certes, mais un excellent point de départ ! Les compositeurs leur emboîteront le pas au XVIIIe siècle.

La période classique est le point d’aboutissement du langage tonal, qui trouve là une expression équilibrée et maîtrisée, avec une grammaire d’une immense clarté qui n’entrave en rien l’expression créatrice de géants de la musique que nous connaissons bien. Le baroque avait exploré et affiné cette grammaire tonale qui se dessinait alors au gré de la pratique musicale. Les formes se sont aussi progressivement construites : forme sonate, thème et variation, rondo-sonate, symphonie, concerto… tout cela a mûri lentement jusqu’à se stabiliser autour d’un canon pendant la période classique.

Ce qui me frappe avec la période classique, c’est que ce relativement bref moment de l’histoire de la musique constitue un lumineux zénith, une apothéose du langage tonal. Ce dernier trouve son plein aboutissement sous la plume des classiques viennois. Les règles dictant l’enchaînement des accords, leurs renversements, les moyens employés pour moduler, sont établies avec la plus grande clarté. Les circonvolutions des broderies, passages, appoggiatures, échappées, et autres notes de figuration vont donner chair aux mélodies, dont le squelette se réduit souvent à un arpège. Les mélodies à la carrure régulière (en 4, 8, 16 mesures) sont façonnées sur le modèle inusable des propositions de type antécédent-conséquent.

C’est dans cette économie de moyens que les classiques ont su enraciner un discours musical équilibré, à la fois expressif et d’une grande perfection formelle. Ici, le langage musical est en pleine adéquation avec les formes adoptées. J’en veux pour exemple la forme sonate qui, esquissée à la fin du baroque, trouve son plein épanouissement dans le modèle exposition (deux thèmes contrastants) / développement modulant (depuis la tonalité de la dominante) / ré-exposition (dans le ton de la tonique). C’est une intelligente amplification du mécanisme fondamental qui sous-tend toute la musique tonale : la cadence tonique – dominante – tonique (dite I – V – I). Si chaque période musicale a ses mérites, ses conquêtes, ses trouvailles merveilleuses, la période classique présente une extraordinaire cohérence, non seulement entre le langage et la forme, mais avec le credo (si j’ose ce choix de terme un peu ironique) des penseurs des Lumières.

Cette apogée ne pouvait se prolonger bien longtemps. Comme une éclipse aveuglante, rare et fugace, l’esthétique classique se délite rapidement pour s’amouracher d’autres mondes sonores. Non sans laisser une empreinte durable sur notre rétine… Peut-être est-ce profondément humain : tendre vers l’aboutissement d’un système mais, la perfection est-elle entrevue, être déjà séduit par de nouveaux territoires. Dans ce mouvement de glissement vers le romantisme, s’amorce en filigrane l’éclatement du langage tonal : à peine arrivé à son point d’équilibre, il effleure un absolu pour mieux transgresser ses propres codes.

En s’engageant sur la voie du romantisme, Beethoven répondait à une nécessité intérieure (au sens où Kandisky l’entend) mais aussi à une nécessité collective, celle de trouver de l’équilibre dans le déséquilibre. L’humain n’est pas statique. Il marche. Il passe son existence à se déplacer, d’une chute contrôlée à l’autre. Il fait de même avec la musique : bouleversement et résolution, c’est la cadence V – I ! Devant la menace d’un système si parfait qu’il en devient statique, le romantisme naissant opte pour le caractère mouvant et indéterminé des harmonies qui s’enchaînent par chromatisme, suivant une nouvelle loi de proximité (Prélude, Tristan und Isolde, Wagner). Le langage se fait plus personnel, épouse l’expression d’un lyrisme individuel, les compositeurs recherchent l’individualité, l’autonomie, et pour s’inspirer, retournent à la source du sublime : la nature. Mais cela, c’est une autre histoire…

Si on étudie la musique de la Renaissance ou la musique baroque, l’on doit tenir compte de nombreux grands créateurs il en va de même en musique romantique. Or notre dossier aurait pu, en caricaturant à peine, se limiter à évoque Gluck, Haydn et Mozart. On peut hésiter à inclure un compositeur passerelle comme Beethoven, et un Boccherini semble faire pâle figure face aux géants susdits. Mais que faire de tous ces noms découverts sur Wikipédia, qui évoquent souvent quelque chose d’assez brumeux ou collatéral ? Stamitz, Abel, Hummel, Pleyel, Salieri (Amadeus est passé par là), Clementi, Gossec, Paisiello, Boieldieu, Piccini, Cimarosa, Philidor, Grétry (né à Liège mais devenu français), Cherubini, etc. Ou encore Karl Ditters von Dittersdorf, Franz Krommer. D’autant que certains sont considérés classiques à droite, romantiques à gauche.

Judith Adler de Olivieira :

Les géants d’une époque ou d’un mouvement éclipsent bien d’autres noms, parfois à tort… Chacun des noms que tu cites a apporté sa contribution. Gluck réforme le genre de l’opéra ; Clementi est le premier grand compositeur pour piano ; CPE Bach est un porte-étendard du « style sensible » ; Boccherini contribue largement à l’avènement du quatuor moderne et enrichit l’écriture pour violoncelle ; Cimarosa et Piccini s’illustrent dans l’opéra italien, Gossec et Cherubini dans l’opéra français ; Salieri, qui a formé d’excellents compositeurs, est actuellement redécouvert après avoir été injustement dépeint comme un compositeur raté et frustré dans Amadeus, etc. La liste est longue !

Que ce soient des compositeurs de génie ou de bons artisans, il est toujours révélateur de les écouter et de cerner leurs influences et leurs apports. Plutôt que de faire une longue liste de noms, je préfère proposer une approche par école.

De façon certes un peu artificielle, on peut mettre en évidence des polarisations autour de certaines villes. Nous avons déjà évoqué la (première) école de Vienne et sa sacro-sainte trinité, ainsi que l’école de Mannheim, réunie autour des Stamitz (père et fils, dès les années 1740). Relevons trois écoles préclassiques : celles de Vienne, Berlin, et Milan.

L’école préclassique de Vienne se regroupe dès 1730 autour de Georg Christoph Wagenseil et de Georg Mathias Monn. Ces derniers sont fortement tributaires de l’italien Antonio Caldara, qui s’établira à Vienne et dont ils seront les élèves. Cette école, quoiqu’en déclin dès 1740, jette les bases du classicisme viennois qui parviendra à maturation quelques décennies plus tard.

L’école de Berlin, ou d’Allemagne du Nord, est attachée à la cour du roi de Prusse, Frédéric II, amoureux des arts et lui-même musicien. On y trouve des compositeurs préclassiques tels que CPE Bach, Johann Joachim Quantz, Ludwig Christian Hesse, ou le tchèque Georg Anton Banda. Petite particularité, nombre d’entre eux persistent à composer pour la viole de gambe alors que la popularité de l’instrument reflue.

L’école préclassique de Milan innove dès 1725 dans le domaine symphonique. Milan est située en Lombardie, région autrichienne depuis les traités d’Utrecht en 1713. C’est un carrefour culturel et un haut lieu d’activité musicale : l’opéra y est incarné par Alessandro Scarlatti, puis par Pergolèse, tandis que Giovanni Battista Sammartini et Antonio Brioschi s’y adonnent à la musique instrumentale et concertante. Les symphonies milanaises préclassiques (années 30 à 60) se détournent du contrepoint pour adopter un langage moins dense, plus épuré. Celles de Brioschi passent d’ailleurs pour être les plus anciennes symphonies qui nous soient parvenues.

Voici donc pour quelques écoles de préclassiques et de classiques, viviers dans lesquels les figures que tu cites vont évoluer, suivant ou précédant les évolutions esthétiques de leur temps. Ceci dit, nous pouvons ébaucher le parcours de quelques figures influentes.

Giovanni Battista Sammartini (v.1700-1775), qui a fait toute sa carrière à Milan, est un préclassique. Pédagogue renommé, il fut le maître de Christoph Willibald Gluck, mais aussi (brièvement) de Johann Christian Bach, Luigi Boccherini et même Wolfgang Amadeus Mozart. De Sammartini, nous avons conservé 68 symphonies qui marquent une nette évolution de la manière baroque vers le modèle classique, avec l’ajout de cuivres et de bois supplémentaires, tandis que la forme sonate se dessine de plus en plus nettement.

Domenico Scarlatti (1685-1759), qui marche dans les traces de son père Alessandro, est un véritable baroque tardif, mais sa monumentale (555 sonates !) et pyrotechnique littérature pour clavecin est porteuse de tant d’innovations techniques et d’audaces harmoniques, que l’on peut affirmer qu’il a contribué à faire bouger les codes esthétiques de son époque. Parfois surnommé le « Liszt du clavecin », nous savons qu’il a affronté Haendel à l’occasion d’une joute instrumentale en 1708, chacun des deux musiciens se distinguant sur son instrument de prédilection (clavecin et orgue).

Un personnage influent nous ayant laissé des pièces de belle facture : le roi Frédéric II (1712-1786). Sa jeunesse romanesque le rend déjà sympathique : féru d’arts, de poésie, d’histoire et de langues, il se heurte aux volontés de son père qui lui interdit l’étude de sujets considérés inutiles… mais il s’y consacre en secret avec l’appui de sa mère. Après une évasion ratée en Angleterre, il ronge son frein jusqu’à son propre mariage qui lui assure plus d’autonomie. Monarque éclairé, aux goûts raffinés, tout pénétré de l’esprit des Lumières, il soutient la carrière de nombreux compositeurs en plus de produire lui-même des œuvres.

Cela nous mène à Joseph Joachim Quantz : très célèbre pour son traité de flûte, qui comprend aussi de précieuses observations sur la musique de son époque, compositeur à la cour de Frédéric II, il est aussi devenu le professeur exclusif de ce dernier moyennant un traitement extraordinairement avantageux, Quantz ayant su se faire désirer. Il nous a laissé des œuvres-charnières, notamment des concertos pour flûte et cordes.

Une curiosité : un pré-romantique à l’époque préclassique ! C’est une figure moins célébrée aujourd’hui que Bach-le-père et que les deux fils Johann Christian et Carl Philip Emmanuel : Wilhelm Friedmann Bach (1710-1784), le fils aîné de la fratrie. Celui-ci a presque sauté une étape dans ce long défilé des mouvements musicaux : tourmenté, ombrageux, il esquisse déjà un pas vers le romantisme, que ce soit par sa personnalité ou dans ses œuvres. Son père disait de lui : « Seul Wilhelm Friedman réussira à percer durablement même s’il lui faudra du temps avant de réussir. » Pourtant, le fils mènera une carrière en demi-teinte, longtemps attaché à un poste qui ne lui apporte guère d’opportunités professionnelles. Il tentera par la suite de mener une carrière indépendante (là aussi, il est en avance sur son temps), mais sans grand succès à une époque où un compositeur est normalement attaché à un mécène, un prince, une église… Musicalement très imprégné de la musique de son père, on retrouve toutefois une influence du « style expressif » ou « Empfindsamkeit », dont son frère Carl Philipp Emmanuel reste pourtant un meilleur représentant.

Je trouve particulièrement éclairant de s’informer sur les influences et fréquentations des compositeurs de l’époque : qui a étudié auprès d’untel, qui a travaillé à la cour d’untel, qui s’est trouvé en concurrence avec tel autre… Cela donne de la profondeur de champ dans la vision que l’on se construit de la période classique. Une période beaucoup plus riche, polymorphe et nuancée que l’idée que l’on peut s’en faire si l’on s’arrête à Mozart et Haydn.

Pour en savoir plus sur Judith ADLER DE OLIVEIRA…

Un teaser.Qowl Kaddish pour ensemble (extraits) :

Judith Adler de Olivieira, Jean-Pïerre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE – Le CLASSICISME : Un article du compositeur Jean-Pierre DELEUZE sur les quatuors de Joseph HAYDN

VERS UNE DISCOTHEQUE IDEALE

III. CLASSICISME

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

épisode 3/4

Pour approfondir notre regard sur HAYDN…

Jean-Pierre DELEUZE (compositeur, membre de l’Académie royale, professeur d’écritures et d’écritures approfondies au Conservatoire de Mons), nous parle de ses quatuors à corde.

Jean-Pierre DELEUZE

Un regard transversal

Répondant à l’invitation amicale de Philippe Remy-Wilkin et de Jean-Pierre Legrand, qui partagent avec leurs lecteurs expériences et passion autour du patrimoine musical occidental, j’évoquerai le contexte de la naissance du genre musical « quatuor à cordes » et ses relations avec les fondements du style classique. J’inviterai le lecteur, grâce à des liens You Tube, à écouter différents extraits qui donneront un aperçu de l’évolution et de la diversité stylistique dont témoigne ce corpus de soixante-huit partitions dont la composition s’étale sur quatre décennies.

Haydn, le père du quatuor à cordes ?

Ainsi que l’affirme Bernard Fournier dans son excellente Histoire du quatuor à cordes éditée chez Fayard en 2000, « Haydn peut indéniablement être considéré comme le père du quatuor à cordes ». Certes, parmi ses contemporains, d’autres compositeurs – parmi lesquels Giovanni Battista Sammartini puis Luigi Boccherini en Italie, Pierre Vachon en France, ou encore Johann Baptist Vanhal, né dans le royaume de Bohême mais qui a séjourné une grande partie de sa vie à Vienne – nous ont laissé un nombre plus ou moins important d’œuvres écrites pour quatuor à cordes, mais celles-ci étaient généralement réalisées dans un style galant et accordaient au premier violon une place prépondérante : ce pupitre était souvent destiné à un virtuose professionnel tandis que les autres pouvaient être laissés à des amateurs. Haydn, lui, propose une écriture dans laquelle chaque instrument tend à prendre part de manière équitable au discours musical et renforce le travail sur les éléments intrinsèques des thèmes (les motifs ou cellules). Par sa production dans ce domaine, remarquablement abondante et sans cesse renouvelée, il a fondé ainsi ce que nous pourrions appeler le « quatuor moderne » et ouvert la voie à ses successeurs immédiats, Mozart et Beethoven, puis, de manière moins directe, aux grands compositeurs romantiques autrichiens et allemands, qui s’adonnèrent à ce genre, de Schubert à Brahms.

Un laboratoire intime

L’écriture pour quatuor à cordes, pour le compositeur essentiellement autodidacte qu’était Haydn, fut un terrain de recherches et d’expériences lié à l’émergence du style instrumental classique et de ses formes nouvelles, et tout particulièrement celle à laquelle fut attribuée par les théoriciens, dès la seconde moitié du XIXe siècle, le terme de « forme sonate ».

Pour rappel, ce concept, qui s’identifie à un processus d’architecture musicale en trois volets (exposition – développement – réexposition), ne s’applique pas aux trois ou quatre mouvements d’une « sonate », mais à un ou plusieurs mouvements isolés, généralement au premier mouvement des sonates pour clavier ou des sonates en duo, des trios, des quatuors ou des compositions pour ensemble plus large jusqu’à l’orchestre symphonique. 

Les dix Quatuors à Fürnberg

Commençons par le tout début. Composés entre 1757 et 1760, ces quatuors ont été ainsi nommés parce qu’ils auraient été commandés au jeune Haydn par le baron Karl Joseph von Fürnberg. Ce dernier avait réuni quatre musiciens, dont Haydn lui-même, pour les faire jouer dans sa résidence de Weinzierl, non loin de Vienne. Sans doute ne pouvait-il se trouver de meilleur terrain d’expérimentation pour le jeune compositeur : il comptait lui-même parmi les participants actifs des premières lectures et de la création de ces œuvres expérimentales (qui furent par la suite rapidement et largement diffusées, jusqu’en Italie et en France, sous forme de copies manuscrites). 

Pour se faire une idée du style de ces compositions initiales…

J’invite le lecteur à découvrir le premier mouvement de ce que la tradition nous a transmis comme l’opus n°1, interprété dans cette version par le quatuor Cambini :

Cette page livre les premiers outils que Haydn a établis pour créer sa technique et son style : matériel mélodique ciselé en cellules successives, elles-mêmes disposées dans des entités structurelles de proportions régulières ; dialogue mélodique entre tous les instruments. De ce mouvement émerge une impression de parfait équilibre formel, dû, entre autres aspects, à l’économie du matériel thématique et de la gestion efficace des modulations, qui empruntent uniquement aux tons voisins immédiats (excepté le contraste de mode tout à la fin du court développement), ce qui convient naturellement à cette forme brève et monothématique. C’est concis, mais la pièce apparaît comme parfaitement maîtrisée. Les bases du style classique sont clairement mises en jeu. 

De vrais quatuors ?

Les Quatuors à Fürnberg portaient chacun le titre de « Divertimento » et non de « Quatuor », ils comprenaient cinq mouvements, dont deux menuets enserrant le mouvement lent central. Cette succession correspondait à la tradition du divertimento autrichien, en vogue à l’époque, qui pouvait être composé pour des formations variées. Les quatuors composés par la suite s’aligneront sur le schéma classique des quatre mouvements. Ceci pourrait expliquer les raisons pour lesquelles, à la fin de sa vie, Haydn a suggéré à son éditeur Artaria de ne pas inclure les Quatuors à Fürnberg parmi ses véritables quatuors, ce qui ramènerait dès lors le nombre de ceux-ci de soixante-huit à cinquante-huit (Phil : le chiffre donné précédemment par Jean-Pierre Legrand !). 

Selon moi, les dix Quatuors à Fürnberg,qui de toute façon font partie du catalogue de Haydn, méritent parfaitement l’inscription en tant qu’opus 1 et 2, en tant que point de départ du genre « quatuor à cordes ». Des analogies avec des œuvres écrites des décennies plus tard peuvent être interprétées comme des influences plus ou moins directes. Ainsi le thème initial du premier mouvement de cet opus 1 n°1 n’est pas sans faire penser à celui du K. 458, l’un des six quatuors que Mozart a dédiés à Haydn :

Composé en 1784, ce quatuor est dans la même tonalité (de si bémol majeur) que l’opus 1 n°1 de Haydn, le style de ce premier mouvement se rapproche beaucoup de celui du dédicataire. Le sobriquet « La chasse » a été attribué à ces deux œuvres : la mesure en rythme ternaire (6/8) et le motif initial anacrousique en notes répétées partagés entre les mouvements initiaux de ces deux quatuors distants de vingt-cinq années environ y sont pour beaucoup…

Il y a toutefois une différence remarquable dans le tout début de ces deux œuvres : contrairement au thème de Mozart qui est présenté directement dans une texture harmonisée à quatre parties, le premier élément motivique de l’opus 1 n°1 de Haydn est présenté d’abord sans accompagnement, les quatre instruments jouant ensemble, en unisoni, le motif initial. Les instruments se dissocient ensuite pour créer une texture polyphonique. Ce procédé de juxtaposition de textures différenciées sera largement utilisé par Mozart et Beethoven, par exemple au début du premier quatuor de ce dernier, l’opus 18 n°1, composé plus ou moins quarante années plus tard, entre 1798 et 1800 :

L’opus 9 

A peu près dix ans plus tard, vers 1769-1770, le pionnier Haydn compose six nouveaux quatuors réunis en un cycle destiné à la publication. Le quatrième d’entre eux, composé dans la tonalité de ré mineur, est le plus connu. Les raisons en sont évidentes. Dans son ouvrage Les grands quatuors de Haydn (1986), Hans Keller affirme que ce « premier quatuor de Haydn dans le mode mineur est le premier grand quatuor de l’histoire de la musique ». 

Cette page est d’une haute inspiration. La forme du premier mouvement s’est considérablement élargie et la présence d’un deuxième thème au caractère bien contrasté émerge d’autant plus qu’il se trouve bien ancré dans la tonalité du ton relatif : fa majeur. Tout ceci montre une nette avancée vers la forme sonate bithématique.

La confrontation avec le quatuor en ré mineur K. 421 de Mozart composé en 1783, soit treize années plus tard, met en évidence toutes sortes d’analogies entre les deux mouvements : la forme très proche adoptée par les deux compositeurs pour l’accompagnement du premier thème, le contraste entre les deux thèmes, le premier tout en expression dramatique avec accumulation de nombreux motifs expressifs successifs, et le deuxième, tout en élans conduisant  à l’utilisation de notes répétées dans les parties secondaires (tout particulièrement la dominante du ton relatif obstinément répétée en triolets de doubles croches). Il y a aussi de nombreuses analogies dans l’utilisation des dissonances mélodiques (appelées appogiatures) et des ressemblances frappantes dans plusieurs enchaînements harmoniques :

L’opus 20

A partir de cette série de six quatuors composée en 1772, Haydn s’est imposé à la postérité comme un maître accompli du genre. Ainsi, Marc Vignal n’hésite pas à la qualifier « comme la plus prestigieuse avant l’opus 76 de 1797 ». Certes, ces œuvres s’inscrivent dans la continuité des recherches formelles et stylistiques des opus 9 et 17 (composés dans les deux années qui précédent), mais chacun de ces six quatuors de l’opus 20 et chacun de leurs mouvements s’inscrivent dans le répertoire comme une œuvre accomplie. En témoignent tout particulièrement les fugues magistrales – véritables démonstration de la maîtrise du contrepoint – qui prennent place comme mouvement final dans les deuxième, cinquième et sixième quatuors de l’opus.

Le jeune Mozart, qui venait de composer avec bonheur durant l’hiver 1772-1773 ses six Quatuors milanais (K. 155 à 160), reçut un tel choc en découvrant l’opus 20 de son aîné qu’il s’empressa de composer, entre juillet et septembre 1773, une nouvelle série de six quatuors à laquelle fut donné le nom de Quatuors viennois. Parmi d’autres preuves de l’influence du travail de Haydn sur le jeune Mozart, et de la tentative de ce dernier de s’en inspirer, on peut mettre en évidence le final du K. 168 et celui du 173, deuxième et dernier quatuors de cette série, qui présentent chacun une fugue en guise de dernier mouvement. Ces six nouveaux quatuors se voulaient plus ambitieux que les six Quatuors milanais mais ils sont moins réussis. De surcroît, la comparaison avec les six quatuors de l’opus 20 de Haydn, et tout particulièrement en ce qui concerne les fugues des deux corpus, pourrait avoir quelque chose de cruel, si l’on oubliait que Mozart n’avait que 17 ans lorsqu’il composa ce cycle dans une hâte toute juvénile, tandis que Haydn était âgé de 40 ans lorsqu’il conçût le sien. Le tout jeune Mozart en tira d’ailleurs une leçon de modestie car il n’attendit pas moins de dix années avant de revenir à l’écriture pour quatuor à cordes avec le premier de ses six Quatuors dédiés à Haydn, dont la composition s’étalera sur pas moins de quatre années, de 1782 à 1785, avec pour résultat la production de six œuvres admirables. Parmi ceux-ci se trouve le K. 421 en ré mineur évoqué ci-dessus.

Revenons à l’opus 20 de Haydn. Je propose, pour en donner un aperçu, d’en écouter le premier mouvement du cinquième quatuor composé dans la tonalité fa mineur :

Le premier thème placé au premier violon, d’une expression en clair-obscur, à la fois sensible et élégante, s’enchaîne souplement au pont modulant repérable par un glissement chromatique (à l’instar de celui placé dans le très bref pont modulant de l’opus 9 n°4).  Ce pont modulant, ou transition, débouche à son tour sur la section au ton relatif (la bémol majeur) qui présente d’abord une section en continuité avec le matériau du premier thème, procédé rattaché à ce que l’on appelle « forme sonate monothématique ». Mais, peu après, une idée contrastante se présente, apportant une sorte de second thème et assurant un discours dans lequel chaque seconde est un pur ravissement. La cadence en la bémol, qui clôture l’exposition, glisse vers une nouvelle transition amenant le développement. Celui-ci nous conduit du grave vers l’aigu en une progression maîtrisée, accentuant la tension expressive, en réutilisant, en développant, les éléments thématiques présentés dans l’exposition. S’ensuit une mise en suspension particulièrement longue de l’accord de septième de dominante faisant pressentir de manière évidente le retour attendu du thème coïncidant avec la réexposition.

Celle-ci fait l’objet d’un travail d’élaboration très approfondi car Haydn ne se contente pas d’une reprise textuelle du premier thème. Il le dévie harmoniquement et en renforce ainsi les éléments expressifs, ce qui conduit à une véritable dramatisation du discours. Après la réexposition du deuxième thème dans le ton principal, le mouvement se termine par une coda élargie – qui annonce le « développement terminal » de la grande forme beethovénienne – dans une atmosphère d’extase émotionnelle, clairement rattachée au courant esthétique en vogue au début des années 70 et auquel fut donné le nom de Sturm und Drang (tempête et passion). Le style de ce mouvement, synthèse de toutes sortes d’influences, de procédés d’écriture et d’expériences, est si particulier, si unique, si délicat, bref si haydnien, qu’il en devient pour ainsi dire inimitable. Contrairement aux exemples précédents présentés ci-dessus, aucun mouvement de quatuor composé par Mozart ou Beethoven ne semble rappeler directement cet Allegro moderato de Haydn. Il semblerait qu’il n’ait pas servi de modèle… En tout cas, on imagine le trouble du jeune Mozart à la lecture ou à l’audition d’une telle page, si profondément travaillée et si hautement inspirée…

L’opus 54 n° 2

Afin de mettre en évidence l’extraordinaire diversité de la production pour quatuor à cordes de notre explorateur-aventurier-créateur de nouvelles formes musicales, je propose de découvrir à présent le premier mouvement d’un opus en do majeur composé en 1788 :

Dans ce mouvement qualifié de Vivace, la succession des thèmes et des fonctions formelles est dessinée par des gestes très nets, chaque élément successif étant séparé du précédent par une césure bien marquée. La fin du premier thème est aisément repérable à l’audition grâce à la cadence parfaite qui le ponctue. Le pont modulant conduit rapidement vers le ton de la dominante (sol majeur) et celui-ci débouche naturellement sur un nouveau thème nettement contrasté par le contenu mélodique et le caractère de celui du premier thème. Haydn met à l’épreuve, avec ce mouvement, la forme sonate bithématique. Celle-ci sera prise comme modèle formel de référence pendant un siècle au moins. Pourtant, le style de ce mouvement réalisé en forme sonate est bien différent de ce que l’on pourrait entendre sous la plume d’un Mozart ou d’un Beethoven. A la force des idées, sont alliées de subtiles pointes d’humour, sinon de bonne humeur, que l’on peut pressentir par les contrastes forts et surtout par des effets de surprise, parfois audacieux, comme l’harmonie qui souligne l’entrée de la troisième incise. Le développement, court mais intense dans l’expression et très efficace dans la conduite formelle, fait montre du savoir-faire dans le domaine du contrepoint que le compositeur, toujours en recherche et toujours prêt à étudier de nouvelles techniques, avait expérimenté dans ses œuvres antérieures, et notablement dans les trois fugues incluses dans son opus 20.

L’opus 64 n°5

Nous terminerons cette petite visite guidée des quatuors à cordes de Haydn, forcément bien incomplète, avec un superbe quatuor en ré majeur composé en 1790. Il est surnommé « L’alouette », une appellation due à la configuration du premier thème confié au premier violon dans un registre particulièrement aigu. Celui-ci n’apparaît qu’après huit premières mesures au cours desquelles se déroule une sorte de ritournelle écrite à trois parties et que jouent les trois autres instruments. C’est au moment de l’entrée du thème que ces mesures initiales se révèlent en être l’accompagnement. Ce procédé sera tout à fait habituel dans les Lieder pour voix et piano de Schubert.

Le deuxième thème, qui rentre subtilement, comme sur la pointe des pieds, à l’issue d’une transition plutôt longue, introduit de subtiles et étranges harmonies par un procédé de contrepoint chromatique présageant les multiples recherches en ce domaine des compositeurs de l’ère romantique.

In fine…

Haydn composera des quatuors à cordes jusqu’en 1799, avec le projet d’un dernier cycle de six quatuors, l’opus 77, dont il ne réalisera que les deux premiers, tout occupé qu’il était par de grands chantiers compositionnels dans d’autres domaines (parmi ceux-ci, ses deux grands oratorios, composés en 1798 et 1801, La création et Les saisons).

Beethoven, constatant que son aîné était engagé dans ces vastes projets, et comme rassuré par l’intuition qu’il n’écrirait plus de nouveaux quatuors à cordes, osa enfin sortir du bois en faisant publier et créer ses six premiers quatuors opus 18 auxquels il travaillait en secret depuis plusieurs années. Il assura ainsi la relève et poursuivit l’aventure en la portant vers des horizons insoupçonnés.

Jean-Pierre Deleuze.

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE – LE CLASSICISME (Beethoven) : Une interview d’Olivier DE SPIEGELEIR par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE

III. CLASSICISME

un dossier décliné en 4 articles à rebours

4/4

Pour approfondir notre connaissance de BEETHOVEN.…

une interview du pianiste et commentateur Olivier DE SPIEGELEIR

par Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND.

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

Comment est né ton rapport privilégié avec Beethoven ?

ODS :

Quand je lis et joue Beethoven, je suis bouleversé par son intelligence, sa sincérité et sa profondeur, ainsi que par sa manière extraordinaire, si personnelle, de « faire siennes » les règles de l’art. Depuis toujours. Ma grand-mère maternelle, pianiste amatrice d’origine polonaise, m’encourageait, tout jeune déjà, à travailler Beethoven – « qui me convenait si bien », disait-elle. Quelques années plus tard, lors de ma rencontre avec le légendaire Eduardo del Pueyo*, grand beethovénien s’il en était, celui-ci me déclara : « Vous êtes fait pour jouer cette musique » (je lui avais joué d’emblée la 30e sonate – audace de jeunesse !). Plus tard encore, un sponsor me choisit pour enregistrer les Variations Diabelli – dont j’ignorais tout à ce moment, mais que, pour ce projet, j’analysai profondément, en tirant une vénération définitive pour le « Maître de Bonn ». Enfin, cerise sur le gâteau, la rencontre fortuite avec le … piano de Beethoven au Musée Liszt de Budapest en 2002.

Phil RW :

Tu peux préciser cette savoureuse (et émouvante) anecdote ?

ODS :

Les voyageurs amateurs d’histoire connaissent ce remarquable musée, qui est en réalité l’appartement de Franz Liszt, au-dessus de la salle de concert où se donnent tous les samedis des concerts très suivis par les Budapestois. A l’occasion d’un des récitals que j’eus l’honneur de donner dans cette salle mythique, on me donna l’autorisation de visiter brièvement l’appartement-musée. Outre de nombreux pianos, tableaux, manuscrits et autres objets du célèbre compositeur hongrois, y était exposé… le piano Broadwood** de Beethoven.

Comme j’étais seul, je pris la liberté de soulever la protection de plexiglas qui couvrait le clavier, et promenai quelques instants mes doigts sur les touches… Quelle émotion ! Le son n’était bien sûr plus ce qu’il avait été en 1817, mais quelle sensation inouïe de poser les doigts sur des touches qui avaient été jouées environ 175 ans plus tôt par Beethoven lui-même ! J’imaginais ses mains improvisant une célèbre sonate. Je devinais ses doigts épais cherchant, sur ce clavier-là, les notes et le rythme d’une sublime composition en devenir. Un peu de son génial esprit se trouvait-il encore enfoui entre ces touches poussiéreuses, dans les cordes aujourd’hui rouillées ? Le bois de l’instrument, matière vivante, devait se souvenir encore de la présence impressionnante du Maître, et toujours trembler des harmonies inouïes de celui qui le fit vibrer pendant les dix dernières années de sa vie.

En tout état de cause, j’en fus très ému et vécus cette expérience avec une infinie modestie.

(*)

Jean-Pierre LEGRAND :

Eduardo del Pueyo ! Son intégrale (magnifique !) des sonates de Beethoven, justement vénérée par Olivier De Spiegeleir, a été rééditée voici quelques années. Par le label Pavane, très actif, dirigé par Bertrand de Wouters d’Oplinter patron de la célèbre Boîte à musique.

Phil RW :

Où mon beau-père mélomane achetait tous ses disques ! Et où Olivier, si je ne m’abuse, a sorti son premier CD.

ODS :

Trois de mes CDs, en fait : Bagatelles (intégrale)/ADW 7230, Forestissimo/ADW 7218 et Liszt, Debussy et la Nature/ADW 7232.

(**)

Olivier De Spiegeleir
Olivier DE SPIEGELEIR

ODS :

Thomas Broadwood, basé à Londres, fut l’un des facteurs de pianos les plus productifs du XIXe siècle. Après avoir rencontré Beethoven à Vienne en août 1817, il décida de lui offrir un pianoforte. Pour choisir le meilleur instrument possible, il fit appel à cinq musiciens importants vivant à Londres : Kalbrenner, Ries, Cramer, Ferrari et Knyvett. À l’intérieur du piano, on peut trouver l’autographe de ces cinq musiciens, ainsi que le texte suivant :

« Hoc Instrumentum est Thomae Broadwood (Londrini) donum propter ingenium illustrissime Beethoven. »

(« Cet instrument est un cadeau approprié de Thomas Broadwood de Londres à l’illustre Beethoven. »)

L’instrument mit plusieurs mois pour parvenir à Vienne, et Beethoven se réjouit infiniment de ce cadeau. À sa mort, le piano fut vendu à l’éditeur de musique viennois Spina, qui le donna à Franz Liszt en 1845. Et, en 1874, ce dernier en fit don au Musée national hongrois de Budapest.

Tu as enregistré tes œuvres préférées : Pour Elise (dans l’intégrale des Bagatelles), les sonates dites Clair de lune, La tempête et Pastorale, ainsi que les Variations Diabelli. Tu as aussi réussi le défi de jouer plusieurs fois les 32 sonates. Est-ce à dire que ton aventure avec Beethoven est derrière toi ?

ODS :

Etudier et jouer Beethoven est au moins le travail d’une vie entière. Son œuvre, et en particulier ses 32 sonates, forme un monument de vérité musicale et humaine. En avoir fait un premier tour n’est que l’amorce d’un processus de découvertes sans fin : plus on s’en rapproche, plus il semble s’éloigner. Comme lorsqu’on contemple, en promenade, un horizon de montagnes dans le lointain : il suffit de grimper de quelques dizaines de mètres pour découvrir des kilomètres de vue supplémentaire.

Il va de soi qu’il faut laisser Beethoven de temps en temps, notamment pour que les acquis décantent, et pour travailler et jouer d’autres choses, plus distrayantes, plus virtuoses, plus légères – le répertoire pour piano est si vaste ! Et, quelques mois plus tard, quand on revient à Beethoven, il n’en est que plus grand et plus inspirant. Il est, sur la mer agitée de l’activité artistique, une bouée-phare qui sécurise – et plus encore : un roc d’une solidité absolue qui nous rappelle que l’homme, fût-il simple et souffrant, peut, à force d’idéal, de travail et de volonté, se muer en dieu de la musique.

Phil RW :

Ta version de La tempête :

T’es-tu lassé de certaines œuvres que tu as tant et tant travaillées, explorées ?

ODS :

Jamais ! Beethoven satisfait toujours celui qui prend la peine de l’aborder. De plus, il nous comble tant intellectuellement qu’humainement, car son œuvre artistique ne peut être dissociée du drame de la surdité. Il s’y est montré exemplaire en termes de volonté et de courage. On a dit de Bach qu’il était un dieu, et de Mozart qu’il était un ange ; Beethoven fut tout simplement un homme qui a réussi, à force de travail et de détermination, à surmonter sa tragique condition. A ce titre, outre son génie musical, Beethoven est un héros dont le compagnonnage ne peut que grandir celui qui le fréquente.

Mais relisons ici Jean et Brigitte Massin (Ludwig van Beethoven, Fayard, Paris, 1967) :

« Chez la plupart des grands artistes, on peut souvent remarquer une cohérence réelle, ou du moins de nombreux rapports entre leur vie et leur œuvre. Ce qui est particulier à Beethoven, ce n’est pas seulement le degré exceptionnel d’héroïsme dont il a fait preuve dans sa vie (cf. sa surdité). C’est aussi l’intensité de conscience et de volonté qu’il a mise à assurer, puis à approfondir cette unité de tout lui-même, cette rigoureuse adéquation de l’homme et de l’artiste, de ses raisons de vivre et de son objectif dernier dans la création musicale. »

Que conseillerais-tu pour une découverte en douceur mais progressive, ambitieuse de Beethoven ?

ODS :

Pour le piano, probablement les Bagatelles, que Beethoven appelait « Kleinigkeiten » (littéralement : « petites choses ») et qui doivent plutôt s’entendre comme « impromptus » ou « moments musicaux ». Et ensuite, les sonates pour piano, toutes, à découvrir, une par une : 32 chefs-d’œuvre !

Phil RW :

Découvrons quelques-unes de tes interprétations des Bagatelles :

ODS :

Dans ces Bagatelles, c’est un Beethoven en formes ramassées, bien plus sérieuses et inspirées que ne l’annonce leur titre, et aussi très diversifiées et échelonnées sur sa vie – à déguster à petites doses. L’opus 33 (7 Bagatelles), qui date de 1802, est jeune et frais mais déjà très beethovénien. L’opus 119 (1800 à 1822) forme un kaléidoscope original de 11 véritables petits joyaux musicaux. Quant à l’opus 126, qui date de 1823-24, c’est la dernière œuvre pour piano de Beethoven. Ses 6 Bagatelles forment un cycle qui est un concentré absolu de géniale inventivité. Sans compter les quelques Bagatelles isolées, dont la célèbre Pour Elise, qui valent sûrement le détour.

Quelles sont tes sonates préférées et pourquoi ? Certaines t’ont-elles embarrassé ?

ODS :

Peu de préférées, si ce n’est peut-être La tempête (opus 31/2), car elle illustre à merveille, à mes yeux, la Nature dans sa splendeur et ses innombrables péripéties. J’ai eu la chance, pour me lancer dans la première intégrale, d’être obligé par l’organisateur (les Concerts de midi de Liège) de les apprendre toutes. J’ai donc étudier des sonates plus embarrassantes, comme par exemple l’opus 54 ou les opus 101 ou 106, qu’aucun concertiste ne met avec joie à son répertoire, tant elles sont d’un accès ardu pour le public (et pour l’artiste !). Mais l’expérience (imprégnation et interprétation) fut extrêmement enrichissante.

Les quatuors à cordes sont un enchantement, du moins pour les derniers. Comment les situes-tu par rapport aux sonates ?

ODS :

La découverte des derniers quatuors remonte à ma prime jeunesse. Etant pianiste et non instrumentiste à cordes, je les ressens comme des chefs-d’œuvre absolus de musique pure. Les pièces pour piano, je les ressens dans l’autre sens, si j’ose dire, en les jouant physiquement ou mentalement. Il m’est impossible de les écouter en faisant totalement abstraction de ma propre façon de les jouer. C’est pourquoi les quatuors, par exemple, se révèlent pour moi avec une très grande pureté, dénuée d’ancrage physique. Il en est peut-être de même pour un violoniste écoutant les sonates pour piano…

Pour en savoir davantage sur Olivier DE SPIEGELEIR… et BEETHOVEN !

Le site de l’artiste :http://www.despiegeleir.net/

Trois conférences du pianiste sur Beethoven, données en 2021 :

NB. L’une d’elles devait se dérouler à Toronto (Canada), dans le cadre de l’Alliance française, mais, pandémie oblige, elle fut remplacée par une séance Zoom, qui a rapproché les continents. Le son musical en pâtit mais sans grande conséquence vu que l’enjeu est ici didactique. Par contre et surtout, le contact avec le conférencier est impeccable, il est peut-être davantage parmi nous qu’en salle, il y a une intimité originale et agréable.

Concert - Olivier De Spiegeleir | Cercle Royal Gaulois | Artistique et  Littéraire

Une interview du pianiste pour Crescendo, où il est beaucoup question de… Beethoven :

http://www.despiegeleir.net/2020_JANVIER_CRESCENDO_BEETHOVEN.pdf

A vos agendas !

En 2022, Olivier De Spiegeleir rejouera les Variations Diabelli en concerts commentés au Luxembourg, à Molenbeek et à Mons, au Conservatoire de Bruxelles.

VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE (2) : Le BAROQUE / J.-P. Legrand, Ph. Remy Wilkin & la participation exceptionnelle de Judith Adler de Oliveira

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE

Un feuilleton en 6 épisodes,

animé par  Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND,

le premier à la mise en place, le second au contrepoint et à l’approfondissement.

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

AVANT-PROPOS


Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale européenne, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.

Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.

Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.

J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.

(II)

BAROQUE

Avec la participation exceptionnelle de

Judith ADLER DE OLIVEIRA

Compositrice, musicologue et pédagogue, elle répond à nos questions sur cette ère musicale à la fin du dossier et offre un tableau très remarquable, clair et puissamment instructif, qui soulève en sus de nouveaux appétits de lectures et d’écoutes.

XVIIe siècle

. Claudio MONTEVERDI (1567-1643), Orfeo :

par Gabriel Garrido/Coro Antonio il Verso/Ensemble Elyma, une version de 1996 qui compte parmi les plus réputées.

Orfeo, sans doute l’œuvre la plus citée de Monteverdi, est considéré comme un moment-clé dans l’Histoire de la musique, un tournant entre musiques de la Renaissance et baroque, bien qu’un Euridice de Jacopo PERI, joué en 1600, le précède. Plus globalement, les opéras de Monteverdi sont souvent définis comme prébaroques et on évoque à son propos l’émergence d’un nouveau style, une « monodie accompagnée » de « dramma per musica ».

Un critique comme Lucien Rebatet (écrivain sulfureux mais mélomane averti), dans Une histoire de la musique (collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1969), se montre plus circonspect, tout en admirant Monteverdi : Orfeo serait une œuvre de jeunesse, l’art du maître se développerait dans ses madrigaux avant d’exploser dans les œuvres ci-dessous :

. Le combat de Tancrède et de Clorinde

. Lamento d’Arianna, la seule pièce, ô combien célèbre, qui ait survécu de l’opéra du même nom

. Les vêpres de la Vierge 

. Le couronnement de Poppée, le dernier opéra de Monteverdi, créé l’année de sa mort… qui pourrait être une œuvre collective, selon plusieurs experts, sur le modèle des ateliers de peinture, le maître supervisant le travail de ses disciples.

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Je trouve Rebatet un peu sévère pour l’Orfeo. Ainsi, tout particulièrement dans la prière à Charon (« Esprit puissant et divinité redoutable »), Monteverdi parvient, comme personne avant lui, à se couler musicalement dans le personnage d’Orphée, son désarroi et ses émotions.

La version de Garrido est en effet splendide : le baryton Victor Torres donne une présence extraordinaire à Orphée.

Monteverdi est considéré comme l’un des inventeurs de l’opéra. Il Ritorno d’Ulisse in patria est l’un de ses plus grands chefs d’œuvre :

La version de René Jacobs, splendide comme presque tous ses enregistrements, se signale par l’interprétation de Bernarda Fink, sa complice régulière. Le talent de la mezzo-soprano irradie dès le lamento du 1er acte : en un chant au pouvoir extraordinairement expressif, elle rend quasiment charnelle la douleur de Pénélope se désespérant de ne revoir jamais son époux. L’artiste fait montre ici d’un véritable talent de tragédienne. A chaque écoute me revient le souvenir de L’Odyssée, cette série mémorable des années 70 (RW : en effet, magnifique série !). La voix de Bernarda Fink prend alors un autre visage, celui de la sublime Irène Papas (RW : inoubliable dans Zorba le Grec aussi !).

JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :

J’aime beaucoup Le combat de Tancrède et de Clorinde, pour sa teneur dramatique, atteinte avec une grande économie de moyens. On trouve cette pièce dans le Huitième Livre : madrigaux guerriers et amoureux. Elle est conçue pour trois voix, cordes et basse continue, sur un texte tiré de la Jérusalem délivrée du Tasse.

Trois personnages : Clorinde, fille secrète du roi d’Espagne, exilée et élevée dans la foi païenne ; Tancrède, chevalier, qui est tombé amoureux d’elle pour avoir entr’aperçu son front ; le narrateur. L’action ? Tancrède provoque en duel Clorinde, cachée par son armure. Il ne reconnaîtra son aimée qu’après l’avoir blessée mortellement. L’écriture pour cordes, très descriptive, soutient merveilleusement la narration.

. Girolama FRESCOBALDI (1583-1643), Fiori musicali :

par Tagliavini.

. Heinrich SCHÜTZ (1585-1672), Sinfoniae sacrae (I, de préférence à II et III) :

Extrait, par Les Saqueboutiers de Toulouse/Véronique Dietschy, John Elwes, etc., 1986.

J’adore. Depuis des décennies. Le premier pape de la musique allemande ?

A découvrir aussi : Motets, Histoire de la Nativité, Magnificat allemand, Petits concerts spirituels.

. Etienne MOULINIE (vers 1600-1669), Cantique de Moïse :

. Giacomo CARISSIMI (1605-1674), Jephté:

A sa mort, il était vu comme le plus grand compositeur du XVIIe, le plus grand compositeur jamais produit par l’Italie.

. Jean-Baptiste LULLY (1632-1687), Armide :

par Collegium Vocale Ghent/La Chapelle Royale/Philippe Herreweghe.

Lully est un Italien d’origine, né Lulli à Florence, mais il symbolise la musique française (sous Louis XIV). Il influence Purcell, Haendel, Bach et Rameau.

D’autres tragédies lyriques sont à découvrir : Alceste, Le bourgeois gentilhomme (pour son menuet).

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Herreweghe a eu un différend sérieux avec William Christie. Ce dernier se révélait un défenseur acharné de la musique française, que le premier estime abîmée dans une rhétorique aride, que seul le génie de Bach était parvenu à transcender.

J’avoue goûter assez peu les opéras de Lully et de Rameau, leurs interminables récitatifs et leurs ballets. Dans la querelle qui opposa Rameau à Rousseau, mon cœur penche en faveur du « Citoyen de Genève ».

Une anecdote amusante, rapportée en note dans l’édition Pléiade d’Histoire de ma vie de Casanova, éclairera cette opposition entre musiques française et italienne. Dans ses mémoires, Elizabeth Craven, margrave d’Anspach, se souvient :

« Un Vénitien (il s’agissait de Casanova !) qui assistait à une pièce intitulée Les Fêtes vénitiennes demanda à un Français vers la fin de l’opéra : « Monsieur, quand va-t-on chanter ? – Eh, mon Dieu ! répondit le Français en colère, n’entendez-vous pas chanter ? On chante depuis quatre heures ! »

. Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707), Deutsche Barock Kantaten (II) :

par Ricercar Consort (Bernard Foccroule à l’orgue).

On retient surtout cet artiste (organiste) pour le fameux voyage de Bach à Lübeck, ce dernier l’admirait et voulait l’écouter. Mais c’est un compositeur référentiel, dont mon beau-père m’a transmis le goût, qui n’a cessé de s’intensifier.

. Marc-Antoine CHARPENTIER (1643-1704).

Parmi ses œuvres-phare : Médée, Te deum, Leçons de ténèbres, Messe assumpta est, Messe de minuit, Motets (Miserere, Salve regina).

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Un souvenir personnel montrera le chemin parcouru dans la redécouverte de toute cette musique. En 1986, j’ai acheté les Leçons de ténèbres de Charpentier dans le très bel enregistrement de Louis Devos chez Errato. C’était alors le premier enregistrement mondial de cette œuvre ! Depuis, les versions se sont succédé…

. Arcangelo CORELLI (1653-1713), Douze sonates opus V, a violiono et violone o cimbalo :

par Manze/Egarr.

A découvrir aussi :Sonates à trois, Concertos grossos opus 6, Sonate pour violon et basse continue opus 5.

. Johann PACHELBEL (1653-1706), Canon et gigue en ré majeur pour 3 violons et basse continue :

Immensément célèbre, mais je ne m’en lasse pas.

JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :

Pour le plaisir des yeux, cette partition graphique animée qui permet de visualiser chaque voix. Une excellente façon de comprendre la structure de la pièce :

. Marin MARAIS (1656-1728), Suites pour viole de gambe.

Ressuscité par Pascal Quignard et Tous les Matins du Monde, livre et film.

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Je voudrais mentionner/intercaler ici un père et son fils : Antoine (1672-1745) et Jean-Baptiste (1699-1782) FORQUERAY. Tous deux enfants prodiges, ils furent les protégés de Louis XIV et, à ce titre, musiciens permanents à Versailles.

Quinteux, mari volage et père indigne, Antoine Forqueray était un grand artiste. Virtuose de la viole de gambe il fut le rival de Marin Marais. Bien que créateur d’une multitude de compositions pour cet instrument, il n’en publia aucune. Cette particularité explique en partie l’oubli dans lequel il sombra jusque très récemment, au contraire de son très prolixe concurrent. On doit à son fils Jean-Baptiste d’avoir sauvé une trentaine de pièces (y compris ses propres compositions) tantôt pour clavecin seul tantôt pour clavecin, viole de gambe et basse continue.

Très représentatives du style français, auquel les Forqueray restent fort attachés, ces différences pièces témoignent également de l’éclat du style italien. Il en résulte une musique pleine de fougue, à laquelle Harmonia Mundi a consacré un très beau coffret en 2017 (Les Forqueray… ou les tourments de l’âme).

Parmi ces musiques, j’affectionne tout particulièrement La Clément, écrite par Jean-Baptiste. C’est unportait musical du compositeur Charles-François Clément. Emblématique de cet art du portrait que le XVIIe et le XVIIIe siècles ont cultivé aussi bien en littérature qu’en musique, cette pièce ressuscite un personnage un peu oublié aujourd’hui mais dont l’ombre traverse fugacement les Mémoires de Casanova : Clément était le fiancé de Manon Baletti, fille de Silvia Baletti, célèbre actrice de la Comédie italienne à Paris et maîtresse (parmi beaucoup d’autres) du séducteur vénitien. Lors d’un de ses passages à Paris, ce dernier enleva Manon, au grand désespoir de son malheureux rival. J’aime cette pièce qui, sans vraiment le vouloir, porte en elle tous ces destins.

. Michel-Richard DE LALANDE (1657-1726), Grands motets.

Le maître du grand motet français.

A découvrir aussi : Symphonies pour les soupers du Roy, Leçons de ténèbres.

. Giuseppe TORELLI (1658-1709), Concerto de trompette :

par Thomas Hammes à la trompette/Nicol Matt/European Chamber Soloïsts.

Le père du genre concerto !

JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :

En effet, ce compositeur et violoniste, très actif à Bologne, nous a laissé le premier concerto pour violon qui nous soit parvenu.

Son écriture pour violon, ainsi que pour trompette, est particulièrement appréciée.

Rappelons combien la maîtrise de la trompette naturelle était difficile : il n’y avait pas encore de piston ! Les meilleurs instrumentistes se spécialisaient dans le jeu du registre « clarino ». C’est le plus aigu, comportant le plus de possibilités mélodiques, puisque les harmoniques accessibles sont plus rapprochées les unes des autres. On retrouve beaucoup de notes répétées et de courts fragments de gamme.

A comparer avec la célébrissime Toccata d’ouverture de l’Orfeo de Monteverdi (1607) : chaque trompette reste cantonnée à son registre, et l’on entend clairement le registre du clarino se détacher du reste. Si cette pièce est d’une grande efficacité, l’écriture de Torelli est plus souple et expressive.

. Henry PURCELL (1659-1695), Didon et Enée :

Version de William Christie.

Purcell est l’un de mes compositeurs préférés. Que mon ami violoniste Michel Copin soit plus enthousiaste encore me rassure.

A découvrir aussi : King Arthur, Ode à Sainte Cécile, The Tempest, The Fairy Queen.

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Mon premier contact avec Purcell se fit à l’occasion de la sortie en 1978 du film Molière d’Ariane Mnouchkine. Sa musique accompagnait les derniers instants du dramaturge et m’avait bouleversé, alors tout jeune étudiant à l’ULB. Le Dernier journal de Bauchau, un ami proche de Mnouchkine, évoque cette scène poignante rendue plus belle encore par le chant de Purcell.

On se doit de rappeler le travail de pionnier d’Alfred Deller : à mes yeux, sa version du King Arthur reste l’une des plus belles. 

La musique de Purcell transcende les époques et a même séduit les icônes de la New Wave. Il y a quelques années, Arte diffusa un de ces documentaires dont elle a le secret. Il était consacré à Klaus Nomi qui, en 1982, connut un succès planétaire avec Cold Song, sa version d’un extrait (What Power Art Thou) de King Arthur. En 2010, le célèbre contre-ténor Andreas Scholl enregistra l’album O Solitude tout entier centré sur Purcell. A cette occasion, il tint à rendre hommage à Klaus Nomi dont il admirait la créativité. Ce très beau chant fait aussi partie de mon panthéon personnel. Je me souviens très bien des passages de l’artiste New Wave à la télévision.

. André CAMPRA (1660-1744), Requiem :

par Christophe Rousset et Talens lyrique.

A découvrir aussi : Tancrède(une tragédie lyrique qui marque le renouveau de l’opéra français).

. Alessandro SCARLATTI (1660-1725), Cantates.

A découvrir aussi : Motets, Ariettes.

. François COUPERIN (1668-1733), Leçons de ténèbres :

par The Deller Consort (trois Leçons couplées avec des œuvres de Jeremiah Clarke et Henry Purcell). Mais je préfère ma version CD : Concerto Vocale/Direction et haute-contre René Jacobs, 1982/1984.

J’adore !

A découvrir aussi :

Les nations (sonates et suites de symphonies en trio)

Ordres pour clavecin (et autres œuvres pour clavecin)

L’apothéose de Corelli 

Concerts royaux 

Concerts des goûts réunis

Pièces de violes

. Tomaso Giovanni ALBINONI (1671-1751), Adagio :

Si célèbre ! Une scie ? A mettre en parallèle avec le Canon de Pachelbel ? J’assume ne guère m’en lasser. Mais ce succès populaire masque une carrière indépendante, de qualité, forte, surtout, de ses concertos (pour hautbois, violon).

JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :

Je te rejoins sur la qualité et l’intérêt des œuvres d’Albinoni, trop souvent éclipsées par la renommée de ce fameux Adagio. Il faut néanmoins s’arrêter sur l’étonnant parcours de cette pièce si séduisante…

Cet Adagio (« ad agio » : lent, « à l’aise » en italien) fut attribué à Tomaso Albinoni par le musicologue Remo Giazotto (1910-1998). Ce dernier a prétendu avoir retrouvé des fragments d’un mouvement lent de sonate dans les ruines du bombardement de la bibliothèque de Saxe à Dresde. Il aurait ensuite complété les parties manquantes. Le titre complet est d’ailleurs « Adagio en sol mineur pour cordes et orgue, sur deux idées thématiques et une basse continue de Tomaso Albinoni ».  Mais où donc se trouve ce manuscrit d’Albinoni ? Il n’a pas encore été retrouvé, et ne figure pas au catalogue de la bibliothèque de Saxe. On est en droit de se demander si Giazzotto, désespéré de voir tant d’œuvres d’Albinoni partir en fumée pendant les bombardements des Alliés de 1945, n’a pas été tenté de préserver la mémoire du maître en… composant cet Adagio ! Le mystère n’est toujours pas dissipé !

. Nicolas DE GRIGNY (1672-1703), Hymnes pour orgue.

XVIIIe siècle

. Antonio VIVALDI (1678-1742), Stabat Mater :

par Christopher Hogwood/The Academy of Ancient Music/James Bowman (magnifique haute-contre).

J’aime beaucoup ce motet et la musique sacrée de Vivaldi en général, moins connue du grand public.

A découvrir aussi, en musique sacrée…

Nisi dominus : https://youtu.be/CXRtnZydQrI

Dixit dominus (motet) : https://youtu.be/jN8MJAVGNuk

Gloria, une œuvre qu’on a écoutée à Londres, à Saint-Martin-in-The Fields, vers la Noël, il y a quelques années : https://youtu.be/X84F4HyZsf8 (version du cru)

Magnificat (motet, version Jordi Savall) : https://youtu.be/kGJYPSSJM7k?t=2

Judith triomphans, oratorio

mais encore…

Concerto en sol mineur : https://youtu.be/3YmXvj4b9fA

Les quatre saisons (L’hiver, surtout), concerto pour violon : https://youtu.be/p1qNOfdMyGA

L’estro harmonico (12 concertos pour 1, 2, 3 ou 4 violons)

Concerto pour deux violoncelles

Orlando furioso (opéra)

JEAN-PIERRE LEGRAND :

J’adore James Bowman. Mais il y a aussi Carlos Mena.  Il tourne avec le Ricercar Consort que j’ai eu le plaisir d’écouter à maintes reprises aux Beaux-arts. Je conseille leurs versions des Stabat Mater de Vivaldi et de Pergolesi, magnifiques. Mena fait penser au Jacobs de la grande époque. Il a dans la voix un charnu que n’a pas, par exemple, un Jaroussky. Ma discothèque comprend plusieurs CD de ce dernier et je lui reconnais beaucoup de talent, mais il est trop porté sur les aigus.

Dans un de ses nombreux commentaires sur l’esthétique baroque, René Jacobs cite Stefano Artega qui, en fin de XVIIIe, décrit le style de chant de Farinelli et des meilleurs castrats. Ce bel canto, écrit-il, était fondé sur une voix à « la sonorité ample et puissante dans les basses, réservée dans le medium, et de plus en plus douce dans les registres aigus ». C’est cette douceur dans les aigus que je ne retrouve pas chez Jaroussky et qui me semble plus présente chez Carlos Mena ou Bejun Mehta. Il est très difficile pourtant pour un contre-ténor d’aujourd’hui d’approcher ce qu’a pu être l’art des grands castrats. C’est pourquoi certains chefs préfèrent de temps à autre faire appel à des chanteuses contralto (comme Sara Mingardo) ou même mezzo soprano (comme Vivica Genaux).

Les ascenseurs ont fait beaucoup de mal à Vivaldi ! On aurait tort pourtant de ne voir en son œuvre qu’une succession de compositions trop faciles et peu profondes. Il est pour moi à la fois l’inventeur de la joie en musique et le poète délicat d’une infime et précieuse nostalgie. La magie de l’instant qu’on retrouve dans toute sa musique est subtilement poétisée par la conscience du temps qui la traverse de manière presque imperceptible, comme l’ombre dans un regard. A mon estime, sa musique illustre à merveille ce commentaire de Jankélévitch :

« Le présent est passéifié par le milligramme de nostalgie, par le regret infinitésimal qui fait de toute perception un souvenir-du-présent, un présent imperceptiblement révolu, un présent presque passé. »

. Georg-Philipp TELEMANN (1681-1767), Concertos pour instruments à vent :

https://youtu.be/59yKXi23olc?list=TLPQMTAwMzIwMjDTgAZAnaCf3Q (extrait).

par Camerata Köln (1991 pour ma version en CD).

De son vivant, il était mieux considéré que Bach ou Haendel ! C’est dire. Un peu comme Schütz… Des monstres qui sont tombés de leur piédestal. Pourtant, ses œuvres pour instruments à vent, que mon ami flûtiste Pierre Coulon m’a aidé à approfondir, enchantent.

A découvrir aussi : Symphonie ; Ouvertures à la française ; Suite pour flûte à bec, 2 violons alto et basse continue.

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Telemann a exploré toutes les formes musicales de son temps. Longtemps décrié pour sa fécondité hors du commun, trop vite assimilée à une stérile superficialité, il est aujourd’hui davantage remis à sa place véritable. Bien plus novateur qu’il n’y paraît, il est le point de départ « des grandes évolutions modernes dans tous les domaines de la musique ».

J’aime particulièrement sa musique de chambre pour flûte à bec et divers instruments, si emblématique de son style, véritable alchimie d’éléments français, italiens et allemands.

A l’occasion du 250e anniversaire de sa mort, plusieurs coffrets ont été édités : celui de Brillant est assez inégal, celui de Ricercar excellent ; celui d’Harmonia Mundi regroupe de magnifiques enregistrements de René Jacobs dans les domaines lyriques, religieux et orchestraux, tous brillamment explorés par Telemann.

. Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764), Les Indes galantes (opéra-ballet, extraits).

Mais aussi…

Œuvres de clavecin (les 6 doubles)

Psaume In convertendo 

Hippolyte et Aricie

. Georg Friedrich HÄNDEL (1685-1759) : Le Messie (oratorio) :

par Nikolaus Harnoncourt/Stockholm Kammerkören/Concentus Musicus Wien (ma version CD). 

Une œuvre globale magnifique et tonique ! Et un homme, un parcours qui mériteraient un biopic.

Quelques repères…

Israël en Egypte (oratorio, version Christie) :

Xerxès (opéra)

Sarabande (Barry Lyndon !)

Fireworks (qui me poursuit depuis mes vingt ans)

Ode à Sainte Cécile (souvent écoutée avec mon beau-père)

Water Musik (ah, mes premiers emprunts à la médiathèque du Passage 44, il y a 150 ans !)

12 concerti grossi

Concertos pour orgue et orchestre

Suites de clavecin

Sonates en trio

Cantates italiennes

Dixit dominus

Te deum

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Haendel est un géant de l’opéra et on le joue trop peu souvent. J’ai eu l’occasion d’applaudir René Jacob et son Orlando à la Monnaie voici déjà quelques années. Le livret explore les méandres de la folie tandis que la musique fait entendre quelques innovations qui annoncent le renouvellement à venir de l’opera seria. Dans ce genre, Haendel est bien malgré lui demeuré prisonnier des conventions de l’époque, comme l’aria da capo mais aussi l’aria de sortie, où le chanteur sortait de scène après avoir chanté son air. Tout ceci avait pour but de mettre chanteurs et chanteuses en valeur mais nuisait grandement à la progression dramatique. Sacrifier ces conventions pesantes exposait le compositeur à l’ire de chanteurs tout puissants.

C’est en partie pour échapper aux exigences oppressantes et contraignantes de ces derniers que Haendel s’est détourné de l’opéra pour se consacrer à l’oratorio, qui était moins la chasse gardée des vedettes de l’époque. Parmi les nombreux oratorios de Haendel, j’ai un petit faible pour Israël en Egypte, Salomon et aussi Hercule (que l’on classe aussi dans l’opéra), dans la très belle version de Marc Minkowski.

. Domenico SCARLATTI (1685-1757), Sonates pour clavecin.

Mais aussi…

Magnificat.

. Jean-Sébastien BACH (1685-1750), Les quatre toccatas et fugues :

par André Isoir (dans une version différente de celle que je possède en CD : Orgue de Saint-Lambert, chez Calliope, 1975).

A découvrir aussi…

Messe en si mineur

Passion selon Saint-Jean

Passion selon Saint-Mathieu

Oratorio de Noël

Cantates 140/Wachet auf (si célèbre), 147/Herz und Mund, 21/Ich hatte viel Bekümmernis, 4/Christ lag in Todesbanden, 80/Ein Feste Burg mais encore numéros 12, 33, 51, 54, 56, 67, 82, 91, 101, 126, 131, 137, 143, 170, 178, 211 et 212.

Concertos brandebourgeois (le 5e est magistral)

Concerto italien (Kenneth Gilbert dans ma version au clavecin de 1988)

Suites pour orchestre en ut et en ré majeur

Suites française et anglaise pour clavier

Clavecin bien tempéré (le coffret Glen Gould !)

Pièces d’orgue (Chorals)

Magnificat

Variations Goldberg pour clavecin (qui tendent la main à Beethoven par-dessus Mozart, dixit Lucien Rebatet, op.cit.) mais qu’on peut écouter au piano (Glen Gould encore, 1982/1993).

Offrande musicale

L’art de la fugue

Suites pour violoncelle seul (ascétiques), dont la célèbre n° 1 en sol majeur

JEAN-PIERRE LEGRAND :

La musique de Bach m’accompagne depuis ma jeunesse. C’est le compositeur auquel je reviens le plus souvent. Il a abordé tous les genres musicaux de son époque sauf l’opéra. S’il n’a créé aucune forme nouvelle, il a porté les formes existantes à un extraordinaire degré de développement et de perfection.

Conquis très tôt par son œuvre instrumentale, j’ai découvert plus tard le vaste massif des cantates : environ 200 conservées sur plus de 300 composées. Bach en écrivit cinq séries pour tous les dimanches et fêtes de l’année liturgique. C’est aujourd’hui la partie de son œuvre que je préfère.

RW :

Je suis en train de basculer aussi vers les cantates, et Bach devient progressivement mon compositeur préféré.

JPL :

C’est à mon sens dans ses cantates (mais aussi dans ses passions) que Bach tire le meilleur parti de la rhétorique musicale de son temps. Il y fait appel à un symbolisme sonore très subtil dans le jeu des tonalités, des voix et des instruments. L’effet est parfois saisissant. Ainsi, dans la cantate BWV 198 (Tombeau de Sa Majesté la Reine de Pologne), Bach stylise le tintement du glas de la cloche des morts par deux petites notes répétées de deux flûtes accompagnées du pizzicati des cordes. Ce procédé sera réutilisé dans d’autres cantates.

Commentant cette cantate BWV 198, Gilles Cantagrel nous révèle une audace inattendue de Bach. La reine de Pologne fut particulièrement malheureuse en mariage. Dans la fugue, qui le jour des obsèques suivit directement la cantate, Bach choisit pour sujet le thème d’une triste chanson de mal mariée que devait connaître la triste princesse : l’allusion est claire et devait être comprise de tous à l’époque. Le même procédé est souvent utilisé à des fins liturgiques : Bach reprend la mélodie d’un choral de Luther sans en adopter le texte : tous les auditeurs familiers de ces chorals comprenaient immédiatement la catéchèse sous-tendue par la musique.

A tout qui souhaite se plonger dans le monde des cantates, je conseille vivement de s’en procurer le texte s’il n’est pas déjà repris dans le livret d’accompagnement du CD. Leur lecture est extrêmement instructive quant à la piété luthérienne, afin de mieux goûter l’extraordinaire illustration musicale qu’en fait Bach. Dans son monumental Les cantates de J.-S. Bach, Gilles Cantagreldonne une belle traduction de toutes ces œuvres. C’est un ouvrage indispensable pour tout amoureux de cette musique.

La discographie est très fournie. Outre les excellents enregistrements isolés de Philippe Herreweghe, René Jacobs ou Philippe Pierlot, trois intégrales (ou quasi-intégrales) se détachent. D’abord, celle des pionniers Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt : quelques partis-pris, tels les chœurs d’enfants, rendent aujourd’hui pénibles certains des enregistrements, mais cette somme recèle des sommets et témoigne d’une belle ferveur, qui rend justice à l’esprit de catéchèse. Bien plus récentes et splendidement enregistrées, les intégrales de John Eliot Gardiner (ensemble instrumental et choristes extraordinaires mais solistes inégaux, surtout sur les derniers CD) et de Masaaki Suzuki (splendide sur la distance mais manquant peut-être de grands sommets). Je possède les trois coffrets. Si je devais n’en garder qu’un, ce serait celui de Gardiner.

. Giuseppe TARTINI (1692-1770), Sonate des trilles du diable :

par Anne-Sophie Mutter/Wiener Philh./Dir. James Levine.

Une découverte réalisée grâce à mes collègues écrivains Patrick Delperdange et Arnaud de la Croix.

. Jean-Marie LECLAIR (1697-1764), Douze concertos pour violon et orchestre (opus 7 et opus 10) :

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Pour la bonne bouche : Jean-Marie Leclair est au cœur de Confiteor, le très beau roman de Jaume Cabré. Au centre de ce thriller se trouve un violon, un fameux Storioni, dont a joué Jean-Marie Leclair et qui serait à l’origine de son assassinat.

. Giovanni Battista PERGOLESI (1710-1736), Stabat mater :

Version Les Talens lyriques/Sabina Puertolas et Vivica Genaux.

A découvrir aussi : La serva padrona.

JEAN-PIERRE LEGRAND :

Pour terminer, un petit mot sur l’interprétation des œuvres baroques.

Un de mes premiers coffrets de musique baroque fut celui de Jean-Pierre Rampal, consacré aux concertos pour flûte de Vivaldi. Il est peu de dire que ce merveilleux musicien, muni de sa flûte traversière en or, ne portait pas dans son cœur les besogneux baroqueux, encore minoritaires à l’époque. Je me souviens d’une interview à la RTB dans laquelle Rampal se moquait allègrement de la flûte à bec dont le « pouet pouet » offusquait gravement son sens de la musicalité. Un peu plus tard, Karajan faisait un tabac avec les Quatre saisons de Vivaldi.

Aujourd’hui, « l’interprétation historiquement informée » sur instruments anciens est devenue la règle et a presque totalement supplanté les anciennes interprétations symphoniques aux relents romantiques, dont plusieurs sont devenues inécoutables.

Le sentiment qu’une interprétation sur instruments « modernes » trahit l’essence de la musique baroque remonte à bien plus loin qu’Harnoncourt et Leonhardt, auxquels pourtant nous devons tant. En 1905, dans J.S. Bach le musicien-poète, Albert Schweitzer (le célèbre docteur était aussi un remarquable musicologue et un très bon musicien) écrivait déjà :

« On ne trouve plus dans nos orchestres (modernes) le hautbois d’amour, la viole de gambe, la flûte à bec, la petite trompette qu’exigent les partitions du maître. (…) Pour bien mettre en valeur la beauté des œuvres de Bach, force est donc de revenir aux anciens instruments dont le timbre est si éloigné de nos instruments modernes. »

L’éminent savant ajoutait encore :

« Ce n’est point tout, il s’agit encore de bien établir les proportions entre les différents groupes d’instruments. »

En quelques mots est résumée de manière prophétique une esthétique dont la mise en œuvre attendra bien des décennies.

Jouer sur des instruments « anciens » au sein d’effectifs ramenés aux proportions de l’époque est une chose. Reste encore à retrouver la manière de jouer de ces instruments ou de faire sonner un orchestre. Dans son livre Le discours musical, Harnoncourt en souligne la gageure : quand bien même on dispose de méthodes rédigées par des contemporains de Bach, voire d’écrits théoriques de la main de Telemann, toutes ces sources présupposent des connaissances et des prérequis familiers de leurs contemporains mais qui se sont perdus. L’interprétation dite « authentique » est donc toujours une approximation, un compromis. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait, nous dit le musicologue Gilles Cantagrel, « avoir le cerveau, la culture et la sensibilité d’un Saxon luthérien de la première moitié du XVIIIe siècle ».

Aujourd’hui, des musiciens comme Herreweghe sont revenus de l’idée d’authenticité à tout prix, par exemple en matière d’effectifs. Si d’aucuns, comme Sigiswald Kuijken, soutiennent qu’il faut aborder les cantates de Bach avec un chanteur par voix, Herreweghe s’en tient à l’adéquation des effectifs avec l’espace donné. Mettre un chœur gigantesque dans une sacristie et casser les oreilles du public n’a pas plus de sens que d’installer six chanteurs dans une grande salle de deux mille personnes.

Ces deux dernières décennies on assiste avec bonheur à la réappropriation du répertoire baroque par d’immenses musiciens qui s’écartent du carcan des instruments d’époque. Je songe aux pianistes Alexandre Tharaud (Baroque,son coffret de trois CD) et Anne Quéfélec (trois CD consacrés à Bach, Haendel et Scarlatti, tous nés en l’année 1685), mais ma prédilection va à l’interprétation peu connue des Six suites pour violoncelle que nous a donnée Gérard Caussé jouant sur son alto. Pas de quoi s’offusquer : si ces œuvres n’ont été écrites ni pour le piano, ni pour l’alto, Bach lui-même était un adepte de la transcription. De plus, non content de donner à ces œuvres une exceptionnelle fluidité, Caussé a eu l’excellente idée de demander à son ami Laurent Terzieff de faire précéder chaque suite d’un texte de Rilke : un pur bonheur.

Interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA

REMY-WILKIN :

Le terme baroque viendrait du portugais barroco (« perle de forme irrégulière »). Il est attribué (péjorativement) à une mode architecturale issue de l’Italie et ne sera adossé à une ère musicale, cette fois sans connotation négative, que très tardivement, dans les années 1950 (1951 voit la création de l’Ensemble baroque de Paris).

JUDITH ADLER DE OLIVEIRA :

« Baroque » ! Le terme reste longtemps péjoratif :

« Une musique baroque est celle dont l’harmonie est confuse, chargée de modulations et dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile, et le mouvement contraint. » (Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique, 1768) ;

 « On appelle musique baroque celle dont le chant et les modulations excentriques, pour s’élever trop haut, tombent dans le ridicule, et, pour vouloir sortir de l’ornière, se fourvoient dans le gâchis. » (Charles Soullier, Dictionnaire de musique, 1880).

Le baroque, en effet, est d’abord un style architectural.

Les courbes, et particulièrement l’ovale, y supplantent la ligne droite. Le terme désigne une ligne tourmentée, irrégulière à l’image de la perle « barroca », dont la complexité et l’intrication exercent une fascination sur le spectateur. La diffusion de ce style architectural doit beaucoup à la Contre-Réforme, qui s’oppose à l’austérité de la Réforme au moyen d’un apparat exubérant aux formes opulentes.

Quant à la musique baroque…

Elle présente les mêmes traits généraux : fluidité, mouvement, exaltation des sentiments. Notez cependant que les compositeurs baroques s’envisageaient eux-mêmes comme des « classiques », dans la mesure où ils ont puisé leur inspiration dans les modèles de l’antiquité gréco-romaine (réels ou fantasmés). Ce genre de paradoxe démontre la difficulté de construire une narration qui rende justice aux mouvements artistiques.

Le répertoire baroque subit une éclipse à partir de 1750 et fera l’objet d’une redécouverte en plusieurs étapes. Les œuvres qui présentaient une écriture fortement contrapuntique furent plus volontiers reléguées au purgatoire, à commencer par celles de Jean-Sébastien Bach. La revalorisation de ce dernier constitue une première étape de la redécouverte : Félix Mendelssohn fait jouer la Passion selon saint Matthieu en 1829. Ce répertoire est exhumé avec appréhension par le soliste Philipp Devrient :

« Cette fois, il s’agirait d’écouter uniquement, et pendant toute une soirée, de la musique de Jean-Sébastien Bach considérée par le grand public comme peu mélodieuse, mathématique, sèche et incompréhensible ».

Resté assez confidentiel jusqu’en 1950, le répertoire baroque va connaître ensuite un véritable essor. Musiciens et musicologues se confrontent sur d’épineuses questions de tempérament, de diapason, de facture instrumentale, d’ornementation, d’effectifs. Les enregistrements, jusqu’aux années 1980, présentent de nombreuses aberrations historiques et, peu à peu, émerge la notion d’interprétation « historiquement informée », parfois accompagnée d’excès inverses, qui ont valu à certains le surnom, à nouveau péjoratif, de « baroqueux ».

RW :

Le vocable baroque recouvre des réalités fort différentes. Quelles sont les caractéristiques majeures du courant, de l’époque ?

JUDITH A.D.O. :

Le terme reste polémique. Il couvre une immense période (environ 1600-1750) extrêmement féconde, qualifiée par certains d’« ère du style concertant », ou d’« ère de la basse continue ». Cette période est traversée par deux grands axes : elle renouvelle les rapports entre texte et musique, et signe la véritable naissance de la musique instrumentale.

A ses débuts, le baroque se caractérise par la coexistence de deux styles, décrits en 1605 par Claudio Monteverdi dans sa préface au 5ème livre de madrigaux. D’une part, la « prima prattica », qui correspond au style polyphonique de la Renaissance, et d’autre part, la « seconda prattica », dont Monteverdi jette les principes de base : intelligibilité du texte et exaltation de ses potentialités expressives par tous les moyens musicaux.

Deux styles également chez Vicenzo Galilei, auteur du Dialogo della musica antica e della moderna (1581), qui estime que l’écriture polyphonique convient mieux au domaine instrumental, tandis que la musique vocale doit être monodique, soutenue par un accompagnement discret.

Dans le domaine vocal, le postulat de départ est celui de la primauté du texte sur la musique, d’où vont découler les autres caractéristiques majeures du courant baroque. L’apparition du récitatif permet de prolonger les expérimentations visant à composer une musique qui épouse tous les reliefs de la prosodie. La musique se met au service du mot, ce qui exclut le savant contrepoint de la Renaissance : désormais, la mélodie se détache nettement d’un accompagnement instrumental sobre et épuré. C’est le style de la monodie accompagnée que l’on retrouvera dans l’opéra baroque.

Les compositeurs expérimentent, se permettent des audaces inédites pour mieux servir le texte, et développent une ornementation codifiée. Les ornements peuvent être brefs ou développés, ces derniers relevant de la paraphrase et n’étant pas nécessairement notés. A l’interprète d’orner avec goût et adresse le discours mélodique.

Quant à l’accompagnement, il se réduit à une ligne de basse assortie de chiffrages indiquant les accords et leur disposition. Il s’agit de la basse continue, cette trame harmonique qui permet à la ligne musicale de se déployer. La basse est jouée par une viole de gambe ou un violoncelle, tandis que les accords sont réalisés à l’orgue ou au clavecin.

Ce mode opératoire semi-improvisé est finalement très évocateur du jazz ! A l’époque, l’improvisation comptait parmi les compétences de base des musiciens. Cette dimension a progressivement disparu de l’apprentissage musical au XXe alors qu’elle peut si bien nourrir l’intelligence musicale. Heureusement, les académies et conservatoires renouent avec la pratique de l’improvisation depuis quelques décennies.

Dans le domaine de la musique instrumentale, les compositeurs de l’époque baroque affinent leur écriture, qui se fait de plus en plus idiomatique – par contraste avec la Renaissance, durant laquelle voix et instruments étaient généralement interchangeables. L’évolution de la facture instrumentale (le perfectionnement du violon, plus virtuose que la viole) ne sera pas étrangère à ce raffinement de l’écriture instrumentale. Les formes de la sonate, de la symphonie, du concerto de soliste émergent et connaissent de multiples mutations, tandis que la recherche de variété conduit les musiciens à explorer et alterner sans cesse tempi, caractères, métriques, nuances et styles d’écriture.

Enfin, l’époque baroque se caractérise par la production d’un grand nombre de traités dans lesquels les principes de base de la musique tonale seront enfin explicités. C’est une étape cruciale ! D’autres sujets seront explorés comme celui de la rhétorique musicale.

RW :

Pourrais-tu nous en dire plus sur les débuts de l’opéra ? Quel lien avec la rhétorique musicale que tu viens de mentionner ?

JUDITH A.D.O. :

L’événement incontournable du début du XVIIe, c’est l’avènement de l’opéra.

Aux sources de celui-ci, il y a un intérêt pour l’Antiquité. On redécouvre la tragédie grecque et l’on extrapole, à partir des sources disponibles, une vision tronquée de la musique grecque antique. Les intellectuels de l’époque imaginent cette musique antique comme monodique, d’une puissance expressive quasi magique puisque capable de modifier les comportements humains (c’est la doctrine de l’éthos), et entièrement vocale. Ces conceptions nourriront les réflexions de la Camerata, groupe d’intellectuels florentins réunis par le comte de Bardi pour jeter les bases de l’opéra.

Le premier opéra qui nous soit parvenu dans son intégralité est l’Euridice de Jacopo Peri et Giulio Caccini, sur un livret d’Ottavio Rinuccini. Les deux compositeurs ont bataillé l’un contre l’autre pour remporter la commande, si bien que la création se fit sur une partition composite ! L’œuvre fut représentée au fastueux Palazzo Pitti de Florence à l’occasion du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV.

Autre opéra clef : l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1607, sur un livret d’Alessandro Striggio). L’argument de ces deux opéras s’inspire d’un même sujet : le pouvoir de la musique incarné par la figure mythique d’Orphée, à la différence que l’Euridice présente un dénouement heureux (plus approprié pour un mariage), tandis que Monteverdi conserve la fin tragique du mythe originel.

L’écriture opératique est aussi intimement liée à une discipline née en Allemagne : la rhétorique musicale. Celle-ci codifie tout un vocabulaire conventionnel dans lequel à chaque figure correspond un état d’âme. Cette théorie, aussi appelée Affektenlehre (« théorie des affects »), fut notamment diffusée par le théoricien allemand Jacob Burmeister, dans son Musica Poetica (1606). On y trouve toutes les figures de style littéraires transposées dans le domaine musical, ainsi que des émotions associées à chaque tonalité et à chaque intervalle.

Cette discipline irrigue l’écriture vocale et opératique des débuts du baroque, mais elle sera aussi extrêmement présente dans la musique sacrée de Bach (cantates et passions). J’en veux pour exemple les pièces de l’Orgelbüchlein, dont les lignes musicales convoquent tout un réseau symbolique d’inspiration religieuse. Les évocations de la sainte Trinité, du calvaire, de la résurrection, etc., sont cryptées de manière à porter le message religieux au fidèle sans la nécessité d’un recours au texte. Par exemple : des mouvements descendants suggéreront, selon le caractère et le registre, l’agonie (surtout lorsqu’ils sont chromatiques), la mise au tombeau, ou encore l’arrivée d’un ange. Ou encore : la coexistence de trois temporalités suggérera soit les mondes terrestre, humain et céleste, soit la trinité. Plus concrètement, dans la cantate BWV150, l’extrait « Leite mich in deiner Wahrheit » (« Conduis-moi dans ta vérité »), une longue phrase ascendante traverse toutes les tessitures pour aboutir à l’unisson sur le mot « Vérité ». Je recommande la lecture des travaux d’André Pirro, de Marie-Claire Alain et de Jacques Fischer pour en découvrir plus sur le sujet.

RW :

Une explication sur l’opposition entre la France et l’Italie ?

JUDITH A.D.O. :

Il faut d’abord dire un mot sur la position particulière de l’Italie. Immense foyer musical et artistique, elle est pour ainsi dire l’épicentre de la musique baroque. Le développement de certains genres musicaux est même associé à certaines villes italiennes. Ainsi en va-t-il de Naples et de l’opéra, de Venise et de la musique instrumentale, ou, sans surprise, de Rome et de la musique d’église. L’opéra et les madrigaux doivent beaucoup aux réflexions d’un cercle d’intellectuels florentins des années 1570-1580.  Enfin, l’Italie devient rapidement un lieu d’apprentissage incontournable, lieu de passage obligé pour tout compositeur qui se respecte.

La France oppose une certaine résistance à cette influence italienne et entend créer un style national dont la paternité est attribuée à Lully. La France et l’Italie se sont affrontées sur des questions de « bon goût » relatives à la pratique d’ornementation, mais la polémique a également tourné autour des mérites respectifs des langues française et italienne pour le répertoire vocal. Ces questions de prosodie et de vocalisation sont au cœur de nombreux écrits : le traité de Bénigne de Bacillly Remarques sur l’art de bien chanter… le chant françois (1688) ouvre le bal et, bientôt, la polémique fait rage. François Raguenet (Parallèle des Italiens et de Français,1702) attaque la musique française, et Le Cerf de la Viéville (Comparaison de la musique italienne et de la française, 1704) se pose en défenseur.

Arrêtons-nous sur une petite forme musicale qui cristallise cette opposition entre la France et l’Italie : l’ouverture d’opéra. L’Italie privilégie un modèle tripartite, vif-lent-vif, tandis que la France adopte le modèle lent-vif-(lent). L’ouverture à l’italienne entraîne le spectateur dans l’action, avec un discours musical volubile et énergique. L’ouverture à la française adopte une entrée en matière toute en majesté, plus posée et laissant souvent place à un contrepoint plus élaboré. Le rythme pointé y est immanquable, et nous évoque tout de suite l’atmosphère de la cour de Louis XIV. En guise d’illustration, je vous recommande l’écoute comparée de deux ouvertures : d’une part, celle d’Alceste, de Jean-Baptiste Lully ; d’autre part, celle de l’Orlando furioso de Vivaldi.

Cette distinction entre Italie et France aboutira à la célèbre querelle des Lullystes et des Ramistes (aussi dite « des Anciens et des Modernes »), dont l’épicentre fut le Paris des années 1730. Cette controverse s’articule essentiellement autour du genre de la tragédie lyrique, dont Lully était maître, et dont les codes furent bouleversés par Rameau. La création d’Hippolyte et Aricie (1733) par ce dernier va polariser le tout-Paris et alimenter la controverse. Voici le genre de discours anti-ramiste que l’on peut entendre à l’époque :

« Je les [les opéras nouveaux] déteste, c’est un vacarme affreux, ce n’est que du bruit, on en est étourdi. Toutes les voix sont couvertes par l’orchestre ; et comment veut-on que je ne m’ennuie pas à un opéra dont je ne puis entendre un seul mot ».

La querelle perdurera et trouvera un second souffle avec la fameuse « Querelle des Bouffons ». On trouve dans les traités de l’époque un interminable florilège de citations hautes en couleurs où transparaissent ces divergences esthétiques. La lecture en est souvent aussi éclairante que divertissante.

RW :

Judith, si j’en crois mes lectures, l’ère baroque s’étendrait du début du XVIIe siècle aux années 1760. Une série de maîtres y achèvent alors des carrières fort longues (Bach, Haendel, Vivaldi, Rameau, Telemann) mais d’autres, plus jeunes, ont déjà ouvert une nouvelle ère.

JUDITH A.D.O. :

De façon conventionnelle et plutôt arbitraire, on considère que cette période s’achève avec la mort de Bach en 1750. Cependant, le glissement hors de l’ère baroque s’opère par un éclatement en plusieurs esthétiques qui, chacune, concourront à opérer cette transition.

Entre 1730 et 1780, des courants variés coexistent : le « style galant », le « rococo », l’« Empfindsamkeit » ou « style sensible », le « Sturm und Drang » (« Orage et passion »)… Tous ces courants irriguent le « style classique », à son apogée en 1780. Ces styles ont pour point commun de se désintéresser d’une écriture polyphonique trop complexe. Le « style galant », qui privilégie la grâce et la simplicité, est empreint d’une certaine superficialité en ce sens qu’il ne vise pas à émouvoir. L’accompagnement se réduit à une ligne simple ou à des figures répétitives comme la basse d’Alberti (un arpège répété), au profit de la mélodie dont la ligne claire autorise l’ajout de fioritures. Quant au « style sensible » ou « expressif », dont Carl Philip Emmanuel Bach est un merveilleux représentant, il est régi par l’expression de sentiments personnels. Les principaux moyens musicaux sont l’irrégularité, la surprise, et un usage généreux des modulations, des chromatismes et du mode mineur.

Cette transition est aussi géographique : si l’Europe baroque avait les yeux tournés vers l’Italie, l’époque classique va voir coexister plusieurs centres musicaux : Paris et Londres, mais surtout Vienne.

Je ne peux manquer de citer les noms de quelques-uns des compositeurs qui préparent le terrain aux trois grands maîtres viennois (Haydn, Mozart et Beethoven) : Carl Philip Emmanuel Bach (l’un des fils de l’illustre Jean-Sébastien), pour sa musique instrumentale, expressive et surprenante ; Luigi Boccherini, excellent violoncelliste, pour son rôle majeur dans l’avènement du quatuor à cordes ; Domenico Scarlatti, pour sa littérature pour clavier.

Sans vouloir empiéter sur le prochain épisode de ce feuilleton, nous pouvons glisser quelques mots clefs pour éclairer cette nouvelle période classique : beauté, vérité, mesure, clarté. L’emphase et le pathos baroques vont céder le pas au naturel et à la raison.

RW :

Judith, tu es compositrice et musicologue. Tu peux nous dire un mot sur ton parcours et tes prédilections ?

JUDITH A.D.O. :

Mon parcours se partage entre recherche et création. J’ai d’abord étudié les lettres modernes, ainsi que l’histoire de l’art et la musicologie. En musicologie, j’ai travaillé sur le Soundpainting, un langage gestuel de composition instantanée élaboré par Walter Thompson, que j’ai notamment comparé aux langages de programmation informatique. Durant ma spécialisation en littératures comparées, j’ai découvert la rhétorique, et c’est au prisme de cette discipline que j’ai abordé la mise en musique du poignant poème Babi Yar (Evgeny Evtouchenko) par Chostakovitch dans sa 13e symphonie. Ma curiosité pour la rhétorique musicale date de cette époque.

J’ai ensuite étudié la composition au Conservatoire royal de Liège. Toujours dans l’idée de mêler mot et musique, j’ai abordé le conte musical, le théâtre musical et mis en musique des poèmes. L’ethnomusicologie reste aussi une discipline qui me tient à cœur et j’ai un attachement particulier pour les compositeurs qui contribuèrent à préserver leur patrimoine musical : Bartok, Komitas, Kodaly, etc. D’ailleurs, je collabore en ce moment avec Akhtamar Quartet pour une pièce inspirée par des thèmes arméniens récoltés par Komitas.

Actuellement, je travaille aussi avec Qoutayba Neaimi, compositeur belgo-irakien, sur le projet Confluences, dont j’ai conçu le livret en six langues. A sa superbe Cantate, s’ajoute un Kaddish de ma composition, le tout étant conçu pour ensemble vocal et instrumental oriental et occidental.

RW :

Nous aborderons la musique contemporaine lors de notre 6e numéro, soit dans un an et demi (cf programmation quadrimestrielle de ce feuilleton, qui alterne avec trois autres) mais pourrais-tu nous dire si la musique contemporaine s’est inspirée du répertoire baroque ?

JUDITH A.D.O. :

La musique baroque a inspiré une foule de compositeurs. Je n’y ai pas dérogé : il y a quelques années, à l’occasion d’un concert du Festival de Stavelot mettant en regard musique ancienne et contemporaine, j’ai composé une pièce inspirée par une pavane pour quintet de cuivres.

Quelques pistes de découverte : au XIXe, on retrouve de très fortes réminiscences baroques dans la Suite Holberg, Op. 40, de Edvard Grieg (transcription pour cordes). Cette pièce a été composée en 1884 en hommage au dramaturge Ludvig Holberg, qui vécut à la fin du XVIIe siècle, et mêle avec une saveur particulière les danses baroques aux accents du folklore norvégien.

Les compositeurs du XXe se sont beaucoup inspirés de la forme du concerto grosso. En complément de la belle sélection discographique proposée dans cet article, je recommande de découvrir ce répertoire (d)étonnant qui mêle esthétique baroque et innovation musicale (utilisation de l’orgue Hammond, de la basse électrique, mélange des langages musicaux, etc.). Quelques exemples :

. Concerto grosso n°1 d’Alfred Schnittke :

Il en a composé 6, comme ses illustres prédécesseurs Corelli, Stradella et Bach ;

. Concerto grosso n°1d’Ernest Bloch, plus conservateur ;

. Concerto grosso pour trois violoncelles et orchestre (2001), très séduisant, de Krzysztof Penderecki :

. Kammerconzert pour 13 instruments de Gyorgy Ligeti, qui s’est inspiré des Concertos brandebourgeois de J.-S. Bach.

Voilà qui, je l’espère, piquera la curiosité du lecteur !

RW :

Pour en savoir plus sur Judith ADLER DE OLIVEIRA…

Un teaser.

Qowl Kaddish pour ensemble (extraits) :

Un concert à venir.

Concert d’ouverture du Festival des Musiques Sacrées, Arsonic, Mons (Belgique), reporté au 26 novembre 2021 : 

Au programme :

. Qowl Kaddish de Judith Adler de Oliveira, pièce pour 8 chanteurs et ensemble instrumental oriental-occidental ;

. Confluences de Qoutayba Neaimi, cantate pour 9 chanteurs et ensemble instrumental oriental-occidental, avec un livret de Judith Adler de Oliveira.

VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE (1) / Jean-Pierre LEGRAND et Philippe REMY-WILKIN

VERS UNE DISCOTHEQUE CLASSIQUE IDEALE

Un feuilleton en 6 épisodes,

animé par  Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND,

le premier à la mise en place, le second au contrepoint et à l’approfondissement.

La discothèque idéale de “Télérama” en 200 albums essentiels

AVANT-PROPOS


Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale européenne, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.

Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.

Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.

J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.

(I)

MOYEN-AGE et RENAISSANCE

Avec la participation exceptionnelle de Christine BALLMAN,

musicienne (guitare, luth, vihuela), docteur en philosophie et lettres, musicologue spécialiste ès musiques anciennes.

Christine Ballman
Christine Ballman

Du VIIe au XIIe siècles

. Chants grégoriens.

Un choix, par le chœur des moines de l’abbaye de Ligugé :

Un autre, par le chœur de moines de l’abbaye de Solesmes :

Le chant grégorien a synthétisé les anciennes traditions européennes (poésies en vieux latin ; chants romano-franc, synagogal ou byzantin) et inspiré toute la musique occidentale, religieuse et profane. Il naît avec Grégoire Ier (pape dès 590), qui voulait purifier la liturgie, évacuer toutes les variations régionales, revenir au chant romain. Son œuvre sera poursuivie par des papes mais par Pépin le Bref ou Charlemagne aussi, avec une apogée au IXe siècle. La polyphonie signera son arrêt de mort.

Dans le chant grégorien, le texte occupe le premier rang, la musique est là pour décorer, faciliter l’imprégnation des mots/idées. Lucien Rebatet le confirme dans Une histoire de la musique (collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1969) :

« (Aujourd’hui) Le grégorien ne s’écoute pas de l’extérieur. Il doit être pratiqué, vécu, c’est-à-dire chanté dans le chœur. »

Des amis musiciens me confirment cette assertion, tout en évoquant des mélomanes qui y goûtent à domicile, cherchant une certaine sérénité chevillée à la simplicité : un peu qui apaiserait face à la submersion des sons et des bruits du monde moderne.

JEAN-PIERRE :

L’expression « chant grégorien », visant l’ensemble du répertoire monodique de l’Eglise latine médiévale, est trompeuse. Elle ne date guère, nous dit Marc Vignal (Dictionnaire de la musique Larousse, 2005), que du début du XXe siècle. Auparavant, on parlait de « plain-chant » ou de « chant ecclésiastique ».

Dans la très utile plaquette musicologique qui accompagne le coffret Sacred Music édité en 2009 par Harmonia Mundi, le commentateur affirme avec force que si saint Grégoire a bien réorganisé la liturgie, il n’est pour rien dans l’édification de ce chant. Certes, il a joué un rôle déterminant dans la fixation du répertoire mais aucun en qualité de technicien et moins encore de compositeur. Les nombreuses légendes qui courent sur Grégoire notant les neumes sous la dictée de l’Esprit-Saint incarné en une colombe, sont l’œuvre des carolingiens. Ce volatile aux dons multiples était déjà apparu lors du baptême de Clovis !

XIe siècle (et suivants)

. Chansons de troubadours.

Un choix : https://youtu.be/ZQwuRGnfmUQ

Le troubadour et la trobairitz sont des poètes/compositeurs musicaux de langue d’oc (Sud de la France) qui ont développé le chant courtois, entre la fin du XIe siècle et 1350. La Peste noire (si souvent évoquée en ces temps de pandémie), vers 1347-1352, donne le coup de grâce au mouvement.

Les troubadours interprétaient parfois leurs œuvres mais les déléguaient le plus souvent à des interprètes, les jongleurs ou ménestrels. C’est que cet art est né dans la haute noblesse avant de se répandre dans d’autres couches sociales, de gagner aussi l’Espagne ou le Nord de l’Italie.

Leurs thèmes de prédilection : la chevalerie, l’amour courtois.

Parmi les troubadours les plus connus : Jaufré Rudel, Marcabru, Bertrand de Born, Bernard de Ventadour…

XIIe siècle (et suivants)

. Chansons de trouvères.

Un choix ? Des œuvres du célèbre souverain Richard Cœur-de-Lion (en version de référence : Alla Francesca, 1996) :

Le trouvère et la trouveresse sont l’équivalent du troubadour côté langue d’oïl (Nord de la France). Ils adaptent le chant courtois du Sud vers la fin du XIIe siècle. Leur équivalent en Allemagne : les Minnesinger.

Trouvères célèbres : Adam de la Halle, Charles d’Orléans, Rutebeuf, Richard Cœur-de-Lion, Marie de France…

. PEROTIN (vers 1160-1230), Organum/Viderunt omnes :

par The Hilliard Ensemble.

Ce représentant de l’Ecole de Notre-Dame de Paris succède à son mentor Léonin et pousse son art plus loin, jusqu’à être l’un des fondateurs de la musique polyphonique en Occident. Il écrit pour trois ou quatre voix.

L’organum ? Le contrepoint, mais pas encore au sens moderne. On avait superposé au plain-chant un contrechant mais un nouvel art (qui sera ensuite nommé… Ars Antiqua !) impose le déchant à mouvement contraire (une voix monte, l’autre descend, et inversement).

Des musiciens contemporains (Steve Reich, Arvo Pärt) ont écrit des œuvres inspirées par la musique de Pérotin.

CHRISTINE :

En contrepoint, toutes les voix sont d’égale importance, l’exemple type étant le canon.

JEAN-PIERRE :

L’émergence de la polyphonie est un fait majeur. Elle va entraîner un enrichissement extraordinaire du langage musical et des progrès rapides dans le système de notation. Elle a une portée quasi philosophique dans la mesure où, avec elle, la musique s’approprie le temps comme l’un de ses matériaux constitutifs essentiels, jusqu’à presque se confondre avec lui. Plus question de s’abandonner au temps subjectif du chant grégorien. Les différentes voix s’entrelaçant, il faut contrôler les rencontres de notes. Les compositeurs en viennent très rapidement à classer les intervalles par famille.

XIIIe siècle

. Adam DE LA HALLE (vers 1240-1288), Rondeaux :

https://youtu.be/2VyhErO5Thw (Tant que je vivrai

ou https://www.youtube.com/watch?v=d8MbPkdIppc (Je meurs d’amour).

Le rondeau ? Une chanson à danser de forme simple, le chanteur et le chœur alternent sur le même air.

On doit aussi à Adam de la Halle Le jeu de Marion et Robin, l’ancêtre de l’opéra-comique ou de la comédie-ballet :

par l’Ensemble Perceval.

Cet artiste, un pré-Belge dans un sens élargi mais légitime (voir la note en bas de chapitre), vu qu’il est d’Arras, se situe au tournant entre la monodie et la polyphonie. Il est souvent perçu comme le dernier trouvère.

XIVe siècle

. Auteurs inconnus, La messe de Tournai :

Elle comporte six mouvements polyphoniques à trois voix : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei et Ite Missa est. Dans ce dernier mouvement, chaque voix dit un texte différent.

CHRISTINE :

« Différent » ! Comme quoi, ce n’est pas l’intelligibilité du texte qui primait dans ce type de musique.

. Guillaume de MACHAUT (vers 1300-1377), Messe de Notre-Dame :

https://youtu.be/mvIEA2dBKGA (à quatre voix)

par The Oxford Camerata

Machaut est le plus célèbre compositeur/écrivain français du XIVe siècle, il domine l’Ars Nova comme Pérotin a dominé l’Ars Antiqua. C’est un Champenois, partagé entre les mondes laïc (mécènes, Couronne de France) et ecclésiastique (comme chanoine de Reims).

Sont aussi à découvrir ses Ballades et Motets.

PS

Durant ce XIVe siècle, un théoricien, Philippe de Vitry, définit l’Ars Nova, qui voit « d’innombrables combinaisons rythmiques, quelquefois si audacieuses que l’on n’en reverra plus l’équivalent avant le milieu du XXe siècle » (L. Rebatet, op.cit.). Le mot contrepoint apparaît pour désigner « l’art de faire chanter simultanément deux ou plusieurs mélodies différentes » (idem).

XVe siècle

. Guillaume DUFAY (1397-1474), Messe de l’homme armé :

par The Oxford Camerata.

Un Bourguignon, sans doute né à Beersel ou Chimay, souvent associé à Cambrai. L’un des 4 ou 5 Grands de la Renaissance ?

. Johannes OCKEGHEM (vers 1420-1497), Chansons :

par Romanesque (Katelijne Van Laethem, etc.).

Né à Saint-Ghislain, en Hainaut, il semble avoir étudié à Anvers, il a vécu à Tours et Paris, il fut peut-être le professeur de la future étoile Josquin. Il y a chez lui un côté performance : un Deo Gratias à 36 voix, une messe à 2 canons différents chantés par 4 voix « deux par deux ».

A découvrir aussi ses 15 messes, dont 1 Requiem (le premier qui nous soit parvenu, celui de Dufay étant perdu).

. JOSQUIN DES PRES (vers 1450-1521), Miserere :

par The Hilliard Ensemble.

Le Miserere à 5 voix est un sommet de la musique religieuse.

Josquin, « Hennuyer de nation », est né du côté de Condé ou de Saint-Quentin, à l’actuelle frontière franco-belge. Plus célèbre compositeur européen du temps, entre Dufay et Palestrina, grand maître de la polyphonie vocale des débuts de la Renaissance, il a connu une gloire sans précédent, prolongée. Il n’a pas inventé de formes nouvelles mais élargi/enrichi celles qui existaient, comme personne. Ce qu’on dira un jour d’un Mozart.

A découvrir aussi…

Ses messes et ses grands motets.

Messe pange lingua (Tallis Scholars) :

L’homme armé (Tallis Scholars) :

Un motet ? Un petit texte = motetus en latin. Un genre où des paroles sont apposées sur les vocalises de l’organum.

JEAN-PIERRE :

Nous avons déjà rencontré une Messe de l’homme armé chez Guillaume Dufay. Même si certains lui attribuent une origine française, la source la plus ancienne de cette mélodie pourrait être un manuscrit napolitain du XVe siècle (Christine : la question reste ouverte !). Plus de trente messes y trouvent leur source, dont les plus célèbres, outre les deux composées par Josquin, sont celles de d’Ockegem et de Palestrina. A noter qu’en 1999, le compositeur gallois Karl Jenkins a produit L’homme armé, une messe pour la paix, à la mémoire des victimes de la crise du Kosovo.

Ma préférence va à la Missa « L’homme armé » sexti toni de Josquin, dans la version du Tallis Scholars déjà citée par Philippe. L’Agnus dei est particulièrement beau et le placement très savant des voix crée un climat étrange que certains ont rapproché de compositions minimalistes, comme celles de Philip Glass. Par moments, les voix se rapprochent de sonorités instrumentales et se fondent en un phénomène ondulatoire qui m’emporte bien au-delà de moi-même. A l’écoute de cette musique, on peut comprendre cette forme de fascination mêlée de méfiance qu’a toujours suscité la musique et que Rilke exprime si bien dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge

« Moi qui, depuis l’enfance, était si méfiant envers la musique (non parce qu’elle me soulevait plus fortement que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus là où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on prenait tout droit son essor, toujours plus haut, jusqu’à penser qu’on devait depuis un moment avoir à peu près atteint le ciel. »

Une grande école musicale flamande ?

On évoque l’école flamande de peinture comme une fierté nationale mais,de la Messe de Tournai à Josquin, en passant par Adam de la Halle, Guillaume Dufay ou Johannes Ockeghem (et l’on en passe assurément, comme ce Pierre de la Rue sans doute né à Tournai, ou Binchois, qui comme son nom l’indique est né dans la patrie des Gilles), que dire des arts musicaux dans la pré-Belgique ?Et l’on n’a pas encore évoqué Roland de Lassus (XVIe siècle) !

Clarifions ! J’entends par pré-Belgique et pré-Belge tout ce qui précède l’émergence d’un Etat belge appelé Belgique, après la révolution de 1830, tout en concernant nos territoires, parfois élargis quand une identité s’étendait jadis des deux côtés d’une frontière actuelle (cas des Hennuyers, des Limbourgeois, des Brabançons, etc.).

Ma fascination ne relève pas d’un délire nationaliste ou d’un anachronisme puéril. Non. La construction d’une identité, au sein d’une communauté (et une identité forte est ouverte, généreuse, elle protège des « identités meurtrières » évoquées par Amin Maalouf), devrait interpeller nos auteurs et nos politiques, les mener à une mise en valeur de ces génies. D’autant qu’ils ont tous vécu comme des Européens !

Ce cocorico est à prendre au second degré, en contrepoint de nos complexes (belge ou wallon), de notre identité délavée.

A contrario, un nom se détache, John DUNSTABLE, un Anglais (vers 1380-1453) ou Ecossais, plébiscité par le grand théoricien du XVe Tinctoris : il aurait été le mentor d’Ockeghem et de Dufay, entre autres, somme toute de notre vague dite franco-flamande, bourguignonne ou nordique. Des termes approximatifs. Si approximatifs que les Allemands la désignent comme l’école néerlandaise (écho aux anciens Pays-Bas d’avant la scission Nord/Sud, Grands Pays-Bas/Grande Belgique bourguignons puis espagnols dans le prolongement du duché de Basse-Lotharingie).

Emile Haraszti, un musicographe hongrois, considérait les musiciens dits flamands comme quasi tous wallons et sujets bourguignons. Lucien Rebatet (op.cit.) a quant à lui inventorié 70 compositeurs fameux des deux siècles renaissants : 19 Français (du royaume de France), 27 Wallons/Picards/Valenciennois/Cambrésiens (il reconnaît donc leur proximité identitaire et parle d’une « même terre »), 13 Flamands, 3 Hollandais. Il bute encore sur 8 cas mal définis… qu’il estime appartenir au même groupe belgo-nordique des 27 (qui seraient alors 35).

Rebatet offre d’autres clés de réflexion : Cambrai (en Picardie) et Dijon (en Bourgogne) étaient les centres musicaux du temps, loin devant Anvers, Louvain ou Malines ; la langue de tous ces musiciens était le français ; ils étaient « cosmopolites dans l’âme ».

JEAN-PIERRE :

Il faut bien admettre que le débat autour de l’Ecole musicale flamande est aujourd’hui quelque peu pollué. La notion d’Ecole néerlandaise (RW : « néerlandais » au sens ancien du terme, dans une acception très élargie donc) permet de mieux englober l’ensemble des musiciens originaires tant de Belgique et de Hollande, que du Nord-Ouest de la France. Si on tient compte des Français parmi eux et de la langue généralement utilisée par ces artistes, je préfère pour ma part la notion de musique ou d’école franco-flamande.

XVIe siècle

. Clément JANEQUIN (vers 1485-1558), Chansons polyphoniques :

par l’Ensemble polyphonique de France.

. Adrien WILLAERT (vers 1490 à Bruges ou Rumbeke-1562), Missa Christus resurgens :

par The Oxford Camerata/Jeremy Summerly.

Un cas édifiant ! Ce Flamand de l’école franco-flamande fera une glorieuse carrière en Italie, maître de chapelle de la basilique Saint-Marc à Venise, mentor d’Andrea Gabrieli, dont le neveu sera lui-même le professeur de Monteverdi. Un pré-Belge fondateur de l’école vénitienne !

A découvrir aussi : des motets, des messes, des madrigaux.

. Claude GOUDIMEL (vers 1505/1520-1572), Psaumes :

https://youtu.be/b1Qj3hvGA5s (un exemple).

. Antonio de CABEZON (1510-1566), Œuvres d’orgue :

par Sebastiano Bernochi.

. Philippe DE MONTE (1521-1603), Messe sine nomine (extraits) :

https://youtu.be/6sPFEhB95FU (Benedictus)

Né à Malines et mort à Prague. Une situation retrouvée pour de nombreux musiciens flamands, qui vont répandre la Bonne Parole musicale aux quatre coins de l’Europe durant des siècles.

. Giovanni Pierluigi da PALESTRINA (vers 1525-1594), Stabat Mater :

par The Tallis Scholars.

A découvrir aussi…

Messe Assumpta est (Tallis Scholars) :

Messe Papae Marcelli (Tallis Scholars) :

. Claude LE JEUNE (vers 1530-1600), Psaumes et motets :

https://youtu.be/XMpuksUkRmU (choix

par Les Pages et les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles/dir. Olivier Schneebeli.

Né à Valenciennes, Le Jeune est un Hennuyer.

A découvrir aussi : ses Chansons.

. Guillaume COSTELEY (1531-1606), Chansons polyphoniques :

https://youtu.be/yypxmK62RGk?list=OLAK5uy_m_NvnhBSvdNYiXLj4aiZlHGRGt_D_BFPE (Mignonne, allon voir si la roze).

. Roland DE LASSUS (1532-1594), Requiem à cinq voix :

par le Collegium Regale/Stephen Cleobury.

Parfois appelé Roland Delattre, Roland de Lassus est né à Mons. L’école franco-flamande a donc brillé du XIIIe au XVIe siècles ! Je suis fasciné par la vie européenne de nos musiciens durant quatre siècles, on les voit naître en Hainaut ou à Malines, etc., mais ils meurent en Allemagne, en Angleterre ou en Italie. La culture et l’art ont toujours une avance incommensurable sur les politiques.

Roland de Lassus a été vu comme « le prince des musiciens », un « Orphée belge », etc. Sans doute était-il encore considéré, peu après sa disparition, comme le plus grand musicien de tous les temps. En football, il en alla ainsi de Stanley Mathews, de Puskas ou di Stefano, délavés par une mémoire collective oublieuse qui semble désormais commencer son histoire avec Pelé ou Maradona selon les générations, écrasant ce qui précède. En cinéma, qui pour se souvenir qu’il fut une époque où Griffith était le plus grand cinéaste de tous les temps, un génie révolutionnaire ? 

A découvrir aussi…

Psaumes (Collegium Vocale Gent/Philippe Herreweghe) :

Motets, Lamentations de Job, Chansons polyphoniques

JEAN-PIERRE :

Le cosmopolitisme de ces grands artistes me fascine également.

La contrepartie était toutefois la sujétion à un grand protecteur, ce qui, souvent, n’allait pas sans heurts. Le cas de Roland de Lassus est assez exemplaire. Déjà très connu, il est engagé en 1556 par le duc Albert V de Munich. Les relations se tendent assez vite : le duc exige toujours plus d’œuvres nouvelles et surtout, il entend réserver ces œuvres exclusivement au répertoire de sa cour. Il interdit donc au compositeur de les publier, ce qui en restreint la diffusion de son vivant.

CHRISTINE :

N’allons pas croire pour autant que Roland de Lassus, une fois établi à Munich, n’est plus publié. Il le fut même encore après sa mort. Et il ne faut pas sous-estimer les publications des versions instrumentales de ses œuvres qui sont un formidable miroir de leur diffusion internationale (de même que pour ses collègues contemporains).

Concernant le « cosmopolitisme » de ces musiciens, je serais plus terre-à-terre : ils devaient trouver des employeurs ! Leurs choix étaient d’abord purement économiques.

. Andrea GABRIELI (vers 1533-1585), Œuvres pour orgue :

https://youtu.be/FLlQWVwlSjM (Toccata del nono tono).

Oncle de Giovanni et élève de Willaert.

. Marc Antonio INGEGNERI (1535-1592), Répons de la semaine sainte :

par les Chanteurs de Saint-Eustache.

Ingegneri est le maître de Monteverdi.

. Tomas Luis de VICTORIA (vers 1548-1611), Répons de la semaine sainte :

https://youtu.be/-1eBwKHr4_I?list=OLAK5uy_mmeU2eFMVddaZP_084Hwgdw6L-9ndajn8 (extraits) 

Le plus célèbre polyphoniste de la Renaissance espagnole.

. Emilio DE CAVALIERI (1550-1602), La rappresentazione di anima e di corpo :

par The Saint Peter’s Choir/Bach Collegium at Saint Peter’s/Dir. Balint Karos.

JEAN-PIERRE :

La Rappresentazione di anima e di corpo occupe une place à part dans l’histoire de la musique. Ni oratorio, ni opéra – ces deux genres n’existant pas encore, cette œuvre constitue la première tentative d’une telle ampleur de concilier action dramatique et musique.

J’aime particulièrement la version de René Jacobs parue en 2015. J’affectionne cet artiste : chacun de ses enregistrements est l’objet d’une recherche approfondie et surtout on ressent, par le placement des voix et la subtilité de l’interprétation, qu’il fut lui-même, dans une autre vie, un chanteur remarquable.

. Luca MARENZIO (1553-1599) : Madrigaux à 5 et 6 voix :

par le Concerto Vocale, avec le haute-contre René Jacobs, 1982 puis 1988.

. Giovanni GABRIELI (1557-1612), Œuvres d’orgue :

Avec son oncle, il représente l’école vénitienne.

. Jan Pieterszoon SWEELINCK (1562-1621), Œuvres d’orgue et de clavecin :

. Carlo GESUALDO (1566-1613), Madrigaux :

(Book 6, Ensemble Métamorphoses).

JEAN-PIERRE :

Herreweghe a récemment enregistré le Sixième livre de madrigaux à cinq voix de Carlo Gesualdo. Ce compositeur est un cas dans l’histoire de la musique : il est en effet l’auteur d’un double meurtre, celui de sa femme et de son amant.  Criminel mais aussi masochiste : il passa l’essentiel de sa vie en cruelles mortifications.

Dans un livre d’entretien avec Camille De Rijck, Herreweghe relativise, avec un délicieux détachement, la folie dont il est tentant d’accabler Gesualdo. Son comportement répondrait aux codes de l’époque, voire à des états psychiques alors très courants : noble d’ascendance espagnole, Gesualdo se devait de laver l’affront ; dans un contexte très religieux, son homosexualité explique ses tourments existentiels et leur apaisement par de longues séances de mortification. Original mais pas fou, Gesualdo nous rappelle la relativité de nos jugements et le danger d’interpréter le passé avec nos yeux d’aujourd’hui. Cela vaut pour l’histoire, qu’elle soit générale ou musicale, et, en filigrane, pour l’interprétation des œuvres anciennes, sur laquelle nous reviendrons.

. Les virginalistes anglais (fin du XVIe-début du XVIIe),

par Lionel Rogg (adaptation sur clavecin et orgue de table).

William Tisdale, William Byrd, John Bull, Orlando Gibbons, etc. sont des compositeurs de musique pour clavier (le virginal). Hors de l’Angleterre, le Hollandais Sweelinck et l’Allemand Scheidt ont été associés au mouvement.

. L’école anglaise de madrigaux (vers 1588-1627) : un choix :

par The Cambridge Singers.

Les madrigaux anglais sont a capella et souvent pour 3 à 6 voix. Beaucoup ont été composés par des virginalistes évoqués supra (Bull, Gibbons, Byrd).

Interview de Christine BALLMAN

RW :

Ta thèse de doctorat, à l’ULB, portait sur Roland de Lassus, dont nous avons parlé supra. A quand remonte ton inclination pour cette musique, cette époque, ce musicien ?

CHRISTINE :

Dès avant mes études de guitare au Conservatoire de Bruxelles, j’ai collaboré régulièrement avec la Monnaie. J’y ai rencontré Monteverdi, Cavalli… et fait connaissance avec des luthistes, dont Michael Schaeffer, professeur en Allemagne. L’étude du luth, à Cologne, m’a mise en contact avec la musique ancienne et les divers problèmes musicologiques liés à l’instrument (lecture de textes en vieux français et autres langues, lecture des manuscrits, travail de recherche en bibliothèque pour retrouver les sources originales, divers types de notation, etc.). Ce qui m’a amenée à étudier en parallèle la musicologie.

Lors de mes choix de mémoire puis de doctorat, je me suis tournée logiquement vers la musique de luth. Son répertoire est tripartite : musique vocale retranscrite pour l’instrument (avec ajouts ornementaux et transformation plus ou moins importantes), musique de danse et musique dite « abstraite » (comme les fantaisies).

Mon intérêt pour la polyphonie m’a fait travailler principalement sur le rapport entre le vocal et l’instrumental et sur le rôle de cette musique vocale dans le développement d’une véritable musique instrumentale. Et la figure de notre compatriote Lassus s’est imposée.

J’avais cependant déjà un goût pour la musique du XVIe siècle dès l’académie alors que je jouais de la musique pour luth transcrite à la guitare.

Ces travaux de recherche m’ont fait découvrir de l’intérieur toute la richesse de ce répertoire et son importance cruciale dans le développement de la musique classique occidentale jusqu’à aujourd’hui.

RW :

Penses-tu qu’on puisse apprécier ces musiques sans avoir été élevé dans le sérail ? Peut-on écouter des chants grégoriens sans rencontre in situ ? Peut-on appartenir au grand public et percevoir les subtilités des Pérotin, Dufay et autres Josquin ? Quel mode d’approche préconises-tu ?

CHRISTINE :

Oui, assurément. Je pense qu’on a aujourd’hui grandement tort de compartimenter les différents types de musique. Être obligé d’écouter Musiq3 pour entendre du classique fait que certaines personnes n’ont aucune idée de ce genre de musique et ont tendance à la repousser par simple méconnaissance.

Un de mes élèves, avancé et doué, jouait du Villa-Lobos, un morceau entendu le matin même à la radio. Je lui en fis la remarque, pensant que cela l’encouragerait, et sa réponse fut : « Musiq3 ! Mais personne n’écoute ça ! ». Il avait neuf ans d’académie derrièrelui !

Je me souviens d’une époque où passaient du Vivaldi, du Mozart ou du Bach entre les chansons sur la première chaîne de la radio. Époque de Robert Wangermée, qui estimait que le service public (qu’il dirigeait à ce moment-là) se devait d’informer pour un tiers, d’amuser pour un autre tiers, le reste étant d’« éduquer ». Si le classique ne vous plaisait pas, cela ne durait pas longtemps mais, en attendant, cela permettait à tout un chacun de faire connaissance avec ce répertoire et de créer peut-être l’envie d’aller plus loin. Nous vivons dans un monde compartimenté à tous niveaux, qui divise la société au lieu de la rassembler, qui provoque des ghettos socio-culturels.

RW :

Comme je partage ton analyse ! Je tente, d’ailleurs, dans mes romans ou comme médiateur, de me conformer au cahier de charges du grand Wangermée (que j’ai revu récemment, en exhumant des archives de la Sonuma).

Ce que tu dis est fondamental : cette création de niches est une horreur pour le mieux-vivre citoyen. Chacun cultive sa vérité dans son coin sans se confronter, ce qui est pourtant le mode d’accès au savoir, au développement. Où est le temps où la télévision (il reste Arte, soit !) jouait un rôle pédagogique, citoyen majeur ? Tout le monde ou presque, fin 60/début 70, écoutait de la chanson française, du rock, du jazz ou de la musique classique, allait peu ou prou au théâtre, au cinéma ou à l’opéra, découvrait la vie dans les pays lointains ou les mœurs des animaux, suivait un débat sur tel ou tel thème politique ou sociologique, etc. Les partisans de Trump, qui vivent dans une réalité parallèle, arc-boutés à des médias underground complotistes, extrémistes, constituent l’ultime (en attendant pire) démonstration de l’atroce dérive.

CHRISTINE :

Ceci étant dit, il suffit souvent de se laisser porter par la musique sans a priori pour arriver à en profiter, à la savourer quel que soit le niveau culturel de départ. Si le chant grégorien prend une dimension peut-être plus complète quand il est écouté dans une église, il est toutefois aussi écoutable et appréciable chez soi. Et il en va ainsi de toutes les musiques. Nous vivons dans un monde de l’image, du cinéma, et il est difficile peut-être pour certaines personnes de ne pas avoir toute la panoplie – image, son et récit – pour les aider à ressentir la seule musique.

En parlant de cinéma, avez-vous déjà remarqué que, dans les films qui se passent au Moyen Âge, on entend généralement de la musique baroque (tout à fait anachronique) ? Cela non plus n’aide pas la culture. Il faut aussi savoir prendre le temps, ce qui n’est pas le fort de nos contemporains, même si c’est à la mode !

RW :

Le peu d’intérêt porté dans nos programmes scolaires mais dans nos créations aussi (films, séries, romans, etc.) à tant de musiciens brillants appartenant à notre pré-histoire (l’histoire belge commence en 1830, je le répète) me laisse sans voix. En est-il de même chez nos voisins européens ?

CHRISTINE :

Je crains que la mondialisation soit passée par là. Mais, dans certains pays comme la Grande Bretagne ou l’Allemagne, cette culture reste sans doute plus actuelle.

RW :

Un commentaire sur notre dossier ?

CHRISTINE :

Il est très difficile guider les personnes vers tel ou tel type de musique, vers telle ou telle interprétation, de résumer en quelques lignes le foisonnement de questionnements, d’expériences et d’aléas de la vie des compositeurs ; le choix même des compositeurs et des interprètes peut être plus ou moins subjectif. Il n’en reste pas moins qu’il faut commencer quelque part. En ce sens, ce dossier est un bon début qui, je l’espère, mènera ses lecteurs à une saine curiosité.