VERS UNE DISCOTHÈQUE IDÉALE

Un feuilleton en 6 épisodes,
animé par Philippe REMY-WILKIN et Jean-Pierre LEGRAND,
le premier à la mise en place, le second au contrepoint et à l’approfondissement.
« La musique a pour muse Euterpe, pour dieu Apollon, pour déesse Hathor, pour fées l’imagination, le rythme, l’enfance, les sortilèges, la rêverie. La musique allie des composantes qui semblent éloignées, la lumière du jour et les ténèbres nocturnes, la construction architecturale et la fulgurance intensive, la rigueur et le songe, l’essence mathématique et la poésie, la technique et le sauvage. »
(Véronique Bergen, Martha Argerich, l’art des passages, Samsa, Bruxelles, 2021).
AVANT-PROPOS
Nous avons décidé de tenter de nous/vous offrir une synthèse des œuvres référentielles de l’Histoire musicale écrite occidentale, une synthèse assez large et éclectique, mais qui restera nécessairement approximative.
Elle débute avec le chant grégorien et s’achève avec la musique contemporaine. Elle insert des œuvres qui marquent une évolution de la musique, qui offrent une qualité intrinsèque supérieure ou qui ont acquis une reconnaissance populaire.
Prenons Debussy. Le grand public retiendra Arabesque n°1 ou Clair de lune, la critique pointera La mer, Pelléas et Mélisande ou L’après-midi d’un faune, nous nous intéresserons à TOUTES ces œuvres. Prenons Boccherini. Le grand public retiendra son Menuet, la critique pointera ses Quintettes pour instruments à cordes. Etc.
J’assumerai la partie plus encyclopédique, ne possédant nullement la finesse d’analyse de mon collègue Jean-Pierre Legrand, dont chaque contrepoint constituera un approfondissement. Ayant en sus la chance de vivre entouré de musiciens et d’experts, je vais recourir aux observations/contrepoints de plusieurs de ceux-ci.
(III)
CLASSICISME
(XVIIIe et XIXe siècles)
Avec la participation exceptionnelle de
Judith ADLER DE OLIVEIRA
(compositrice, musicologue, pédagogue),
Jean-Pierre DELEUZE
(compositeur, membre de l’Académie royale, professeur d’écritures et d’écritures approfondies au Conservatoire de Mons),
Olivier DE SPIEGELEIR
(pianiste, conférencier, directeur de l’Académie de musique d’Uccle).
Vu la richesse, quantitative et qualitative, des interventions dans ce troisième épisode, nous avons résolu de le transformer en dossier décomposé en 4 articles, cet article/socle renvoyant à trois approfondissements livrés par nos invités experts.
Pour y voir plus clair à propos de l’ère classique…
une interview de Judith ADLER DE OLIVEIRA :
. Christoph Willibald GLUCK (1714-1787), Orphée et Eurydice :
(Orchestre révolutionnaire et romantique/Monteverdi Choir).
Ou un extrait, Che faro senza Euridice ?, avec Pavarotti :
Phil RW :
Cet opéra est l’œuvre de Gluck la plus connue, et il est très beau. Notre coup de cœur absolu, pourtant, va à Iphigénie en Tauride, dont un passage rallie nos suffrages.
Jean-Pierre LEGRAND :
« Honorez avec moi ce héros qui n’est plus
Du moins qu’aux mânes de mon frère
Les derniers devoirs soient rendus !
Apportez-moi la coupe funéraire ;
Offrons à cette ombre si chère
Les froids honneurs qui lui sont dus. »
Un récitatif, très court, mais Mireille Delunsch y est sublime.
Phil RW :
La même version (Les Musiciens du Louvre et leur chœur, dirigés par Marc Minkowski) nous emporte :
J’y ajoute ma version CD par l’Orchestre de l’opéra de Lyon/Monteverdi Choir/John Eliot Gardiner, 1985.
Une nuance nous sépare : Jean-Pierre est enchanté par le récitatif, moi davantage par les notes musicales qui se faufilent entre celui-ci et le chœur des prêtresses, par ce dernier aussi, l’air d’Iphigénie qui suit, la répétition du chœur encore. Quoi qu’il en soit, une fin somptueuse de l’acte II (vers la 57e minute). D’autant plus somptueuse qu’elle est précédée par un autre point d’acmé de l’œuvre de Gluck, l’aria Ô malheureuse Iphigénie :
(Chantal Santon-Jeffery soprano/Purcell Choir/Orfeo Orchestra conduit par György Vashegyi).
A découvrir aussi, d’autres opéras :
Alceste, Pâris et Hélène, Iphigénie en Aulide.
. Joseph HAYDN (1732-1809), La création :
(Philharmonique austro-autrichienne Haydn de Vienne/Michael Grohotolsky et Chœur de chambre/Adam Fischer, avec Annette Dasch et Thomas Quasthoff, etc.)
Phil RW :
Inspiré par les oratorios baroques de Haendel, entendus lors d’un voyage en Angleterre, Haydn a mis le meilleur de lui-même dans cet oratorio classique, au point d’en tomber malade.
Jean-Pierre LEGRAND :
Haydn composa La création sur un livret ramené de son séjour anglais, qu’il fit traduire en allemand. Inspiré de La genèse et du Paradis perdu de Milton, le sujet est traité dans l’esprit des Lumières et reflète assez bien les options philosophiques de Haydn, franc-maçon tout comme Mozart : son Dieu est très éloigné du Furieux de l’Ancien testament. Si on en croit René Jacobs, l’œuvre fit d’ailleurs grincer les dents catholiques car, à bien y regarder, il n’est que très peu question du péché originel engageant l’humanité tout entière dans la culpabilité. Il y a même quelque chose de dionysiaque dans la joie et la plénitude d’Adam et Eve. Ceci est d’ailleurs assez frappant dans leur duo de la troisième partie. Après avoir expédié la louange due au Seigneur, Adam se tourne vers Eve et entonne joyeusement :
« Le premier devoir est maintenant rempli, nous avons remercié le Créateur. Suis-moi maintenant, compagne de ma vie ! Je te conduis et chaque pas éveille de nouvelles joies dans notre cœur, nous montre les merveilles de toutes parts ».
Bref, assez causé de Dieu, maintenant, à nous ! On imagine que certains levèrent un sourcil…
Ma version de référence est celle de René Jacobs, parue en 2009. Chacun de ses enregistrements est à la fois inspiré et informé, celui-ci ne fait pas exception : le placement admirable des voix, l’articulation avec l’orchestre nous rappellent que René Jacobs a d’abord été un immense chanteur, une expérience qui nourrit aujourd’hui sa direction.
A découvrir aussi…
Les saisons
(Sigiswald Kuijken/La petite bande).
Jean-Pierre LEGRAND :
Dix ans après La création et dans la continuité de celle-ci, l’un des derniers chefs-d’œuvre de Joseph Haydn. Pour cette œuvre, ma préférence va à Herreweghe, encore magnifiquement accompagné par l’orchestre des Champs-Elysées et, mieux encore, par l’excellent Collegium Vocale Gent.
Phil RW :
Intéressante vidéo d’explicitations sur cette version :
Symphonies de Londres (Le miracle, La surprise), de Paris (La reine)
Jean-Pierre LEGRAND :
Le XIXe siècle nous a légué l’image peu enthousiasmante d’un « papa Haydn » sage et peu inventif. C’était une injustice. Si, comme tous les musicologues d’aujourd’hui le rappellent, il n’a inventé ni la symphonie ni le quatuor, il leur a donné des lettres de noblesse. Dans sa centaine de symphonies, toutes ne sont pas inoubliables mais les pépites abondent, révélant un talent imaginatif et, par son exploration de toutes les tonalités, bien plus audacieux qu’on ne l’a souvent dit.
Une belle intégrale a récemment été publiée par Decca. Elle reprend la quasi-intégrale de Christopher Hogwood, qu’elle complète avec des enregistrements de Franz Brügen et Ottavio Dantone, le tout sur instruments d’époque. A l’écoute, l’ennui est cependant parfois au rendez-vous et, à tout prendre, je préfère la vieille version d’Antal Dorati sur instruments modernes. Je recommande également les symphonies londoniennes par Marc Minkowsky, en compagnie des Musiciens du Louvre : son énergie est communicative.
De toutes les symphonies de Haydn, ma préférée est la symphonie n° 7 (Le Midi), dans la version de Sigiswald Kuijken et, plus précisément encore, son deuxième mouvement (Recitativo Adagio). Le grand musicien commente ainsi ce mouvement insolite :
« (…) une ravissante rareté notée Recitativo, où, à la manière de l’Opera Seria, le violon solo déclame tel un chanteur un texte (inexistant), interrompu et commenté par l’ensemble ».
On ne peut mieux décrire cet instant hors du temps où la musique, pourtant dépourvue de mots, délivre une parole. J’y retrouve, aussi fugacement que le souvenir d’un rêve au hasard d’une journée, le climat d’une passion ou d’une cantate de Bach.
Phil RW :
Une version de la 7 par Christopher Hogwood :
La musique sacrée
Jean-Pierre LEGRAND :
Elle comporte d’incontestables chefs-d’œuvre, dont deux messes. La Missa sanctae Caeciliae (que j’adore dirigée par Simon Preston) marque le début de l’œuvre sacrée de Haydn. Le credo comporte trois divisions dont un magnifique Et incarnatus est suivi d’une poignante évocation de la crucifixion. Plus belle encore, la Missa in tempore belli, composée en 1796, est une œuvre tardive, que d’aucuns rapprochent de la Grande Messe en ut mineur de Mozart (que Haydn admirait beaucoup). Son très beau Qui tollis s’ouvre sur un solo de violoncelle aux accents presque romantiques. Bernstein en a gravé une version superbe que je recommande d’autant plus que, si j’apprécie beaucoup les interprétations sur instruments d’époque, je trouve regrettable que cette vogue – justifiée – ait un temps fermé ce répertoire aux ensembles symphoniques modernes. Bernstein donne à cette partition une force que n’atteignent pas toujours nos amis baroqueux :
Sonates pour piano
Quatuors à cordes
Jean-Pierre LEGRAND :
A mes yeux, ils constituent le cœur de l’œuvre de Haydn. Il en a composé 58 (Phil : 68 si l’on suit le raisonnement très argumenté de Jean-Pierre Deleuze, voir plus loin). Tous s’écoutent avec plaisir et les chefs-d’œuvre ne sont pas rares. Le raffinement mais surtout l’intensité de l’expression annoncent le Beethoven des quatuors Razumovsky tout en évoquant aussi la mélancolie douce-amère des plus belles pages mozartiennes.
Si vous n’écoutez qu’un CD, alors, sans hésiter, ruez-vous sur les quatuors de l’opus 77 interprétés par l’ensemble Mosaïques. Haydn a 70 ans et fait ses adieux au genre. Le troisième, resté inachevé, est marqué par une poignante tristesse confinant à la mélancolie. Les Mosaïques, fondés par l’excellent violoncelliste Christophe Coin, se surpassent dans ces quatuors dont ils ont enregistré la quasi-intégralité. L’intégrale du quatuor Festetics est également remarquable par sa dynamique. Ces deux quatuors jouent sur instruments d’époque, ce qui leur donne une sonorité incisive et douce si particulière. Je préfère toutefois les Mosaïques qui, dans les mouvements lents (ah, les mouvements lents de Haydn !) apportent un surcroit de poésie.
Pour en savoir bien davantage sur les quatuors de Joseph HAYDN…
un approfondissement de Jean-Pierre DELEUZE :
. Luigi BOCCHERINI (1743-1805), Menuet :
Phil RW :
Tout le monde connaît ce célèbre morceau, qui finit par escamoter la réalité d’un compositeur parmi les plus importants de son temps côté musique de chambre pour cordes.
A découvrir, surtout…
Quintettes.
Phil RW :
Ma version CD : 3 quintetti dédiés à la nation française opus 57 (2, 3 et 6), Patrick Cohen au piano forte, Quatuor Mosaïques, 1990-92.
Judith ADLER DE OLIVEIRA :
Boccherini est certes reconnu par les aficionados pour sa contribution prolixe et marquante au répertoire pour cordes, ainsi que pour son écriture pour violoncelle (redoutablement exigeante !). La douzaine de concertos et la trentaine de sonates pour violoncelle solo qui nous sont parvenues constituent l’un des fondements du répertoire pour violoncelle.
Cependant, dans l’esprit du public, Boccherini est souvent éclipsé par l’ombre écrasante d’un Mozart ou d’un Haydn. Alors, tous les moyens sont bons pour remettre en lumière la singularité de tels compositeurs ! Sur la recommandation du critique Stéphane Renard, j’ai eu vent d’un disque Boccherini par Sonia Wieder-Atherton*. Dans Cadenza, la violoncelliste opte pour une approche radicale et innovante : elle se passe d’orchestre, la musique étant soumise à une épure qui opère comme un agent révélateur. La partie violoncelle, conservée intacte, est associée au violon, au cymbalum, parfois aussi à la contrebasse et au basson, dans un arrangement délicatement ciselé pour souligner les contours de la partie de violoncelle. En pointillés, l’évocation d’une Andalousie onirique à travers une cadence inspirée des Sketches of Spain de Miles Davis et les sonorités sélectionnées par la percussionniste Françoise Rivalland. Allusion d’une grande pertinence : le compositeur italien est décédé en Espagne, et l’on retrouve des couleurs ibériques dans nombre de ses œuvres (fandango, zarzuela, séguedille, folia). Enfin, le CD comprend des cadences de compositeurs aussi variés que Haendel, Stravinsky, Kurtäg… et de Sonia Wieder-Atherton elle-même, nous offrant un face à face avec des personnalités musicales d’horizons temporels variés ! Outre la beauté du jeu, cette expérience musicale possède l’immense mérite de remettre en lumière ce cher Boccherini. Et le menuet ne figure même pas sur le CD !
(*)
Pour en savoir plus sur Sonia Wieder-Atherton…
Ecouter :
Commander ou télécharger :
https://outhere-music.com/fr/albums/cadenza
Lire un article paru dans L’Echo :
. Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791), Concerto pour piano n° 21 :
(couplé avec le beau concerto n° 23 ; Rudolf Serkin au piano, Claudio Abbado à la direction du London Symphony Orchestra, Polydor, 1983).
Phil RW :
Le 21, c’est la musique d’Elvira Madigan, drame historique romantique scandinave, qui a bouleversé mes 20 ans.
Jean-Pierre LEGRAND :
Decca propose à petit prix une excellente intégrale des concertos pour piano par Alfred Brendel. Parmi ceux-ci, pas un n’est à négliger mais celui qui me touche le plus est le concerto n° 9 (Jeunehomme). On ne sait pas grand-chose de cette demoiselle Jeunehomme, jeune pianiste française de passage à Salzbourg. Mozart en fut-il amoureux ? Mystère. L’andantino rappelle les caractéristiques mélodiques de ses opéras : sensible et frémissant. Le chant du piano semble un aveu. Miracle de l’art : 250 ans plus tard, Mademoiselle Jeunehomme ne se résigne pas à nous quitter. Quelques notes de musique tracent toujours dans l’air sa gracile silhouette.
L’intégrale de Decca nous ménage une très bonne surprise : le concerto n° 7 (Lodron) pour 3 pianos réunit les sœurs Labèque et Semyon Bychkov, dans une complicité totale : sensibilité, rythme, entrelacs virtuoses. C’est la meilleure version que je connaisse. Par moments, on dirait du Bach.
Parmi tant de chefs-d’œuvre à découvrir…
Requiem
(von Karajan)
Phil RW :
Ma version CD est celle du Wiener Philh./dir. Karl Böhm.
Judith ADLER DE OLIVEIRA :
Le Requiem, tout le monde le connaît. Son Lacrimosa berce les âmes et embrasse les cœurs, roulant ses flots amers à travers les salles de concert et les publicités de parfums et de café. Les multiples rumeurs autour du Requiem se sont répandues dès la genèse de cette composition et n’ont cessé de se démultiplier, habillant l’œuvre mystique d’un voile de mystère supplémentaire. Magistral, le film Amadeus cristallise cette quasi-légende.
1791 : année exceptionnelle pour Mozart, qui compose sa Cantate maçonnique, les opéras La clémence de Titus et La flûte enchantée, le Requiem, qu’il laissera inachevé, surpris par la faucheuse. Il est à ce moment-là isolé, endetté et malade. Constance hérite des dettes de son mari et ne peut se permettre de rembourser l’avance du commanditaire du Requiem, le comte Franz Walsegg. En secret, elle intime donc à Joseph Eybler et Franz Xavier Süssmayr, deux élèves de Mozart, d’achever l’œuvre de leur maître. Ils vont jusqu’à imiter l’écriture de Mozart en complétant le manuscrit.
Les deux élèves ont donc entre les mains l’Introït et le Kyrie, entièrement de la main de Mozart, et une ébauche (voix et indications) pour chacun des autres mouvements. Le Dies Irae, le Tuba Mirum, le Rex Tremendae, le Recordare et le Confutatis sont largement de la main de Mozart, les indications ayant été suffisantes pour compléter les pièces. Le bien-aimé Lacrimosa n’est cependant qu’à peine esquissé. La veille de sa mort, le 4 décembre, il semblerait que Mozart ait organisé une première répétition : à son chevet, 3 chanteurs. Ils se seraient interrompus au Lacrimosa, dont huit mesures avaient été tracées sur le papier. Sentant ses forces le quitter, Mozart aurait confié oralement à Sussmayr les informations nécessaires pour finir la composition. C’est celui-ci encore, l’élève le plus inspiré de Mozart, qui compose les parties les plus lacunaires : le Sanctus, le Benedictus et l’Agnus Dei, en s’inspirant des thèmes tirés du Requiem ou d’œuvres de jeunesse.
De cela, il faut retenir que le Requiem est bien de Mozart, qui en aurait confié la trame et les instructions à ses élèves les plus fidèles qui, tout pétris de son esthétique, se sont employés à remplir les parties manquantes.
Grand-messe en ut mineur
Phil RW :
Ma version CD : Herbert VK/Philh. Berlin, avec Barbara Hendricks, 1982.
La flûte enchantée
Phil RW :
Ma version CD : Karajan/Berliner Philh., Karin Ott.
Don Giovanni
Phil RW :
Ma version CD : Carlo Maria Giulini, Phil Orchestra et Choris, Sutherland, Schwarzkopf, etc., 1961-87.
Cosi fan tutte
Noces de Figaro
Phil RW :
Ma version CD : Opera Collection, Nikolaus Harnoucourt, 1994-96.
Jean-Pierre LEGRAND :
L’œuvre de Mozart est foisonnante et touche à quasi tous les domaines. Mais, à mes yeux, c’est dans l’opéra qu’il s’est le mieux exprimé.
Outre la célèbre Flûte enchantée, les trois opéras fruits de sa collaboration avec le librettiste Lorenzo Da Ponte (Les noces de Figaro, Don Giovani et Cosi fan tutte) sont le plus souvent représentés. Da Ponteest un véritable personnage de roman. Homme de lettre, libertin, c’est un aventurier à l’image de ceux qui sillonnent alors l’Europe, dont Casanova dont il croisera d’ailleurs la route.
Cosi fan tutte est mon préféré de la série : il mêle la farce à la poésie la plus éthérée ; sa construction toute en subtilité suit au plus près l’évolution psychologique des personnages. Deux autres opéras me séduisent tout particulièrement : l’un au cœur de la carrière de Mozart – Idomeneo – l’autre à sa toute fin : la Clemenza di Tito. Ce sont deux opéras seria, ce qui peut surprendre pour la dernière œuvre de Mozart composée quasi en même temps que La flûte enchantée.
Idomeneo est influencé par la « réforme gluckiste » et sa mise en valeur des chœurs. C’est aussi une œuvre très représentative de l’Aufklärungen ce qu’elle interroge de manière subtilement critique le rapport à Dieu et le fanatisme religieux.
La Clemenza di Tito, œuvre ultime de Mozart, a longtemps été délaissée. Elle suscite un regain d’intérêt. Le génie de Mozart est à son apothéose et déploie des trésors mélodiques. Pour la musicologue Florence Badol-Bertrand, cet opéra est également l’occasion de tordre le coup à un très vieux canard : un Mozart délaissé et oublié à la fin de sa vie. Au moment de sa mort, il était l’un des compositeurs les plus sollicités de son époque : la première de son dernier opéra à Prague le jour même du couronnement de l’empereur Léopold II, et les émoluments exceptionnels qu’il perçut à cette occasion, contredisent la légende.
Phil RW :
Un lecteur pressé pourrait croire que les propos de Judith et Jean-Pierre sont contradictoires et ils ne le sont pas. Mozart, à la fin de sa vie, gagnait beaucoup mais dépensait plus encore, il était apprécié et sollicité encore mais rejeté par une aristocratie qu’il avait voué aux gémonies comme franc-maçon acquis aux idées d’égalité, etc. Tout est à nuancer dans la légende et la contre-légende. Jusqu’à l’image de la fosse commune. Qui était alors dévolue à la bourgeoisie moyenne. Quant à l’empoisonnement, fadaises !
Jean-Pierre LEGRAND :
René Jacobs a enregistré la série Da Ponte ainsi qu’Idomeneo et La Clemenza chez Harmonia Mundi. Autant de versions de référence.
Ave verum
Exultate, jubilate (motet)
Quintette pour clarinette et cordes en la majeur K. 581
(Michel Portal/Quatuor Cherubini).
Quintette pour cordes en sol mineur
Judith ADLER DE OLIVEIRA :
Je ne résiste pas à partager une petite curiosité musicale. Mozart, comme certains de ses contemporains, fut fasciné par un instrument qui connut une vogue brève mais immense : l’harmonica de verre.
Celui-ci a été inventé par Benjamin Franklin en 1761, sur base des verres musicaux. Composé de bols de cristal encastrés les uns dans les autres pour former un clavier rotatif, il se joue avec les doigts mouillés. Une aura de mystère et d’étrangeté entoure cet instrument à la sonorité éthérée : Franz Anton Mesmer en jouait parfois lors de ses séances de magnétisme (c’est d’ailleurs là que le père de Mozart a pu l’entendre pour la première fois) ; un décret de police va interdire l’harmonica de verre dans certaines villes d’Allemagne, au prétexte que les sons qu’on en tire déchaînent les animaux, provoquent des accouchements prématurés, et conduisent à la folie ; la plus célèbre virtuose fut Marianne Kirchgessner, qui était aveugle et mourut précocement. En réalité, ce sont les risques de saturnisme, liés au contact prolongé avec le plomb contenu dans le cristal, et la sensibilité accrue des épileptiques aux fréquences émises par l’instrument qui sont à l’origine de ces étranges manifestations.
Hormis Mozart, qui lui dédie sa dernière œuvre de musique de chambre en 1791, d’autres compositeurs écrivent pour cet instrument : Johann Adolphe Hasse, Antoine Reicha, Johann Friedrich Reichardt, Johann Gottlieb Naumann, Ludwig van Beethoven, Salieri et bien d’autres nous laissent 400 pièces classiques auxquelles s’ajoute du répertoire contemporain.
Mozart a notamment composé un Adagio, KV. 356 pour harmonica de verre seul, ainsi qu’un Adagio & Rondo, KV. 617 pour quintette (harmonica de verre, flûte, hautbois, alto et violoncelle). Thomas Bloch* a largement contribué à la réhabilitation de cet instrument.
A écouter à vos risques et périls ! Le bruit court qu’il peut faire basculer dans la folie l’auditeur trop aventureux. Lucia de Lamermoor peut en témoigner…
(*) L’interprétation de Thomas Bloch :
Concerto pour clarinette
Judith ADLER DE OLIVEIRA :
Le concerto pour clarinette en la de Mozart est l’une des mes premières émotions symphoniques. J’en ai d’abord découvert le second mouvement, sur un disque reçu pour mes neuf ans. Le thème, irrésistible, offre un lyrisme mêlé de résignation mélancolique.
C’est le dernier des 43 concertos de Mozart, et le seul pour clarinette – et pas n’importe quelle clarinette ! Il était destiné à être joué sur la clarinette de basset inventée par le célèbre clarinettiste Anton Stadler, ami de Mozart. Le registre de cette clarinette est un peu plus étendu dans les graves que celui de la clarinette en la, mais les éditeurs ont préféré adapter les parties graves de manière à ce qu’une clarinette en la traditionnelle puisse les jouer. D’ailleurs, la version pour clarinette de basset est perdue. Quant à l’instrument, il n’existe pour ainsi dire même plus…
Symphonies « Jupiter » en ut majeur et « Prague »
Jean-Pierre LEGRAND :
Les symphonies, globalement, peinent à m’embarquer. A quelques exceptions près. Pourtant… Mon entrée dans le monde mozartien se fit tout jeune avec la symphonie concertante pour violon et alto, interprétée par David et Igor Oïstrakh, que ma mère adorait : je fus conquis par la douce poésie qui s’en dégageait. Mais encore… La toute première symphonie (K 16 en mi bémol majeur), résonne chez moi d’un écho particulier. Mozart la composa à 8 ans. Dans son très simple andantino, un petit motif souligné à la contrebasse revient inlassablement. Machinalement, j’ai un jour fredonné sur lui le petit nom de ma fille disparue… comme si ces quelques notes l’attendaient.
Petite musique de nuit
Phil RW :
Un air populaire mais…
Musikalisches Würfelspiel/Jeu de dé musical, K.516f
Judith ADLER DE OLIVEIRA :
Cette petite pièce témoigne de l’existence de pratiques ludiques dans le domaine de la composition musicale. Mozart et Stadler, l’un de ses contemporains, auraient chacun réalisé une partition de ländler (« petite valse ») dont chaque mesure se jouait au coup de dé. Cette pièce ludique reflète la dimension très stéréotypée du ländler, qui ouvre la porte à un jeu combinatoire étonnant, ayant pour effet collatéral de développer l’oreille harmonique du musicien.
Le mode de fonctionnement ? La partition est constituée d’une suite de mesures numérotées, dont les numéros sont repris dans un tableau à deux entrées. Sur l’axe Y, le chiffre obtenu au dé. Sur l’axe X, les 8 mesures à remplir du ländler (lettres A-H). Au premier coup de dé, si l’on obtient 5, nous irons donc dans la première colonne (premier coup de dé), 5e case (résultat au dé) pour y retrouver le numéro de la mesure à jouer. L’attribution de la partition à Mozart est encore discutée, mais l’existence de tels jeux musicaux a le mérite de refléter le caractère stéréotypé du langage tonal.
. Ludwig VAN BEETHOVEN (1770-1827), sonate pour piano 29/opus 106 Hammerklavier :
Phil RW :
Ma préférée du moment ! Dans sa version Richter, mais j’écoute souvent les versions CD de Gulda (1967) et de Schnabel (années 30). « Injouable, disait-on. » Prédilections pour les mouvements 3 (sublime Adagio sostenuto !) et 4 (Largo).
32 sonates !
Phil RW :
Un monument. 11h25’ de musique !
Sur les pas du pianiste belge Olivier De Spiegeleir, je les ai toutes écoutées lors de 8 concerts exécutés à l’église Saint-Marc d’Uccle. Une sacrée immersion ! Et une révélation ! Accompagnées d’une anecdote : avant l’un des concerts, je croise l’interprète dans les coulisses, il m’avoue avoir près de 40° de fièvre… avant de livrer une prestation impeccable, enluminée d’un supplément d’âme (de don ?).
Voici un souvenir (sonate opus 27/2, la 14e, dite Clair de lune) de ces soirées :
Hans von Bülow parlera pour cette série des 32 sonates (composée tout au long de 27 ans) de « Nouveau Testament de la musique », étant entendu que l’Ancien était Le clavier bien tempéré de Bach.
Arrau a enregistré une intégrale :
Mais j’ai surtout beaucoup écouté une sélection d’enregistrements d’Alfred Brendel réalisés entre 1971 et 1978, des CD consacrés aux sonates 8, 14, 15, 17, 21, 23 et 26. Par exemple, le 3e mouvement (Adagio ma non troppo) de l’opus 110/31e ou le 2e (Ariette) de l’opus 111/32e, l’une de ses œuvres ultimes et les plus fascinantes. J’écoute aussi les versions CD de Friedrich Gulda (1967).
D’autres sonates à écouter de préférence ?
Pathétique (8e, version Barenboïm) :
Marche funèbre (12e)
Quasi una Fantasia (13e)
Pastorale (15e)
La tempête (17e, version Hélène Grimaud) :
La chasse (18e)
Waldstein (21e, version Arrau) :
Appassionata (23e, version Arrau) :
Les adieux (26e, version Brendel) :
Jean-Pierre LEGRAND :
Une de mes préférées est la sonate n°25 en sol majeur. Assez courte mais intense, elle s’ouvre sur un fougueux Presto alla tedesca, réminiscence d’une danse paysanne autrichienne. Etourdissant, ce mouvement se voile très fugacement d’une évanescente nostalgie qui me rappelle l’art tout en ombre et lumière de Mozart. Il est suivi d’une émouvante romance. Un dynamique Vivace clôt ce petit bijou trop rarement joué.
L’intégrale des sonates constitue un vaste massif dans lequel on peut pénétrer par plusieurs chemins, au hasard des envies, le nez au vent. On peut également suivre l’ordre chronologique : l’évolution des compositions vers toujours plus d’intériorité est alors manifeste, comme c’est le cas aussi des quatuors.
Olivier DE SPIEGELEIR :
On peut aussi les classer et les jouer groupées par ordre de tonalités. J’ai développé cette démarche originale pour les intégrales des 32 sonates données en 2008 à Bruxelles et à Gand. Elle offre beaucoup d’attraits — dont celui d’avoir, pour chaque concert, des œuvres d’époques différentes.
Jean-Pierre LEGRAND :
Pendant longtemps je n’ai juré que par la deuxième intégrale de Brendel, citée par Philippe. Dans une chronique tenue sur ResMusica, Isabelle Perrin écrit :
« Ecouter Brendel, c’est comme boire l’excellent Bourgogne que la maturité seule d’une bonne cave a su nous restituer. Suave et rempli des parfums de champignon et de noisette qui accompagnent les multiples évanescences de son parfum ».
On ne peut mieux dire. J’y ajoute des tonalités sombres mais sans emphase. Il reste mon maître-choix. Dans un style très différent, j’ai découvert voici peu l’intégrale d’Igor Levit, jeune pianiste germano-russe que j’ai eu le plaisir d’applaudir à Bruxelles. Son jeu allie une virtuosité étincelante et une grande poésie.
Une autre intégrale récente vaut le détour : celle de Paul Lewis, élève de Brendel.
16 quatuors à cordes
Phil RW :
Ma passion du printemps 2021 ! Un sommet dans l’histoire de la musique de chambre. Ils sont moins populaires que les symphonies ou les sonates, mais considérés (les six derniers et surtout les XII, XIII, XIV, XV) comme un point d’acmé du génie créatif de Beethoven.
Mon préféré ? Le XV/opus 132 (pour son 3e mouvement) :
(version du quatuor Ebène, chère à l’un des meilleurs auteurs belges, Patrick Delperdange)
Mais il y a la Grande fugue de l’opus 130/13e. Si moderne qu’elle fut retirée de la sonate et remplacée par un autre mouvement. Les mouvements 2 (Presto) et 4 (Alla tedesca), eux, étaient bissés, à l’époque, quand la critique a plutôt détaché les 5e (Cavatine) et 3e (Andante).
Jean-Pierre LEGRAND :
Avec les cantates de Bach et les opéras de Wagner, les quatuors à cordes de Beethoven forment le domaine musical auquel je reviens avec le plus de plaisir et, chaque fois, un sentiment de redécouverte.
L’opus 132 est également l’un de mes préférés avec son poignant 3ème mouvement annoté « chant sacré d’action de grâce d’un convalescent à la Divinité (…) ». Cette douce lamentation est le cœur de l’œuvre et l’un des sommets de la musique pour quatuor. J’adore me laisser emporter dans ce long voyage intérieur
Lorsque, jeune étudiant en droit, j’ai acquis ma première intégrale des quatuors (c’était celle des Juilliards), je fus d’entrée de jeu transporté par le n°1 en fa majeur. Relativement peu joué en concert, car très influencé encore par les modèles de Haydn et de Mozart, il s’éloigne pourtant déjà sensiblement du classicisme par son lyrisme. A propos de son poignant et intense 2e mouvement (Adagio affettuoso ed appassionato), Beethoven confia à son ami Karl Amenda :
« J’ai imaginé la scène de Roméo et Juliette au tombeau. »
Si vous ne connaissez pas les quatuors de Beethoven, ce mouvement se recommande pour pénétrer dans un monde enchanteur mais parfois exigeant, qui dans ses derniers opus anticipe bien des audaces du siècle suivant.
Mon intégrale préférée est celle du Tokyo String Quartet (Harmonia Mundi) : intensité et beauté des timbres.
D’autres repères dans l’œuvre de Beethoven…
9 symphonies
Phil RW :
J’ai longtemps culpabilisé de ne pas les aimer : mon créateur préféré (James Ellroy) ne jure que par Beethoven, on fait des impaires (3, 5, 7, 9) des sommets de créativité. Mais je les percevais comme de « grands machins indigestes ». Pourquoi ? No sé. Au fil des ans, j’ai mesuré ne pas être isolé, découvrant l’aversion de plusieurs musiciens pour une partie de l’œuvre. Pourquoi ? No sé. De fil en aiguille, cependant, des fragments commencent à m’éblouir : le 3e mouvement (Adagio molto et cantabile) de la 9e, possédé en version Furtwängler de 1951, avec Schwarzkopf ; le 1er de la 5e ; le 2e de la 7e…
In fine, à relire ce dossier, je note un rapport personnel particulier avec Beethoven. Qui court de registre en registre (sonates, quatuors, symphonies, etc.). Je suis émerveillé par des mouvements beaucoup moins célèbres d’œuvres dont les plus fameux mouvements m’irritent. Cas de la 9e, avec le 4e (Presto, incluant l’Hymne à la joie européen) et le 3e, qui me fait déjà naviguer vers un onirisme wagnérien. Du coup, je m’interroge ? Les passages les plus fameux pâtissent du trop-plein d’écoutes ou ai-je un problème d’interaction intime avec un registre plus tonitruant ?
Jean-Pierre LEGRAND :
Les symphonies de Beethoven ont été ma porte d’entrée dans le monde symphonique. Au temps de mes études. J’ai adoré la neuvième symphonie dont j’écoutais le 1er mouvement à la fin de chaque journée de blocus. J’y puisais une énergie incroyable. C’était dans la version Solti/Decca Silver Jubilee Recording. Une anecdote résume l’emportement communicatif de ce grand chef. Wieland Wagner qui s’opposa toujours à sa venue à Bayreuth eut ces mots :
« Solti et ses orgasmes toutes les deux mesures, non merci ! »
A l’époque l’intégrale de Karajan faisait la loi. Aujourd’hui j’écoute rarement ces symphonies. Lorsque c’est le cas, j’affectionne la version de Mariss Jansons, l’un des anciens assistants du maestro.
Fidelio, un opéra qui utilise les voix comme des instruments symphoniques.
Jean-Pierre LEGRAND :
Je n’ai jamais accroché…
Missa solemnis
Phil RW :
J’écoute surtout ma version CD : Gardiner/The Monteverdi Choir/The English Baroque Solists, de 1990).
Jean-Pierre LEGRAND :
C’est amusant, ta prédilection pour la version d’un baroqueux patenté car… une de mes versions préférées est celle d’Herreweghe, autre baroqueux s’aventurant sur des terres autrefois interdites à ceux de son espèce.
L’enregistrement de Karajan en 1966 est toutefois ma référence. Il est d’une beauté à couper le souffle. On y retrouve un casting d’exception : Gundula Janowitz bien oubliée aujourd’hui (c’est ma Sieglinde préférée dans le Ring de Wagner), Christa Ludwig, Fritz Wunderlicht et Walter Berry.
Quatrième (1er mouvement) et Cinquième (dit Empereur) concertos pour piano :
https://youtu.be/o1ph_jLOawE et https://youtu.be/uj8w0Sm7l-M
Phil RW :
J’écoute plutôt ma version CD, dite historique, du 5e, magnifique : Edwin Fischer avec le Philh. Orch. dirigé par Fürtwängler, 1951. Et le phénomène évoqué supra frappe ici encore : le 4e mouvement est très célèbre mais ne m’intéresse guère quand j’adore ce qui le précède.
Jean-Pierre LEGRAND :
Ma première intégrale fut celle de Wilhelm Kempff & Berliner Philharmoniker sous la direction de Ferdinand Leitner. J’aimais la distinction un peu hautaine de ce grand pianiste. Plus tard, j’ai découvert une pianiste d’un tout autre tempérament en la personne de Martha Argerich. Comme, à de rares exceptions près (les sonates pour piano et violon/violoncelle) l’artiste répugne aux intégrales, seuls les trois premiers concertos ont été enregistrés par elle avec Abbado et Sinopoli. Une splendeur.
Phil RW :
Martha Argerich, à laquelle une de nos autrices de prédilection à tous deux, Véronique Bergen, vient de consacrer un essai, chez Samsa :
https://www.samsa.be/livre/marthe-argerich
Concerto pour violon et orchestre :
(Karajan/Anne-Sophie Mutter)
Phil RW :
J’écoute plutôt la version Rozhdestvensky/David Oistrakh de 1962, ma version CD, enregistrement dit historique.
Jean-Pierre LEGRAND :
J’ai beaucoup de tendresse pour ce concerto parmi les plus connus du répertoire. Alors qu’elle était enceinte de mon frère jumeau et de moi-même, ma mère s’est offert un des premiers tourne-disques stéréo Philips. L’un des disques acquis pour l’occasion était le concerto pour violon de Beethoven dans la version gravée en 52 par Yehudi Menuhin et Wilhelm Furtwängler. Cette œuvre a bercé mes tous premiers mois d’existence. Plus tard, à l’adolescence, avec mon frère jumeau dont je partageais la chambre, nous l’écoutions souvent avant de nous endormir. La fin du premier mouvement, quand s’élève le chant plein de tendresse du violon, nous tenait tous deux dans une même émotion éthérée que nous n’avons plus jamais atteinte ensemble.
Aujourd’hui, j’écoute prioritairement la version enregistrée par Isabelle Faust en 2012. Sa complicité avec Abbado me rappelle celle qui unissait le grand chef à Martha Argerich. Sur le même CD, paru chez Harmonia Mundi, on retrouve le très beau concerto pour violon de Berg (A la mémoire d’un ange), superbement interprété lui aussi.
Léonore, ouverture
A la bien-aimée lointaine
Bagatelles
Phil RW :
Avec le célébrissime Für Elise, que j’ai soventes fois écouté jouer par Olivier De Spiegeleir (qui a enregistré une intégrale).
Olivier DE SPIEGELEIR :
Mon premier disque et … notre premier enfant !
Phil RW :
Un enregistrement qui t’a valu une belle critique dans LA revue de référence américaine Fanfare en 1990) :
« His performance is quite lyrical and affecting ; his ’Pour Elise ’ is one of the best you will hear. »
Ecoutons :
Sonates pour violon et piano
Phil RW :
L’ensemble ne m’emporte pas, mais certains mouvements des sonates 5 et 9, Printemps et Kreuzer, m’enchantent : (1:08:08) et (2:33:43). Je possède l’intégrale, par Arthur Grumiaux (violon) et Clara Haskill (piano), dans un enregistrement de 1957, réédité par Brillant : https://youtu.be/Zv_UNpW88hs
Jean-Pierre LEGRAND :
Je rejoins ton avis. J’ai la version d’Argerich et Kremer parue chez DG. Les deux musiciens partagent une grande complicité, qui se ressent à l’écoute. La pianiste retrouve une même complicité avec son ami Mischa Maisky dans les sonates pour violoncelle et piano. Ces enregistrements sont repris dans le fabuleux coffret Martha Argerich, The Complete Recordings on Deutsche Grammophon.
Variations Diabelli
Que j’écoute dans la version CD d’Olivier De Spiegeleir :
Olivier DE SPIEGELEIR :
Cette œuvre colossale est issue d’un défi proposé en 1819 par l’éditeur et auteur Anton Diabelli à une cinquantaine de compositeurs contemporains, afin qu’ils écrivent chacun 1 variation sur un petit thème de valse de son cru, au profit d’une œuvre charitable. Beethoven, d’abord, moqua l’entreprise, puis se prit au jeu et, finalement, proposa, en 1823, à un Diabelli abasourdi mais enthousiaste, pas moins de 33 variations absolument inouïes — c’est le mot, car elles restent, aujourd’hui encore, d’une modernité stupéfiante.
Quatuors avec piano
Phil RW :
Œuvres de jeunesse. Mais j’aime beaucoup les mouvements 1 et (surtout) 2 du Wo0 36 numéro 3 et le 1er mouvement du Wo0 36 numéro 1 (que j’écoute en CD : Anthony Goldstone au piano/Cummings String Trio/1986).
Sonates 1 à 5 pour violoncelle et piano
Phil RW :
Ma version CD ? Paul Tortelier (VCL) et Eric Heidsieck (P), 1972.
Trios avec piano
Jean-Pierre LEGRAND :
Beethoven étudia auprès de Haydn jusqu’en 1794, date à laquelle ce dernier entrepris son second grand séjour londonien et composa ses derniers trios. C’est précisément à cette époque que Beethoven, tout jeune encore, compose ses premiers trios.
Si l’on prend le trio pour piano op 1 n°2, le contraste avec les derniers trios de Haydn est saisissant. Ce dernier est au sommet de sa maîtrise mais Beethoven annonce clairement un nouvel âge de la musique. Le piano sort de son rôle d’accompagnement et un lyrisme tout de passion et de douceur empreint le merveilleux largo. Cette veine s’approfondit encore dans les célèbres trios n° 5 en ré majeur, op. 70/1 (Ghost) et n° 7 en si bémol majeur, op. 97 (Archduke)
Les interprétations de ces trios sont nombreuses. Celle, assez récente, du trio Wanderer est très belle mais je reste un inconditionnel des enregistrements de Jacqueline Dupré, Daniel Barenboim et Pinchas Zukerman. Pour le coup d’archet de Dupré, dont je ne me lasse jamais, et pour l’intense complicité qui unit ces artistes.
En surplomb…
Certains s’étonneront de voir Beethoven dans notre dossier sur l’ère classique stricto sensu et l’auraient plutôt rangé parmi les romantiques. Pourtant, ce génie n’appartient pas à ce dernier mouvement. Comme le compositeur et musicographe André Boucourechliev l’a explicité dans son Beethoven (Le Seuil, Paris, 1963, page 130) :
« Du romantisme, il dépasse le culte du moi, l’exaltation, la contemplation, l’investigation de la personne propre. Quoi qu’on en ait dit, Beethoven ne s’attarde que fort peu sur lui-même, ne cherche point dans son propre personnage la source de son inspiration ; il ne se confesse pas, individu devenu centre du monde, mais parle au nom de tous : au particulier il substitue le général, au personnel l’universel, et à la contemplation passive – l’action. »
Pourtant le même auteur concède :
« (…) mais, dans un langage, dans des formes qui, eux, sont personnels – uniques. »
La question « Classique ou romantique ? » n’est donc pas dénuée de fondements :
« A la jonction de deux univers spirituels, (sa musique) leur est irréductible à l’un comme à l’autre. Elle échappe à l’histoire : infiniment singulière, perpétuellement au présent, la musique de Beethoven est moderne. »
Autrement dit ? Beethoven est un compositeur charnière et passerelle. Cet Allemand est le dernier grand représentant du classicisme viennois (après Gluck, Haydn et Mozart), il ne rompt pas avec la tradition mais il va, au fil de son évolution, transcender ses influences et innover, jusqu’à tendre vers le romantisme.
Quoi qu’il en soi, on parle d’un géant (souvent cité auprès de Bach, Mozart et Wagner), dont beaucoup d’œuvres doivent être découvertes.
Une nouvelle étonnante !
Le magazine Le vif du 14 octobre 2021 a consacré un article complet (par Rosanne Mathot) à… la Symphonie n°10 de Beethoven ! « N° 10 » ? Le compositeur l’avait entamée en 1822 mais elle était restée inachevée… jusqu’à ce que, deux cents ans plus tard, l’IA (l’intelligence artificielle) s’en mêle et permette un moment inouï : un Livestream sur Internet permettant de faire résonner à travers la planète entière « une version peu classique » de la symphonie ». C’était le 9 octobre 2021. Et le fruit d’un travail unissant l’IA et « une équipe composée de musicologues, d’un compositeur et d’un ingénieur en informatique », tous ayant travaillé à partir des « fragments de partition laissés par le maître de Bonn ».
Le principe ? L’IA peut « prédire quelles notes pourraient en théorie suivre celles qui existent déjà ». Bref, elle offre un possible.
Le résultat ? Les premières mesures sont beethovéniennes mais la suite offre des surprises, dont des « lamentations suaves » d’allure très contemporaine.
Pour en savoir bien davantage sur Beethoven…
une interview du pianiste Olivier DE SPIEGELEIR :
LIEN
Un dossier rédigé par Judith ADLER DE OLIVEIRA, Jean-Pierre DELEUZE, Olivier DE SPIEGELEIR, Jean-Pierre LEGRAND et Philippe REMY-WILKIN.