LES REINES DU BAL de CORINNE HOEX (Grasset) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Tout d’abord, un petit mot de la collection Le courage. Celle-ci a été créée en 2015 par l’écrivain Charles Dantzig, en même temps que la revue du même nom.

La collection se veut accueillante aux jeunes auteurs mais surtout à l’audace, privilégiant une littérature qui ose bousculer les formes. Pour Charles Dantzig l’écrivain courageux est celui qui, à rebours de la pente de son talent, se bat contre lui-même, ses habitudes, ses propres imitations…

Corinne Hoex est romancière, nouvelliste, poète. Depuis la parution de son premier roman, Le Grand Menu (L’Olivier, 2001, réédité aux Ed. Les Impressions Nouvelles), elle a publié une trentaine de livres. L’année dernière elle nous avait déjà ravis avec son très décapant Nos princes charmants paru aux Ed. Les Impressions Nouvelles.

Côté audace Les Reines du bal cochent toutes les cases. Le sujet : la fin de vie ; le lieu : une maison de repos ; le point de vue : exclusivement féminin ; la forme : trente vignettes maniant un humour féroce rehaussé d’une constante élégance, le tout écrit d’une plume allègre mais sensible.

Or donc, nous voici plongés dans le microcosme des Pâquerettes, une résidence pour personnes âgées comme nous en connaissons tous et où (presque) chacun de nous redoute de terminer son existence. Rédigeant le plus souvent ses textes à la première personne, Corinne Hoex se glisse dans les pensées des pensionnaires et voit avec leurs yeux ce monde dont les proportions se sont réduites à mesure que leurs années s’accumulaient. Choix délibéré de l’autrice et contrainte des statistiques, il n’y a là que des femmes.

Madame Prunier, Madame Spinette, Madame Pincemin, Mademoiselle Lechat, Madame Simonart, Madame Coppens, Madame Serein, Madame Goujon et Madame Chapelier, toutes tentent de tenir leur place dans ce bal. Comme dans le bal des têtes proustien, aucune d’entre elles ne se ressemble plus guère. Pourtant en chacune survit sa nature propre comme brouillée par les ans mais toujours reconnaissable dans le détail d’une mesquinerie ou d’une vanité, le vestige d’un sentiment amoureux ou le trouble d’un fantasme. On peut supposer que dans « sa vie d’avant » Madame Simonart, si fière de sa vaste chambre aux deux fenêtres où elle a pu installer tous ses meubles et ses bibelots, fut une insupportable bourgeoise toujours ravie de river son clou à plus petit qu’elle. En revanche, cette luronne de Madame Spinette laisse entrevoir un heureux tempérament que les années n’ont pas complètement éteint.

Le veuvage ne pèse guère à nos vieilles dames : pour ces rescapées du patriarcat triomphant, l’arthrose du genou, la mémoire qui flanche et la tartine quotidienne au fromage fondu sont peu de choses face à ces autres années de bagne passées auprès d’un butor indifférent.

Mais laissons la parole à Madame Prunier :

« Il y a longtemps – c’était bien avant que je ne sois aux Pâquerettes – j’ai eu un mari. Il s’appelait Raymond, Raymond Prunier, et ce Raymond Prunier m’obligeait à passer toute la journée près de lui, mais il ne me regardait pas et ne me parlait pas. Je devais rester là, assise sur le canapé avec ma broderie ou un magazine, et lui s’installait à la fenêtre, avec sa paire de jumelles et observait le parc de l’autre côté de la rue. De temps en temps aussi, il regardait le ciel. Il voulait voir l’invisible, il disait. Moi, je n’étais pas assez invisible. »

Joyeusement caustique, le livre de Corinne Hoex est aussi très touchant.
Ce séjour aux Pâquerettes est un mélange de prison et d’exil forcé. Un détail saute aux yeux : aucune véritable amitié ne semble s’être nouée entre l’une ou l’autre des pensionnaires. L’insularité de ce nouvel espace de vie éloigné du continent des vivants dont les visites espacées sont ritualisées selon un calendrier quasi immuable se double d’une hostile étrangeté. Privées de tous leurs repères, sans avenir ni projet et l’esprit déboussolé, ces vieilles dames semblent flotter sur une mer d’huile, accrochées aux débris de leur vie et entourées d’autres naufragées.

Drôle et tendre, Les reines du bal est un ovni littéraire qui donne à réfléchir. Quelle est donc cette société où l’amour pour nos anciens se résorbe en une préoccupation toujours plus hygiéniste : éviter les chutes, maîtriser le cholestérol, bannir le sucre. Plus de transmission ni de dialogue véritable entre les générations : à nos vieux nous implorons de durer en tenant le moins de place possible.

Corinne Hoex, Les reines du bal, Grasset, coll. Le courage, 2024, 89 p., 14 €.

Le livre sur le site des Editions GRASSET

Le site de Corinne HOEX

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