par Philippe REMY-WILKIN
Ils admiraient Hitler est le millésime 2017 des études historiques menées par Arnaud de la Croix, un sillon désormais labellisé, son Léon Degrelle ayant connu un succès tonitruant auprès du public et été récemment couronné par le Prix des Lecteurs du salon Ecrire l’Histoire de Bruxelles.
De nombreux observateurs notent les points communs entre notre temps et les années 30, les dérives qui allaient mener au naufrage de 39-45, à un crépuscule de l’Humanité, or Arnaud de la Croix nous invite, au fil de ses récents livres, à revisiter cette décennie, à nous informer, ce qui est bien, mais à nous interroger aussi, nous faire réfléchir, ce qui est mieux.
Les douze figures proposées ici sont particulièrement intéressantes. Il s’agit en effet de douze personnalités devenues célèbres avant leur interaction avec Hitler, le nazisme, ou indépendamment de celle-ci. Qui plus est, sept d’entre elles le furent pour des qualités, des talents d’exception. L’auteur ne nous parle pas de Goebbels, Himmler ou Goering, il évoque de véritables phares du temps. Lovecraft renouvelle la littérature fantastique. Heidegger sera un maître à (re)penser pour bien des philosophes, notamment français. Lindbergh a fait planer une génération avec son vol sans escale New-York-Paris*. Leni Riefenstahl** a inventé une grammaire cinématographique. Henry Ford a offert le luxe de conduire à la moitié du peuple américain. Knut Hamsun a obtenu le Prix Nobel de littérature mais surtout annoncé Kafka, Joyce ou la Beat Generation. Robert Brasillach fut l’un des plus grands espoirs des lettres françaises.
Les cinq autres ? Mussolini, le prototype des leaders fascistes, qui inspirera Hitler avant l’inversion des rôles, l’homme de la Marche sur Rome et du salut bras et main tendus. Amin al-Husseini, le Grand Mufti de Jérusalem et premier gourou de la cause palestinienne (ou, plus précisément, arabe de Palestine). Edouard VIII, ce roi dont on a (trop) dit qu’il abandonnait un trône par amour (pour la divorcée américaine Wallis Simpson). Notre Degrelle (et honte) national, qui gagna des élections avec son parti Rex ultra-droitier-catholique, rêva de mettre fin à notre parlementarisme. Le moins connu, Alois Hudal, un évêque autrichien qui se battait durant l’entre-deux-guerres pour rapprocher les peuples slaves et germaniques, éradiquer le communisme, depuis la tête de l’Anima, une institution vaticane.

Arnaud de la Croix
Or donc ces douze célébrités ont basculé du côté obscur de la Force. Pourquoi et comment ? C’est ce qu’Arnaud de la Croix va nous raconter, expliquer. Dans un ouvrage qui présente divers intérêts.
Au premier degré, douze récits de vies, une information historique, la résurrection et la remise en ordre d’informations éparses et parfois erronées. Ainsi, je voyais Henry Ford comme l’inventeur du travail à la chaîne et, en disciple de Charlie Chaplin, j’y lisais un fossoyeur de l’artisanat, un agent de la réification de l’individu, de la rentabilité à tout prix. Erreur ! Ford était (é)mu par des considérations sociales, la mythique Ford T était une voiture à bas prix accessible à un maximum de citoyens américains, la chaîne permettait une élévation des salaires.
Au deuxième degré, l’observation clinique du basculement. Comment et pourquoi ? Mussolini défend l’apport de citoyens juifs pleinement italiens, nie l’existence des races et applaudit les métissages, mais il va retourner sa veste, adopter le pas de l’oie nazi, etc. Lindbergh est le héros des Etats-Unis et du monde occidental, mais sa notoriété est responsable du rapt et de l’assassinat de son fils***; il fuit en Angleterre, dégoûté par un monde jugé pourri, décadent, et… ? Riefenstahl se passionne pour l’exaltation des corps, la mise en scène, dès sa formation (danseuse) puis naturellement (actrice, réalisatrice), or Hitler et les nazis vont lui offrir ses fantasmes sur un plateau… olympique.
Au troisième degré, une interrogation sur les raisons profondes, les points communs éventuels entre douze personnes a priori très différentes. Car entre le très social Henry Ford et le souverain antiparlementariste Edouard VIII, l’affolante Leni Riefenstahl et le psychorigide évêque Hudal… Quid ? Un antisémitisme forcené ? Mais que dissimule celui-ci ?
In fine, je décèle un quatrième degré. La cerise sur le gâteau. Le bonus du DVD. Ces chocs électriques qui secouent conscience et édifices mentaux. En posant des questions dérangeantes. J’ose ? Pas moi, non, mais les personnages d’Arnaud de la Croix oui. On condamne le nazisme sur base de ses millions de victimes ? Si l’on entrouvre la porte d’une nécessaire régénération d’une civilisation décadente****, ne doit-on pas rappeler que la Révolution française, tant vantée, a causé des massacres sans nom, du génocide planifié en Vendée chouanne aux guillotines, en passant par les guerres napoléoniennes ? Des millions de morts pour imposer les Lumières ? Les Américains n’ont-ils pas fait aux Japonais ce que les Allemands avaient fait aux Juifs ? N’y avait-il pas en France une forme de fascisme et un antisémitisme virulent dès la fin du XIXe siècle, donc bien avant les modèles présumés ? On répondra en s’arcboutant à la pensée de Camus, pour qui aucune cause ne mérite qu’on lui sacrifie ne serait-ce qu’une seule vie. Idée que je renforcerais par l’impossibilité de prévoir les conséquences ultimes de toute action, les limites de tout système avant son application, etc.
La matière de ce livre est détonante et son traitement positivement étonnant. L’auteur, hyper actif sur les réseaux sociaux, dans les débats d’idées, y apparaît très à gauche, irréductible adversaire des fascismes et dérives ultra-libérales. Or cet homme si engagé manifeste dans ses études une impeccable rigueur intellectuelle et éthique. Il ne démolit pas ses personnages mais les présente dans leur complexité, leur contexte, quitte à nous donner des informations contradictoires, poursuivant la seule quête du fait et du vrai. Nulle complaisance mais une justesse dialectique qui restitue la fragilité des âmes et des perspectives, des engagements. Somme toute, cet auteur entend les individus qu’il dénonce, il les entend et il les voit. Véritablement. Il introduit, ce faisant, des dimensions psychologiques ou sociologiques du meilleur acabit.
Le cas de Lovecraft, notamment, est remarquablement esquissé. Avec lui, on découvre une forme de racisme ordinaire et contingent. Au départ, comme évoqué par le romancier Michel Houellebecq, il est avant tout « vieux jeu », « de par son éducation puritaine au sein de l’ancienne bourgeoisie de la Nouvelle-Angleterre. Bref, il éprouve ce que nous avons hélas quasi tous observé autour de nous : un « mépris bienveillant et lointain ». Mais. Ça ne l’empêche pas d’épouser une femme d’origine juive. Puis de basculer dans « une authentique névrose raciale ». Pourquoi ? Parce que venu à New-York, pauvre, il doit vivre dans un quartier où les immigrants l’effraient et lui inspirent une répulsion sans limite. Pourtant, sa haine, d’une férocité sidérante, est contextuelle et donc non essentielle. Et il se métamorphosera à la fin de sa vie au fil des découvertes, mutant vers la gauche, abandonnant sa judéophobie jusqu’à défendre un rabbin dont il admire les qualités exceptionnelles.
L’art du contrepoint illumine l’ensemble de ce livre éveilleur en douce. Il n’est qu’à admirer la manière dont l’auteur débute son chapitre V :
« Lindbergh meurt d’un cancer en 1974. Il se vouait corps et âme, depuis plus de trente ans, à un combat peut-être perdu d’avance : celui de la préservation de la nature sauvage et de l’existence des peuples dits primitifs. Il se préoccupait de « la baleine à l’Amérindien d’Amazonie », comme le dit joliment sa belle-fille Alika. »
Un livre aussi agréable que passionnant et perforant (… notre douce quiétude). Et on regrettera que l’auteur n’ait pas en projet de compléter la liste avec une deuxième salve d’adorateurs sulfureux, citant quelques noms pour mieux nous frustrer : Unity Mitford, la folle (british) d’Hitler, l’immense écrivain Louis-Ferdinand Céline (glurps !), de grands intellectuels comme Mircea Eliade ou Emil Cioran (re-glurps !), le mahatma Gandhi (re-re-glurps !). Doit-on lancer une pétition, Arnaud de la Croix ?
PS De l’auteur, j’avais déjà lu Douze Livres maudits, devinant qu’il allait devenir une référence de par ses qualités de synthèse et de vivacité, un art subtil de couronner un récit fluide de notations haut de gamme originales. Voir mon article sur la plateforme culturelle Karoo, qui évoque davantage l’homme et son parcours :
https://karoo.me/livres/treize-livres-maudits-hublots-demultipliant-lhorizon
* Mon grand-père maternel suspendit ses activités médicales pour aller assister à l’atterrissage de Lindbergh.
** Georges Lucas, Jodie Foster, Mick Jagger, Andy Warhol, etc. ont proclamé leur admiration pour Leni Riefenstahl.
*** L’affaire Lindbergh inspirera Le Crime de l’Orient-Express à Agatha Christie.
**** Beaucoup de gens, de toutes natures, sont aujourd’hui déclinistes.
Arnaud de la Croix
Ils admiraient Hitler
Editions Racine, étude historique, 2017
160 pages
Le livre sur le site des Éditions Racine
Les ouvrages d’ARNAUD DE LA CROIX aux Éditions Racine