par Denis BILLAMBOZ
Dans toutes les civilisations, sous toutes les latitudes, dans l’Azerbaïdjan iranien comme à Buenos Aires, il y a des enfants qui jouent et qui prennent du bon temps, qui jouent à être des adultes et qui un jour, sans s’en apercevoir, se retrouvent adultes avec tout de que cela comporte : responsabilités, devoirs, obligations, contraintes, souffrances, douleurs, … C’est ce moment où tout bascule que ces deux auteurs, nés aux antipodes l’un de l’autre, essaient de nous faire comprendre, de nous faire sentir, … et nous ce que nous comprenons surtout c’est que, partout où on les laisse vivre, les enfants peuvent construire leur bonheur avec bien peu de choses. Mais hélas le temps de l’enfance bascule vite dans la triste réalité des adultes.
L’origine de la tristesse
Pablo Ramos (1966 – ….)
L’Epervier, Gabriel, ce gamin du quartier du Viaduc, un quartier populaire de Buenos Aires, veut, cette année pour la Fête des Mères, faire un plus joli beau cadeau à sa maman car elle est enceinte. Alors, il va fomenter quelques combines plus ou moins sordides dans un cimetière, avec son pote habitué de ces pratiques, pour gagner les quelques pesos nécessaires à son achat. Et, à travers toutes ces petites combines, il va découvrir la débrouillardise, la ruse, la malice mais aussi la douleur, l’hypocrisie et la mort.
C’est ainsi qu’il entreprend un délicat voyage vers l’âge adulte en franchissant les limites de ’enfance sans passer par la case adolescence, en découvrant le monde des grands plus vite que lui et sa bande ne le pensaient. Il nous raconte leurs expéditions orgiaques pour se procurer ce fameux vin des Berges, si doux, qui fait planer ces jeunes consommateurs, comment ils pensent trouver l’argent nécessaire pour payer les putes qui vont leur apprendre la chose et calmer leur corps en ébullition, l’école qui n’est pas franchement marrante mais il peut, parfois, y avoir des jeunes maîtresses qui excitent leur libido en pleine effervescence. Mais la fin de l’enfance c’est aussi la découverte du manque d’argent, des tensions familiales, de la dépression, des choses honteuses qu’il ne faut pas dire et puis de la mort qui les prend par surprise pour leur faire comprendre que l’âge adulte les attend maintenant avec toutes ses dures réalités.
C’est la vie que Pablo a connu lui-même dans les rues de Buenos Aires qu’il veut nous faire découvrir à travers son P’tit Gibus à la mode argentine qui est plein de malice et de débrouillardise, habillé de l’insouciance et de l’inconscience de son âge, à la recherche d’un peu plus de tendresse et de l’amour qu’il n’a pas forcément dans sa famille qui tire le diable par la queue. C’est une jolie histoire pleine d’émotion que nous raconte Pablo dans le langage des enfants qui mûrissent dans la rue, sur fond d’Argentine qui court directement vers l’une des plus grosses crises économiques de son histoire où, depuis Péron, rien ne semble avoir été fait et où la pollution réussit même à mettre le feu à une rivière.
Certains diront que c’est un roman initiatique, de biens grands mots pour évoquer cette bande de joyeux lurons qui veulent jouer aux hommes et qui un jour se retrouvent comme des adultes sans s’être rendu compte de ce qui leur arrivait – « Et c’est alors que j’ai su : c’était la fin, j’étais en train de vivre la fin de ce que je viens de vous raconter. » – se retrouvant seuls devant leur avenir, avec pour tout bagage : l’expérience de la rue, quelques convictions et une certaine idée de la vie forgée dans la douleur. « La mort n’est pas le contraire de la vie : c’est vivre comme un mort qui est le contraire de la vie. »
Un secret de rue
Fariba Vafi (1962 – ….)
Dans la région de Tabriz, au nord-est de l’Iran, une jeune femme, Homeyra, revient dans son quartier natal, son père est sur le point de décéder. Ce retour au pays fait remonter à sa mémoire une foule de souvenirs de son enfance et de son adolescence qui se mélangent, s’enchaînant comme les idées s’associent, suggérant des odeurs, des émotions, des joies, des corrections, des douleurs, des émois, des sentiments, …, faisant surgir toute une galerie de personnages qui peuplaient alors un bout de rue dans un quartier pauvre de la bourgade, son quartier, qu’elle ne quittait qu’au risque d’une sévère punition. « C’était un quartier secret, mystérieux. Alors que maintenant il n’y a plus aucun secret dans ces rues. »
Sa mère l’aimait peu, sa grand-mère ne voyait en elle que le diable, elle se réfugiait auprès de son amie qui était régulièrement battue par son frère qu’un père opiomane indolent laissait faire ce qu’il voulait pendant que sa mère se tuait au travail pour gagner quelques sous. Les deux filles enchaînaient facéties et farces à longueur de journées, au grand dam de leur famille respective, jusqu’au jour où l’amie, poussée à bout par la violence de son frère, dévoila un secret de famille qu’elle aurait mieux fait de taire.
C’est la chronique banale de familles pauvres et sans amour, de femmes contraintes et malmenées, d’enfants délaissés mais cependant battus. Et pourtant c’était « le bon temps » que la mémoire de la jeune femme évoque avec nostalgie, le temps de l’insouciance, de moments de liberté grappillés, d’expéditions vers l’inconnu au bout de la rue, de rires, de rigolades, de jeux innocents … le temps où l’enfance se noie progressivement dans l’adolescence. Et, finalement, les souvenirs ne peuvent plus contourner ce moment fatal, ce moment où tout bascula, ce moment où son enfance prit fin où elle mit un pied dans le monde adulte.
Un texte frais, alerte, construit comme il arrive à la mémoire, par association d’idées, une odeur évoque un lieu, un sentiment évoque un personnage, une porte évoque une scène, … et ainsi de suite, par touches successives, la vie du quartier se reconstruit avec ses joies et ses peines pour aboutir au drame final. Un livre plus près du témoignage que de la fiction qui vaut surtout par sa construction et la finesse des portraits que l’auteur dresse.