LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 137. VÉRIFICATEUR DES OMBRES

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Les ombres en s’additionnant se confondent et on ne plus estimer leur nombre, à moins de les soustraire à la force sommative.

Des ombres vivent mal leur séparation. Il arrive qu’une ombre sombre dans la dépression et ne se distingue même plus de son objet. Des opérations, souvent coûteuses, sont alors nécessaires pour relier les deux parties.

On a vu des ombres échapper à toute formation ombreuse, à toutes sortes de pénombre et se répandre dans la vie des morts-vivants, dans des dessous de fables ou des ciels de livres. Et un objet détaché de sa silhouette en vient vite à remettre en cause les sources de lumière.

Une source de lumière, comme un auteur obscur sans nouvelles publications durant un trimestre, privé d’existence publique, peut aussi verser dans la dépression, le bide existentiel.

Ladite dépression, engorgée d’objets sans ombre et d’ombres sans objet, doit alors être prise en charge par l’espace hanté le plus proche en mal, comme on le sait, de sorcières et de voyantes qui désertent la profession pour se reconvertir dans l’enseignement des matières ombreuses ou bien entrer en maçonnerie, étant attendu leur goût du retrait et leur expérience dans le bric-à-brac optique inhérent à la discipline.

Un vérificateur des ombres éthique est rare car, pour une foule donnée d’ombres, les chiffres varient, suivant qu’ils sont fournis par la police des ténèbres ou par les syndicats des elfes tourneboulés, comme une girouette sociale, par les vents imaginaires.

Avant tout (dé)compte, la tâche principale du vérificateur est de faire le départ entre les ombres certaines et les fake-shadows.

Car de nombreuses ombres se présentent comme telles ne sont que des vulgaires taches, d’immondes crachats de clarté que pas un soleil noir ne voudrait dans son enfumage, encore moins à son sévice.

D’après une étude du Centre international des vérificateurs des ombres, l’institut délivrant les meilleures formations est, à n’en pas douter, La Fabrique des métiers, car située dans un milieu minier, grisouté, cadavérisé, sous employé, riche en fragments d’universités venues d’ailleurs, où aujourd’hui encore la vapeur de houille imprègne les actions humaines comme s’échappant, tels des sortilèges, de la braise encore chaude du travailleur de fond des teints anciens, reculés, nauséabonds, putrides et forcément déliquescents. 

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UNE GRANDE CHAÎNE DE MAISONS D’EDITION FRANCHISE SES BOUTIQUES : ÉMOI DANS LE SECTEUR DE LA GRANDE DISTRIBUTION LITTERAIRE

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Une grande chaîne de maisons d’édition va franchiser ses boutiques sur tout le territoire.

L’annonce a fait en ce printemps des poètes blafard l’effet d’un spray anti-allergènes puissant. Malgré l’émoi suscité dans le secteur de la grande distribution littéraire et chez le personnel déjà mis sous pression depuis plusieurs mois, le CIO de l’entreprise a déclaré que la décision du CA était sans appel.

Les points de vente franchisés seront repris par des lecteurs indépendants et des critiques littéraire sans journaux fixes. Les attaché(e)s de presse seront pris(e)s en charge par une cellule de reconversion qui les dirigera vers la communication politique ou le secteur du prêt-à-lire.

La ministre de la Culture a pris acte de la décision et exprimé de vifs regrets à l’attention des membres du personnel et des consommateurs de livres à qualité réduite.

Seul espoir dans cette débâcle éditoriale, pour les syndicats des travailleurs du texte, Nora C. Clar, la présidente (qui officie sous pseudo) de l’Association des Poètes nationaux a déclaré qu’elle mettrait le point à l’ordre du jour de la réunion bisannuelle.

Conséquence de cette franchisation qui touche un secteur déjà fragilisé par la pandémie, la guerre en Ukraine et une vague de complotisme sans précédent, des milliers d’auteur(e)s devront se contenter de leurs publications sur le net ou en autopublication avec le risque de se faire railler voire caillasser par les dernier(e)s écrivain(e)s encore publié(e)s, lors de salons du livre sacrificiels.

Des manifestations auront lieu dans la capitale régionale du livre pendant toute la durée de la prochaine Foire pour alerter le milieu littéraire, dans le but de provoquer un sursaut de nos élu(e)s sur cette question culturelle sensible qui, sinon, risque, à terme, de mettre tout un secteur sur la faille et même dans le trou.   

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PROSES SOUFFLÉES (281-300) d’ÉRIC ALLARD / OEUVRES de DIDIER GOESSENS

Adios III-35
Goessens Didier
25 x 25 cm
Mixte

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281.

Le feu flambe. Le four fume. La foudre frappe. La fouine flaire. La femme fleure. La fleur fane. La faux feule. La fête foire. Le filtre floute. Le fou flingue. Le faux flatte. Le faible fuit. La force fige. Le foie flanche. La figue fronce. La feuille flotte. La fin ferme.

282.

Macédoine de pommes et de poires pour contrer l’aigreur d’une soupe de pissenlits. Poireaux et patates en potée pour refouler l’acidité d’un jus de pamplemousse. La guerre du goût est totale pour investir de nouveaux territoires de saveur. L’usage de la farce est autorisée.

283.

La librairie de livres désaltérants est située au milieu du désert. Pour y parvenir, il faut braver sable et soif. Le libraire vous accueille à l’ombre d’un palmier géant aux bonnes feuilles annonçant la cascade de la rentrée quand la fraîche littérature coule de source.

284.

La première heure de l’après-midi est celle des taiseux. Un ciel morcelé, c’est la porte ouverte aux pires rêveries. Sur la balancelle d’un nuage, le soleil se berce d’un espoir d’ondée. Remettre à ce soir le moment des bavardages et passer son temps à garder le silence.

285.

Mon boulanger est romancier. Mon directeur de conscience est franc-maçon. Mon boucher est maire. Mon psy est pompier. Mon facteur est éditeur. Mon ostéopathe est poète. Mon homme de ménage est transformiste. Mon médecin est mécanicien. Et moi je ne suis rien de tout cela.

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Aléos 4-96
Goessens Didier
36 x 36 cm
Mixte

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286.

Je suis né pianissimo. C’était sans compter sur le coeur grondant sous le couvercle lançant un tonnerre d’accords sur le ciel du clavier. Lupu et Argerich niaient être mes parents même s’ils confiaient s’être accouplés sur la table d’harmonie après un coup de foudre musical.

287.

Ma poétesse préférée a un prolapsus. Je le sais car c’est moi qu’elle hait. Les mauvaise langues disent que c’est une babouine et que je suis incapable de distinguer un vers solitaire d’un aphorisme moyen même si, dans une autre vie, j’ai été prof de poésie dans une école de primates.

288.

Par le trou de la serrure, je vois un brin de lumière sur le bout d’une lampe. Par le trou de la serrure, je vois la nuit tomber. Par le trou de la serrure, je vois le vol de la clé et le voleur s’envoler. Par le trou de la serrure, je passe tout mon temps libre de serrurier.

289.

Dans la cabine d’essayage de douche froide, je forme le numéro de lavage de cerveau et je tombe sur un message de répondeur qui me glace. Tu me dis texto d’aller me rhabiller. Mais tout le monde m’a vu à poil et, si tu ne m’aimes plus, que vais-je faire de ma nudité ?

290.

Face à la nuit le cri sourd d’une étoile, le sang d’un songe abattu en plein vol. Ne rien entendre au temps qui se tape de nos attentes. Peser de toute l’histoire de l’oeil pour faire descendre le soleil de la branche où il repose sa lumière après la bataille de l’aube.

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Aléos III-24
Goessens Didier
25 x 25 cm
Mixte

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291.

Je chauffe mes bleus au rouge ardent et casse mes blancs au vert émeraude. J’aère mes verts au bleu ciel. J’éclaire mes bleu nuit au blanc lunaire. Je refroidis mes orange au bleu givré et mêle mes jaune citron au vert pomme. Quand j’avale des couleurs, je vois un arc-en-ciel.

292.

Il s’adresse des cartes postales de tous les endroits de la ville, avec un mot méchant, une rosserie, une insulte. Le lendemain, à la réception du courrier, il a un sourire indulgent car il sait bien que les saillies de l’expéditeur ne tirent pas vraiment à conséquence.

293.

Si chaud qu’il décida de migrer vers le nord, là où on menait la guerre contre le froid avec parkas, pulls, gants et bottes fourrées. Arrivé à l’aéroport, il découvrit que tous les avions avaient fondu et comprit qu’il ne gagnerait jamais la guerre contre le froid.

294.

Arriver au milieu d’une fête sans avoir été prévenu. Faire bonne figure, sourire au lieu de geindre. Noyer son chagrin dans un bol de lait, avaler un amuse-gueule. Cacher le cordon parmi confettis et serpentins, refermer la blessure du nombril avec un bouchon à champagne.

295.

Je jette l’aube nouvelle. Je cherche dans la matière noire des mots l’étincelle de vérité. Qui a mis le feu à mon enfance pendant que je grandissais ? Mon corps sèche au soleil. J’ai demandé qu’on disperse mes sables dans la mer quand l’heure de la noyade sera venue.

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Aléos II-77
Goessens Didier
19 x 19 cm
Mixte

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296.


Pour retarder l’heure d’aller mourir, on redouble de tendresse ou de vilénie, on retient son souffle et les ombres, on s’allonge sur le soir, on plonge dans la nuit, on fait sécher sur le fil du souvenir les images du bonheur, on brûle d’impatience une dernière pensée.

297.

Chaque crime de lèse-majesté, chaque désir contrarié, chaque torsion du doux, chaque amour contre nature, chaque lame éclatée, chaque flamme tranchée, chaque feu défait, chaque épi perdu, chaque fleur coupée, chaque larme versée… Je tiens ici à dire l’inexpiable.

298.

La pierre dans l’eau connaît-elle le nom de la rivière ? À quelle source de livres abreuves-tu tes lectures ? Quels amours ont mis le feu à tes jours ? Quelle douceur parcourt tes lèvres quand la nuit les effleure ? Où luis-tu ? Depuis quel aube ? (À quoi bon te demander ?)

299.

La gloire grise. Le gaz gagne. La graine germe. Le grain grille. Le gland gèle. La glu goutte. La glotte glisse. La gorge gratte. La grille grince. Le grog graisse. Le gode gire. La gaufre gave. Le Gille gerbe. Le Grinch griffe. Le gant gifle. Le gif grouille.

300.

En jupe, elle dévoile des genoux adorables. Lisseur des rotules sous la main. Bienfait de l’été qui les livre aux caresses du temps. Quand l’enfance est ravivée et qu’une pierre griffe la vitre des souvenirs, les genoux sont au centre de l’espace tendre.

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Aléos 4-96
Goessens Didier
36 x 36 cm
Mixte

La série Aléos est visible sur la page Facebook de l’artiste

DIDIER GOESSENS

Né en 1962 à Charleroi en Belgique, Didier Goessens est dessinateur, aquarelliste, peintre et graveur. Cet artiste pluridisciplinaire baigne dans le monde de l’Art depuis sa plus tendre enfance. Il fréquenta les Académies des Beaux-Arts, selon son expression, « avant les bacs-à-sable et les cours de récréation ». Puis il suivit des cours de BD à l’âge de 14 ans, et vers 17 ans des cours de croquis avec son père. Il obtient ensuite un diplôme d’enseignant à l’école Normale. Enfin, à l’Institut Saint-Luc de Liège, il apprend le métier d’illustrateur à la fin des années 80, se nourrissant entre autres des échanges avec ses camarades. Il travaille alors pour la publicité, fait des décors pour des défilés ou des spectacles, et est très souvent sollicité pour ses illustrations de mode (Marie-Claire, Flair, Feeling, exposition universelle Séville 1992…) Ce métier, il le pratique encore aujourd’hui, en parallèle de ses travaux de plasticien. Il vit à présent en France depuis plus de 20 ans. […]

La suite de la présentation et une interview de Didier GOESSENS sur le blog de KAZOART

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TU SIGNAIS ERNST K. de FRANÇOISE HOUDART (Ed. du Sablon) / Une lecture de JEAN-FRANÇOIS FOULON

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L’histoire racontée dans ce roman est simple : nous sommes à Boussu (province de Hainaut), village occupé par l’armée allemande durant la guerre 14-18. Juliette et son mari doivent héberger un soldat dans leur maison et lui réserver une chambre. Le loup est donc dans la bergerie et il faudra vivre avec lui, avec ce « Boche » qui vit à l’étage et dont on entend parfois les pas résonner sur le plancher. Tout repose sur des dualités : occupant/occupés, dominant/dominés, langue française que le soldat maîtrise très mal/ langue allemande qu’on ne comprend pas, etc. Mais petit à petit le jeu devient trouble. Ce soldat, cet ennemi, ce n’est finalement qu’un jeune homme de dix-neuf ans, encore un enfant, presque, et qui semble lui aussi être une victime de cette guerre qu’il n’a pas voulue et qui vient briser son rêve de faire des études et de devenir architecte. Alors, oui, c’est un ennemi et on ne l’oublie pas quand on lui adresse la parole (le moins possible), mais en même temps, on n’arrive pas vraiment à le haïr, lui, en tant qu’être humain. Et quand Juliette perdra son mari, mort en captivité et victime de la barbarie de l’occupant, elle en voudra à Ernst pour ce qu’il représente (elle surgira même une fois dans sa chambre avec un pistolet chargé), mais en tant que femme elle sera troublée par cet homme qui vit sous son toit, qui se montre finalement gentil, et qui essaie parfois de l’aider. Tout n’est donc pas aussi simple qu’on aurait pu le croire.

Voilà pour l’histoire racontée. Mais il y a surtout la manière dont elle est abordée. En effet, au départ, il y a l’autrice elle-même, qui s’entretient au début des années 2000 avec la fille de Juliette, Laura (née en 1908 et maintenant âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, elle a donc connu Ernst K. quand elle était enfant). C’est le premier niveau : l’autrice qui interroge un témoin des faits, témoin qui tente de remonter le temps et de rassembler ses souvenirs. Le deuxième niveau, c’est la narratrice, qui écrit pour nous ce qu’elle a appris de Laura. Le troisième niveau, c’est Ernst lui-même. En quittant définitivement la maison de Boussu en 1918 pour partir au front, il a laissé un petit carnet avec des dessins. Il l’a laissé à l’attention de la petite Laura, sans doute parce qu’il n’a pas osé le donner à Juliette, cette jeune femme qui l’attire mystérieusement. Or, dans ce carnet, il n’y a que des dessins et des croquis qu’il a pris au hasard de ses pérégrinations dans la région (il était chauffeur d’un haut gradé). C’est à partir de ces dessins que Françoise Houdart va tenter de reconstituer ce que fut la vie de ce jeune homme. Elle arpentera elle-même la région pour tenter de retrouver les châteaux qu’Ernst a croqués sur son carnet. Parfois elle y arrive, parfois pas. Car Ernst a pu s’inspirer de ce qu’il voyait, mais il a pu aussi inventer. Et de son côté c’est ce que fait l’autrice. A partir de ce fil ténu (quelques dessins et les souvenirs de la vieille Laura), elle tente de brosser un portrait d’Ernst (sa vie en Allemagne avant la guerre, la mort de sa mère, sa solitude en Belgique, sa correspondance avec Emma, la femme d’un soldat allemand qui était son ami et qui a disparu, ses relations ambiguës avec Juliette, etc.). Il y a donc une part de vrai et une part d’imaginaire. L’autrice ne s’en cache pas et déroule sous nos yeux le fruit de son travail, tout en s’adressant directement à Ernst, comme pour mieux cerner la réalité de ce dernier (le récit est souvent écrit à la deuxième personne).

« Nous revoici, Ernst, toi et moi, en tête à tête entre fiction et présomption d’authenticité ; entre deux variables narratives alternant le su et l’insu, mais dont nous devons tisser notre commune vérité. » (page 139)

Entre Ernst qui occupe ses heures creuses en ce pays conquis en tentant de dessiner ce qu’il voit (le déformant et l’embellissant parfois, car sa vie est encore à inventer) et l’autrice, la démarche est semblable : faire un portrait le plus fidèle possible et parfois faire appel à l’imaginaire pour combler les vides.        

Ce n’est donc pas seulement l’histoire d’Ernst que Françoise Houdart a tenté de nous raconter, mais également le cheminement de son écriture, la manière dont le roman s’est formé, petit à petit, d’indice en indice, à partir de quelques dessins et des souvenirs d’une vieille dame. C’est un roman sur le roman.

On notera également les nombreux parallélismes établis entre les conditions d’existence difficiles des deux côtés de la frontière. Car l’Allemagne est au bord de l’épuisement et la nourriture y est aussi rare qu’en Belgique occupée. De même, Ernst est balloté entre la maison de Juliette, où il a atterri bien malgré lui, et la maison de son enfance, qu’il retrouve bien vide après le décès de sa mère. Tout ce qu’il a connu semble avoir disparu, tandis que l’avenir est bien incertain car il devient de plus en plus évident que l’Allemagne ne gagnera pas la guerre. Il lui reste les lettres d’Emma, la femme de son ami Eduard mobilisé comme lui, et la présence discrète de Juliette, son hôtesse et son ennemie par la force des choses.

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Le roman sur l’ancien site des Editions Luce Wilquin

Le roman, réédité le 1er avril 2023 aux Editions du Sablon, sur le site de Decitre

Françoise HOUDART sur Objectif Plumes

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2023 – FLOCONS DE MOTS : LES ARCANES DE L’AMOUR / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Dans les trois romans que j’ai réunis dans cette chronique, les auteurs racontent des histoires d’amour bien tortueuses, comme la plupart des histoires d’amour dans les livres, Carine-Laure DESGUIN dans un dialogue entre deux femmes évoquent un adultère resté secret pendant très longtemps, Jean-Pierre BALFROID raconte lui aussi un adultère dont le prix sera bien lourd à supporter pour les protagonistes et leur entourage et Albert DUCLOZ, lui, d’appuiera sur un fait réel pour décrire l’amour qui a réuni un officier allemand et une infirmière française pendant la seconde guerre mondiale. L’amour est un sujet inépuisable pour les auteurs.

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Mises à nu

Carine-Laure Desguin

Jacques Flament Editions

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Carine-Laure est un peu comme le couteau suisse des lettres, elle est capable d’écrire sur de très nombreux sujets et dans toutes les formes littéraires, ou presque, j’ai déjà lu de nombreux textes de sa plume dans des genres très divers. En la circonstance, elle aborde le dialogue, un genre littéraire qu’elle a déjà testé en écrivant une pièce de théâtre : « Le Transfert ». « Mises à nu » pourrait donc être mis en scène et présenté sur scène. Ce texte est un dialogue, dans un huis clos, entre deux personnages seuls : une veuve et l’ex maîtresse de son feu mari.

Marielle, l’infirmière qui prodiguait des soins à Monsieur Libert avant qu’il décède rencontre encore son épouse à laquelle elle doit faire des piqûres pour soigner une névralgie, pseudo-névralgie apparemment, et le jour où elle pratique l’ultime injection de ce traitement, Madame Libert souhaite avoir une discussion sérieuse avec son infirmière. Elle lui demande, de but en blanc, si elle a eu une liaison amoureuse avec son mari. Marielle tente d’esquiver la question mais elle doit reconnaître que cette relation a bien existé, elle ne souhaite faire aucun mal à la veuve en s’étendant sur les détails de cette aventure. Mais la veuve, femme très possessive, très matérialiste, très imbue de sa personne et surtout très fière d’avoir décroché la gros lot en épousant son patron, ne l’entend pas de cette oreille, elle veut tout savoir. C’est elle la veuve, l’épouse légitime, l’héritière, elle doit tout savoir quitte à en crever !

Le dialogue s’éternise, les détails deviennent de plus en plus cruels, de plus en plus sordides, de plus en plus humiliants, … , mais la veuve, dans une sorte de délire masochiste, veut en savoir toujours plus sur sa mésaventure et le batifolage des deux tourtereaux.

Ce texte est une véritable autopsie d’une tromperie parfaitement maîtrisée par les deux amoureux au grand dam de l’épouse légitime restée dans la totale ignorance de sa mésaventure. Carine-Laure expose avec une grande précision la mécanique de l’adultère : comment naît une aventure illégitime, comment les deux amoureux restent bien cachés, comment les deux amants s’attachent l’un à l’autre et comment la pauvre cocue se pavane devant ses amies sans savoir qu’elle porte une belle paire de cornes.

Ce texte est aussi une réflexion sur le couple, il n’est nullement une institution figée mais une union vivante, il évolue en fonction des époques de la vie, des activités professionnelles, des rencontres et de bien d’autres paramètres encore, il est donc nécessaire de veiller à sa bonne évolution et de faire en sorte qu’il s’adapte aux conditions de vie des deux époux. Et peut-être, au moins pour certains, que le couple n’est destiné pas à subsister jusqu’à ce l’un des deux conjoints décède. Ce n’est peut-être qu’une tranche de vie, aussi belle soit-elle, … ?

Et, attention quand la maîtresse devient légitime, elle devient souvent la nouvelle cocue sous le regard narquois d’une nouvelle maîtresse !

Le livre sur le site des Editions Jacques Flament

Le blog de Carine-Laure DESGUIN

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Ces étoiles dans la nuit

Jean-Pierre Balfroid

M.E.O.

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Après « Le Choix de Mia », son précédent roman publié chez le même éditeur, Jean-Pierre Balfroid propose dans ce roman une nouvelle version du rude combat dans lequel s ‘affrontent Eros et Thanatos. Dans un petit village de l’Ardenne, au cœur d’un triangle ayant pour sommets Charleville, Sedan et Bouillon, Ruffin un fier bûcheron épouse Flore l’institutrice. Ils vivent un grand amour dans ce petit village où tout le monde se connaît, s’entraide, médit, s’aime ou se déteste. Le village prend de l’ampleur, un lotissement se développe à côté du vieux village, le village bleu aux toits d’ardoise voit émerger un village rouge aux toits de tuiles. Ce nouveau village attire une nouvelle population composée principalement de riches Bruxellois en manque d’espace et d’air pur.

C’est ainsi que Cyril et Shirley s’installent dans ce nouveau village avec leurs enfants jumeaux, ils sympathisent vite avec Ruffin qui leur vend du bois de chauffage. Mais Flore supporte mal cette promiscuité car elle n’arrive pas à avoir l’enfant qu’ils désirent tellement, la vue de ceux de Cyril et Shirley la désespère encore plus. S’ennuyant un peu dans cette campagne isolée, Shirley séduit Ruffin et tombe bien tôt enceinte ne sachant lequel de son mari ou de son amant est le père de l’enfant qu’elle porte. Flore est de plus en plus désespérée, elle plonge dans la dépression.

Ruffin est victime d’un grave accident qui le laisse défiguré et affaibli, il n’est plus le fier bûcheron. Flore le soigne avec beaucoup de dévotion pendant que Shirley élève, sous son nez, un troisième enfant, Adeline, la petite fille qu’elle a mise au monde sans connaître le père. Flore sombre de plus en plus dans la dépression, Ruffin qui se rétablit lentement, lui propose de passer quelques jours chez des amis en Auvergne où elle trouve la mort dans un accident de voiture.

Et le sort s’acharne encore sur ces deux familles Adeline est victime d’une maladie rare qui demande des soins très importants et très onéreux. Elle lutte avec un courage exemplaire et beaucoup de résilience, elle parvient à vivre après une greffe du rein et, plus tard, et malgré une cécité complète. Sa volonté et sa ténacité lui permettent de suivre de brillantes études malgré ses handicaps. Elle noue une très forte amitié avec Ruffin qui l’accompagne dans sa découverte du monde obscur où elle trouvera quand même le chemin de l’amour.

Mais malgré l’intervention d’Eros, Thanatos continuera à sévir sur ces deux familles comme si le péché de chair devait être puni de la plus cruelle des sanctions. Ce livre juxtapose les plus douloureuses épreuves de la vie et les plus belles luttes que ceux qui souffrent peuvent mener contre la maladie, c’est une véritable leçon de courage, de volonté mais aussi de résilience pour accepter la douleur, le handicap et même la mort quand il n’y a plus rien à espérer.

Jean-Pierre Balfroid se faufile dans les arcanes des familles et des populations villageoises pour les faire vivre dans la joie, l’amour, la souffrance et la mort. Les plus belles âmes et les cœurs les plus tendres y côtoient les langues de vipères, les caractères ombrageux, les êtres les plus vicieux, le plus jaloux et le plus envieux… Le monde comme il est partout !

Le livre sur le site des Editions M.E.O.

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La promesse de Lucile

Albert Ducloz

Editions de Borée

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Fille de diplomate, Lucile s’engage dans le conflit de la Grande Guerre comme infirmière, elle soigne les soldats blessés provenant du front. Un jour, les brancardiers amènent par erreur un soldat allemand très gravement blessé et le place avec les morts et les mourants. Lucile constate qu’il vit toujours et convainc le médecin de service de le soigner. Peu à peu le blessé reprend vie et forme, Lucile le cache dans la tente des morts jusqu’au jour où l’hôpital de campagne doit-être évacué. Le jeune soldat et la belle infirmière devenus amoureux doivent se séparer, lui s’enfuit vers on pays, elle est démobilisée.

Animée du toujours très fort désir de porter secours aux autres, Lucile s’implique dans le soutien au jeunes femmes guéries de la tuberculose qui se retrouvent seules sans emploi, livrées à elles-mêmes et souvent aux proxénètes. Grâce au soutien d’un capitaine qu’elle a soigné pendant la guerre, elle obtient le droit d’occuper l’ancien hôtel de ses parents à proximité de Valence. Elle y installe quatorze filles qui travailleront toutes, sauf une, dans les ateliers de chaussures, sous-traitants pour les usines de Romans. Elle doit aussi secourir six autres filles, quatre juives en fuite et deux filles soupçonnées de sabotage dans leur usine de bottes pour la Wehrmacht. Ces dernières sont placées dans des fermes à la campagne sur le chemin du Vercors emprunté par ceux qui fuient le STO et gagnent le maquis.

Lors de l’occupation de la zone libre, un escadron de transmission s’installe dans l’ancien hôtel désormais dirigé par Lucile qui à sa grande surprise et son tout aussi grand plaisir reconnait, sous l’uniforme de l’Hauptmann commandant cet escadron, son cher Ludwig, l’amoureux allemand qu’elle a soigné, quitté par obligation et recherché vainement pendant vingt ans. La flamme est toujours aussi brûlante entre les deux amoureux qui deviennent vite amants en toute discrétion pour ne pas éveiller les soupçons de la hiérarchie allemande et des membres de la résistance…

Mais, la guerre à ses règles et ses cruelles obligation : Lucile et Ludwig essaient de rester distants tout en s’aimant à la folie. Pourtant, leur destin bascule le jour où un ami de Lucile est fait prisonnier. Ludwig ne veut pas trahir son pays mais il doit choisir entre son amour et son combat. Après le débarquement en Provence, la guerre s’installe avec toute sa cruauté dans la région de Valence et les deux amoureux sont de plus en plus impliqués dans les péripéties violentes, souvent mortelles, de cette guerre encore plus sale que les précédentes. Entre la résistance et l’occupant, l’espace est très mince et la petite troupe de Lucile doit s’y faufiler pour survivre. Mais la guerre l’entraîne dans des combats qu’elle ne souhaitait pas vraiment même si l’implication dans la résistance est pour certaines et certains un véritable engagement humain et patriotique.

Ce livre, c’est une belle histoire d’amour impossible où les protagonistes doivent se faufiler entre les arcanes de l’Histoire pour ne pas être séparés et vivre l’amour qu’ils avaient créé dès 1918. Mais c’est aussi une évocation de ce que furent les Français pendant et après la guerre : de vrais résistants trop peu nombreux et un peu suicidaires mais, plus souvent hélas, des êtres veules et profiteurs avant de devenir les rois de l’épuration pour faire oublier leurs actions bien peu glorieuses en se rangeant, une nouvelle fois, du côté des vainqueurs.

Cette fiction est inspirée de faits réels qui montrent bien que ceux qui ont été dits « justes » n’étaient pas forcément dans les élites mais bien souvent dans un petit peuple où le courage, la volonté, la dignité et même le sacrifice sont des valeurs cardinales. Ils étaient la vraie France et des défenseurs de l’humanité.

Le livre sur le site de l’éditeur

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L’ÉTÉ DU PEINTRE / VARA PICTORULUI de SONIA ELVIREANU d’après un tableau de MIRCEA BOCHIS

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L’été du peintre

Une maison blanche-rose sur une colline,
un étrange ciel nuagé, azuré,
son dedans reflété en couleurs :

le bleu troublé par des tourbillons,
le blanc emporté par les éclairées du ciel,
le rose comme un souffle imprégné dans les murs,

entre les ennuagements du ciel glisse
sur le toit fata morgana,
descendant des peintures de Chagall,

la maison irise l’été sur la colline
avec son étrange lueur,
le blanc-rose sur le vert tout autour :

le vert du champ ensoleillé,
de l’herbe ombagée, de sombres buissons,
des cyprès qui montent vertigineusement au ciel,

des peupliers qui veillent son sanctuaire,
dans leur feuillage, l’ombre de deux êtres,
le vert du cèdre assombri,

le ciel est vert comme l’été
troublé par le blanc-rose
de l’étrange maison sur la colline.

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Vara pictorului

O casă trandafirie pe deal,

un cer straniu, înnourat, havaiu,

lăuntrul casei răsfrânt în culoare:

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albastrul tulburat de învolburare,

albul spulberat prin spărturile cerului,

rozul impregnat în perete ca o boare,

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între înnourările cerului lunecă

pe acoperiș o fata morgana,

coborând din picturile lui Chagall;

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casa irizează vara pe deal

cu strălucirea ei stranie,

trandafiriul pe verdele din jur,

.

verdele-galben de câmp însorit,

de iarbă în umbră, de tufișuri întunecate,

de chiparoși ce urcă vertiginos în cer,

.

de plopi străjuind al ei sanctuar,

în frunzișul lor, umbrele a două făpturi,

verdele de cedru întunecat,

.

cerul e verde ca vara

tulburată de tradafiriul

ciudatei case de pe deal.

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Mircea BOCHIS sur Artnet

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LE PIERROT DE VALDÈS de DIDIER GIROUD-PIFFOZ (Ella Ed.) / La lecture de PHILIPPE LEUCKX

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Comme dans d’autres ouvrages, l’auteur rend hommage à des parcours, à des lieux, à des vies, à des rites.

Rien de commun sans doute entre le Catenacciu de Sartène, Soeur Yvonne des léproseries indiennes ou sa chère, rencontrée dès les années 60.

Et pourtant une même ferveur habite cet homme qui cerne les réalités les plus difficiles pour en dégager l’humaine beauté, l’humanité.

Ce livre, donc, résume une vie, un parcours, des années 66/69 aux années 2010.

Le Pierrot de Valdès, aux cernes noirs, symbolise bien l’attachement à des personnes ou personnages qui ont nourri son périple intérieur.

La figure de Gabrielle Russier, les soeurs rencontrées en Inde pour le boulot le plus ingrat sans doute, soigner les rejetés d’une société, les pénitents corses : autant de signes que l’écrivain a su découvrir sur sa route pour faire connaître son monde : de tendresse et d’ouverture.

Les chapitres corses et indiens, sorte de journal présent et visuel (de belles images photographiques de l’ami Patrick ou de l’auteur), révèlent un tempérament prompt à faire du monde sa maison (comme le relatait S. Ray dans un film tiré de Tagore).

La spiritualité, certes, est un don, et l’auteur sait exactement où elle se niche : les témoignages d’anciens porteurs de croix ou ceux des soeurs des léproseries servent à faire grandir l’homme, souvent petit, souvent mesquin que nous sommes. Ce sont des expériences uniques, partageables, quelles que soient les misères abordées, ressenties.

D’une géographie l’autre, l’auteur nomme le réel qui le submerge, et ses nombreux voyages sont communicables eux aussi, par le don même des expériences profondes, intimes, du coeur et de l’esprit.

L’auteur qui a tant adressé de missives à ses proches (ses petits-enfants) l’a fait aussi de par le monde.

Un très beau livre, fécond et généreux.

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Didier GIROUD-PIFFOZ, Le Pierrot de Valdès, Ella Editions, 2022, 312 p., 20 euros

Le livre sur le site de la FNAC

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L’INCONNU DANS LE JARDIN de MARTINE ROUHART (Bleu d’Encre) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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On l’imagine sans mal : le front collé au froid de la vitre, elle scrute le dehors. Cette nuit-là est d’une transparence de cristal, la pelouse pâlit sous la lune et se perd plus loin, bornée par les ténèbres épaisses d’un bosquet. Proche du petit étang que visite parfois un héron solitaire, un vieil érable tord sa ramure vers le ciel.
Une ombre est passée. Un renard ?

« Mais la forme obscure est revenue sur ses pas.
S’est immobilisée dans une flaque de lumière blanche.
Précise, verticale. Adossée au tronc de l’érable.
La silhouette d’un homme. Un inconnu dans mon jardin
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Nulle crainte mais la jouissance délicatement subversive de se savoir épiée. Ici, rien de mal ne peut lui arriver : « il m’a vu rire, ,pleurer, chanter, parler tout bas, oublier les chagrins. Le jardin, gardien de secrets qui pèsent si peu pour le reste du monde, se rappelle mieux que moi… » Ce jardin est un havre, une autre incarnation d’elle-même, son double végétal ; elle l’habite aussi sûrement que ses pensées vivent dans les pages qu’elle écrit.

Peut-être d’ailleurs cette ombre s’est-elle enfuie de son pays d’encre et de papier. Comment naissent les personnages ? Sait-on ce qu’ils deviennent ? Ainsi, ce Théodore … « Je ne sais plus à partir de quel moment mon personnage est devenu vivant, une sorte de frère de vie. »

Un matin, tôt, un papier sur le sentier, comme la plume d’un oiseau. Quelques lignes, un poème de Jaccottet. Elle rentre. Tout s’embrouille. La ramène à ses fantômes ; celui du père lecteur infatigable, « dans le halo jaune de la lampe, enfermé dans son silence, impressionnant de présence ». Parti trop tôt. Regret de n’avoir eu pas le temps de parler d’égal à égal. « Que de mains il faut lâcher ! »

Dans la bourrasque qui se lève bientôt, tout se met à tourbillonner et à geindre ; le vieillard aux bras noirs tendus vers le ciel est renversé; un nouvel équilibre est à imaginer ; il s’agit de réintégrer l’existence. L’œuvre se termine ; « Théodore va quitter mes  pages intimes et suivre son destin de papier ».

J’ai adoré L’inconnu dans le jardin, préfacé avec beaucoup de sensibilité par Michel Joiret et très joliment illustré par Christian Arjonilla.

Tout à la fois récit, poème et songe, il tient aussi d’une forme de journal onirique d’une œuvre en train de s’écrire. C’est une merveille de sensibilité et de délicatesse. Sous la soie de mots simples et dans un dépouillement habité, ce texte vibre dans chacune de ses lignes, d’une présence envoutante. Le jardin se découpe dans la nuit comme le lieu d’une transfiguration secrète où les ombres s’animent et flottent comme les idées qui s’y enroulent. Il y a une sorte de porosité entre le dedans et le dehors qui nous ensorcèle. J’ai lu et relu ce petit livre à voix haute. Il résonne maintenant en moi comme une musique douce.

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Martine ROUHART, L’inconnu dans le jardin, préface de Michel JOIRET, Bleu d’Encre, 54 p., 12 €.

Le recueil sur le site des Editeurs Singuliers

Martine ROUHART sur le site des Editeurs Singuliers

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LE BLUES ROUMAIN Vol. 3 de RADU BATA (Ed. Unicité) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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Voici une anthologie de poésie qui ne laisse pas indifférent tant chaque texte interpelle, surprend, joue de métaphores neuves et trouve un écho en nous !

Et, comme l’écrit bien Cali dans la préface, « les poètes roumains ne se prennent pas pour des poètes : ils sont poètes. »

Ce troisième volume est coordonné, comme les précédents, par Radu Bata qui a traduit tous les textes en français et composé l’ensemble, non pas par ordre chronologique des dates naissance des auteurs ou par ordre alphabétique mais de façon musicale où un thème en amène un autre et où un même auteur se retrouve parfois avec des textes à plusieurs endroits du fil poétique tiré par le maître d’œuvre.

Le livre est très bien encadré, par « trois grands artistes, bons connaisseurs de la Roumanie et de la poésie » : Muriel Augry, Cali et Charles Gonzalès.

Il s’agit d’une poésie qui réussit le tour de force d’être accessible tout en posant des questions existentielles. Une poésie nécessaire, urgente, qui ne s’embarrasse ni d’effets de style ni de préoccupation sentimentales, énamourées, égocentrées, qui se briseraient, elles, sur le premier écueil de réel venu.

Les septante-trois poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) se collètent pareillement au trivial  et aux élévations d’âme (lire le beau texte d’Ana Blandiana, La balance avec un seul plateau, qui commence par « Je suis coupable pour ce que je n’ai pas fait »). Les thèmes de l’amour, du dépassement de soi, de l’aspiration à la beauté n’en sont pas moins absents mais traités en situation de vie, sur l’établi des jours.

L’inconvénient d’être né et la difficulté à vivre, chères à Cioran, l’absurde ionescien, la mythe de Dracula (le mort-vivant, le sang régénateur, le sang-encre) imprègnent plus d’un texte de l’ensemble.

La vie macroscopique et l’expérience du quotidien interfèrent habilement (lire entre les draperies de l’existence de Ion Mureşan) Enfin, les enjeux d’aujourd’hui comme, entre autres, le réchauffement climatique, ne sont pas exclus des préoccupations des poètes.

Dans mon esprit, les plats et les villes sont

comme des amants.

Le dernier efface tout

et rafle la mise.

(La chronologie des choux et des courgettes, Ioana Maria Stăncescu)

parfois je nous souhaite

d’avoir été des gens simples

de la campagne

dont le seul grand souci serait

qui se réveille le matin pour nourrir les volailles

et la neige

(Sur les touches de la machine à écrire dansent des refrains en instance de divorce, Alexandra Mălina Lipară)

C’est une poésie qui s’intéresse aux invisibles, aux humbles, aux déclassés, aux anormaux, aux mal adaptés, aux mal lunés, aux écartés de la réussite car les poètes en sont partie prenante : ils vivent l’existence des gens ordinaire et leurs inquiétudes sont les leurs.

que fait-on des héros secondaires qui ne montrent jamais leurs blessures

car elles sont trop petites par rapport à celles

du grand monde ?

héros secondaires tués par des blessures secondaires.

ce qui ne compte pas ne se conte pas.  

(les héros sont fatigués, Luminița Amarie)

Comme l’écrit Muriel Augry, « les poètes en provenance d’un pays diablement étrange aux héritages multiples n’ont qu’à se baisser pour cueillir les émotions les plus vives, les plus subtiles, les plus paradoxales ».
Des poètes qui, comme le formule Charles Gonzalès, « pulsent dans cette âme profonde roumaine […] dans une triste et joyeuse mélancolie, que l’on nomme le blues roumain », le typique et indéfinissable dor (lire à ce propos le texte de Iulian Tănase).

Dans La poésie est autre chose, Paul Vinicius, qui donne quatre poèmes dans ce volume, joue à saisir l’essence de la poésie, même s’il sait l’opération vaine :

la poésie est quand

tu n’as aucun bobo 

tes analyses sont nickel -chrome

et pourtant

tu as mal

Il faudrait citer tous les auteurs, tant chacun est singulier et mérite d’être découvert en francophonie.

Dans La fiction prend le dessus, le texte qui clôt le recueil, Radu Bata écrit :

La vraie vie est peut-être celle qu’on ne mène pas.

Je ne suis pas tout à fait là, je ne suis pas tout à fait ici.

Ainsi vont les choses : pendant que certains font semblant

de vivre quand ils vivent, d’autres écrivent

comme s’ils faisaient semblant d’écrire.

Et je lis des livres qui n’ont pas encore été écrits.

Juste définition de l’écriture et du poète exilé dans le monde. En attendant, ce livre-ci est écrit et bien écrit, et mérite, comme les deux précédents, pour un ensemble de 530 pages, toute notre attention de lecteur sensible à l’indéniable poésie.

Et, suite à la lecture du troisième volume de cette anthologie roumaine, on se sent, comme Cali, un poète roumain, donc universel.

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Radu BATA, Le blues roumain Vol.3 Anthologie implausible de poésies, préface de Cali, illustrations de Iulia Şchiopu, 210 p., 15 €.

LE BLUES ROUMAIN Vol. 3 sur le site de vente en ligne des Editions UNICITÉ

LE BLUES ROUMAIN Vol. 1

LE BLUES ROUMAIN Vol. 2

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NOTRE-DAME DE PARIS / JEAN-FRANÇOIS FOULON

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L’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, est resté dans toutes les mémoires. Personnellement, cet événement m’avait bouleversé. J’avais eu l‘impression non seulement qu’un monument majeur de notre culture partait en fumée, mais que le témoin de mille ans d’histoire disparaissait à jamais. C’est que Notre-Dame était bien davantage qu’une simple cathédrale. Elle incarnait à la fois le sommet de la spiritualité occidentale et le théâtre des grandes pages de l’histoire nationale. Située au centre de la capitale française, sur l’Ile de la cité, elle avait connu la naissance et le renforcement de l‘autorité royale et la lente création d’un Etat moderne centralisé. Elle avait connu également la Révolution et la chute de l’Ancien Régime, puis des guerres successives. D’abord l’occupation par les troupes prussiennes après la défaite de Sedan en 1870, puis le risque de voir l’armée allemande enfoncer les fronts de la Marne et de la Somme en 14-18, et enfin l’occupation, bien réelle cette fois, des mêmes troupes allemandes en 40-45. Mais Notre-Dame, c’est aussi l’insurrection populaire suivie de la libération de Paris par la deuxième division du général Leclerc en août 44. Tout le monde connaît la descente des Champs-Elysées par le général de Gaulle, qui se termine par un Te Deum à Notre-Dame. Notons en passant que des dispositions avaient été prises pour que l’archevêque de Paris, le cardinal Emmanuel Suhard, soit absent. En effet, De Gaulle voulait sanctionner les ecclésiastiques compromis dans la collaboration. Comme des coups de feu éclatèrent à l’extérieur pendant la cérémonie, l’assemblée s’est finalement contentée de chanter le Magnificat (plus bref).

Notre-Dame c’est tout cela. On peut donc dire qu’elle faisait partie de l’inconscient collectif et que sa charge symbolique dépassait de loin sa beauté architecturale. D’autres édifices connurent des incendies, comme la cathédrale de Nantes, le 18 juillet 2020, sans provoquer de véritable émotion populaire. Certes, les dégâts furent moins importants (le grand orgue avaient tout de même été complètement détruit ainsi que des vitraux du Moyen Age), mais c’est surtout que cette cathédrale n’était pas revêtue de la même symbolique.

Cela étant dit, il faut bien se rendre compte que Notre-Dame n’a pas toujours joui du même prestige. La Révolution de 1789 et la période révolutionnaire qui la suivit avaient laissé d’importantes séquelles. L’état de délabrement était très important au point qu’au début du XIXe la cathédrale avait servi de carrière de pierres. Pour le sacre de Napoléon, en 1804, il fallut faire des réparations de fortune. On blanchit les murs extérieurs à la chaux et à l’intérieur on posa des panneaux et des tentures qui déguisèrent l’église en temple antique. En réalité, il s’agissait surtout de cacher l’état de délabrement avancé. Tout était faux donc, comme était fausse la représentation que le peintre David en fit quelques années plus tard. La mère de Napoléon, qui figure sur le tableau à la place d’honneur, n’était pas présente, car elle n’avait pas voulu assister à la cérémonie, et l’impératrice était beaucoup plus âgée que la jeune fille qui a été peinte. Par la suite, on célébra encore dans la cathédrale le baptême du roi de Rome (le fils de  Napoléon) mais on envisageait sérieusement d’abattre l’édifice entier.

C’est en fait Victor Hugo qui a réveillé les consciences. Il avait déjà écrit « Sur la destruction des monuments de France » et surtout « Guerre aux démolisseurs » où il fustigeait l’état de délabrement dans lequel la France laissait ses monuments. Puis, en 1831, paraît son roman Notre-Dame de Paris, dans lequel la cathédrale est pour ainsi dire un des personnages. Ayant bien perçu sa valeur symbolique, il s’exprime ainsi : « Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page de l’histoire du pays. » Et en effet, c’est à Notre -Dame que Philippe le Bel convoqua les premiers états généraux du royaume, qu’Henri VI d’Angleterre, par ailleurs duc d’Aquitaine, y fut couronné roi de France pendant la guerre de Cent ans. C’est là également qu’eut lieu le mariage d’Henri IV avec Marguerite de Navarre et que Bossuet prononça l’éloge du Grand Condé.

Grâce à son roman, Hugo érige Notre-Dame en véritable mythe et crée un mouvement populaire en faveur de son sauvetage. Il provoque également un véritable engouement pour le Moyen Age, engouement qui caractérisera toute l’école romantique en littérature.

La restauration de Notre-Dame dura vingt ans et elle fut confiée à Jean-Baptiste Lassus et à Viollet-le-Duc. C’est ce dernier qui érigea la fameuse flèche de la croisée, celle que le monde entier a vu s‘effondrer dans les flammes en 2019.

Cette flèche, finalement, datait du XIXe siècle, mais au vu de tout ce que représente Notre-Dame, on comprend mieux l’émoi que suscita cet incendie. C’est que cette cathédrale est plus qu’un simple édifice. Pour moi, en effet, je la voyais à travers les yeux d’Esméralda et de Quasimodo car, comme je l’ai déjà dit ailleurs, la littérature nous donne une grille de lecture qui transforme à nos yeux les paysages et les monuments. Il existe donc une sorte de vérité virtuelle qui n’existe que dans notre imaginaire et qui a été construite par nos lectures. Quand j’avais visité Notre-Dame autrefois et que je m’étais retrouvé au haut des tours, devant les gargouilles et les chimères, j’avais eu l’impression d’entrer de plein pied dans le roman de Victor Hugo. Pourtant, ce dernier n’avait pas connu les restaurations de Viollet-le-Duc, qui avait ajouté un nombre impressionnant de ces créatures fantastiques.

Et puisque qu’on parle littérature, notons que c’est à Notre-Dame que Claudel eut la révélation de sa foi. Je ne suis pas croyant, bien au contraire, mais je ne peux pas ne pas vous inviter à lire le célèbre texte de Claudel :

« Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C’est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j’assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand’messe. Puis, n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. (…) J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie.

En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »

Villon, Péguy ou Théophile Gautier ont également évoqué Notre-Dame dans leurs oeuvres. Sans parler de peintres comme Utrillo, Chagall et Picasso qui immortalisèrent sa façade. Tout cela, on le savait quand on a vu la toiture s’effondrer et ce fut donc non seulement un pan de l’histoire, mais également une partie de notre monde intérieur qui partit en fumée ce soir-là. D’où l’émotion intense que cet événement a suscitée.

Le comble, c’est que Victor Hugo, pour terminer avec lui, avait en quelque sorte eu la prémonition de l’incendie de Notre-Dame dans son roman :

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. À mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle. »

En relisant cet extrait, je ressens la même impression que j’avais eue lorsque j’avais lu le roman, dans ma vingtième année. Et je me rends compte que je me souvenais parfaitement de cette scène, qui avait marqué mon esprit. Quasimodo errant entre les tours de Notre-Dame en flammes, c’est exactement ce à quoi on le public médusé a assisté le 15 avril 2019.

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