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Camille Lemonnier (1844-1913) est un écrivain belge, fils d’un avocat wallon et d’une mère flamande (laquelle est décédée quand il avait deux ans, et c’est sa grand-mère qui s’occupera de lui). Il fit des études secondaires assez médiocres à Bruxelles, mais ne suivra pas les cours de la faculté des Lettres, où son père l’avait inscrit, préférant se consacrer à la critique artistique. Dans ce domaine, il défend clairement l’art réaliste contre l’académisme, ce qui revient en fait à donner à l’artiste la liberté de s’exprimer et de décrire la réalité telle qu’elle est, même s’il faut se dresser contre les institutions en place. Il se fait qu’il se trouve à Sedan en 1870 (avec le peintre Félicien Rops, qui était son cousin) au moment de la défaite de Napoléon III. Les troupes françaises sont écrasées et il y a des morts partout. Impressionné par ce qu’il a vu, Lemonnier va écrire un roman qui s’intitule initialement Sedan et qui ne sera réédité plus tard en France qu’à la condition d’en changer le titre, honneur national oblige. Le livre deviendra donc « Les Charniers » et influencera la rédaction de La Débâcle d’Émile Zola. Immédiatement remarqué dans les milieux naturalistes, Lemonnier commence à être connu, tant en France qu’en Belgique, mais il ne devient vraiment célèbre qu’à la publication de « Un mâle » en 1881. Le titre est déjà tout un programme et se veut provocateur. Un scandale éclate aussitôt, la société bien-pensante de l’époque appréciant peu cette description d’un amour rustique.
Que raconte ce livre ? C’est l’histoire d’un braconnier un peu sauvage qui n’a fait que parcourir les bois depuis son enfance, jusqu’au jour où il tombe amoureux d’une femme issue d’une famille paysanne huppée et respectable. Son amour, forcément, est sauvage et violent, bestial même, mais tellement sincère que la belle fermière ne reste pas indifférente. Elle finit par avoir une liaison charnelle avec ce mâle vigoureux, mais après un certain temps, quelque peu lassée, elle cherche à rompre, ce que ne peut accepter notre braconnier. Au moment où il cherche à revoir une dernière fois cette femme qu’il aime à la folie, il est abattu par les gendarmes, qui le recherchaient par ailleurs. L’amour finit donc en drame. Le thème traité (l’amour bestial), le fait que le héros principal appartienne aux classes populaires, le style très direct, qui s’attache à décrire la réalité quotidienne, font de ce livre un des exemples typiques du roman naturaliste. Dès lors, il n’est pas étonnant que Zola ait accueilli sa sortie avec enthousiasme. Ici, on est bien loin des envolées lyriques des romantiques (songeons pourtant que Lamartine était mort depuis douze ans seulement et que le vieil Hugo vivait encore). Qu’on en juge par l’extrait qui suit ou par celui proposé en fin d’article.
Ses bras l’étreignaient alors à la briser. Il avait des élans d’amour sauvage. Les baisers qu’il lui donnait étaient douloureux comme des morsures. Il ouvrait sa bouche sur sa chair, les mâchoires secouées d’un tremblement. Et il lui répétait à satiété qu’il mourrait si jamais elle cassait de l’aimer.
Bref, le scandale est tel, à la sortie du livre, que les jeunes écrivains du moment (ceux qui écrivent dans la revue « La Jeune Belgique » et qui admirent Zola, Daudet et les Goncourt) organisent un banquet pour soutenir Lemonnier face aux attaques virulentes de la critique traditionaliste et surtout des journalistes catholiques.
Ceci dit, il conviendrait de nuancer, car si « Un mâle » est bien un roman naturaliste, comme on vient de le voir, le récit très réaliste laisse souvent la place à des évocations lyriques de la nature et plus particulièrement de la forêt. Cette dernière peut donc faire l’objet d’une double lecture. D’un côté elle représente le monde sauvage et brut dans lequel vit ce braconnier mal dégrossi et de l’autre elle renvoie à un monde idyllique, que la société des hommes n’a pas contaminé. Chacun peut venir y faire un retour aux sources et en ce sens cette forêt « primitive » peut être vue comme un utérus symbolique et une sorte de refuge maternel.
Dans « Happe-chair », l’écrivain aborde le thème de la vie ouvrière dans les grandes usines sidérurgiques. L’action se passe au « Pays noir » et Lemonnier a même vécu plusieurs semaines à Marcinelle et à Couillet pour étudier de près la misère et le manque de perspective des ouvriers. On y raconte la dépravation progressive de l’héroïne, Clarinette Huriaux, et parallèlement la montée inexorable de la violence sociale. On retrouve aussi le mythe éternel du Feu (feu du désir, mais aussi feu incandescent des laminoirs) qui sert de toile de fond à l’évolution du couple de Clarinette et de son mari Jacques (de la tendresse au désespoir pour l’un et à la débauche pour l’autre) et il se termine, comme dans « Germinal » de Zola, par une grève. On pourrait d’ailleurs croire que Lemonnier a imité l’illustre écrivain français, mais il n’en est rien car il précise lui-même dans sa dédicace que « Happe-Chair » a été composé avant.
Ce n’est pas pour rien que Lemonnier a été qualifié de « Zola belge », ce qu’il est assurément, même si cette appellation l’a toujours dérangé. En fait, aimant les néologismes comme les archaïsmes, il ne se voit pas vraiment comme un naturaliste, si ce n’est par les milieux décrits et le côté «animal » et rugueux de ses personnages. Il définit d’ailleurs lui-même son style comme ceci : « il s’agit de frapper l’imagination par la couleur et les images. » Il ne faut donc pas seulement imiter le réel, mais plutôt rechercher une certaine spontanéité. D’ailleurs, dans d’autres romans (« Le Possédé », « La Fin des bourgeois », « L’Homme en amour »), on pourrait dire que Lemonnier se rapproche davantage du courant « décadent » (style un peu précieux, thème de la femme fatale, perversion)
Dans « L’hallali », Lemonnier revient au monde campagnard en nous décrivant la lente décadence d’une vieille famille noble de propriétaires terriens. Les Quevauquant chassaient et géraient leurs terres depuis toujours, mais suite à des pertes financières (les temps ont changé) le fils se résoudra à devenir paysan, tandis que son père, dont la devise est «Plus oultre», veut continuer à vivre obstinément et orgueilleusement comme il l’a toujours fait. Il en mourra.
Plus tard, Lemonnier recevra le Prix quinquennal de littérature pour son ouvrage « La Belgique » (illustré de gravures dessinées). Il publie encore « La Vie belge » et une biographie, « Une vie d’écrivain ». Dans ces livres, on trouve un hommage à la Belgique et des témoignages intéressants sur la vitalité de sa littérature. Il tente aussi d’y définir la « culture belge »
C’est dans sa maison d’Ixelles que se trouve aujourd’hui le siège de l’Association des écrivains belges de langue française. Y sont exposées, grâce à l’initiative de Marie, la fille de Camille, les collections du Musée Camille Lemonnier.
Notons encore que Lemonnier, bien que Bruxellois, est également considéré comme un écrivain régionaliste wallon. Il est vrai qu’il a vécu partiellement dans le vieux prieuré de Burnot (le long de la Meuse, entre Namur et Dinant, près de Godinne). De cet endroit il dira : «« Je connus, pour la première fois, la joie passionnée de me sentir en communion avec la terre. Je pus ainsi réaliser, jusqu’à un certain point, mon rêve d’une existence un peu sauvage, songeant, lisant, écrivant, chassant, visitant les humbles, les doux et les violents, regardant filtrer dans l’âme des élémentaires les vertus rudes et simples des paysages ». Ensuite, il a à la fois décrit la campagne wallonne (« Un Mâle ») et ses industries (« Happe-chair »). Marcel Thiry disait de lui : « Un tel auteur s’est naturalisé Wallon par l’inspiration qu’il a choisi de servir. »
Tant critique d’art qu’écrivain, Lemonnier est certainement une figure marquante de l’histoire culturelle de la Belgique (Rodenbach lui décerna même le titre de « Maréchal des lettres belges »).
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Un Mâle (extrait)
Les cabaretiers s’étaient approvisionnés de bières. Des pains d’épice par tas garnissaient la vitrine des épiciers. Toute l’après-midi de la veille, les fours avaient brûlé pour la cuisson des tartes. Devant les portes, le pavé balayé reluisait. Des rideaux frais, relevés par un nœud de couleur, découpaient leur blancheur sur le noir des vitres. Un tapage de ménagères achevant à grands coups de balai la toilette des chambres, traînait dans l’air. Puis dix heures firent sonner les cloches de la grand’messe. Alors, les brosses et les seaux furent rencognés, les bras rouges enfilèrent les manches des robes, et la gaieté commença.
Des hommes montraient sur le seuil des cabarets leurs faces détendues par une naissante ivresse. Ceux-là étaient en train depuis la sortie de la messe basse. Une odeur de lampées montait de leurs blouses. Quand des groupes passaient sur le chemin, ils cognaient au carreau et les appelaient pour trinquer avec eux. Cela faisait petit à petit des assemblées.
La chaleur étant grande, on se tenait à la porte, debout devant les tables. On se parlait nez à nez, l’un en face de l’autre, avec des gestes amples. Des affaires se traitaient. La finesse, aiguisée par le genièvre, mettait aux prises les marchands de grains et les marchands de bestiaux, arrivés du matin. On se secouait les mains ; des démonstrations d’amitié rendaient les yeux tendres ; et la bienveillance augmentant, on se régalait de tournées réciproques.
Des verres vides encombraient par files inégales les tables poissées d’écume. Quelquefois un mouvement brusque d’un buveur faisait bouger les verres, qui s’entre-choquaient avec un cliquetis. Ce bruit des verres se mêlait à la rumeur des conversations, celles-ci formant un grand bourdonnement sourd comme la roue du moulin dans le bief et par moments des éclats de voix partaient, brefs et colères.
Happe-chair (extrait)
Jacques, tout ce jour-là, s’était montré taciturne et sombre. L’idée de la grève le consternait : c’était un mal plus grand que les autres, le pain coupé au ras des bouches, les échéances protestées, le meuble vendu à l’encan, un gouffre de misère où la moitié du Culot allait sombrer. Sa droiture naturelle l’inclinant à conjecturer que des motifs graves avaient seuls pu déterminer la mesure prise par l’administration, il ne voulait pas s’engager à la légère dans une aventure funeste pour tout le monde. À ceux qui lui avaient demandé s’il était pour le travail ou le chômage, il avait répondu en hochant la tête : il ne savait pas encore, il avait besoin de réfléchir avant de prendre un parti. Et tout en abattant ses charges comme à l’ordinaire, sa tête avait travaillé à l’égal de ses bras; il avait ratiociné, pesé le pour et le contre, finalement conclu que, dût-il en pâtir dans l’estime des camarades, il ne se mettrait en grève que s’il lui était prouvé que l’usine aurait pu s’empêcher de faire la diminution des salaires.
Clarinette, elle, dans son éternelle sottise, jubilait. L’idée d’un détraquement social, d’un désordre qui allait mettre aux prises le maître et l’ouvrier remuait en elle un fond trouble d’anarchiste. Toute petite, elle avait entendu parler de scènes de saccage et de violence qui quelquefois avaient bouleversé le Borinage; des villages avaient été ensanglantés par des collisions entre la troupe et les mineurs; on avait tout brisé dans les charbonnages; et elle se rappelait Lerminia, son père, disant avec un geste farouche que, s’il avait été là, il aurait visé à la tête les officiers assez rosses pour faire tirer sur le peuple.
Quand, l’après-midi, elle avait vu processionner par les rues les premières bandes, toute sa rancune hargneuse contre l’autorité, les choses établies, la bourgeoisie riche, maîtresse des destinées du petit monde, s’était réveillée. Elle s’était mise sur le pas de sa porte, avait agité un mouchoir pour les saluer au passage; et on l’avait acclamée; la colonne s’était partagée en deux tronçons, l’un qui était venu s’abattre aux «Fanfares», l’autre qui était entré chez Patraque.
— Hé!Clarinette, avait demandé l’un des meneurs en trinquant avec elle, c’est i qu’on peut compter d’sus Huriaux?
— Vô v’lez rire… Y f’ra c’ qu’on voudra… C’est moé qui vô l’dis.
Elle aurait voulu qu’on allât en masse à Happe-Chair, qu’on défonçât les grilles, qu’on éteignît les hauts fourneaux ; et comme une claque battait des mains en riant, elle se monta, déclara qu’il eût fallu pendre à la plus haute des cheminées Poncelet et les ingénieurs, tous des canailles! Alors la chambrée détala, en chantant sur un air demeuré en vogue depuis la chute du dernier ministère :
À bas Poncelet! À bas l’ grigou!
Faut le pendre la corde au cou!
On notera dans cet extrait que Lemonnier est sensible aux descriptions et qu’il veut s’assurer que son lecteur a bien compris son propos. C’est pourquoi il répète souvent deux fois la même idée (« taciturne et sombre », « il avait ratiociné, pesé le pour et le contre… », « L’idée d’un détraquement social, d’un désordre qui allait mettre aux prises le maître et l’ouvrier »). Le but est bien de signifier au mieux la réalité.
On notera aussi que Jacques, le mari de Clarinette, est tout le contraire de son épouse. Il est réfléchi (« il ne voulait pas s’engager à la légère ») et ne jette pas directement la pierre au patronat, estimant que ce dernier avait peut-être de bonnes raisons d’agir comme il l’a fait (« Sa droiture naturelle l’inclinant à conjecturer que des motifs graves avaient seuls pu déterminer la mesure prise par l’administration. ») Il est donc avant tout raisonnable et instruit, alors que Clarinette réagit instinctivement et sans réfléchir. Pour elle, la grève qui s’annonce est une fête où elle peut parader (elle se met devant sa porte et se fait applaudir). En fait, elle vise moins à modifier le système économique en place (trouver un rapport équitable dans les relations entre le patronat et le monde ouvrier) qu’à s’en prendre à des individus particuliers. D’ailleurs, là où elle regarde vers le passé, calquant sa réaction présente sur celle de son père autrefois (faut-il y voir une preuve de l’hérédité qui conditionnerait le monde ouvrier ?), Jacques pèse les conséquences futures de la grève, en bien comme en mal.
En fait, par ce dualisme (Marinette et son mari) Lemonnier nous montre bien où il se situe politiquement. Il imagine un monde un peu idéal où des ouvriers raisonnables et des patrons compréhensifs parviendraient à trouver un accord pour le plus grand profit de tous. On pourrait dire que Jacques ressemble un peu au héros du Germinal de Zola, qui lui aussi est réfléchi, qui ne se lance pas dans une grève sur un coup de tête, mais qui tente de la mener jusqu’au bout une fois qu’il l’a estimée nécessaire. S’il existe donc une sorte de déterminisme dans les milieux populaires qui pousserait les ouvriers à se complaire bêtement dans leur situation, en gérant mal leur vie, il y aurait moyen aussi de monter les échelons de la société et d’améliorer sa condition (alors que Clarinette quittera Jacques et abandonnera sa fille à cause de son goût pour la luxure et le sexe, celui-ci deviendra contremaître).
Pour terminer, notons que les dialogues en patois tranchent nettement avec le style noble de l’auteur et servent à mieux faire « sentir » le milieu ouvrier qui est décrit dans le roman.
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