« Ma vie aurait été très différente sans ma passion pour la lecture.«
E.A. – Quand, d’où t’es venu le goût de lire ? Et de lire au-delà de la littérature française, les littératures du monde?
D.B. – Je crois que je suis né avec le goût de lire, je suis né dans une ferme où la lecture était très respectée, ma grand-mère nous apprenait les fables de la Fontaine. A sept ans, l’âge minimum requis, j’ai emprunté mon premier livre à la bibliothèque de la communale, il était bleu, c’était l’histoire d’une gamine qui plantait des fleurs sur son balcon, je crois qu’il s’intitulait : « Le jardin suspendu ». Depuis, je n’ai jamais cessé de lire, j’ai lu toute la bibliothèque de l’école et je me suis imposé comme bibliothécaire sans l’avis de l’instituteur.
Les littératures du monde m’attiraient depuis longtemps mais c’est réellement vers la quarantaine, en novembre 1986, que, lassé de la lecture des magazines, j’ai décidé de lire tous les livres importants de tous les pays du monde. Je n’y suis pas encore parvenu mais je peux dire que j’ai fait une belle moisson de lectures depuis cette date : 1617 livres de plus de 130 pays différents. Même si depuis quelques années, je laisse une place importante à la littérature francophone actuelle.
2) Tu as aussi beaucoup voyagé. Comment as-tu concilié la connaissance littéraire apportée par des écrivains du cru et la connaissance acquise sur le terrain ?
Je n’ai pas tellement voyagé (Guyane, Guadeloupe, Finlande, Réunion, Maurice, Irlande, Louisiane, Sri Lanka et quelques destinations européennes plus proches). Mais chaque fois que je suis dans un pays étranger, j’essaie de retrouver l’atmosphère que j’ai trouvée dans mes lectures, de comprendre le pays comme je crois l’avoir ressenti lors de mes lectures. J’essaie surtout de ne pas être un touriste qui ne gobe que ce qu’on veut bien lui montrer. J’aime regarder de l’autre côté du miroir et trouver des lieux de mémoire : la tombe de Yeats près de Sligo en Irlande, la maison où Faulkner a écrit « Monnaie de singe » à la Nouvelle Orléans, …
Un pays, je le regarde bien sûr mais j’aime surtout le respirer, voir et comprendre comment ses habitants vivent et se comportent. Je crois qu’il est encore plus enrichissant de lire des livres des pays visités au retour du voyage, on situe bien le livre dans son contexte et on comprend mieux le message de l’auteur.
3) Qu’y a-t-il de commun chez tous les romanciers du monde? Que recherche, que vise l’écrivain de par le monde ?
Comme j’ai étudié l’histoire à l’université, je retrouve dans toutes les littératures que j’ai abordées, les grands mythes fondateurs de l’humanité. Sous toutes les latitudes, les peuples ont cherché à comprendre et à expliquer les raisons de leur présence sur terre. Chez Oé comme chez Vargas Llosa, j’ai trouvé des allusions mythologiques qui rappellent étrangement la mythologie grecque. Toutes les mythologies se ressemblent, les hommes ont partout les mêmes préoccupations existentielles.
4) Distingues-tu des littératures différentes, des spécificités suivant les langues, les régions du monde, les pays ? Quelles sont les littératures qui ont tes préférences ?
Je viens d’écrire que tous les peuples ont les mêmes préoccupations mais ils n’ont pas forcément la même façon d’exprimer leurs préoccupations existentielles. J’ai un faible pour la littérature caribéenne car les auteurs de cette région expriment leur douleur, leur colère, leur désespoir avec une forme d’humour, d’exubérance, dans des textes débordant de lumière et de soleil, de musique et de joie de vivre. Avec eux, comme dit la chanson, la misère semble moins pénible au soleil. J’aime bien aussi la littérature japonaise, je me suis habitué à la lenteur des textes, à cette façon de faire progresser les histoires par petites touches, à cette pudeur qui donne un poids très important à la moindre remarque. La littérature asiatique est lente, souvent dépouillée et je pense que c’est lié à l’écriture qui ne permet pas d’écrire vite. La patience est nécessaire à l’écrivain asiatique pour raconter une histoire. J’aime aussi beaucoup d’autres littératures : la littérature russe classique, la littérature italienne, tellement riche, la littérature espagnole post franquiste, la littérature actuelle du sud-est africain, la littérature des grands espaces américains… La liste n’est pas close.
En général, après la lecture de seulement quelques pages, je sais très vite dans quelle région du monde se situe le roman. Chaque littérature est liée à une culture et en porte les caractéristiques.
5) La littérature, le peuple du livre ne constitue-t-il pas un monde en soi, un monde sans frontières, faisant fi des nationalités et des origines ? Le livre idéal, avec ses traductions possible, ses multiples, dirait Adam Thirlwell, est-il amené à parler à tout le monde?
Le monde du livre est un monde étroit est pourtant c’est le livre qui fonde les principales religions, certaines nations, comme le Kalevala en Finlande ou les sagas en Islande. Tous les peuples ont un livre, ou quelques livres, de référence, le brave soldat Sveik en République tchèque par exemple. Le livre est très souvent identitaire, rassembleur autour d’un système de pensée, mais paradoxalement c’est un lien entre les individus. Personnellement, j’ai fait de très belles rencontres autour du livre, ma vie aurait été différente sans ma passion pour la lecture. Je crois qu’il ne faut pas parler du livre mais des livres car il faut en lire beaucoup afin d’épaissir suffisamment le doute qui permet de comprendre que nous ne saurons jamais tout. C’est ce doute qui fait la richesse de la pensée et ce sont les livres qui le nourrissent.
J’aime écrire sur les livres car il est difficile de rencontrer des gens avec qui on peut partager une belle conversation sur les livres. Le monde du livre est un monde encore trop fermé, trop élitiste. La littérature n’est pas suffisamment respectée dans notre enseignement qui est surtout tourné vers les sciences.
6) Comment est née l’idée de ce roman ? T’es-tu inspiré de modèles ? Existe-t-il d’autres romans qui ont pour vocation de rassembler tous les livres du monde ?
En écrivant ce livre j’ai pensé à certains auteurs que j’avais lus depuis peu : Jean Pierre Martinet, Pascal Mercier, Jean Potocki… tous des gens qui planaient bien trop haut pour moi.
Plus justement, je rêvais d’écrire depuis très longtemps, pas nécessairement pour publier, juste pour voir ce que j’étais capable de faire devant une feuille blanche. Je m’étais promis de le faire pour mes cinquante ans et je reportais toujours, bloqué par l’impossibilité de parler de moi et des miens, par la peur que certains se reconnaissent dans mes propos.
Et un jour, à soixante cinq ans, j’ai dit je le fais ou je ne le ferai jamais. Je venais de boucler un tour du monde par les livres sur le blog d’une amie et je me suis dit que je pourrais peut-être romancer ce travail en l’intégrant dans la vie d’un jeune retraité désolé par le monde actuel et par le manque d’investissement intellectuel ou artistique de nombreux retraités qui s’ennuient à la maison. J’ai ouvert un fichier et j’ai écrit sans modèle ni brouillon en consultant seulement la liste de mes lectures. J’ai vite été pris par mon projet mais je reconnais que je ne l’ai vraiment maîtrisé qu’à partir du milieu.
Je n’ai délibérément pas attaché assez d’importance au style car j’étais trop préoccupé par les contraintes de taille du texte, de cohérence littéraire, d’enchaînement, etc… tout ce qu’un écrivain doit maîtriser et que je découvrais.
7) En rêvant (à) ses lectures, ton lecteur devient écrivain. Le narrateur et rêveur de ton roman est avant tout, comme toi un grand lecteur, qui plus est, critique, chroniqueur… Le lecteur fait-il partie intégrante du livre, de la littérature ?
Ma femme me l’a dit, c’est tout toi et pourtant ce n’était pas ma volonté même si je voulais faire passer quelques idées personnelles. Je voulais surtout abattre les frontières entre l’auteur et le lecteur, entre l’auteur et son héros, entre les époques, entre les écoles. La littérature est un monde où l’on peut rencontrer Hugo attendant Godot, Oé courtiser la fille du capitaine, etc…
J’ai essayé d’abattre toutes ses frontières en conservant un lien avec des livres et des histoires que j’ai réellement lus. J’ai respecté ce que les auteurs voulaient dire en les affranchissant de toutes les contraintes que les lecteurs leur imposent.
Je l’ai déjà dit et d’autres avant moi, un livre n’existe qu’à partir du moment où il est lu et il renaît chaque fois qu’un nouveau lecteur le lit.
8) Pourquoi faire partir, et revenir ton tour du monde littéraire, des Caraïbes ?
Comme je l’ai dit plus haut, la littérature caribéenne m’enchante, elle est pleine de soleil et de musique, elle est riche et inventive. Je trouvais aussi que, d’un point de vue pratique, je pouvais plus facilement tracer mon itinéraire à partir de ce point, ça facilitait mon travail de démarrage dans l’écriture.
J’y suis revenu, car j’aimerais y rester, dans les livres seulement bien sûr, c’est un cocon littéraire où je me sentirais très bien. Mais, je pensais aussi me laisser la possibilité de rebondir éventuellement dans une autre expérience littéraire et je trouvais plus facile de créer à partir d’une matière qui me convient bien.
9) Penses-tu que la littérature est une fuite hors du monde et du temps ou bien une façon de les transformer, une évasion ou bien une réappropriation du réel ?
La littérature n’est surtout pas une fuite, elle est une porte pour entrer dans un monde beaucoup plus vaste, beaucoup plus élaboré, beaucoup plus riche que le nôtre qui se complait dans sa petite médiocrité. J’aime bien cette idée de réappropriation du réel car le monde dans lequel nous vivons est très fragmentaire de ce qu’est l’univers et la pensée de ses habitants. C’est un peu dans ce sens que j’ai écrit un passage sur le musée des lectures où on ne collectionne pas les livres mais les lectures qu’on en a faites.
Le temps est une dimension scientifique, ce n’est pas une dimension littéraire, la littérature se moque du temps. Certains auteurs l’ont bien compris et s’affranchissent facilement de cette contrainte.
10) Quelques romanciers ou livres par trop méconnus, parmi tes préférés et que tu souhaiterais faire découvrir…
La liste est trop longue à dresser mais je ne vais pas me défiler, je vais donner, en vrac, quelques noms d’auteurs qui m’ont séduit au cours des dernières années et qui n’ont pas le succès qu’ils méritent, ou pas encore. J’ai éliminé, comme le demande la question, les poètes et les auteurs de textes courts. Donc, voilà les noms qui me viennent à l’esprit : Catherine Ysmal, Pascale Petit, Francesco Pittau, Hwang Sok-yong (grand écrivain mais peu connu en France), Mia Couto (futur Nobel peu connu en France), Gérard Sendrey (dessinateur qui à 89 ans a écrit un opus très enrichissant), Delphine Roux, Kim Hong-ha (auteur d’un grand livre sur la mémoire), Alain Guyard, Eric Pessan (à la limite car déjà médiatisé), Oriane Jeancourt-Galignani, Antoine Buéno, Rocio Duràn-Barba, Gary Victor (auteur d’un magnifique livre à dimension mythologique, Le sang et la mer). Je m’arrête là mais je reçois régulièrement beaucoup de très bons livres (j’ai beaucoup de chance) que leurs auteurs ne m’en veulent pas, je les citerai à une autre occasion.