10 QUESTIONS à DENIS BILLAMBOZ, L’AUTEUR de L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES

« Ma vie aurait été très différente sans ma passion pour la lecture.« 

 

20090605175410_400x400.jpgE.A. – Quand, d’où t’es venu le goût de lire ? Et de lire au-delà de la littérature française, les littératures du monde?

D.B. – Je crois que je suis né avec le goût de lire, je suis né dans une ferme où la lecture était très respectée, ma grand-mère nous apprenait les fables de la Fontaine. A sept ans, l’âge minimum requis, j’ai emprunté mon premier livre à la bibliothèque de la communale, il était bleu, c’était l’histoire d’une gamine qui plantait des fleurs sur son balcon, je crois qu’il s’intitulait : « Le jardin suspendu ». Depuis, je n’ai jamais cessé de lire, j’ai lu toute la bibliothèque de l’école et je me suis imposé comme bibliothécaire sans l’avis de l’instituteur.

Les littératures du monde m’attiraient depuis longtemps mais c’est réellement vers la quarantaine, en novembre 1986, que, lassé de la lecture des magazines, j’ai décidé de lire tous les livres importants de tous les pays du monde. Je n’y suis pas encore parvenu mais je peux dire que j’ai fait une belle moisson de lectures depuis cette date : 1617 livres de plus de 130 pays différents. Même si depuis quelques années, je laisse une place importante à la littérature francophone actuelle.

 

2) Tu as aussi beaucoup voyagé. Comment as-tu concilié la connaissance littéraire apportée par des écrivains du cru et la connaissance acquise sur le terrain ?

Je n’ai pas tellement voyagé (Guyane, Guadeloupe, Finlande, Réunion, Maurice, Irlande, Louisiane, Sri Lanka et quelques destinations européennes plus proches). Mais chaque fois que je suis dans un pays étranger, j’essaie de retrouver l’atmosphère que j’ai trouvée dans mes lectures, de comprendre le pays comme je crois l’avoir ressenti lors de mes lectures. J’essaie surtout de ne pas être un touriste qui ne gobe que ce qu’on veut bien lui montrer. J’aime regarder de l’autre côté du miroir et trouver des lieux de mémoire : la tombe de Yeats près de Sligo en Irlande, la maison où Faulkner a écrit « Monnaie de singe » à la Nouvelle Orléans, …

Un pays, je le regarde bien sûr mais j’aime surtout le respirer, voir et comprendre comment ses habitants vivent et se comportent. Je crois qu’il est encore plus enrichissant de lire des livres des pays visités au retour du voyage, on situe bien le livre dans son contexte et on comprend mieux le message de l’auteur.

 

3) Qu’y a-t-il de commun chez tous les romanciers du monde? Que recherche, que vise l’écrivain de par le monde ?

Comme j’ai étudié l’histoire à l’université, je retrouve dans toutes les littératures que j’ai abordées, les grands mythes fondateurs de l’humanité. Sous toutes les latitudes, les peuples ont cherché à comprendre et à expliquer les raisons de leur présence sur terre. Chez comme chez Vargas Llosa, j’ai trouvé des allusions mythologiques qui rappellent étrangement la mythologie grecque. Toutes les mythologies se ressemblent, les hommes ont partout les mêmes préoccupations existentielles.

 

4) Distingues-tu des littératures différentes, des spécificités suivant les langues, les régions du monde, les pays ? Quelles sont les littératures qui ont tes préférences ?

Je viens d’écrire que tous les peuples ont les mêmes préoccupations mais ils n’ont pas forcément la même façon d’exprimer leurs préoccupations existentielles. J’ai un faible pour la littérature caribéenne car les auteurs de cette région expriment leur douleur, leur colère, leur désespoir avec une forme d’humour, d’exubérance, dans des textes débordant de lumière et de soleil, de musique et de joie de vivre. Avec eux, comme dit la chanson, la misère semble moins pénible au soleil. J’aime bien aussi la littérature japonaise, je me suis habitué à la lenteur des textes, à cette façon de faire progresser les histoires par petites touches, à cette pudeur qui donne un poids très important à la moindre remarque. La littérature asiatique est lente, souvent dépouillée et je pense que c’est lié à l’écriture qui ne permet pas d’écrire vite. La patience est nécessaire à l’écrivain asiatique pour raconter une histoire. J’aime aussi beaucoup d’autres littératures : la littérature russe classique, la littérature italienne, tellement riche, la littérature espagnole post franquiste, la littérature actuelle du sud-est africain, la littérature des grands espaces américains… La liste n’est pas close.

En général, après la lecture de seulement quelques pages, je sais très vite dans quelle région du monde se situe le roman. Chaque littérature est liée à une culture et en porte les caractéristiques.

 

5) La littérature, le peuple du livre ne constitue-t-il pas un monde en soi, un monde sans frontières, faisant fi des nationalités et des origines ? Le livre idéal, avec ses traductions possible, ses multiples, dirait Adam Thirlwell, est-il amené à parler à tout le monde?

Le monde du livre est un monde étroit est pourtant c’est le livre qui fonde les principales religions, certaines nations, comme le Kalevala en Finlande ou les sagas en Islande. Tous les peuples ont un livre, ou quelques livres, de référence, le brave soldat Sveik en République tchèque par exemple. Le livre est très souvent identitaire, rassembleur autour d’un système de pensée, mais paradoxalement c’est un lien entre les individus. Personnellement, j’ai fait de très belles rencontres autour du livre, ma vie aurait été différente sans ma passion pour la lecture. Je crois qu’il ne faut pas parler du livre mais des livres car il faut en lire beaucoup afin d’épaissir suffisamment le doute qui permet de comprendre que nous ne saurons jamais tout. C’est ce doute qui fait la richesse de la pensée et ce sont les livres qui le nourrissent.

J’aime écrire sur les livres car il est difficile de rencontrer des gens avec qui on peut partager une belle conversation sur les livres. Le monde du livre est un monde encore trop fermé, trop élitiste. La littérature n’est pas suffisamment respectée dans notre enseignement qui est surtout tourné vers les sciences.

 

6) Comment est née l’idée de ce roman ? T’es-tu inspiré de modèles ? Existe-t-il d’autres romans qui ont pour vocation de rassembler tous les livres du monde ?

En écrivant ce livre j’ai pensé à certains auteurs que j’avais lus depuis peu : Jean Pierre Martinet, Pascal Mercier, Jean Potocki… tous des gens qui planaient bien trop haut pour moi.

Plus justement, je rêvais d’écrire depuis très longtemps, pas nécessairement pour publier, juste pour voir ce que j’étais capable de faire devant une feuille blanche. Je m’étais promis de le faire pour mes cinquante ans et je reportais toujours, bloqué par l’impossibilité de parler de moi et des miens, par la peur que certains se reconnaissent dans mes propos.

Et un jour, à soixante cinq ans, j’ai dit je le fais ou je ne le ferai jamais. Je venais de boucler un tour du monde par les livres sur le blog d’une amie et je me suis dit que je pourrais peut-être romancer ce travail en l’intégrant dans la vie d’un jeune retraité désolé par le monde actuel et par le manque d’investissement intellectuel ou artistique de nombreux retraités qui s’ennuient à la maison. J’ai ouvert un fichier et j’ai écrit sans modèle ni brouillon en consultant seulement la liste de mes lectures. J’ai vite été pris par mon projet mais je reconnais que je ne l’ai vraiment maîtrisé qu’à partir du milieu.

Je n’ai délibérément pas attaché assez d’importance au style car j’étais trop préoccupé par les contraintes de taille du texte, de cohérence littéraire, d’enchaînement, etc… tout ce qu’un écrivain doit maîtriser et que je découvrais.

 

7) En rêvant (à) ses lectures, ton lecteur devient écrivain. Le narrateur et rêveur de ton roman est avant tout, comme toi un grand lecteur, qui plus est, critique, chroniqueur… Le lecteur fait-il partie intégrante du livre, de la littérature ?

Ma femme me l’a dit, c’est tout toi et pourtant ce n’était pas ma volonté même si je voulais faire passer quelques idées personnelles. Je voulais surtout abattre les frontières entre l’auteur et le lecteur, entre l’auteur et son héros, entre les époques, entre les écoles. La littérature est un monde où l’on peut rencontrer Hugo attendant Godot, Oé courtiser la fille du capitaine, etc…

J’ai essayé d’abattre toutes ses frontières en conservant un lien avec des livres et des histoires que j’ai réellement lus. J’ai respecté ce que les auteurs voulaient dire en les affranchissant de toutes les contraintes que les lecteurs leur imposent.

Je l’ai déjà dit et d’autres avant moi, un livre n’existe qu’à partir du moment où il est lu et il renaît chaque fois qu’un nouveau lecteur le lit.

 

8) Pourquoi faire partir, et revenir ton tour du monde littéraire, des Caraïbes ?

Comme je l’ai dit plus haut, la littérature caribéenne m’enchante, elle est pleine de soleil et de musique, elle est riche et inventive. Je trouvais aussi que, d’un point de vue pratique, je pouvais plus facilement tracer mon itinéraire à partir de ce point, ça facilitait mon travail de démarrage dans l’écriture.

J’y suis revenu, car j’aimerais y rester, dans les livres seulement bien sûr, c’est un cocon littéraire où je me sentirais très bien. Mais, je pensais aussi me laisser la possibilité de rebondir éventuellement dans une autre expérience littéraire et je trouvais plus facile de créer à partir d’une matière qui me convient bien.

 

9) Penses-tu que la littérature est une fuite hors du monde et du temps ou bien une façon de les transformer, une évasion ou bien une réappropriation du réel ?

La littérature n’est surtout pas une fuite, elle est une porte pour entrer dans un monde beaucoup plus vaste, beaucoup plus élaboré, beaucoup plus riche que le nôtre qui se complait dans sa petite médiocrité. J’aime bien cette idée de réappropriation du réel car le monde dans lequel nous vivons est très fragmentaire de ce qu’est l’univers et la pensée de ses habitants. C’est un peu dans ce sens que j’ai écrit un passage sur le musée des lectures où on ne collectionne pas les livres mais les lectures qu’on en a faites.

Le temps est une dimension scientifique, ce n’est pas une dimension littéraire, la littérature se moque du temps. Certains auteurs l’ont bien compris et s’affranchissent facilement de cette contrainte.

 

10) Quelques romanciers ou livres par trop méconnus, parmi tes préférés et que tu souhaiterais faire découvrir…

La liste est trop longue à dresser mais je ne vais pas me défiler, je vais donner, en vrac, quelques noms d’auteurs qui m’ont séduit au cours des dernières années et qui n’ont pas le succès qu’ils méritent, ou pas encore. J’ai éliminé, comme le demande la question, les poètes et les auteurs de textes courts. Donc, voilà les noms qui me viennent à l’esprit : Catherine Ysmal, Pascale Petit, Francesco Pittau, Hwang Sok-yong (grand écrivain mais peu connu en France), Mia Couto (futur Nobel peu connu en France), Gérard Sendrey (dessinateur qui à 89 ans a écrit un opus très enrichissant), Delphine Roux, Kim Hong-ha (auteur d’un grand livre sur la mémoire), Alain Guyard, Eric Pessan (à la limite car déjà médiatisé), Oriane Jeancourt-Galignani, Antoine Buéno, Rocio Duràn-Barba, Gary Victor (auteur d’un magnifique livre à dimension mythologique, Le sang et la mer). Je m’arrête là mais je reçois régulièrement beaucoup de très bons livres (j’ai beaucoup de chance) que leurs auteurs ne m’en veulent pas, je les citerai à une autre occasion.

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES – Épisode 1

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L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Dernier épisode

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FIN DE L’EPISODE PRÉCÉDENT

Sa pitié pour les plus défavorisés ne l’avait pas quittée, il était réfugié dans la forêt péruvienne, essayant d’échapper aux sbires de la junte militaire au pouvoir qui voulait prendre Irène et Francesco, des amis d’Isabel Allende qui l’avait convié à une rencontre avec les forces qui luttaient contre la domination dictatoriale. Francesco avait mis la main sur des papiers très compromettants pour le pouvoir et il s’était ainsi inscrit sur la liste des opposants qu’il fallait éliminer ou au moins assigner dans un lieu sûr, hors de portée de ceux qui fomentaient des complots pour prendre le pouvoir et établir un gouvernement plus juste et plus démocratique. Il avait longuement cheminé avec les deux jeunes gens mais il ne voulait surtout pas entraver leur fuite et les gêner dans leurs manœuvres pour échapper aux militaires, il continua donc seul, avec quelques hommes qui devaient le conduire à la rencontre de « l’homme qui parle », une espèce de démiurge qui raconte la vie et l’histoire de la forêt amazonienne.

DERNIER ÉPISODE

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Mario Vargas Llosa

C’est Mario, Mario Vargas Llosa, qui lui avait indiqué le chemin à suivre pour rencontrer ce personnage illustre au sein des tribus qui peuplaient encore cette forêt immense dont les lianes et l’exubérance végétale s’étendaient jusqu’aux confins du Pérou. Ce vieillard était le dépositaire de la mémoire de ces tribus sans avenir, menacées de disparition rapide, il racontait la forêt et son peuple comme une construction mythologique avec son panthéon peuplé de demi-dieux dont il serait lui-même le dernier des héritiers. L’écouter c’était un peu comme ouvrir un livre d’histoire ancienne et essayer de comprendre la vérité historique dissimulée entre les lignes de la mythologie élaborée patiemment par des générations qui ont fini par constituer un monde plus que virtuel avec ses dieux, ses héros, ses guerres, ses épopées… Et le vieux racontait, lui aussi, l’architecture de son monde avec toutes les croyances, les rites, les magies et autres formes de pouvoir qu’il comportait. En écoutant ce vieux démiurge, Il aurait voulu posséder, à lui seul, les moyens de sauver l’univers de cette icône des peuples de la forêt qui n’étaient déjà plus des peuples, qui n’étaient plus qu’un objet de curiosité pour les ethnologues, les aventuriers, les grands reporters et quelques touristes assez fous pour ne pas leur foutre la paix.

Pensant qu’il s’était suffisamment confondu avec tous ces empêcheurs de vivre heureux dans la forêt primaire, une vie peut-être primaire mais néanmoins paisible et sans tensions néfastes, il reprit sa route vers ce que certains appelaient la civilisation. Il aurait aimé rencontrer José Luis Arguedas mais le grand écrivain péruvien n’avait pas pu supporter la vie qu’on infligeait à ceux qui n’appartenaient pas à la caste des nantis, des riches, des héritiers, des conquistadors qui avaient dépouillé le pays au cours des siècle passés, il avait choisi de s’évader de ce monde en espérant, probablement, en trouver un meilleur …. ailleurs. Il aurait peut-être dû chercher cet autre monde dans ses rêves il n’aurait certainement pas ainsi privé l’humanité d’un grand penseur, d’une grande plume mais surtout d’un homme juste.

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Jorge Icaza 

Pour lui le moment n’était pas à la rêverie, un détour par Quito le tentait fortement, il pourrait y rencontrer Jorge Icaza qui, tout comme José Luis Arguedas, connaissait très bien les indiens et la vie abominable qu’ils étaient obligés d’accepter pour avoir partagé avec eux cette vie de misère. Il lui ferait sans doute rencontrer un « chula », l’homme de Quito, un métisse qui se comportait comme un blanc pour devenir le plus blanc possible après les belles études qui l’avaient fait gravir les échelons de l’administration jusqu’au jour où sa destinée l’avait rattrapé pour le ramener à son statut de descendant d’indien. Un sort qu’Arguedas, José Luis pas Alcides le Bolivien, n’avait pas pu accepter et qui l’avait mené sur un autre chemin, à la quête d’une autre vie, à l’écart de la route de la misère que les peuples amérindiens ne pouvaient pas, ne pouvaient plus, éviter depuis bien longtemps déjà.

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Il était ferment résolu à prendre la route de Quito, il voulait rencontrer Luis Alfonso, ce « chula » miséreux pour lui indiquer un nouveau chemin, pour le freiner dans sa dégringolade, pour qu’il ait une autre chance. L’horrible chaleur saturée d’humidité de la forêt vierge ne pesait plus maintenant sur ses épaules, ils marchaient désormais sur un plateau en altitude où l’air était plus frais et où même soufflait une brise légère qui le fit frissonner. Il voulu remonter son col sur son cou pour se protéger de ce courant d’air frisquet mais son bras ne rencontra qu’un bras inerte que, dans un premier temps, il n’identifia pas. Il était encore dans son rêve et ses compagnons ne le prenaient tout de même pas par le cou. Il se retourna et constata alors qu’il était coincé par un corps blotti contre le sien, il ne comprenait pas bien où il était, il lui fallut encore un moment pour se souvenir qu’il était chez lui et qu’il avait dormi avec sa compagne intérimaire, celle qui de temps à autre suppléait sa solitude quand elle devenait trop lourde à supporter. Et même s’il avait un peu froid car les couvertures n’avaient pas suivi leurs derniers ébats avant le sommeil, Il n’osa pas bouger de crainte de la réveiller trop rapidement. Il voulait encore jouir de ce moment privilégié où elle était ramassée contre lui comme un chaton contre sa mère.

Comme elle ne donnait aucun signe de vouloir émerger de son paisible sommeil, il ramassa lentement un coin de couverture dont il parvint à se couvrir, et à la couvrir, sans la déranger. Et il resta immobile profitant de sa douce chaleur, restant à la disposition du maître des rêves pour embarquer vers une autre destination. Le maître lui proposait quatre destinations et pour une fois, considérant son état d’éveil presque total, lui laissait le choix parmi celles-ci. Il ne voulait surtout pas aller en Colombie dans les montagnes où les militaires réguliers, les groupes paramilitaires, les narcotrafiquants et tous les irréguliers qui pouvaient traîner dans cette région, appâtés par les recettes fabuleuses générées par la poudre magique, s’étripaient entre eux et maltraitaient la population toujours soupçonnées de prendre partie pour le mauvais parti. Non, Evelio Rosero pouvait dormir tranquillement, il ne voulait surtout pas se mettre à portée des armes de ces troupes qui hantaient le moindre recoin de la montagne.

Il aurait pu aussi partir pour une grande expédition sur le chemin de l’Eldorado avec les conquistadors espagnols, sous la plume d’Arturo Ulsar Pietri, à la recherche de nouveaux gisements d’or, il convient de comprendre tombes, lieux de culte et autres sites religieux où sont amassés quantité d’objets précieux et sacrés dont on peut disposer à sa guise quand on est un conquérant qui a imposé sa loi par les armes. Mais, là non plus, il ne voulait pas aller, la route était trop longue, bien trop hasardeuse, beaucoup trop périlleuse, non il lui fallait une aventure tout en douceur comme celle qu’il vivait depuis la veille et qui gisait à ses côtés dans le profond sommeil de sa compagne du moment.

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Alvaro Mutis

Sur le quai, Alvaro Mutis semblait l’attendre, il voulait lui confier quelque chose comme à son ami Amirbar, il voulait lui raconter la vie d’El Gabiero un marin qui avait bourlingué sur toutes les mers du monde pour dépenser les quelques sous gagnés à la manœuvre avec des femmes de petite vertu qui hantent tous les ports accrochés aux rives de ces mers, ou au comptoir de n’importe quel rade qui fleurit sur le trottoir en face du quai dès qu’un point d’attache pour bateaux est fixé. Mais il avait la bouche suffisamment pâteuse des vins et alcools bus la veille, il n’avait nullement envie de partir en bordée avec des marins privés de femmes et d’alcools depuis des semaines alors qu’il avait bu la veille et qu’il avait une femme, encore tendre et douce contre son flanc, pour ne pas partir à la recherche d’une catin abonnées aux ivrognes en bordée. Non, il n’avait pas envie de rêver de ce genre de vie. Peut-être que son amie lui avait enlevé le goût des rêves, peut-être qu’avec elle il trouvait une nouvelle raison de s’installer dans le monde de la concrétude, du quotidien, de ce jourd’hui avant celui de demain et après celui d’hier ? Impossible, il ne pouvait pas se contenter d’un seul monde même s’il y allait avec la plus belle femme du monde, il lui fallait des horizons immenses, inaccessibles, pour qu’il ne se sente pas enfermé dans sa vie quotidienne. Il fallait qu’il puisse partir sur les ailes de ses rêves pour se sentir léger, allégé de toutes les contingences de la vie matérielle et des petits bobos de son âge.

Au bord de la route, il y avait une petite maison pas franchement jolie mais coquette tout de même, blottie à l’ombre d’un vaste manguier qui étendait son feuillage jusque dans les fenêtres de cette petite demeure. Sous cet arbre, une jeune fille, pas tout à fait une demoiselle mais déjà une grande fille, lisait sans conviction un livre qui ne l’intéressait pas franchement, elle semblait plutôt attendre quelqu’un ou alors tout bonnement observé les rares personnes qui passaient dans ce petit coin de Guyane, celle qui avait été sous la domination anglaise. Quand il arriva devant la maison, il la salua gentiment avec son bon sourire habituel, celui qu’il réservait aux jeunes femmes et aux filles en passe de le devenir. Elle lui rendit l’un et l’autre, ce qui le flatta beaucoup, il rencontrait rarement des jeunes filles qui lui renvoyaient son sourire. Celle-ci semblait vraiment très jeune même si sa taille fine et élancée la laissait croire plus âgée qu’elle ne l’était en réalité. Il s’approcha en espérant faire durer cet instant de gentillesse et d’amabilité car avec une fille si jeune il ne pouvait espérer plus, malgré tout il se sentait un peu ému devant cette grâce juvénile qui semblait n’être adressée qu’à lui seul.

Une odeur qu’il ne savait déterminer chatouillait ses narines, des fragrances d’un parfum subtil mais un peu éventé, des relents de literie après une nuit de sommeil, une pointe de sueur aigre, des odeurs corporelles diverses… Et quelque chose de léger, très léger, effleurait imperceptiblement sa joue. Il secoua la tête comme pour chasser un insecte importun mais la sensation persista. Il leva la main pour chasser l’intrus, en vain, il était toujours là passant et repassant sur sa joue, s’accrochant à sa barbe déjà repoussée. Il commençait à s’agiter quand elle rit franchement le tirant du sommeil dans lequel il avait finalement replongé avant de partir sous le manguier d’Oonya Kempadoo dont il ne percerait jamais le secret. Elle riait aux éclats devant son air ébaubi, ses cheveux en bataille et ses yeux hagards.

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Oonya Kempadoo

– Il a bien dormi le grand garçon !

– …

– Il a fait de jolis rêves ?

– …

– Il est parti tout loin tout loin…

– …

– … et il a rencontré une jolie fille…

– …

– … et il lui a fait du charme avec son grand sourire innocent !

– Quoi ?

– Alors, tu émerges ?

– Oui, oui, je suis réveillé !

– On ne dirait pas franchement en regardant ta mine.

– Quelle heure est-il ?

– Je ne sais pas et je ne veux pas savoir.

– J’ai dû me rendormir.

– Peut-être.

– Sûrement même, je te regardais dormir.

– Oui mais ce n’est pas à moi que tu faisais des sourires charmeurs car moi je te regardais sourire.

– Pas vrai.

– Et si !

– Ben je rêvais à toi.

– Oh le gros menteur, il était parti tout loin vers une jolie fille, une princesse peut-être ?

– Mais non ! Je ne me souviens même pas si j’ai rêvé.

– Tu mens très mal, de toute façon je sais tout, je te connais trop bien. Et rien que pour t’obliger à rester au lit avec moi, je vais te raconter mon rêve.

– Génial !

– Il état beau, c’était un poète, il me l’a dit, il voyageait sur son voilier dans la mer des Caraïbes au gré de ses fantaisies, au gré de ses amitiés, au gré de ses amours, au gré du vent. Il m’a dit qu’il habitait sur une petite île, Sainte Lucie, je crois, qu’il était très connu depuis qu’il avait obtenu un célèbre prix littéraire…

– … et qu’il s’appelait Dereck.

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– Il n’y a pas trois poètes, même pas deux, qui ont reçu un prix littéraire important sur l’île de Saint Lucie, il n’y a que Dereck Walcott.

– Ma culture n’a pas franchi l’Atlantique. Il m’a dit que nous partirions tous les deux sur son voilier et que nous naviguerions pendant des jours sur cette mer parsemées d’îles et d’îlots, ne descendant à terre que pour visiter ses amies et acheter quelques provisions. Il m’a dit que nous irions déjà à Porto Rico où il connaissait une femme impétueuse qu’il aimait beaucoup et qui écrivait des livres magnifiques…

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– Rosario, il l’a dit, pour le reste je te fais confiance. Et il a dit aussi qu’ensuite nous reprendrions la mer pour nous glisser entre la Martinique et la Guadeloupe, là où un gros caillou semblait avoir été jeté comme pour séparer ces deux îles. Il racontait que la mer était magnifique, que les poissons volants bondissaient partout autour du bateau en faisant des « plouf » en rentrant dans l’eau, que les alizés gonflaient la voile juste assez pour que la bateau glisse légèrement sur l’onde, sans roulis ni tangage. Il m’a dit que nous rencontrerions, sur ce caillou, une prisonnière, la prisonnière des Sargasses il me semble…

– … oui, Jean Rhys, c’est son vrai nom.297e613c92bbe24fbfcee14956308ff5.jpg

– .. je ne sais pas mais je sais qu’elle nous accueillerait chaleureusement dans son ancienne plantation où elle vivait toujours malgré la fermeture de sa sucrerie. Je sais aussi que nous mangerions des quantités de fruits exotiques dont certains que je ne connais même pas, dont je n’ai jamais entendu parler. Et nous boirions du rhum, du rhum blanc, du vrai rhum des Caraïbes, et que nous serions ivres d’alcool, de soleil et de musique, et que nous danserions jusqu’à ne plus pouvoir, et je crois qu’il m’aimerait, qu’il m’aimerait comme un fou, qu’il irait chercher des noix de cocos sur les palmiers … rien que pour moi.

– Quelle aventure ! (avec une pointe de jalousie mal dissimulée).kinkaid_425x320.jpg

– Mais ce n’est pas fini ! Nous irions aussi à Antigua et la Barbade, je ne sais plus sur laquelle de ces deux îles, où nous serions cette fois encore les hôtes d’une femme de lettre, Jamaïca Kincaid qui nous raconterait l’histoire de Lucy pendant que nous barboterions dans l’émeraude des eaux littorales. Et là aussi nous mangerions, nous boirions, nous danserions, nous chanterions, … jusqu’à l’épuisement et nous nous aimerions avec tous les cocotiers pour témoins.

– C’est un rêve tellement magnifique.

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   Et moi j’ai rêvé que je partirais avec toi, que nous irions là où la République dominicaine tutoie Haïti, sur la « Linera » cette fameuse ligne imaginaire qui sépare l’île en deux parties. Et là, sur la « galera », la place où les coqs se battent, où les hommes parient avant de danser avec les femmes et de boire et de boire encore, le temps d’un éclair le soleil accrocherait une étincelle de lumière dans l’ergot métallique acéré qui armerait la patte droite du coq, le temps que cette arme laboure le poitrail de l’autre gallinacé qui s’effondrerait en soubresauts chaotiques avant de s’immobiliser dans la mort réservée aux vaillants combattants…

 

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Le combat de coqs – L’attaque, de Qunce Zeng

 

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Début de l’épisode 1

Le temps d’un éclair le soleil accrocha une étincelle de lumière dans l’ergot métallique acéré armant la patte droite du coq, le temps que cet ergot laboure le poitrail de l’autre gallinacé qui s’effondra en soubresauts chaotiques avant de s’immobiliser dans la mort réservée aux vaillants combattants. Il venait de perdre encore quelques pièces de plus. Depuis qu’il était arrivé sur cette galera en compagnie de Marcio, Marcio Veloz Maggiolo, dans cette région de misère où seuls les combats de coqs, le merengue et le clerén peuvent tirer la population de la torpeur ambiante, il jouait de malchance, pariant systématiquement sur les coqs vaincus.

 

Relire le préambule par Denis Billamboz

Relire les 44 épisodes de L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 43

 

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Et maintenant, il était sur les rives du célèbre lac Titicaca avec ses deux amis dans « une sorte de brume bleutée qui noie le contour des choses. Le ciel, d’une clarté laiteuse, se colore de tons discrètement violacés par les rayons du soleil qui se lève, énorme et rouge, là-bas aux lointains confins de l’horizon, comme s’il surgissait du sein même de la montagne. » C’était Alcides qui laissait parler son âme de poète pour chanter ce pays qu’il aimait tellement et auquel il avait dédié quantité de lignes. Son œuvre entière aurait pu paraître comme un hommage à cet Altiplano andin accroché sous les sommets inaccessibles de la cordillère, dans le climat rigoureux des hautes montagnes. Il fallait dompter le froid et amadouer l’altitude pour pouvoir enfin profiter des merveilleux paysages que le soleil dessinait sur les sommets éternellement enneigés toisant ce plateau perché, de toute leur fière arrogance. Et dans cette plaine, ou le vert n’arrivait pas à vivre bien longtemps, laissant sa place à cette couleur indéfinie qui oscille entre le vert et le jaune, cette espèce de caca d’oie qui évoque bien ces maigres prairies fanées qui ne peuvent nourrir que des moutons, le lac, l’émeraude, le diamant, la merveille, illuminait toute la région, reflétant les rayons du soleil qui traversaient l’éther originel sans trouver le moindre obstacle sur leur chemin lumineux. Le lac, dieu des indiens qui vivaient sur ses hauts plateaux, père nourricier qui fournissait le poisson et quelques autres denrées comestibles, réserve d’eau inépuisable et fournisseur de végétaux pour divers usages allant de la construction à l’outillage aratoire.

ÉPISODE 43

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Ils étaient là depuis au moins une éternité n’osant pas bouger, à peine parler, de peur de rompre la magie dont le paysage les entourait. Il respirait juste pour ne pas étouffer, il se contentait de regarder, de sentir, de voir, de humer, de déguster ce pays que les « criollos », les colons, et les « cholos », les métisses dévoués à leur maître, avaient saccagé en quelques années seulement, décimant les populations, altérant le milieu, détruisant une culture ancestrale. Alcides raconta comment les Indiens du lac Titicaca avaient été traités, comment on les avait spoliés de leur terre qu’ils avaient dû ensuite cultiver, comme de vulgaires esclaves, pour le compte des nouveaux arrivants. Il raconta comment ces colons inventaient sans cesse de nouvelles règles pour toujours pouvoir punir, priver, déposséder et avilir les autochtones qui semblaient vaincus, résignés, mais qui jamais ne sombrèrent dans la déchéance, conservant toujours leur dignité. Oscar Cerruto raconta que lui aussi, il avait vécu sur ce plateau pendant la guerre contre la Paraguay à laquelle sa famille l’avait soustrait malgré sa forte envie d’en découdre pour la patrie, en le faisant muter sur ces hauts plateaux à l’abri du conflit. Il décrivit sa rencontre avec ce peuple fier, forgé par le rude climat qui sévit à cette altitude, généreux et digne même s’il a été martyrisé. Il ne regrettait pas d’avoir évité cette stupide guerre du Chaco même s’il aurait peut-être pu y rencontrer Augusto Cespédes qui défendait avec pugnacité un puits où il n’y avait jamais eu d’eau et où il n’y en aurait jamais non plus.

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Alcides Arguedas

Alcides Arguedas ne voulait plus quitter les bords du lac, il trouva de nouvelles aventures à rapporter pour étendre encore la durée de ce moment magique, il narra notamment la triste légende, peut-être même une histoire presque vraie, de Wata-Wara la belle indienne et de son fiancé le berger. Le maître voulait s’approprier la belle bergère qui avait promis son avenir au fidèle berger et il usa de tous les moyens à sa disposition pour corrompre la belle qui résista jusque dans la mort qu’elle préféra à l’indignité et à l’infidélité. Il y a des saintes sur l’Altiplano aussi.

Cerruto voulait encore les faire redescendre dans la plaine, à la rencontre de Cespédes, pour évoquer l’imbécilité de cette guerre sans objet qui avait opposé la Bolivie au Paraguay, laissant de nombreux morts sur les divers champs de bataille pour des motifs que personne n’avait réellement compris. Ils auraient peut-être même pu rencontrer Horacio Quiroga qui, lui, aurait été dans l’autre camp mais n’aurait, sans nul doute, pas été plus concerné qu’eux par ce conflit abscons. Mais la nuit tombait, les flambeaux brûlaient dans divers coins du plateau, sur les reliefs les plus élevés, comme au temps de la rébellion quand la flamme sacrée servait de point de rendez-vous pour les indiens soulevés contre la cruauté et l’injustice de leur maître. Alcides frissonnait encore à l’évocation de ce vaste soulèvement durement réprimé, aussi sévèrement que les soulèvements dans les mines d’argent d’Espiritu Santo où Mauricio, un ami d’Oscar, avait travaillé, milité et lutté. Et ils empruntèrent enfin le chemin de leur logis temporaire, chez un ami indien qui les accueillait le temps de leur séjour.

Rentré à la maison après s’être oxygéné et apaisé pendant une longue promenade sur les berges du fleuve, il releva ces messages et fut très heureux de lire qu’une de ces amies de cœur passait par la ville le lendemain et qu’elle espérait être hébergée chez lui pour un jour ou deux. Il était émoustillé comme un adolescent invité à l’anniversaire d’une jeune fille pour la première fois. Il entreprit donc une grande séance de nettoyage qui durerait tard dans la nuit, prépara la maison comme pour accueillir sa future épouse, mit chambrer du vin rouge, au frais du vin blanc, fit l‘inventaire du frigidaire qui était bien maigre, rédigea la liste des courses à faire pour combler les manques. Et, finalement, se coucha très tard hypothéquant ainsi la possibilité de s’embarquer dans un rêve au grand large.

Le lendemain, il n’eut pas le temps de musarder, il courut beaucoup, dans le désordre, perdant beaucoup de temps en gestes et déplacements parasites mais finalement, quand son amie arriva, tout était à peu près en ordre. La maison était suffisamment accueillante pour abriter la tendresse qu’il pensait y mettre et peut-être même un peu plus. Il n’avait rien prévu, elle non plus, ils partageraient cet instant en fonction de leur humeur et de leurs sentiments respectifs. Il n’avait jamais vécu avec cette femme, ils avaient simplement eu une relation épisodique qui ne s’était jamais réellement éteinte, qui était seulement devenue plus lâche, moins assidue, mais toujours latente, et chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils passaient un moment ensemble et parfois même un jour ou deux ou simplement une nuit. Ce jour-là, elle espérait passer au moins la nuit avec lui et si possible le lendemain et peut-être même la nuit suivante mais elle ne promettait rien.

L’émotion, la tendresse, les baisers les occupèrent pendant un bon moment, le temps qu’il fallait à la bouteille de champagne pour se rafraîchir suffisamment dans la cave artificielle dont il avait équipée sa maison. Après ses premières effusions, ils trinquèrent à leurs amours passées dont quelques reliquats pourraient, peut-être, se manifester dans les temps prochains. Ils dégustèrent le plat léger mais savoureux qu’il avait préparé avec amour, évidemment, mais surtout avec la peur de le rater, un poisson cuit au four avec quelques légumes un peu plus cuits que le veut la cuisine contemporaine qui nous fait souvent manger comme des lapins. Ils mangèrent en badinant tendrement, évoquant le passé, parlant de leur actualité. Il ne lui raconta pas ses rêves mais elle savait, elle l’avait souvent surpris la tête ailleurs, ne l’écoutant même plus, embarqué dans une autre vie. Elle en avait pris son parti et le contemplait avec tendresse s’agiter, se pâmer, sourire, froncer les sourcils, faire toute sorte de grimaces qui ne laissaient aucun doute sur ses absences momentanées où il semblait avoir bien des activités.

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Après le café, suivi d’un petit cognac réservé aux grandes circonstances, ils ne résistèrent pas plus longtemps au plaisir de mettre en commun leur désir et leurs envies et se livrèrent à des ébats qui étaient certainement moins fougueux que par le passé mais peut-être plus tendres, plus sensuels et de toute façon tout aussi érotiques. Il leur fallut aussi moins de temps pour éprouver le besoin de respirer un peu. Ils restèrent cependant enlacés, n’osant plus bouger pour ne pas se séparer de l’autre qu’il n’avait pas si souvent le plaisir d’étreindre. Ni elle, ni lui, n’osa rompre cet instant de tendresse et briser le silence qui les étreignait ; il fallut un long moment avant qu’elle se rende compte que son amant à temps partiel manifestait des signes qui ne la trompaient plus depuis longtemps, il était déjà sur la voie de ses rêves. Mais elle ne voulait pas qu’il la quitte comme ça après un tel moment de bonheur, elle le secoua doucement et lui murmura à l’oreille : « tu ne vas tout de même pas me planter là comme une vieille chaussette ? » « Mais non, mais non, je ne dormais pas, je faisais seulement semblant pour voir comment tu réagirais », dit-il avec un petit sourire malicieux. « Je te connais, je te crois capable de m’abandonner n’importe où, même dans le désert sans une goutte d’eau ! » répliqua-t-elle, simulant un début de bouderie, plus comique que fâchée.

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– Bon, pour que je reste avec toi encore un long moment, une éternité peut-être, nous allons jouer à un jeu, nous allons imaginer que nous partons pour un grand voyage et nous raconterons, tour à tour, le périple que nous avons effectué chacun de notre côté. Es-tu d’accord ?

– Oui, si c’est la seule solution pour te garder avec moi un instant encore.

– Bien, quelle destination choisissons-nous ?

– Je ne sais pas ! Loin ! Loin !

– Alors au Brésil !

– Pourquoi pas !

– Je te laisse le plaisir de commencer.

– Je ne connais pas bien le Brésil, aussi je vais inventer un peu, peut-être même beaucoup !

– Ce n’est pas grave, ça n’a aucune importance, seul le récit compte.

– Mon imagination n’est pas bien grande, me laisses-tu la possibilité de m’appuyer sur les livres que j’ai lus car moi aussi, parfois, je lis un peu.

– Evidemment !

– Moi, je partirais tout droit pour Rio, pour Copacabana, pour m’allonger sur le sable blond, sous un soleil de plomb, pour revenir bronzée comme une danseuse de samba. Mais, bien sûr, j‘aurais une aventure, une aventure avec un jeune homme très brun, avec des fesses très fines moulées dans un micro maillot de bain, que j’aurais connu en jouant au volley sur la plage. Il m’aurait aimé comme Negào aimait Doralice sous la plume de Sergio Kokis et il m’aurait emmenée là où la jeunesse se réunit pour apprendre à danser la samba pour le carnaval.

– Moi, j’aurais emprunté les chemins de la douleur et de la pénitence pour me faire pardonner tous les péchés que tu m’as fait commettre. J’aurais mis mes pieds dans les traces de Carmélio qui a accompli un véritable pèlerinage dans le Sertao où il a rencontré, dans la douleur et la souffrance, au contact des pauvres et des plus démunis, l’amour de sa vie et la rédemption avec Heloneida Studart.

– Pauvre martyr !

– Oui mais dans ce Sertao de malheur où ne pousse, et encore avec parcimonie, que ce qui ne se consomme pas, où le soleil nivelle tout dans la fournaise qu’il alimente avec générosité, j’aurais rencontré Maria Moura sur le chemin d’un riche à détrousser pour nourrir les pauvres. Je serais même devenu une sorte de Robin des Bois du Sertao, le Mario des épineux, qui essaie de rééquilibrer les deux plateaux de la balance pour que les pauvres ne sombrent pas encore plus bas. Et Rachel de Queiroz m’aurait décrit comme un héros enveloppé dans son poncho et caché sous son grand chapeau.

– Laisse-moi rire ! J’aurais été Capitou, la fille aux yeux de ressac, que le petit Bentinho n’a jamais pu oublier et qu’il a même fini par épouser grâce à l’intervention du grand José Maria Machado de Assis.

– Amour toujours, amour encore, moi j’aurais plutôt porté secours à ces miséreux, sans terre et sans ressource, qui ont planté leurs planches et leurs tôles à la périphérie d’une grande ville en espérant pouvoir récupérer ses restes pour ne pas mourir de faim. J’aurais combattu aux côtés des pâtres de la nuit, aux côté de Jorge Amado, pour défendre le droit à la vie de ces âmes errantes qui n’étaient déjà plus des êtres.

– Le héros du Sertao, le Roi Pelé des miséreux, mais tu ne sais même pas jouer avec un ballon sans te tordre les chevilles ! Moi, j’aurais été la digne héritière de mon oncle le jaguar, j’aurais dévoré tous les plus beaux gars de la plage et de la ville, j’aurais croqué Negào, Bom Crioulo et son éphèbe, Bentinho et tous les joueurs de ballon du Brésil, même les remplaçants ! J’aurais été une tigresse crainte et respectée et tu m’aurais adorée !

– Mais je t’adore tigresse et il y a longtemps que tu m’as dévoré !

– Tu m’aurais accompagnée au repas de la mort, avec Luis Fernando Verissimo, où sont dégustés les meilleurs plats du monde au risque d’en mourir, et mourir de plaisir pour mes seuls beaux yeux ?

– Tu m’as dévoré, tu veux m’empoisonner, je ne suis déjà plus mais je veux encore t’aimer…

– Le reste de ses paroles mourut dans la tendresse du doux baiser qu’elle lui donna et Morphée les emporta dans l’étreinte sensuelle qui les enlaçait, vers le monde des songes où peut-être ils rêveraient la même histoire mais, plus certainement, où lui seul partirait encore vers des horizons inconnus où elle n’avait jamais mis les pieds ni même une infime partie de son imagination.

Sa pitié pour les plus défavorisés ne l’avait pas quittée, il était réfugié dans la forêt péruvienne, essayant d’échapper aux sbires de la junte militaire au pouvoir qui voulait prendre Irène et Francesco, des amis d’Isabel Allende qui l’avait convié à une rencontre avec les forces qui luttaient contre la domination dictatoriale. Francesco avait mis la main sur des papiers très compromettants pour le pouvoir et il s’était ainsi inscrit sur la liste des opposants qu’il fallait éliminer ou au moins assigner dans un lieu sûr, hors de portée de ceux qui fomentaient des complots pour prendre le pouvoir et établir un gouvernement plus juste et plus démocratique. Il avait longuement cheminé avec les deux jeunes gens mais il ne voulait surtout pas entraver leur fuite et les gêner dans leurs manœuvres pour échapper aux militaires, il continua donc seul, avec quelques hommes qui devaient le conduire à la rencontre de « l’homme qui parle », une espèce de démiurge qui raconte la vie et l’histoire de la forêt amazonienne.

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Jorge Amado (1912-2001)

 

QUELQUES LIENS UTILES pour prolonger la lecture

Lire en Bolivie et au Paraguay par Denis Billamboz

Le puits d’Augusto Céspedès par Denis Billamboz

Sur L’Atliplano bolivien par Denis Billamboz

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 42

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Il ne savait plus que dire, il n’avait jamais imaginé que son ancien collègue puisse être aussi con, ce fort en gueule rêvait de laisser une trace dans l’histoire, c’était vraiment trop drôle. Il avait dû faire un effort pour ne pas lui exploser de rire au nez. Décidément, l’ambition rend aveugle et stupide. Lui qui espérait bien ne rien laisser derrière lui de façon à ne créer aucun nouveau problème pour son entourage, craignant même de ne pas décéder assez rapidement pour ne pas embêter la société. Il ne pouvait pas s’imaginer que des gens pensaient de leur vivant à la place qu’ils occuperaient dans la postérité et pourquoi pas aux obsèques fastueux auxquels ils auraient droit avec cercueil de luxe, drapeau tricolore dessus, discours du maire et foule immense et reconnaissante. Décidément, il ne comprendrait jamais rien à ces gens là, ils ne devaient pas faire partie de son monde à lui.

– Bon, il faut que je me sauve !

– Déjà !

– Obligations ! Tu sais, il faut toujours un élu dans toutes les manifestations, ça rassure le bon peuple.

– File vite !

ÉPISODE 42

Il avait réussi à ne pas rire et se trouva tellement soulagé qu’il commanda un second demi qu’il buvait cette fois seul sans se demander ce qu’il pourrait bien dire à l’autre prétentieux assis en face de lui. La bière n’était peut-être pas géniale mais il y a certaines circonstances où elle prend un goût particulier qui la rend mémorable. Sur le pont du ferry qui reliait Buenos Aires à Montevideo, il se laissait aller à la rêverie, Carmen l’attendrait sûrement sur le port, il n’avait pas à se soucier des problèmes d’intendance, elle avait certainement tout prévu. Il somnolait un peu en buvant lentement cette bière délicieuse, il projetait déjà d’aller au Chili par la voix de la mer, celle que Delgado Aparain et Sepulveda avaient choisie pour leurs fameux échanges épistolaires au sujet des « Pires contes des frères Grim ».

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Le facteur l’avait conduit jusque sur le port, là où le bateau qui devait contourner le cône américain pour livrer son courrier en Patagonie chilienne, sur la mer de Wedel, était amarré à quai. Il avait la ferme intention de monnayer son transport sur ce bateau pour rejoindre Luis Sepulveda qui entretenait une correspondance régulière et abondante avec Mario Delgado Aparain pour dresser la biographie des jumeaux les plus loufoques d’Amérique latine. Le capitaine voulait bien l’embarquer mais il l’avertit au préalable des difficultés de ce voyage qui passait par le célèbre Cap Horn, Everest des navigateurs, ce qui n’était pas toujours une partie de plaisir. Ceux qui l’avaient passé s’en vantaient après mais peu avant car la trouille leur nouait souvent les tripes.

La saison était encore belle et la mer n’était pas trop démontée, elle moutonnait comme un champ de blé avant la moisson, secouant le rafiot avec une certaine précaution qu’elle n’avait pas toujours. Il avait trouvé refuge dans un petit recoin de la cale où il avait pu tendre un hamac pour dormir et éventuellement lire à la lumière d’une bougie. Le voyage se déroula pratiquement sans encombre jusqu’à la Mer de Wedel où le facteur venait relever le courrier à bord du bateau malgré les requins qui lui arrachaient, chaque fois, une belle escalope ou un moignon de jambe. Il assista au dernier exploit du facteur qui repartit avec une fesse moins rebondie, avant de demander que, lui, on le débarque à terre parce qu’il tenait particulièrement à cette partie charnue de son individu. Sur le quai réservé aux cap-horniers, il remarqua un petit baleinier qui s’apprêtait à rejoindre son port d’attache sur l’île de Chiloé au large des côtes chiliennes. Une belle occasion pour lui de remonter vers Valparaiso où il pourrait éventuellement faire étape.

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L’île de Chiloé

Dans un bar, sur le port, où les marins réapprenaient la stabilité en passant progressivement du roulis de la mer au tangage de l’alcool, il apprit que Francisco Coloane naviguait sur ce bateau qui avait passé plusieurs mois dans le sillage de la baleine. Il bondit, paya une tournée générale aux quelques marins qui étaient agrippés au comptoir comme des naufragés à un morceau de planche, et courut jusqu’au bateau pour négocier son voyage jusqu’à Chiloé avec le capitaine qui trouva là quelques pièces pour compenser une saison de pêche plutôt quelconque. Il changea donc de bord prestement, troqua le rafiot des facteurs contre le baleinier, mais ne gagna pas grand chose en matière de confort. Mais peu importe, il allait vers une destination qui lui convenait bien et il était sûr de rencontrer le chantre des mers du Sud Pacifique, Francisco Coloane.

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Franciso Coloane

Un soir, après le repas, ou ce qui en tenait lieu, il réussit à rejoindre l’écrivain qui gribouillait dans son coin quelques notes pour le livre qu’il ne manquerait pas de rédiger à son arrivée au port d’attache du rafiot, sur cette île où il était né et résidait encore parfois quand il préparait une campagne de pêche ou un nouveau récit. Pendant presqu’une nuit, Francisco lui raconta la pêche à la baleine dans les îles de la Mer de Patagonie, jusqu’au fameux Horn, les journées, les semaines à louvoyer entre les îles en espérant apercevoir enfin le jet que la baleine ou le cachalot soufflait, le moral des marins qui descendait aussi vite que grimpait l’aigreur du capitaine, le froid qui devenait de plus en plus intense, la glace qu’il fallait casser et évacuer pour qu’elle n’emmène pas le navire vers les abîmes et enfin le monstre en vue qu’il fallait combattre avec les harpons depuis les chaloupes au risque de chavirer à tout moment. Parfois, il y avait une grande déception après une pêche médiocre synonyme de petite rétribution mais d’autrefois la pêche était fructueuse alors la cambuse chantait, le capitaine sortait un baril de rhum supplémentaire et les marins oubliaient pendant quelques instants leur vie de misère et de souffrance. Il aurait voulu connaître au moins une fois cette vie mais ce n’était plus de son temps, il y avait désormais de gros bateaux très bien équipés qui décimaient les cétacés à grands coups de canons et rendaient totalement obsolètes les rafiots comme celui sur lequel il naviguait.

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Le baleinier rentra au port, Castro capitale de l’île, avec sa maigre cargaison qui serait sans nul doute la dernière, il ne pouvait pas concurrencer les bateaux-usines et les cétacés devenaient de plus en plus rares rendant les campagnes de pêche peu rentables. Ils accomplirent donc une dernière bordée dans les bars du port pour marquer cet événement et graver un dernier souvenir commun dans leur mémoire. C’est au comptoir de l’un de ces bars à marin qu’il entendit parler d’une maison où les femmes en manque d’ennuis, de préoccupations, de problèmes à résoudre, de diables à tirer par la queue, de gamins à élever, … soignaient leur dépression qu’elles nourrissaient pour remplir leur vie trop facile. Il y avait là, Marcela Serrano qui écrivait, disaient certains, des livres qui lui servaient un peu de thérapie. Il ne connaissait pas cet écrivain, il se renseigna en douce, mine de rien, et décida de lui rendre visite dès que son état le lui permettrait, pour le moment, il était en bordée et il se devait à ses compagnons de mer qui noyaient dans l’alcool leur tristesse et leur nostalgie.

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Marcela Serrano 

Quand il reprit contact avec la vie, quand il eut dilué tout le rhum qu’il avait bu, quand ses esprits furent à peu près clairs, il se rendit à l’auberge des femmes tristes pour visiter Marcelle Serrano mais ce n’était pas elle qui effectuait un séjour dans cette auberge, c’était son amie Floreana, historienne de la Patagonie où elle avait sans doute rencontré Patricio Manns sur son cheval dans les vastes plaines de la Terre de Feu et Luis Sepulveda réfugié sur les bords de la Mer de Wedel. Floreana lui raconta que toutes les femmes qui étaient là avaient des difficultés avec la gent masculine et qu’elles se plaignaient de l’impossible rencontre entre les deux sexes analysé dans un catalogue de doléances qui évoque : le besoin de suprématie des hommes, la carrière professionnelle qu’il faut assurer, les mariages ennuyeux, les troubles existentiels, la drogue pour tenir et surtout ces hommes qui ont désormais peur des femmes émancipées qui empiètent sur leur territoire. Il resta coi, pensa qu’il avait fait une erreur, qu’il était tombé là où un marin ne met jamais les pieds et attendit poliment que son interlocutrice poursuive ce qu’elle tardait à faire…

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Un choc à l’avant, le ferry venait de heurter le quai avant de s’immobiliser et de le tirer d’un mauvais pas, il croyait parler avec une femme de lettres et il se retrouvait dans une auberge pour femme en situation délicate avec l’homme de leur vie ou plutôt celui qu’elle croyait être celui-ci. Une fois sur le quai, il repéra vite son amie Carmen, Carmen Posadas bien sûr, qui l’attendait à la sortie de la douane. Après les civilités, les manifestations de joie et d’enthousiasme et les baisers amicaux d’usage, ils prirent la route pour rejoindre le centre ville où Carmen avait retenu une table à laquelle elle avait invité également Eduardo Galeano et Juan Carlos Onetti.

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Carmen Posadas

Le repas était excellent et la discussion roulait sur la littérature, évidemment, et sur la situation dans le pays. Il leur raconta le rêve qu’il avait fait sur le bateau et ils regrettèrent avec lui que le maître des rêves ne l’ait pas conduit à la rencontre de Patricio Manns avec lequel il aurait pu faire de belles randonnées en Patagonie, et de Luis Sepulveda qui ne limitait pas ses travaux d’écritures aux courriers qu’il adressait à Mario Delgado Aparain. Il aurait pu tout aussi bien l’accompagner chez le vieux qui lisait des romans d’amour dans son coin de campagne. Bof ! Je reviendrai une autre fois et j’irai voir ces braves gens auprès des quels vous m’accompagnerez, j’en suis convaincu.

Monsieur ! … Ho Monsieur ! … vous dormez ? On le secouait de plus en plus fort, il émergea péniblement, il était toujours attablé dans ce bistrot où il avait bu un demi avec son ancien collègue de travail mais un petit attroupement s’était constitué autour lui. Il ne comprenait rien et se sentait un peu ridicule. Il voulut s’éloigner rapidement mais il ne savait pas s’il avait payé, ou non, ses consommations. Le garçon lui dit qu’il semblait dormir mais qu’il avait un tel air d’absence, depuis plus d’une heure maintenant, que ses voisins de table avaient fini par s’inquiéter et demander qu’on essaie de le réveiller. Il ne les remercia même pas, les regarda d’un air bovin, eut envie de les traiter d’andouilles, de les maudire, de les assassiner, … mais il ne pouvait tout même pas leur dire qu’il était à table, à Montevideo, avec des écrivains qui lui parlaient de la littérature locale. Ils l’auraient pris pour un proxénète sur le retour, nostalgique du bon vieux temps où ce métier nourrissait grassement son homme dans cette capitale aux mœurs réputées frivoles.

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Montevideo

Il régla l’addition, même les deux demis que son ami politicien avait promis de payer oubliant bien vite cet engagement, ce qui ne le surprit pas réellement, on ne peut pas toujours promettre et toujours donner, il faut bien quelques fois laisser aux autres le soin de payer. Il s’en alla marcher un peu dans les rues avoisinantes pour se réveiller complètement et maudire encore ces cornichons qui ne comprenaient rien au monde des rêves, qui ne savaient pas qu’on peut vivre des aventures merveilleuses dans le monde onirique. Qu’ils végètent dans leur monde de limonadiers à la panse débordante, gavés de bière mais qu’ils lui foutent la paix ! Il en avait marre de ce monde normé où chacun doit suivre le même chemin, où tout est mesuré, interdit, toléré, permis éventuellement. Ce monde où seuls les imbéciles qui régissent les autres ne se trompent jamais parce qu’ils ont tous les droits. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas été de si mauvaise humeur et même s’il retrouvait progressivement son équanimité habituelle, il en voulait toujours à ces décideurs de ce qui est bon et de ce qui est mal, qui s’ingèrent sans cesse dans la vie des autres. Qu’ils me foutent la paix !

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Luis Sepulveda

Et dire qu’il aurait pu prendre le bateau en vrai, enfin dans son vrai rêve, pour rejoindre Luis Sepulveda sur les rives de la Mer de Wedel, partir avec lui à la rencontre du vieux qui lisait des romans d’amour et, ensuite, rencontrer Patricio Manns qui aurait parlé du temps où les gauchos coupaient les oreilles des indiens de la Terre de Feu pour toucher la prime destinée à ceux qui contribuaient à la décimation des populations autochtones. Il aurait bien trouvé ensuite un ami pour lui indiquer le chemin de l’Altiplano andin où il rêvait, depuis des années, de se rendre pour rencontrer Alcides Arguedas et Oscar Cerruto.

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Lac Titicaca

Et maintenant, il était sur les rives du célèbre lac Titicaca avec ses deux amis dans « une sorte de brume bleutée qui noie le contour des choses. Le ciel, d’une clarté laiteuse, se colore de tons discrètement violacés par les rayons du soleil qui se lève, énorme et rouge, là-bas aux lointains confins de l’horizon, comme s’il surgissait du sein même de la montagne. » C’était Alcides qui laissait parler son âme de poète pour chanter ce pays qu’il aimait tellement et auquel il avait dédié quantité de lignes. Son œuvre entière aurait pu paraître comme un hommage à cet Altiplano andin accroché sous les sommets inaccessibles de la cordillère, dans le climat rigoureux des hautes montagnes. Il fallait dompter le froid et amadouer l’altitude pour pouvoir enfin profiter des merveilleux paysages que le soleil dessinait sur les sommets éternellement enneigés toisant ce plateau perché, de toute leur fière arrogance. Et dans cette plaine, ou le vert n’arrivait pas à vivre bien longtemps, laissant sa place à cette couleur indéfinie qui oscille entre le vert et le jaune, cette espèce de caca d’oie qui évoque bien ces maigres prairies fanées qui ne peuvent nourrir que des moutons, le lac, l’émeraude, le diamant, la merveille, illuminait toute la région, reflétant les rayons du soleil qui traversaient l’éther originel sans trouver le moindre obstacle sur leur chemin lumineux. Le lac, dieu des indiens qui vivaient sur ses hauts plateaux, père nourricier qui fournissait le poisson et quelques autres denrées comestibles, réserve d’eau inépuisable et fournisseur de végétaux pour divers usages allant de la construction à l’outillage aratoire.


 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 41

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FIN DE L’EPISODE PRÉCÉDENT

Il se décida donc pour une expédition à la bibliothèque, il voulait sélectionner quelques livres de littérature contemporaine française qu’il connaissait mal et qu’il avait certainement trop négligée ces dernières années. Il avait certaines difficultés à nourrir ses expéditions oniriques avec ces livres dont il ne savait pas toujours extraire la quintessence mais peut-être qu’une lecture plus assidue lui ouvrirait, elle aussi, des portes sur d’autres espaces qu’il pourrait parcourir jusque vers des horizons encore vierges pour lui. L’expérience le tentait fortement, il fallait qu’il pousse cette porte, il avait vraiment envie d’explorer d’autres chemins dans ses évasions littéraires ; il était donc nécessaire qu’il mette le nez dans les rayons de sa bibliothèque pour dénicher quelques oeuvres susceptibles de lui indiquer les pistes à suivre pour pénétrer ce monde nouveau, ce monde où les mots dansent sur de belles phrases, ce monde où les mots sont les personnages, où l’art est l’histoire.

ÉPISODE 41

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Un vaste nuage de poussière blanche, grise, sale et sèche avala la place centrale de ce petit village paumé au fond de la campagne argentine dans la région de Cordoba, là où la civilisation n’arrive qu’à tout petits pas après avoir cheminé péniblement sous un soleil carnassier, prêt à dévorer quiconque le braverait. En un instant, les immeubles vétustes affichant la stratigraphie des aléas météorologiques qui avaient affecté la ville depuis quelques décennies, disparurent avec les maigres arbres qui, autour de la place, résistaient encore à la chaleur, comme le mirage s’évapore devant le naufragé du désert. Une fois de plus, le bus venait de passer à vive allure, traversant le village sans marquer l’arrêt réglementaire, laissant les voyageurs sur le morceau de trottoir qui servait de quai, déçus, agacés, fâchés, énervés, désabusés, résignés, chacun selon son état d’esprit, selon le motif de son voyage, selon son inquiétude aussi car que pouvait bien signifier cette incongruité, cette défaillance du service des transports qui ne semblait pourtant pas un hasard, une erreur, mais bien plutôt une manœuvre prévue, une consigne précise donnée au conducteur.

Il était là, parmi ces abandonnés du reste du monde, plus surpris qu’inquiet, il se demandait pourquoi le bus ne s’arrêtait plus dans ce trou perdu, pourquoi certains semblaient si perturbés, pourquoi d’autres l’observaient d’un œil inquisiteur. Il ne savait que faire, il était de plus en plus perplexe, il avait peur de cette foule en émoi, il n’osait pas non plus s’éloigner trop loin de ce groupe car il craignait de se perdre dans le dédale des ruelles qui irriguait le village du maigre flot des quelques habitants qui s’aventuraient encore hors de leur maison ou des lieux publics. Il observait les gens qui l’entouraient, essayant de percer le mystère qui semblait planer sur ce bled perdu dans la chaleur argentine mais, comme chacun avait sa propre version, il ne comprenait rien à ce qui se passait sinon que les autres ne comprenaient pas plus que lui.

Il se résignait à repartir vers son hôtel, remettant son expédition à plus tard, quand il aperçut un peu à l’écart de l’attroupement bouillonnant, une femme encore jeune mais qui semblait cependant avoir déjà vécu un bout de vie autre part que dans cette impasse où seul le soleil semblait avoir encore trouvé une bonne raison de briller. Bien que légers, ses vêtements indiquaient une origine plus noble portés par les autres femmes du village et même les femmes habituellement de passage comme celle qui était descendue dans le même hôtel que lui avec un représentant de commerce à l’air un peu énigmatique pour ne pas dire louche. Il s’approcha de cette femme qui pourrait peut-être lui apporter quelque information moins fantasmagorique que toutes les affabulations fusant autour de lui. Il l’aborda donc. Elle parut surprise qu’on lui adresse la parole et qu’on vienne troubler sa lecture, elle était plongée dans un livre qu’il ne reconnut pas et dont il ne pouvait pas lire le titre de la position où il était. Elle leva la tête lentement, dévoilant de grands yeux sombres que son ample chevelure brune masquait jusqu’à présent, le regarda droit dans les yeux d’un regard interrogateur semblant lui demander qui il était et qu’est-ce qu’il lui voulait. Il comprit bien que le moment était venu de se présenter et de lui dévoiler le motif de son audacieuse démarche.

« Madame, veuillez m’excuser, mais votre calme dans cette ébullition ambiante m’a semblé être la seule source à laquelle je pourrais éventuellement trouver quelques informations fiables pour prendre une décision censée concernant l’attitude à adopter dans une telle situation. Je suis étranger, Français, je séjourne en ces lieux uniquement pour mon plaisir et voudrais rejoindre la capitale pour mettre le cap sur l’Uruguay où une amie m’attend avec une impatience croissante comme vous vous en doutez certainement. Alors, auriez-vous quelques informations au sujet de cet étrange comportement de l’autobus qui refuse de prendre les voyageurs de ce village ? » Elle le regardait toujours, semblant décrypter lentement le message qu’il venait de lui transmettre, elle se décida enfin à parler : « Vous savez ici, dans ce coin isolé, tout est aléatoire, rien n’est définitif et rien n’est réellement compréhensible, il faut accepter et attendre, tout cela ne durera pas éternellement. »

Il n’avait rien appris, il tenta une nouvelle fois sa chance : « Mais vous aussi vous vouliez monter dans ce bus, qu’allez-vous faire maintenant ? » « Aujourd’hui, je vais terminer ce livre qui me passionne et ensuite j’aviserai, quand j’ai entrepris cette expédition vers cette région, je savais que le temps était, ici, une dimension aléatoire et en conséquence je n’ai formulé aucun projet à court terme. De toute façon, je récolterai au moins quelques idées pour mon prochain roman. » Il marqua un léger signe d’étonnement, très léger, qu’elle remarqua cependant. « Vous écrivez ? » Elle sembla un peu contrariée de s’être dévoilée à un inconnu de passage et acquiesça d’un hochement de tête. « Mais c’est magnifique ! » ne put-il s’empêcher de s’enthousiasmer avec un sourire ravi. Il ne rencontrait pas tous les jours des écrivains sans être invité, simplement par hasard. Elle comprit qu’elle en avait trop dit et qu’il convenait d’apporter quelques précisions à son aveu : « J’écris un peu, ou plutôt j’essaie d’écrire des choses qui sont peut-être des romans, peut-être pas, mais tout de même des fictions qui sont malgré tout très plausibles, sur ces régions à la marge de la nation, qui semblent oubliées de tous. J’essaie de leur donner un peu de vie et de considération. » Il lui proposa alors de parler de tout ça, de la vie dans ce village, de tout ce qui se passait un peu mystérieusement dans les alentours et surtout de ce qu’elle écrivait et peut-être de ce qu’elle lisait aussi. Et, pour évoquer tous ces sujets, il serait certainement plus confortable de s’installer à l’ombre de l’un des grands arbres qui préservaient encore un semblant de fraîcheur sur la terrasse du bar de son hôtel. Elle accepta volontiers son invitation car elle avait senti qu’elle pouvait partager un moment de plaisir littéraire, au moins, avec cet étranger qui semblait si enthousiaste quand il parlait des livres et des écrivains.

Ils s’étaient installés là où l’ombre semblait la plus épaisse, la plus fraîche, même si ce n’était qu’une illusion, mais parfois l’impression est aussi prégnante que la réalité. Pour ne pas évoquer trop brutalement des sujets trop personnels, il lui demanda quel était le livre qu’elle lisait là-bas près de l’arrêt de bus. Elle le sortit de son sac et il put lire sur la couverture : « Façons de perdre » et en-dessous « Julio Cortázar ». Il avait lu ce livre, mais il y avait déjà bien des années.

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Julio Cortazar

 

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– Vous cultivez vos classiques ?

– Oui, Julio est un écrivain important de notre culture, peut-être pas comme Borges ou Arlt mais il est reconnu comme un grand auteur argentin même s’il est né en Belgique et décédé à Paris.

– J’ai lu ce livre, il y a déjà bien des années, mais ma mémoire commence à devenir poreuse, elle a déjà laissé échapper bien des choses dont le souvenir de ce livre.

– Je commence seulement ma lecture et je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Je peux simplement vous avouer que Julio m’accompagne souvent dans mes excursions à la campagne.

– Alors parlez-moi plutôt de ce que vous écrivez.

– J’écris certes un peu mais je ne publie pas encore beaucoup. J’ai quelques projets et quelques idées dont celle de cette histoire de bus qui ne s’arrête plus. Je pourrais effectivement faire quelque chose avec ça mais je ne sais pas trop comment encore.

– Le contexte local est pourtant assez riche pour nourrir un roman.

– Effectivement, on peut toujours insinuer que l’armée grenouille quelque chose, que des groupes de révolutionnaires ourdissent des mauvais coups dans le coin et que le pouvoir prend des mesures préventives et même curatives. La matière ne manque pas, il faut maintenant structurer tout ça en un texte possible même si ce n’est pas très crédible car rien n’est réellement crédible dans ce pays où la chaleur déforme tout.

– Je sens que vous tenez déjà votre livre et je serais très heureux de vous l’acheter dès sa sortie. Vous voudrez bien m’en informer, voilà mes coordonnées sont inscrites sur cette carte.

– Je suis désolée mais je n’ai pas de cartes avec moi, je peux simplement vous donner le nom sous lequel j’écris : Eugenia Almeida et j’espère que la presse, un jour, citera mon nom et mon livre. On verra !

– Je n’en doute nullement !

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Eugenia Almeida 

Ils burent un dernier verre d’un léger vin blanc tiré des vignes qui poussent sur les collines du piémont andin, un vin fruité et frais, peu alcoolisé mais un peu acide, qu’il était possible de boire même les jours de grande chaleur sans risques de vertige. Il lui demanda quels étaient ses projets tout en lui rappelant, au préalable ses intentions : « Je pense repartir pour la capitale le plus vite possible et naviguer jusqu’à Montevideo car mon amie doit s’impatienter. Il faudra que je l’avertisse de ma situation actuelle afin qu’elle ne doute pas de ma visite. » Elle lui confia qu’elle aussi désirait rejoindre Buenos Aires où l’un de ses amis écrivain, Pablo Ramos, voulait l’emmener à la découverte du quartier où il était né, où il avait grandi au milieu d’une bande de chenapans qui avait plus de considération pour lui que sa famille trop occupée par des problèmes familiaux et financiers, où il était devenu brutalement un homme sans s’en rendre compte, abandonnant lâchement sa jeunesse qui lui avait tant donné. « Il voudrait que j’aille avec lui dans ce quartier du Viaduc pour respirer l’air de son adolescence et vérifier si les lieux de leurs exploits sont toujours en l’état. Il voudrait aussi m’initier à ce fameux vin des Berges qu’il avait découvert quand il était trop jeune pour ça et qui lui avait laissé un bien mauvais souvenir. »

Ils décidèrent donc de faire route commune, dans le mesure du possible, dès qu’un moyen de transport se présenterait, peu importe lequel. Ils n’attendirent pas très longtemps, un voyageur de commerce, chez nous on dirait un camelot eu égard à ce qu’il vendait, accepta, le lendemain, de les prendre dans son vétuste camion. La route fut longue et pénible, le commerçant qui voyageait en général seul, profita abondamment de leur compagnie pour les saouler de considérations et d’anecdotes qui ne pouvaient intéresser que ceux qui pratiquaient le même métier que lui. Ils arrivèrent enfin à Buenos Aires où ils se séparèrent, lui partant vers le port, elle se dirigeant vers le quartier du Viaduc où Pablo Ramos voulait l’emmener à l’origine de la tristesse, de la sienne du moins. Mais, avant de la quitter, il lui glissa malicieusement le titre qu’elle pourrait donner à son prochain livre : « L’autobus », elle ne répondit pas mais son sourire en dit plus qu’un acquiescement verbal.

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Pablo Ramos

Il se dirigeait vers un arrêt de bus pour consulter la carte du quartier qui y était suspendue, quand il entendit une voix tonitruante qui l’interpellait, il avait très envie de faire la sourde oreille et de passer son chemin mais le gaillard insistait et la voix se rapprochait rapidement, il ne pouvait éluder l’interpellation, il devait céder à l’appel d’il ne savait plus qui même si cette voix ne lui était pas inconnue. Il tourna lentement la tête et reconnut, à son grand dam, un de ses anciens collègues de travail pour lequel il n’avait aucune amitié et assez peu de considération. C’était le genre fort en gueule, élu local parce qu’il parlait plus fort que les autres et semblait toujours tout savoir sans n’avoir jamais rien fait. Il se résolut tout de même à l’accueillir avec le minimum d’amabilité et lui tendit même la main avant que l’autre n’ait le temps de le faire.

– Salut ! Comment vas-tu ?

– Comme un vieux !

– Ne dis pas ça, nous avons le même âge et mes électeurs pourraient nous entendre.

– Tes électeurs, tu sais depuis longtemps ce que j’en pense !

– De braves gens qui comptent sur moi.

– Justement, ils feraient bien d‘apprendre à compter, ils feraient peut-être moins d’erreur en votant !

– C’est pas gentil ça !

– Mais non, juste une boutade comme au bon vieux temps.

– J’aime mieux comme ça car maintenant je suis adjoint au maire.

– Félicitations !

– Allez viens, je paie un pot pour fêter notre rencontre et arroser mes nouvelles fonctions.

– En vitesse alors, juste un, je suis pressé !

Ils rejoignirent l’un des bistrots qu’ils fréquentaient avec une certaine assiduité quand ils étaient encore dans le monde du travail qu’il fallait bien oublier de temps à autre en s’évadant vers un comptoir plus accueillant qu’une console d’ordinateur fabriquée en Chine. Instinctivement, ils retrouvèrent les places qu’ils aimaient occuper à cette époque et commandèrent la boisson rituelle : « Un demi ! ». Le personnel avait changé et personne ne les salua comme autrefois, autres temps, autres mœurs. Le monde qui avait été le leur ne l’était plus, la page était tournée et partout, même dans ce bistrot populaire, la société n’oubliait jamais de le faire remarquer. Ils burent leur bière en silence ne sachant pas très bien quoi se raconter, les fils avaient été coupés, ils n’avaient plus grand-chose en commun si ce n’est un passé pas forcément très folichon. Il lança la discussion espérant ainsi vider rapidement les sujets qu’ils pouvaient encore évoquer ensemble et s’évader prestement pour se réfugier dans sa tanière, comme disaient ses voisins.

– Toujours dans la politique ?

– De plus en plus !

–  Tu ne fatigues pas trop ?

– Non, non, juste un peu plus de café et quelques tonifiants les jours où il faut paraître.

– Quand même !

– Rien de bien méchant, juste pour l’entretien de la machine.

– Et tu attends quoi de cette fonction ?

– J’aime rencontrer des gens et je crois que je suis un personnage important de ma commune, je laisserai peut-être une trace dans son histoire avec mon nom sur la plaque d’une rue.

– Pas vrai !

– Pourquoi pas ?

– Oui, ça fait bien !

Il ne savait plus que dire, il n’avait jamais imaginé que son ancien collègue puisse être aussi con, ce fort en gueule rêvait de laisser une trace dans l’histoire, c’était vraiment trop drôle. Il avait dû faire un effort pour ne pas lui exploser de rire au nez. Décidément, l’ambition rend aveugle et stupide. Lui qui espérait bien ne rien laisser derrière lui de façon à ne créer aucun nouveau problème pour son entourage, craignant même de ne pas décéder assez rapidement pour ne pas embêter la société. Il ne pouvait pas s’imaginer que des gens pensaient de leur vivant à la place qu’ils occuperaient dans la postérité et pourquoi pas aux obsèques fastueux auxquels ils auraient droit avec cercueil de luxe, drapeau tricolore dessus, discours du maire et foule immense et reconnaissante. Décidément, il ne comprendrait jamais rien à ces gens là, ils ne devaient pas faire partie de son monde à lui.

– Bon, il faut que je me sauve !

– Déjà !

– Obligations ! Tu sais, il faut toujours un élu dans toutes les manifestations, ça rassure le bon peuple.

– File vite !

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L’autobus d’Eugenia Almeida lu par Denis Billamboz

Le temps de l’insouciance de Pablo Ramos lu par Denis Billamboz

Lire en Argentine par Denis Billamboz 

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 40

 

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Après une longue pause, au cours de laquelle le vieux sage sembla vouloir cesser la conversation, il reprit tout de même son propos en précisant : « cette histoire on peut la lire entre les lignes de bien des textes africains, je parie que tu connais un certain nombre d’exemples que tu pourrais me citer ». Surpris par cette proposition, à son tour, il resta coi, interloqué. Voyant l’hébétude de son compagnon, le sage, poursuivit : « Ne crois-tu pas que Gwendoleen que Buchi Emecheta emmena à Londres n’était pas un peu un petit lièvre qui se sauvait pour fuir les problèmes qu’il rencontrait au pays. Ne crois-tu pas que la jeune fille qu’Amma Darko a rencontrée au-delà de l’horizon n’était pas qu’une petite chèvre candide qui est allée se faire croquer ailleurs en s’enfuyant pour ne pas se faire croquer au Gahna ? Ne crois-tu pas que la jeune femme que Sylvain Ananissoh met en scène dans son Togo natal n’a pas elle aussi rencontré les hyènes ? Dis-moi, toi aussi tu connais des histoires de Boucki, de Leuck ou de Béye, tu lis suffisamment de livres africains pour avoir une certaine idée là-dessus. »

ÉPISODE 40

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Aminata Sow Fall

A la lumière de ces exemples, il lui vint à l’esprit le souvenir d’un certain nombre de lectures qu’il avait faites ces dernières années sans qu’il les rapproche, sur le moment, des lavanes et contes de Birago. Il se souvenait notamment des mendiants qui peuplaient un livre d’Aminata Saw Fall qui étaient obligés de faire grève pour ne pas être dévorée par les Boucki qui peuplaient la ville, il se souvenait également de Dioublé, un jeune homme brillant et intègre, sorte de Béye en version masculine et intellectuelle qui finit par être croqué par les hyènes que Tierno Monembo avait laissées courir dans son livre, et pourquoi ne pas voir un petit Leuck dans l’enfant noir de Camara Laye ? Oui, l’Afrique, finalement n’était peut-être qu’une histoire d’hyènes qui voulaient dévorer les gentilles chèvres et de rusés lapins qui se défilaient prestement avec adresse.

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Après avoir écouté son ami, Birago, approuva du chef et resta un instant figé comme s’il attendait encore quelque chose. Levant son regard vers l’immensité de l’étendue d’herbe sèche qui composait la savane alentour, il parcourut celle-ci d’un regard circulaire et dit :  » Tu as peut-être oublié quelques exemples plus éloquents comme le livre d’Hamadou Kourouma qui pose une question définitive et fondamentale jusque dans son titre  En attendant le vote des bêtes sauvages « , tu ne vas pas me dire que le brave Hamadou ne pensait pas aux hyènes qui peuplent notre pays et s’arrogent le pouvoir pour mieux dévorer les autres et s’approprier ce qu’ils possèdent, pauvres Béye et pauvres Leuck, pliez l’échine ou fuyez à toutes jambes, comme la belle Alice, mais vous avez bien peu de chance, les Boucki sont a vos trousses et vous rattraperont bien vite.

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Oui, je crois que je pourrais voir encore beaucoup de hyènes courir dans les pages des livres que je lis, et pas que des livres africains, des hyènes qui courent derrière de gentilles petites biquettes candides et crédules ou derrière de rusés petits lapins qui tentent de s’esquiver mais n’ont aucune chance de se sauver s’ils n’abandonnent pas leur terrier, leur territoire, leur pays. Cela lui semblait simple, bien trop simple et cependant tout cela n’était pas faux, c’était l’éternelle histoire de celui qui veut la part de l’autre pour en avoir une plus grosse pour lui ou qui n’a droit à sa part que s’il la prend à un autre. Et, comme le disait Birago Diop, non sans une petite part de cynisme, car « malheureusement, ce soir, Béye, tu as rencontré le BESOIN. » Ce fameux besoin que les Africains éprouvent désormais dans toute son ampleur et toute sa tragédie.

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Sa rencontre avec le vieux sage ne l’avait pas tiré de son angoisse, il restait terrorisé par ce qu’il avait vu et maintenant il savait que d’autres choses tout aussi effroyables étaient possibles, ailleurs peut-être, mais possibles tout de même. Et, à ce moment, il se souvint d’un autre Diop, Boris Boubacar, et du livre terrible qu’il avait écrit sur les massacres du Ruanda. Oui, décidément l’Afrique est dans une grande douleur, et pas seulement l’Afrique, l’humanité entière qui écrit actuellement une page bien noire de son histoire, une page noire certes, mais avec beaucoup de rouge, le rouge du sang. Avant de partir pour ce voyage imaginaire vers ce continent, il rêvait encore de l’enfant noir qui aurait pu être celui de Camara Laye mais aussi celui qui avait vu le jour à Aké avant de devenir l’un des premiers lauréats africains du Prix Nobel de littérature, Wole Soyinka. C’était au temps où l’Afrique sortait d’une longue colonisation avilissante et humiliante et qu’elle croyait encore en un avenir possible et même doré. Au temps où Mariama Bâ luttait pour la liberté avant de devoir avaler bien des couleuvres tout comme Chinua Achébé et bien d’autres encore qui ne croyaient plus en leurs rêves et se laissaient aller dans un scepticisme de plus en plus profond, en faisant des rêves peuplés d’hyènes dévorant leur continent la gueule dégoulinante du sang de tous ces enfants candides et innocents qui ne croyaient qu’à la liberté et qui ne pensaient pas qu’un jour le besoin les conduiraient là où Béye la petite chèvre s’était fait dévorer.

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Wole Soyinka

Il voulait quitter cet univers car il aurait voulu rêver de jours meilleurs pour ce continent mais il ne trouvait pas de livres qui puissent l’entraîner sur le chemin de l’espérance, sa quête aboutissait toujours là où l’hyène croque la chèvre. Même s’il retournait de fond en comble son impressionnante pile de livres à lire ou qu’il s’attèle à l’exploration systématique des fonds de la bibliothèque locale, il avait l’impression qu’il ne trouverait jamais un livre récent qui lui raconterait l’Afrique peinte aux couleurs du bonheur, de la liberté et de la prospérité. Il ne pourrait jamais s’arracher à ce rêve sinistre qui le poursuivrait tant qu’il ne partirait pas pour un autre monde.

Ce monde de la faim, de la peur, de l’humiliation et de la mort semblait composer une des strates des divers mondes qui nous sont accessibles par le rêve, l’introspection, le voyage ou d’autres moyens encore, une strate qui paraissait nécessaire à l’humanité pour qu’elle y déverse son trop plein de vices. Il se leva, prépara un bon café bien fort tout en se disant que ce produit, venu d’Afrique, n’était certainement pas payé suffisamment cher aux producteurs pour qu’ils puissent ne pas rencontrer ce fameux besoin qui est à la base de la chaîne alimentaire des humains dans ce pays et de la chaîne des envies de tous ceux qui arpentent ce continent de long en large pour en tirer le maximum de profit. Cette pensée versa une nouvelle dose d’amertume dans ce café dont il attendait autre chose.

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Le café le ramena tout de même malgré, ou à cause, de son amertume à son terrier, à lui, comme ses voisins devaient définir son habitation, où il reprit progressivement conscience de son environnement en se disant que ses rêves devenaient de plus en plus embrouillés et qu’il avait bien des difficultés à se souvenir de ce qu’il avait vécu dans cet autre monde qu’il fréquentait cependant toujours plus assidûment. Son esprit semblait s’encombrer progressivement et inéluctablement de sédiments de ses lectures et d’autres rêves rémanents qui composaient, en un diabolique mélange, des songes de plus en plus complexes où il s’égarait de plus en plus facilement. Il ne voyait pas comment sortir de cette situation, il fallait qu’il accepte ces compositions oniriques s’il voulait encore avoir une raison de vivre en dehors de la médiocrité quotidienne que lui proposait l’univers des autres. Il ne pouvait pas mettre en panne d’un seul coup, brutalement, sa machine à voyager dans les mondes des lectures, le risque était trop grand, il pourrait se retrouver prostré sans aucune motivation, sans envies, sans occupations, sans préoccupations, sans plaisir, … sans raisons d’être encore.

L’heure n’était pas encore venue de se poser ce genre de questions, il fallait qu’il bouge un peu, qu’il s’ébroue l’esprit, qu’il achève le transfert entre le monde qu’il venait de quitter et celui qu’il cherchait à réintégrer. Les journées étaient désormais plus longues, l’équinoxe de printemps était déjà dépassé depuis quelques semaines, il pouvait s’offrir une sortie en ville ou une balade à la campagne de quoi le réconcilier définitivement avec le monde terrestre où il avait encore de belles joies à vivre dans les livres, dans la cuisine, dans le vin, … et auprès des amis qu’il avait gardés même s’il n’était plus très nombreux et des nouveaux, plus virtuels, qu’il avait rencontrés grâce aux nouveaux moyens de communication.

Il se décida donc pour une expédition à la bibliothèque, il voulait sélectionner quelques livres de littérature contemporaine française qu’il connaissait mal et qu’il avait certainement trop négligée ces dernières années. Il avait certaines difficultés à nourrir ses expéditions oniriques avec ces livres dont il ne savait pas toujours extraire la quintessence mais peut-être qu’une lecture plus assidue lui ouvrirait, elle aussi, des portes sur d’autres espaces qu’il pourrait parcourir jusque vers des horizons encore vierges pour lui. L’expérience le tentait fortement, il fallait qu’il pousse cette porte, il avait vraiment envie d’explorer d’autres chemins dans ses évasions littéraires ; il était donc nécessaire qu’il mette le nez dans les rayons de sa bibliothèque pour dénicher quelques oeuvres susceptibles de lui indiquer les pistes à suivre pour pénétrer ce monde nouveau, ce monde où les mots dansent sur de belles phrases, ce monde où les mots sont les personnages, où l’art est l’histoire.

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L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 39

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Je pense à tous ces gueux, reprit Ibrahim, Aslan cette fois, que notre maître incontesté,Naguib Mahfouz, a merveilleusement mis en scène, qui ne peuvent croire en personne et qui pourraient trouver, pour certains du moins, un refuge à l’abri de ceux qui font de belles promesses et des petits cadeaux pour les attirer dans les rets de leurs mouvements extrémistes.

– Ils ne sont pas si nombreux, rétorqua Alaa. 

– Plus que nous le croyons, poursuit Ibrahim Aslan ; on dit même que le fils du concierge de cet immeuble participerait à des camps d’entraînement militaire pour venger les humiliations qu’il aurait subies.

– Juste une petite crise de jeunesse que quelques privations et brimades calmeront bien vite répliqua Alaa.

– Il ne faut pas plaisanter avec ça, la menace est réelle et tant de femmes l’ont déjà payé de leur vie qu’il faut se prémunir dès maintenant, ne pas laisser la place, l’occuper dès maintenant et être fort pour que les extrémistes ne puissent pas insérer le coin de leurs ambitions dans la faille créée par notre révolution, insista Nawal.

– « L’histoire ne repasse pas les plats » cita Gamal mais on dit aussi « que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement », alors soyons vigilants et ne baissons pas la garde.

– Gardons à l’esprit l’exemple iranien pour ne pas être surpris un jour ajouta Ibrahim, Abdel Meguid cette fois. Et regardons ce qui se passe ailleurs aussi, en Tunisie, au Soudan d’oùTayeb Salih pourrait nous adresser quelques informations.

ÉPISODE 39

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Une femme en niqab dans les rues du Caire, en juillet 2012  

 

Pour eux la révolution triompherait inéluctablement de la dictature en place, beaucoup rêvaient d’une Egypte libre, tolérante, ouverte, comme au temps d’avant le coup d’état militaire mais tous, ou presque, craignaient le processus qui avait porté au pouvoir, en Iran, un parti particulièrement fanatique et barbare. Pour lui, ce n’était même pas un rêve qu’il venait de vivre mais tout juste une réflexion fantasmée qu’il aurait voulu partager avec des écrivains du cru qui vivaient le problème au quotidien sur le terrain. La révolution égyptienne triomphait en effet de sa dictature obsolète mais n’avait en rien réglé la question de l’avenir du pays, beaucoup d’hypothèses étaient encore possibles. Son quartier aussi s’islamisait à grande vitesse et il croisait de plus en plus souvent des femmes complètement voilées même par les temps de canicule. Pour lui, chacun s’habillait comme il en avait envie mais il avait pourtant beaucoup de mal à croire que des jeunes femmes acceptaient de plein gré et de gaieté de cœur de porter de tels vêtements par des températures aussi élevées. Et, aussi, il songeait à tous les combats menés par les femmes de la génération de sa mère pour leur liberté, leur dignité et le respect qui leur est dû. Il avait l’impression que l’histoire avait croché la marche arrière et qu’elle remontait le temps vers des périodes très nébuleuses au cœur de l’Afrique, du Maghreb à la pointe de Bonne Espérance.

Et notamment au sud du Sahara, du Mali au Sénégal, où des femmes avaient servi pendant de longues années de monnaie d’échange. Elles étaient souvent données en gage au chef du village quand un petit propriétaire sollicitait une avance de graine qu’il ne pouvait rembourser, pour nourrir sa famille après une récolte insuffisante suivie d’une autre tout aussi médiocre. Le chef alors exigeait que la femme, ou l’enfant, ou toute la famille, soit mise en esclavage à son service et parfois, comme il avait abondance de main d’œuvre, surtout quand il avait malicieusement organisé la pénurie, il cédait quelques esclaves à des marchands maures pour acheter des colifichets qui montraient l’étendue de ses richesses et de son pouvoir.

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Ibrahima Ly

Ibrahima Ly voulait l’entraîner sur un marché d’esclaves où les chefs locaux vendaient leurs marchandises à des commerçants maures qui transportaient leurs acquisitions dans les pays du Golfe Persique pour servir dans les harems. Les plus jeunes et plus belles filles étaient réservées pour les plaisir de la chair, les autres femmes pour le service des courtisanes comme les mâles castrés qui coûtaient beaucoup plus chers que les hommes entiers qui, eux, étaient destinés au service des maîtres. D’autres esclaves étaient transportés, en longues caravanes, sous un soleil abominable, jusqu’au célèbre terminal de Gorée où les blancs venaient s’approvisionner en chair fraîche qu’ils revendaient aux planteurs de coton ou de canne à sucre dans les Amérique. Il ne voulait pas marcher sur cette route exécrable de la déchéance humaine, il n’aurait pas pu supporter une telle atrocité, il voulait partir avec NImrod pour admirer les jambes ensorcelantes d’Alice qui courait dans la brousse comme une gazelle. Mais elle courait si vite et si légèrement que jamais il ne la rattraperait.

Il s’enfuit donc avec Massan Makan Diabaté et Amadou Hampaté Bâ à la rencontre de deux facétieux personnages qui prenaient un malin plaisir à faire des farces, à monter des histoires ubuesques, à rouler dans la farine et à ridiculiser les colons qui cherchaient à obtenir leur allégeance ou au moins une certaine passivité de la part de leur esprit un peu trop inventif. Mais les deux lascars, Wrangin et le coiffeur de Kouta, restaient insaisissables et ingérables, des personnages totalement libres et indépendants qui pouvaient servir d’exemple à tous leurs compatriotes oppressés. Il serait resté des semaines, sous ce banian, à écouter les histoires improbables de ce coiffeur théâtral qui inventait des aventures ubuesques pour ses clients ébahis qui ne se permettaient pas le moindre bruit afin de ne pas troubler son discours extraordinaire. Ils avalaient ses élucubrations comme, à la campagne on gobe l’œuf de la poule, sans jamais douter de leur véracité.

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Chinua Achebe

Ils racontaient des histoires qu’ils inventaient de bout en bout sans que personne jamais ne les mette en doute, ils racontaient aussi les aventures que certaines femmes avaient connues pendant la guerre de libération contre les colonisateurs, des aventures qui sortaient tout droit des livres de Chinua Achebe, des aventures de femmes en guerre, des destins de femmes qui avaient cru en la victoire et en un avenir meilleur avant de perdre leurs illusions devant l’appétit des ogres dirigeants, des trafiquants sans foi ni loi et de ceux qui se disaient leurs alliés mais n’étaient en fait que des partenaires de corruption pour ceux qui avaient quelques responsabilités. Ces femmes avaient cru en leur combat comme ce petit militaire nigérian qui ne parlait qu’un anglais sommaire et à qui on avait donné un fusil pour l’enrôler dans l’un de ces groupes de mercenaires qui erraient dans la campagne à la solde d’un quelconque chef de guerre qui vendait ses services à qui les paierait le plus cher. Et, un jour de bataille, ce petit militaire ingénu s’était retrouvé seul survivant de sa petite compagnie, tous les autres étaient morts au combat. Il avait dû son salut à son innocence, il avait peur de son fusil autant que de ceux qu’on lui avait dit être des ennemis, et il était resté tapi à terre pendant la fusillade qui l’avait ainsi épargné.

Et, maintenant, il était là assis devant ce qui avait été sa maison avec ceux qui étaient, il ya quelques heures seulement, ses ennemis et qui étaient désormais ses frères d’armes.

Celui qui semblait être le chef de ce petit groupe de mercenaires l’interrogeait :

– Qui es-tu ?

– Moi, grand fils protéger famille ! Moi pas peur ! Moi petit minitaire !

– Qui t’a donné cette arme ?

– Grand soldat, fort, donner arme à moi.

– Pour quoi faire ?

– Pour protéger famille ennemis très méchants vouloir tuer famille.

– Qui sont ces ennemis ?

– Ceux qui vouloir tuer famille.

– Tu sais te servir de cette arme ?

– Non, mais moi pas peur, moi faire le feu !

– Veux-tu venir avec nous pour tuer ceux qui ont attaqué ta famille ?

– Moi vouloir vengeance.

– Tu vas apprendre à te servir de cette arme !

– Oui, moi très vouloir.

– Toi, prends-le avec toi et montre lui comment on tire sur les ennemis.

Caché derrière les ruines des huttes calcinées que la troupe venait de brûler, il venait d’assister à l’enrôlement d’un adolescent à qui on aurait pu faire croire n’importe quoi du moment qu’on lui disait qu’une troupe allait attaquer sa famille et qu’il devait la défendre ou que des grands méchants avaient fait du tord aux siens et qu’il fallait qu’il les venge. De toute façon, il ne connaissait personne et rien à ces luttes fratricides qui ensanglantaient le pays depuis un certain temps déjà. Et ainsi de jeunes garçons se massacraient en croyant réciproquement que celui d’en face voulait décimer sa famille, alors qu’ils n’étaient que des pions sur l’échiquier de mercenaires sans foi ni loi qui vendaient leurs maigres troupes au plus offrant des candidats au pouvoir. Et ainsi Sozaboy, notre petit soldat candide et volontaire était mûr pour perpétrer les pires horreurs à l’encontre de ceux qui voulaient tuer les siens comme on le lui avait laissé croire. Ces pauvres gamins, quand ils échappaient au massacre, passaient d’un camp à l’autre sans aucun scrupule, ils ne se battaient pas plus pour un idéal que pour un croûton de pain ou n’importe quelle autre cause, il se battait pour le chef du moment. Leur violence n’avait aucune limite, ils avaient grandi avec l’horreur et la brutalité comme grandes sœurs.

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Abruti par tant de sauvagerie, il voulut échapper à ce monde bestial – mais même les bêtes ne se battent pas sans raison majeure – il décida alors d’aller à la rencontre d’un sage, Diop peut-être, pas Boubacar Boris Birago celui qui écrivait des lavanes et des contes pour que la sagesse n’abandonne pas définitivement ce continent trop souvent à feu et à sang pour le profit d’affairistes venus d’ailleurs. Birago Diop avait trouvé refuge aux confins de la savane et de la maigre forêt qui résistait sous les assauts conjugués du vent et du soleil.

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Birago Diop

Le vieux sage l’avait accueilli avec plaisir et humilité, il méditait sur les contes qu’il pensait encore écrire pour rappeler aux Africains le bon sens qu’ils avaient oublié depuis la colonisation et encore plus depuis la libération. Il espérait toujours les voir revenir à une sagesse ancestrale qui avait permis à des peuples de vivre en paix et prospérité pendant de longues périodes sur ce continent si exigeant pour l’être humain. « Dis moi Birago que penses-tu de l’Afrique actuelle ? » Lui demanda-t-il. Le vieil homme ne répondit pas, il resta plongé dans sa médiation comme pour mûrir une réponse pas trop précise et pas plus évasive cependant pour laisser la porte ouverte à toutes les interprétations possibles.

« L’Afrique, elle ne va pas très bien mais elle pourrait aller plus mal ou peut-être même mieux. L’Afrique est comme la savane, elle est peuplée d’êtres bons et candides, de jeunes qui ne veulent plus tellement croire en leur pays et qui esquivent les problèmes en fuyant à l’étranger, pensant y trouver un monde meilleur, et de chacals féroces et perfides qui sont toujours prêts à croquer les plus faibles pour s’approprier leur petit avoir. »

« Je comprends bien Birago, à t’écouter j’ai l’impression d’entendre une lecture d’une de tes lavanes. Celle où l’on retrouve Leuck , le lièvre rusé qui se tire toujours d’affaires, Béye, la petite chèvre candide et bonne qui, malgré son allégeance, se fait tout de même croquer par Boucki l’hyène hideuse, vile et fourbe qui la dévore simplement parce qu’elle en a envie ou besoin, sans s’occuper de ce qu’elle est. L’Afrique que tu me racontes, c’est un peu cette histoire démultipliée des milliers et des milliers de fois ».

« Oui, tu as compris, l’Afrique comme je la vois depuis mon coin de savane c’est un peu ça. »

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Après une longue pause, au cours de laquelle le vieux sage sembla vouloir cesser la conversation, il reprit tout de même son propos en précisant : « cette histoire on peut la lire entre les lignes de bien des textes africains, je parie que tu connais un certain nombre d’exemples que tu pourrais me citer ». Surpris par cette proposition, à son tour, il resta coi, interloqué. Voyant l’hébétude de son compagnon, le sage, poursuivit : « Ne crois-tu pas que Gwendoleen que Buchi Emecheta emmena à Londres n’était pas un peu un petit lièvre qui se sauvait pour fuir les problèmes qu’il rencontrait au pays. Ne crois-tu pas que la jeune fille qu’Amma Darko a rencontrée au-delà de l’horizon n’était pas qu’une petite chèvre candide qui est allée se faire croquer ailleurs en s’enfuyant pour ne pas se faire croquer au Gahna ? Ne crois-tu pas que la jeune femme que Sylvain Ananissoh met en scène dans son Togo natal n’a pas elle aussi rencontré les hyènes ? Dis-moi, toi aussi tu connais des histoires de Boucki, de Leuck ou de Béye, tu lis suffisamment de livres africains pour avoir une certaine idée là-dessus. »

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Lecture des Contes et lavanes de Birago Diop par Denis Billamboz

Lire en Afrique francophone par Denis Billamboz

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 38

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FIN DE LÉPISODE PRÉCÉDENT

– J’ai une idée ! Nous pourrions peut-être, un jour, organiser une retraite dans le désert avec ceux qui ont vécu l’épreuve de l’abstinence comme Farah, des Ethiopiens comme Mezlekia et d’autres venus de l’Afrique saharienne qui pourrait mettre leur sagesse en commun pour donner la leçon à ceux qui tiennent le pouvoir.

– Belle idée mais il serait peut-être plus simple et plus efficace que les tenants du pouvoir soient transportés dans le désert pendant quelques jours, sans assistance, évidemment pas comme les sauvages qui envahissaient ergs et dunes avec leurs monstres voraces et pétaradants.

– Les bolides ont quitté la piste, c’est déjà un bon point !

– Pour sûr ! Mais il faut maintenant rassembler le troupeau et préparer le campement pour la nuit.

– La fraîcheur descend !

ÉPISODE 38

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Il frissonna, émergea péniblement de sa sieste en cherchant les brebis du regard mais ne vit que son chat qui dormait sur son coussin dans un coin du salon. Il se leva, monta un peu le chauffage car cette journée printanière était un peu maussade et l’humidité tirait la température ambiante vers le bas. Il trouvait un peu difficile de passer de la vastitude du désert à l’étroitesse de son salon de célibataire endurci, il lui fallait bien un bon thé bien chaud pour recouvrer la totalité de ses esprits et accepter de quitter son rêve sans trop de regrets. Décidément la vie dans son monde artificiel était plus riche que sa petite vie de retraité dans sa petite maison d’un quartier périphérique d’une ville de province qui se dit grande mais ne l’est que dans les documents promotionnels.

La solitude il l’avait, ou presque, mais il n’avait pas la magie ni le décor que le désert propose aux visiteurs qui s’y aventurent avec humilité et courage, car le désert s’offre à ceux qui le méritent en faisant preuve de patience et de pugnacité. Le désert n’est pas un terrain de jeu, c’est un lieu de vérité où l’homme se retrouve face à lui-même, face à toutes ses insuffisances et tous ses travers. Lui, il était capable de meubler sa solitude mais serait-il capable d’affronter les exigences du désert et surtout le regard qu’il faudrait bien qu’il porte à un moment ou un autre sur lui-même. Il était peut-être un peu tard pour lui de tenter l’aventure du désert mais il pourrait tout de même tenter une première approche avec des amis qui avaient succombé à l’attraction de l’immensité silencieuse. Un jour, peut-être… mais la conviction n’y était pas réellement.

Il rangea cette suggestion dans le petit coin de sa tête qui servait un peu de débarras, là où il classait toutes les bonnes idées, réflexions, lumières spontanées, …., qui lui venaient à l’esprit quand il laissait dériver ses pensées au fil de leur courant, quand il rêvassait mais surtout quand il refermait un livre. Il savait bien qu’il visitait rarement cette petite case de sa mémoire et que ce qu’il y rangeait risquait plus de disparaître dans l’océan du temps que d’être, un jour, concrétisé mais il faut bien avoir des fantasmes en réserve pour pouvoir les réveiller le moment voulu non seulement pour les réaliser mais surtout pour y penser de temps à autre et ainsi se convaincre que la vie peut encore offrir des aventures inattendues, ou bien peu attendues, et des émotions fortes qui la rende encore désirable. Il en était ainsi de ses envies de voyage qu’il échafaudait souvent après des lectures qui l’entraînaient à l’autre bout de la planète, et même si une planète n’a pas de bout, il avait l’impression qu’il y avait quelque part une extrémité qui ne ramenait pas au point de départ mais ouvrait sur un ailleurs.

Ainsi ses voyages ébauchés, peaufinés, coloriés, assaisonnés, dormaient paisiblement dans ce petit coin de sa tête car il savait bien qu’il ne les accomplirait jamais parce qu’il n’aimait pas beaucoup voyager en groupe et n’avait pas forcément les moyens de partir loin seul. Donc il se rabattait régulièrement sur les voyages imaginaires qu’il effectuait dès qu’il laissait ses neurones sans activités bien précises. Et, comme il avait acquis un talent particulier dans l’art de concevoir ces voyages virtuels, il préférait de beaucoup ce type d’évasion qui ne lui réservait aucune mauvaise surprise et le laissait dans le petit confort dans lequel il avait installé sa vie de célibataire qui penchait de plus en plus vers une forme de misanthropie, légère mais tout de même assez réelle. L’heure n’était plus à la méditation, il avait envie de son thé quotidien et il s’affaira pour le préparer.

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Alaa el Aswany

Alaa el Aswany lui versa un thé à la menthe avec tout l’art et l’adresse imposé par le rituel de la consommation de cette boisson au Moyen-Orient et notamment à Alexandrie où ils étaient installés sur la terrasse d’un vieil immeuble, ne manquant pas style, connu, dans le quartier, sous le nom de celui qui sans doute l’avait fait construire, un certain Yacoubian, un aventurier qui avait probablement échu dans ce port pour y commercer comme de nombreux autres venus de tous les pays bordant la Méditerranée et d’ailleurs encore. Alaa l’avait invité avec quelques amis à partager ce moment de convivialité sur cette terrasse dominant une bonne partie de la ville et où résidait un condensé représentatif de la population égyptienne qui vivait de plus en plus mal sous la botte d’un pouvoir autoritaire laissé à quelques sicaires par un dictateur décrépi qui ne contrôlait personnellement plus grand-chose.

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Il y avait là, outre son hôte, Ibrahim Abdel Meguid venu en voisin, un autre Ibrahim, Aslan, Ghamal Ghitany et une femme, elles ne sont pas si nombreuses à oser prendre la plume dans ce pays, Nawal el Saadawi. Au moment où le peuple égyptien secouait avec de plus en plus de vigueur la carapace que le pouvoir essayait de maintenir cadenassée sur les épaules de ceux qui ne profitaient pas des abus de la classe dirigeante, Alaa avait voulu réunir quelques écrivains égyptiens pour évoquer, avec son ami français, l’avenir de son pays condamné au coup de force pour sortir de l’impasse dans laquelle il était actuellement. Il les avait accueillis sur la terrasse de cet immeuble qui symbolisait un peu, à lui seul, l’Egypte des temps meilleurs, avant que les militaires n’accaparent le pouvoir pour en abuser sans vergogne aucune.

Après un rapide tour de table en forme de présentation des invités, formalité vite expédiée car l’ami français était le seul à ne pas connaître l’ensemble des convives, Alaa parla longuement de la situation actuelle en Egypte, il évoqua ces petits groupes qui commençaient à s’agglutiner à proximité du centre ville, provoquant de plus en plus la police et les dépositaires de l’autorité publique, narguant les hommes proches du pouvoir et inquiétant les gouvernants qui faisaient mine de rester quiets et impassibles. Allaa était convaincu que le mouvement de révolte ne s’arrêterait pas à ces gesticulations de mauvaise humeur et à ces provocations, il était convaincu que ces manifestations s’ancraient très fortement dans le passé récent de l’Egypte et qu’elles annonçaient un mouvement plus ample destiné à éjecter le dictateur et ses sbires hors des sphères du pouvoir. Les Egyptiens avaient atteint le stade de la saturation et ils ne pourraient pas supporter le pouvoir en place plus longtemps, même au prix de nombreuses vies sacrifiées.

Tous les convives étaient parfaitement d’accord sur ce point et ne voulaient parler que de ce qu’il y aurait après même si Alaa prétendait qu’il était peut-être un peu tôt pour parler d’un après avant d’avoir réalisé le pendant.

– Nous devons déjà gagner notre révolution car c’est bien d’une révolution qu’il s’agit, le compromis n’est pas possible, ceux qui ont écrasé la population pendant des décennies doivent désormais rendre des comptes et laisser la place à un pouvoir issu du peuple.

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Abdel Meguid

– Parfaitement d’accord avec toi, enchérit Abdel Meguid, le temps de la grande purge est arrivé mais il faut que nous soyons vigilants, certains lorgnent déjà sur le vide que la révolution risque de créer.

– A qui penses-tu ! Demanda Alaa.

– Je ne connais pas les habitants de cet immeuble et je ne voudrais pas prendre le risque d’évoquer certains mouvements qui infiltrent de plus en plus les couches sociales les plus démunies, répliqua Abdel Meguid.

– Tu as raison, restons prudents mais aujourd’hui l’immeuble est sûr, il ne reste que quelques femmes et un vieux dandy qui croit encore vivre aux temps qui ont précédé la prise du pouvoir par l’armée.

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Nawal el Saadawi

– Mais j’espère bien que les femmes ont aussi leur mot à dire dans cet immeuble ! S’exclama Nawal el Saadawi.

– Hélas pas souvent, pour ne pas dire jamais, avoua Alaa qui enchaîna en précisant qu’ils pouvaient parler tranquillement à condition de pas crier trop fort tout de même.

– Bon, l’ère n’est pas forcément à la prudence, il faut bien un brin de témérité pour triompher. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que l’Iran a vécu depuis le soulèvement contre le shah, reprit Abdel Meguid.

– Cette inquiétude n’est pas infondée, les ultras religieux ont largement pénétré la masse de plus en plus importante de ceux qui sont totalement démunis et qui n’attendent plus rien de personne sauf de nouvelles persécutions.

– Gamal qui était resté coi jusqu’à présent, toussota pour souligner qu’il voulait prendre la parole et dit qu’il avait l’impression de voir s’écrire une page de l’histoire qu’il avait déjà lue, quelque part dans les manuels avec lesquels on enseignait encore cette matière avant le coup d’état des militaires.

– J’ai une vision, prémonitoire peut-être, qui me montre des soldats barbus, frappés au front du croissant, qui fouillent maison après maison pour débusquer ceux qui ne se plieraient pas devant la loi religieuse. L’Egypte a déjà connu cet épisode, il serait bon qu’elle s’en souvienne pour ne pas réécrire une page funeste de son histoire, conclut-il.

– Ne soyons pas trop pessimistes lança Alaa, il y a un grand nombre d’Egyptiens qui veut un pays laïc et libre et qui luttera pied à pied pour ne pas sombrer dans une autre dictature, encore plus obscure cette fois.

– Nous les femmes, s’exclama Nawal, nous ne supporterons plus tout ce que nous avons dû déjà endurer depuis des siècles, nous voulons être désormais des êtres humains comme les hommes et nous nous battrons pour notre dignité aux côté de celles et ceux qui veulent la liberté, la liberté de penser et de croire et l’égalité entre les sexes.

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Naguib Mahfouz

– Je pense à tous ces gueux, reprit Ibrahim, Aslan cette fois, que notre maître incontesté, Naguib Mahfouz, a merveilleusement mis en scène, qui ne peuvent croire en personne et qui pourraient trouver, pour certains du moins, un refuge à l’abri de ceux qui font de belles promesses et des petits cadeaux pour les attirer dans les rets de leurs mouvements extrémistes.

– Ils ne sont pas si nombreux, rétorqua Alaa.

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Ibrahim Aslan

 

– Plus que nous le croyons, poursuit Ibrahim Aslan ; on dit même que le fils du concierge de cet immeuble participerait à des camps d’entraînement militaire pour venger les humiliations qu’il aurait subies.

– Juste une petite crise de jeunesse que quelques privations et brimades calmeront bien vite répliqua Alaa.

– Il ne faut pas plaisanter avec ça, la menace est réelle et tant de femmes l’ont déjà payé de leur vie qu’il faut se prémunir dès maintenant, ne pas laisser la place, l’occuper dès maintenant et être fort pour que les extrémistes ne puissent pas insérer le coin de leurs ambitions dans la faille créée par notre révolution, insista Nawal.

– « L’histoire ne repasse pas les plats » cita Gamal mais on dit aussi « que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement », alors soyons vigilants et ne baissons pas la garde.

– Gardons à l’esprit l’exemple iranien pour ne pas être surpris un jour ajouta Ibrahim, Abdel Meguid cette fois. Et regardons ce qui se passe ailleurs aussi, en Tunisie, au Soudan d’où Tayeb Salih pourrait nous adresser quelques informations.

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L’immeuble Yacoubian lu par Denis Billamboz

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 37

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Il était presque réveillé, il était à la limite, là où il n’est pas forcément indécent de se recoucher et où il n’est déjà plus courageux de rester debout. Il resta là, planté au milieu de la cuisine, se remémorant son rêve. Il pensait qu’il partait de plus en plus souvent par les chemins qui s’ouvraient dans les livres qu’il lisait et qu’il avait de plus en plus tendance à réécrire les histoires qu’il avait lues et même souvent à inventer des histoires avec les personnages ou les auteurs de ses lectures. Il s’accaparait les histoires des autres pour refaire le monde à sa façon mais sans jamais arriver à une conclusion même provisoire. Il devrait peut-être, un jour, écrire sa propre histoire, oui peut-être, mais cela ne faisait nullement rêver et ne permettait pas de refaire le monde que les autres essayaient de bâtir.

Bah ! Les autres le faisaient tellement bien, tellement mieux que lui le ferait, qu’il serait finalement plus avisé de continuer à lire et de laisser le soin aux autres d’écrire. Il pourrait ainsi continuer à courir le monde, courir tout autour du monde pour en faire le tour et bâtir d’autres mondes avec tous les personnages qu’on lui donnait et toutes les histoires qu’il pouvait s’approprier. Finalement, il décida de s’accorder une petite heure de flânerie sous la couette pour rêver encore un peu.

ÉPISODE 37

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Ibrahim Al Koni

Salut cher voisin, comment va ?

– Salut Ibrahim !

– Ibrahim ! Pourquoi Ibrahim ? Je ne m’appelle pas Ibrahim !

– Non, non, j’ai dit « y va à la gym ? » en voyant ton fils partir avec son sac de sport (il se raccrochait aux branches comme il pouvait car il avait bien dit « Ibrahim » tant il était encore perdu dans son rêve éveillé, parcourant le désert avec Ibrahim Al Koni sur les traces de ses ancêtres touaregs.)

– Tu avais l’air tellement ailleurs que je demandais bien ce que tu voulais me dire.

– Je voulais simplement répondre à ton salut tout en t’interrogeant sur les activités sportives de ton fils. Au fait, il pratique toujours ce sport en compétition ?

– De plus en plus, même, il est toujours au gymnase. Je ne sais pas s’il a du talent mais je sais qu’il est diablement motivé.

– Eh bien, je lui souhaite d’avoir des résultats qui récompenseront ses efforts.

– Moi aussi !

– Bon, cher voisin, je vais poursuivre mon chemin, j’ai encore quelques courses à faire.

– Mais tu es bien pressé, la retraite devrait te laisser le temps de prendre ton temps !

– Oh mais je prends mon temps, ne t’inquiète pas (zut, il n’arrivait pas à se débarrasser de ce lourdaud qui s’ennuyait fermement et espérait laisser couler un peu de temps en sa compagnie et éventuellement récolter quelques informations sur sa vie privée qu’il étalait bien peu).

– A nos âges faut savoir diminuer son rythme et ne pas trop se fatiguer.

– Comme tu dis ! (Il commençait à l’agacer sérieusement le voisin).

– « Il faut laisser du temps au temps » comme il disait notre président dans le temps !

– Oui ! Mais, si je n’y vais pas maintenant je vais devoir courir et ce n’est pas bon à notre âge de solliciter le cœur trop violemment !

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Il ne lui laissa pas le temps de répondre, il reprit sa marche d’un pas décidé, tout heureux d’arriver enfin à se libérer de l’emprise de ce désœuvré qui passait son temps à faire perdre le leur à ceux qui croisaient malencontreusement son chemin. Il n’allait tout de même pas lui raconter qu’il était pressé de repartir dans le désert à la recherche d’une maigre pâture pour les quelques moutons qu’Ibrahim Al Koni menait paître comme quand il était enfant. Il fallait tout de même qu’il soit plus vigilant, qu’il évite de rester trop longtemps dans ses rêves et qu’il garde un contact avec son environnement car, un jour, il pourrait partir réellement pour un autre monde et se retrouver dans un asile, incompris de ses concitoyens.

Ils étaient partis au petit matin, dans ce coin désertique du sud libyen, avec quelques brebis qu’ils espéraient conduire vers une prairie que son ami, Ibrahim, connaissait un peu et que les pluies récentes auraient peut-être réveillée. Un jour, quand Ibrahim était encore un jeune berger, il avait découvert au fond d’un petit vallon des herbages très drus qu’il croyait pouvoir retrouver. Et ils avaient donc emprunté une petite vallée pour gagner le reg et ensuite chercher ce petit vallon qui nourrirait peut-être les brebis pendant un jour ou deux. Si la pâture était suffisante, Ils pourraient peut-être dormir, une nuit ou deux, à la belle étoile, enroulés dans leur long manteau car, même si chaque jour le soleil rôtissait minutieusement ce bout de désert, la température restait très frisquette pendant la nuit et encore bien fraîche à la pointe du jour. Pour se réchauffer un peu et se réveiller totalement, ils marchaient donc avec entrain entrainant les brebis pressées de trouver un herbage appétissant qu’elles n’avaient pas chaque jour à se mettre sous la dent.

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Le paysage était envoûtant, un monde totalement minéral, vide de toute vie autre que la leur, desséché malgré les quelques averses qui avaient mouillé le sol la veille. Ils marchaient sur un sentier qui sinuait entre les cailloux constituant le fond d’un oued ne charriant de l’eau que lors des grandes pluies qui arrosaient le pays une fois tous les deux ou trois ans. Cette solitude minérale à perte de vue, l’air vif et frais comme une petite bise hivernale, le ciel rose au levant et bleu gris dans sa voûte, les rochers et la caillasse pas encore jaunes, légèrement rosés, teintés du gris des reliquats de la nuit, le silence épais comme un brouillard d’hiver, et l’absence d’odeurs, constituaient un paysage insolite, qu’il ne connaissait pas et qui le perturbait un peu comme les tours de magie ravissent les enfants tout en les inquiétant tout de même. La magie du désert, comme racontaient ceux qui y était déjà allés et ne rêvaient que d’y retourner.

Al Koni se dirigeait en considérant le point du jour comme le point de référence à partir duquel il orientait la marche de son troupeau tout en observant avec attention les pierres sur le sol, les moindres reliefs qui accrochaient les premiers rayons de soleil et les filets de brume qui tenaient lieu de nuage dans le ciel pas encore bleu mais qui promettait de l’être à brève échéance. La naissance du jour est décidément un spectacle extraordinaire dans le désert, les premiers rayons du soleil rasent le sommet des éminences rugueuses en explosant sur les rochers saillants, les brumes arachnéennes s’effilochent sur la pointe des rocs les plus élevés et se diluent dans le ciel qui joue avec les couleurs de l’arc en ciel avant de prendre la teinte qu’il arbore chaque jour immuablement, un bleu plus très bleu, harassé par le soleil, écrasé par la chaleur, un bleu blanc voilé par les flots de chaleur qui montent du four des pierres surchauffées qui seules habillent le sol desséché de ce pays irréel.

L’air était si pur que la seule odeur qui titillait leurs narines émanait du troupeau de moutons qui marchait sur leurs talons avec moins en moins de patience et déjà une certaine fatigue, espérant trouver rapidement l’herbage tant attendu. Mais le berger semblant indifférent à la magie de cette nativité, ne ralentissait pas son train, il traçait sa route droite, évitant seulement les reliefs les plus conséquents, muet, concentré sur son objectif. Ils marchèrent quelques heures comme ça dans un silence religieux pollué par le seul raclement de leurs pieds sur les pierres sèches et ponctué par le claquement bref et sec des sabots des moutons sur les morceaux de roc. Il apprenait ainsi que le désert, c’est la chaleur, seulement la chaleur, pas un son autre que celui qu’on génère, pas une odeur autre que celle qu’on sue, seulement un peu de couleur étouffé par cette chaleur.

Les brebis commençaient à peiner, elles avaient chaud et soif, il fallait rapidement trouver un point d’eau mais le berger connaissait bien son désert même s’il n’y était pas venu depuis de longues années, il n’avait pas perdu le sens de l’orientation ni le souvenir des indices qui marquaient le chemin à suivre pour trouver cette mare où le troupeau pourrait prendre un peu de repos et s’abreuver. Et la marre était bien là où il conduisait ses animaux.

– Nous ne devons pas trop traîner car le troupeau fatigue et la chaleur deviendra bientôt insupportable.

– Tu as retrouvé la vallée que tu avais un jour dénichée avec sa jolie prairie bien verdoyante ?

– Oui, je crois que nous ne sommes plus très éloignés.

– Tu as une mémoire infaillible ?

– Oh pas tellement, cette mare est bien connue des bergers et tout le monde en sait le chemin après la distance à parcourir n’est plus très longue et quelques accidents de reliefs que j’avais notés à l’époque sont bien là sous nos yeux.

– Espérons qu’il y aura aussi une belle pousse d’herbe après les récentes averses.

– Nous le saurons dans une heure environ si nous ne nous égarons pas en cours de route.

– Croisons les doigts !

Ils reprirent leur périple et débouchèrent bientôt dans une petite vallée, bien cachée, à l’abri des regards non avertis, elle était verte certes mais pas aussi verdoyante que l’espérait le berger occasionnel. Elle suffirait cependant à nourrir le cheptel pendant deux ou trois jours ce qui réjouissait le pâtre mais encore plus son acolyte de circonstance qui voyait là une occasion de passer une ou deux nuits avec la voûte étoilée pour seul toit.

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Pendant que les moutons paissaient avidement et tranquillement, ils préparèrent un campement de fortune où ils pourraient passer la nuit car bien que la chaleur soit intense pendant la journée, la nuit promettait d’être fraîche et même carrément froide. Comme il n’avait rien qui puisse se consumer en dégageant un minimum de chaleur, ils bâtir un semblant de murette, avec des pierres gorgées de la chaleur du soleil, pour se mettre à l’abri du vent qui ne manquerait de se lever au coucher du soleil et récupérer un peu de cette chaleur accumulée. Cette tâche achevée, ils sortirent quelques provisions qu’ils avaient amenées avec eux et mangèrent un casse-croûte frugal mais délicieux au milieu de cette immensité intimidante.

– C’est ta première sortie dans le désert ? Lui demanda Ibrahim.

– La toute première !

– Alors ?

– Je ne sais pas comment te dire : le silence, l’absence d’odeurs endogènes, l’immensité, l’uniformité des couleurs presque inexistantes. J’ai l’impression d’être dans un monde qui n’est pas celui que je connais. Je n’ai pas de points de repère, tout est trop grand, trop loin…

– Tu verras, le désert va entrer en toi, te phagocyter et tu ne pourras plus l’extraire de ton corps, de ton esprit, il faudra que tu reviennes régulièrement prendre ta dose comme un camé va à sa drogue.

– Mais c’est tellement grand…

– … mais tellement étroit aussi !

– Pourquoi étroit ?

– Les limites sont tellement loin que tu crois que tu n’y arriveras jamais et que le désert est comme une forme d’éternité immuable sans odeur, sans saveur, sons couleur, ou presque, sans son et, pour combler l’immensité de ce vide, tu vas te replier sur toi, chercher en toi tout ce que tu ne trouves pas dans le paysage, jusqu’où porte ton regard. Le désert va ainsi te confronter à toi-même, il ne t’apportera rien, ou presque, seulement l’étendue et la paix qu’il te faudra meubler par tes seuls moyens : ton âme, ton esprit, ta sensibilité, ta réflexion, …

– Et là commence réellement la magie du désert ?

– Et là commence surtout la vérité car avec le désert tu ne pourras jamais tricher et il est bien dommage que nos concitoyens, surtout ceux qui nous dirigent, ne viennent pas plus souvent faire retraite dans cette nudité absolue pour retrouver les vérités essentielles de la vie et oublier les artifices qui habillent les illusions qu’ils dispensent bien trop généreusement au pauvre peuple contraint à la crédulité pour pouvoir croire encore en quelque chose.

– C’est un véritable retour aux sources de la vie, une cure d’humilité qui nous ramène à notre modeste existence face à la puissance de l’univers.

– Le désert commence à t’inspirer, dans deux jours tu seras comme un Touareg, capable d’affronter les longues pistes sans jamais t’égarer et sans jamais trouver le temps trop long.

– Oui, le désert aboli aussi le temps et relativise son importance.

– Chaque fois que je viens dans ces contrées, c’est une véritable régénérescence que je ressens comme si le temps me repoussait vers ma jeunesse.

– Oui, c’est aussi une bonne cure alimentaire qui permet d’apprendre à vivre avec peu et même avec très peu.

– Parfaitement et si nous étions de vrais nomades du désert, nous pourrions partir jusqu’en Somalie et, peut-être, surprendre Nuruddin s’il est, lui aussi, en pèlerinage dans l’immensité désertique.

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Nuruddin Farah

– Tu veux parler de Nuruddin Farah bien sûr ?

– Evidemment !

– Le désert a été peu généreux avec son peuple qui a connu de bien cruelles épreuves.

– Hélas, mais le désert n’est pas générosité, il est épreuve, épreuve qui forge les âmes et les corps.

– J’ai une idée ! Nous pourrions peut-être, un jour, organiser une retraite dans le désert avec ceux qui ont vécu l’épreuve de l’abstinence comme Farah, des Ethiopiens comme Mezlekia et d’autres venus de l’Afrique saharienne qui pourrait mettre leur sagesse en commun pour donner la leçon à ceux qui tiennent le pouvoir.

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Nega Mezlekia

– Belle idée mais il serait peut-être plus simple et plus efficace que les tenants du pouvoir soient transportés dans le désert pendant quelques jours, sans assistance, évidemment pas comme les sauvages qui envahissaient ergs et dunes avec leurs monstres voraces et pétaradants.

– Les bolides ont quitté la piste, c’est déjà un bon point !

– Pour sûr ! Mais il faut maintenant rassembler le troupeau et préparer le campement pour la nuit.

– La fraîcheur descend !

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L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 36

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Et le train n’a pas fini de déverser son lot de misère, l’Afrique s’enfonce dans le chaos, ses élites s’en vont, partent, fuient, attirées par les lumières des cités qui étaient riches et ne le sont plus, découragées par l’immensité de la tâche qu’il faudrait accomplir pour remettre leur pays sur les bons rails. Mais Léonora, elle, croyait que même si la misère était immense, une petite lucarne était encore ouverte et que l’espoir pouvait en couler comme l’eau de la source. Mais, pour cela, il faudrait que l’Afrique redevienne africaine, qu’elle retrouve ses valeurs ancestrales, qu’elle échappe à la concupiscence de tous les rapaces qui s’acharnent sur elle actuellement et qu’elle rejette, elle-même, ceux qu’elle juge néfastes à son avenir.

ÉPISODE 36

Son repassage était terminé, il était encore au cœur de l’Afrique se disant qu’il s’était abandonné dans une grande méditation onirique, une utopie, certainement dans quelque chose qui le dépassait totalement et qu’il était tout simplement en train de compiler nombre de lectures qui le laissaient très septique sur le sort de l’Afrique sauf si…, sauf si on écoutait ceux qui avait le courage, la volonté, le savoir et la probité. Il faudrait pour cela que… il faudrait qu’il sorte de cette rêverie car il n’était pas capable de refaire ce monde, il était juste à l’écoute de ces Africains qui cherchaient à donner un avenir à leur continent. Et il s’était ainsi intéressé de plus en plus aux écrivains africains, qu’il lisait de plus en plus assidûment et avec de plus en plus d’attention. Derrière toute cette misère, il avait entrevu, entre les mots, derrière les indignations, au travers des condamnations, l’éclat et la majesté des civilisations premières. Et la lumière de ces civilisations pourrait éclairer l’avenir du continent à condition que quelqu’un presse sur le bon bouton.

Sa journée avait été longue, il se sentait las, il avait l’impression d’avoir parcouru le continent africain, il fallait qu’il rejoigne son lit pour lire quelques lignes avant de s’endormir dans les meilleures conditions. Il ne savait quel livre choisir, il ne voulait pas replonger au cœur de l’Afrique, il y avait séjourné assez longtemps pendant cette journée. Un petit livre qui sortait de la pile, du tas plutôt, qui encombrait sa chambre, attira son attention, il s’agissait d’un livre de Pierre Jourde, il était content de trouver ce livre, « La présence », c’était pour lui l’occasion de replonger dans la littérature contemporaine française qu’il délaissait beaucoup trop depuis un certain temps. Content, il se prépara pour une nuit placée sous les auspices de cette lecture car il comptait bien terminer cet opuscule avant de fermer les yeux et de partir pour une destination qu’il ne connaissait pas encore mais il savait qu’il voyagerait encore tout au long de la nuit à la rencontre d’autres peuples, d’autres paysages, d’autres mondes, d’autres idées, … , il ne savait pas encore ce qu’il rencontrerait mais il savait qu’il ne serait pas plus seul dans cette nuit que pendant toutes les heures qu’il passait dans ses livres.

Il avait mal au cou, quelque chose lui blessait l’arrête du nez, il avait le visage sur une matière un peu rêche, il était encore sous le coup de la nouvelle qu’il venait d’apprendre : un jeune couple et son enfant avaient été assassinés sans que la police puisse trouver le moindre mobile à ce crime odieux, un triple meurtre sans raisons apparentes. Quelle atrocité, il voulait se lever pour boire un verre d’eau mais il était coincé dans des couvertures, il avait peur des meurtriers, il était en sueur, son cœur battait de plus en plus fort. Et, brusquement, il s’assit sur son lit comme mu par un ressort, il s’était endormi sur son livre, ses lunettes lui avaient labouré le nez et il avait un torticolis qui lui vrillait douloureusement le cou. Il s’était évadé du livre qu’il lisait pour rentrer dans celui de Lilia Momplé, « Neighbours », qu’il avait lu quelques jours auparavant et qui racontait le massacre, à Maputo, d’une jeune famille par un commando venu d’Afrique du sud qui s’était trompé d’adresse, d’étage, ou de côté du palier, il ne savait plus très bien. Il était resté entre le rêve et l’éveil qu’il essayait de retrouver comme d’autres cherchent le sommeil. Mais jamais il ne retrouva ce rêve que son subconscient refusait en raison de sa cruelle violence.

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Le rythme des tamtams s’accélérait, résonnant au plus profond de sa poitrine comme un autre cœur qui viendrait contrarier le sien, le soleil allumait la flamme des sagaies, jetant des langues de feu dans l’azur immaculé, les farouches guerriers mimaient la chasse qu’ils allaient entreprendre sous leur vêtement de sang ; mais ils n’iraient pas à la chasse, ils n’y allaient plus depuis longtemps, ils se contentaient de mimer leur vie pour quelques sous qui les feraient vivre un peu moins mal. Mais ces fiers guerriers massaïs n’avaient rien perdu de leur dignité, leur regard toisait toujours l’horizon, dominant la masse blanche, rose, grise, immobile et ébaubie, des touristes qui les regardaient comme d’autres examinent les fauves dans un zoo. Il balançait entre l’admiration qu’il avait pour ce peuple qui avait su garder les vertus de ses origines et son profond dégoût à l’endroit de ces stupides touristes qui ne faisaient pas la différence entre un safari dans le Serengeti et les rites ancestraux d’un des peuples les plus anciens d’Afrique.

Njorogue lui tira doucement la manche de sa veste de toile légère qui le protégeait du soleil, lui faisant comprendre que le moment était venu de se retirer pour ne pas se fondre dans cette bande d’abrutis qui maintenant distribuaient des friandises et peccadilles aux danseurs comme le faisaient les marchands d’esclaves dans un temps pas si lointain. Ils rebroussèrent donc chemin en empruntant l’étroite piste qui conduisait au village de l’enfant chargé de lui servir de guide en la circonstance.

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Ngugi wa Thiong’o

Grâce à une amie, Armelle, qui connaissait ce coin de l’Afrique presque aussi bien que Karen Blixen l’avait connu à son époque, il avait obtenu tout ce qui est nécessaire pour nouer un contact convivial avec des amis indigènes capables de le conduire sur les pistes de l’Afrique ancestrale et de l’emmener à la rencontre de Ngugi wa Thiong’o. Njorogue s’avérait un guide parfait, discret, dispos, toujours prêt à satisfaire les envies qui le pressaient de plus en plus tant il était heureux de découvrir la corne de l’Afrique, région de mystère, de magie, de mirage, de malheur et de misère. Ngugi lui avait raconté comment il avait rencontré le jeune garçon qui était le fils d’un laboureur spolié qui avait dû longtemps cultiver ses propres terres pour le compte d’un colon. Il lui raconta aussi comment ce laboureur s’était engagé aux côtés de Kenyatta dans la guerre des Mau-Mau contre les colons. Le gamin n’avait rien dit de cette lutte pour l’indépendance, la dignité, le droit à la vie…

Mais il lui avait relaté son exil avec son père, en Ouganda, pour fuir la répression policière et comment, là-bas, il avait rencontré un autre gamin qui avait appris à courir encore plus vite en passant une bonne partie de son temps à fuir devant la police, l’armée, la milice et tous ceux qui voulaient le détrousser de ce qu’il n’avait même pas, sans compter ceux qui tapaient pour taper, ceux qui tuaient pour tuer. Mugezi était un enfant de Kampala qui avait la malchance d’être né à l’époque à laquelle un fou, un sous-officier qui se prenait pour un empereur, faisait régner la terreur pour essayer de rester sur le piédestal qu’il avait lui-même construit. Mugezi avait vu toutes les horreurs que l’homme peut infliger à son prochain, il avait vu des militaires jeter des êtres vivants en pâture à d’énormes crocodiles qui les déchiquetaient en quelques coups de leurs gigantesques mâchoires. Il avait connu toutes les misères, la faim, la soif, les brutalités, le deuil, il avait fui pour fuir ne sachant où aller, ne sachant plus pourquoi il était encore en vie, plongé au plus profond des abysses dont Moses Isegawa avait dressé la chronique ensanglantée.

Et Mugezi, un jour, avait raconté à Njorogue la rencontre qu’il avait faite quand lui fuyait l’Ouganda et que Nega, lui, fuyait l’Ethiopie, quand les blancs avaient essayé d’apporter un peu de nourriture à tous ces affamés qui hantaient les campagnes, évitant les villes sanguinaires et meurtrières. Ce jour-là, ils avaient noué un petit bout d’amitié avec quelques grains de riz puisés au fond d’une petite boîte qui avait dû connaître bien d’autres usages avant de leur servir de couvert. Nega décrivait avec tristesse, lassitude et haine, tout ce qu’il avait subi dans son pays, en fait, tout ce que Mugezi avait subi lui aussi. Ils avaient parcouru à peu près le même chemin sur la voie de la misère et du malheur. Ils n’avaient même plus besoin de parler, ils savaient que ce que l’un avait dû supporter, l’autre l’avait enduré aussi. La misère et la violence empruntent souvent les mêmes pistes en Afrique de l’Ouest.

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Mugezi, l’enfant qui ne doit pas pleurer, Njorogue, l’enfant noyé dans les abysses de la misère ougandaise, Nega Mezlekya, l’enfant qui aurait voulu vivre dans le ventre d’une hyène, les enfants de l’Afrique martyrisée par les siens, ruinée par les colons et trahie par la nature, symbole de tous les fléaux qui battent cette terre depuis des lustres, symbole d’un destin bien trop lourd pour des peuples fiers qui ne baisseront jamais les bras mais qui sont trop souvent à bout de souffle. Ngugi semblait accablé, il ne savait plus comment l’Afrique pourrait sortir de cet éternel cycle de la fatalité misère, de la fatalité malheur et de la fatalité qui bien souvent n’est pas que la fatalité tant elle reçoit l’appui de conquérants, de trafiquants, de marchands d’illusion, et de toute sorte d’ambitieux pervers, assoiffés de pouvoir, de richesse et de sang.

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Ils étaient assis dans l’enclos, autour du feu, où rôtissait un chevreau tué en l’honneur des visiteurs. Ngugi avait tenu à ce que cette réunion ressemble le plus possible à une fête traditionnelle, organisée dans une hutte comme celles qu’il avait visitées dans son enfance, pour que les hôtes sentent bien le souffle de l’Afrique traditionnelle et ancestrale sur leurs épaules. Il voulait leur dire que le temps de la lamentation était écoulé qu’il fallait maintenant s’ouvrir au savoir pour que l’Afrique devienne le grand continent qu’elle aurait toujours dû être. Pauvre Ngugi !

Il tendit son verre mais rien ne vint s’y déverser, il resta interdit, la poussière de la piste collait encore à son palais et à son gosier, il avait vraiment soif. Il toussa pour attirer l’attention et racler le fond de sa gorge mais cette toux se contenta de l’extraire de son sommeil dont il sortit lentement, en cherchant quelques repères visuels autour de lui. Il distingua enfin quelques filets de jour qui filtraient entre les lamelles de ses volets et il comprit enfin qu’il était dans son lit et qu’il devait se lever s’il voulait boire quelque chose pour apaiser sa soif. Il hésita encore pendant de longues minutes avant de se décider à sortir de sous la couette et d’aller jusqu’au réfrigérateur pour boire une bonne rasade de jus d’orange à même la bouteille.

Il était presque réveillé, il était à la limite, là où il n’est pas forcément indécent de se recoucher et où il n’est déjà plus courageux de rester debout. Il resta là, planté au milieu de la cuisine, se remémorant son rêve. Il pensait qu’il partait de plus en plus souvent par les chemins qui s’ouvraient dans les livres qu’il lisait et qu’il avait de plus en plus tendance à réécrire les histoires qu’il avait lues et même souvent à inventer des histoires avec les personnages ou les auteurs de ses lectures. Il s’accaparait les histoires des autres pour refaire le monde à sa façon mais sans jamais arriver à une conclusion même provisoire. Il devrait peut-être, un jour, écrire sa propre histoire, oui peut-être, mais cela ne faisait nullement rêver et ne permettait pas de refaire le monde que les autres essayaient de bâtir.

Bah ! Les autres le faisaient tellement bien, tellement mieux que lui le ferait, qu’il serait finalement plus avisé de continuer à lire et de laisser le soin aux autres d’écrire. Il pourrait ainsi continuer à courir le monde, courir tout autour du monde pour en faire le tour et bâtir d’autres mondes avec tous les personnages qu’on lui donnait et toutes les histoires qu’il pouvait s’approprier. Finalement, il décida de s’accorder une petite heure de flânerie sous la couette pour rêver encore un peu.

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