LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 119.  REPORTEUR DE GUERRE


Le reporteur de guerre est un pacifiste-né.
Lèvre tordue, regard vitreux, air vil, prêt à en découdre sur les moindres des sujets sociétaux, le pacifiste-né reporte les conflits armés à plus tard. Il ne veut point entendre parler de guerre mais bien d’opération spéciale ou de manœuvre expiatoire. S’il possède un semblant de couteau suisse, c’est parce qu’il dispose d’un tire-bouchon et d’un décapsuleur.

Jusqu’à ce qu’il soit harcelé, poussé dans le dos, molesté, menacé par un coupe-ongles ou une épingle à chapeau porté par un plus pacifiste que lui, à béret flasque ou bonnet phrygien.

Les mots d’oiseau volent alors d’un coin à l’autre de la table de discussion. Dans le pire des cas, on peut observer une hécatombe de verres vides et des éclats de vers sur un fond glaçant de romanesque du quotidien.

Méfiez-vous des pacifistes-nés, ils peuvent vous planter un clou de girofle dans le dos si vous l’avez gélatineux comme un cafard !

Le reporteur de guerre voit des nazis partout depuis septante-cinq ans, à tel point qui ne sait plus distinguer un facho d’un conspirationniste. À force d’être traqué par des fantômes, il s’est fait détraquer par des fantoches.

Le reporteur de guerre est confondant de naïveté. Il n’est pas lucide pour un sioux (signant un contrat bidon avec Custer) mais que le premier qui n’a jamais cru à la colombe de la paix me donne le premier coup de bec ! Il pense que le monde lui ressemble, âpre à la discussion mais incapable de baver à l’acte, tel un escargot sur le sentier de la terre.

Le reporteur de guerre ne photographie pas l’instant, il se prend en selfie sur un air de protest song avec fusil en bandoulière, harmonica et mitraillette acoustique.

La plupart du temps, vu son caractère amer, râleur, aigri par le monde tel qu’il l’a laissé derrière lui, le reporteur de guerre sera plus vite mort d’une attaque cérébrale, d’une crise de foie, d’une explosion colique, d’un Petit Coeur de (déjà) Lu avalé de travers au champ d’honneur de la guerre des nerfs plutôt que passé de vie à trépas pour avoir défendu bec et ongles un nid escarpé assiégé par un rapace.

Et si c’était lui qui avait raison contre les va-t-en guerre de tout lobby, de toute ethnie et de toute religion ?


2022 – FLEURS DE TEXTES : POEMES SOLAIRES / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

J’ai beaucoup aimé ces deux recueils de poésie, j’ai donc décidé, en pleine période caniculaire, de les réunir dans une chronique qui évoquerait la poésie solaire, une poésie rayonnante, lumineuse, chatoyante, …, une poésie qui éclabousse l‘atmosphère comme le soleil un jour de canicule. Ainsi donc, j’ai réuni Anne-Marielle WILWERTH et son recueil : « Vivre au plus près » édité aux Editions du Cygne et celui de Marc DUGARDIN : « Psaume, passant » édité, lui, au Chat polaire.


Vivre au plus près

Anne-Marielle Wilwerth

Editions du Cygne


Dans un précédent recueil, « Là où s’étreignent les silences », Anne-Marielle proposait un quintil sur chaque page ; dans le suivant, « Les miroirs du désordre », elle présentait un quatrain par page avec la même économie de mots, quelques mots par ver, parfois même un seul. Dans le présent recueil, elle mixe ces deux formes de présentation, tantôt deux quintils par page, tantôt deux quatrains par page mais toujours avec la même économie de mots, une extraordinaire économie de mots, deux ou trois mots par vers, rarement plus pour exprimer une idée, une sensation, une impression, un ressenti, un sentiment, …, tout ce qui habite notre intérieur sans que jamais les autres puissent le voir ou même le supposer. Dès le premier quintil, le ton est donné :

« Vivre au plus près des choses / au plus près / de ce qui scintille en soi / de ce qui palpite / dans l’imperceptible ». Comme ce doit être beau « ce qui scintille en soi » ! C’est déjà tellement beau sur la page !

J’ai relevé aussi ce tercet, peut-être le seul dans le recueil, qui m’a enchanté, un véritable concentré de réflexion philosophique en quelques mots seulement. Aucun philosophe ne l’avait jamais fait précédemment. « Nous sommes à peine plus grands / que des cristaux de hasard / Mais nos espoirs sont infinis ». C’est à la fois profond et très beau !

J’ai aussi beaucoup aimé cette façon de dématérialiser le monde et de n’en retenir que le mouvement, l’émotion, …, pas les faits mais seulement les conséquences.  « Quand on atteindra le soleil couchant / on n’apportera pas la matière / mais juste / le tremblé, de ce qui a ému ».

Je pourrais aussi en citer quelques autres mais je ne voudrais pas dévoiler tout le recueil, tant ces quintils et quatrains méritent mon admiration :

« Quelques oiseaux demeurent sur nos rives / leur printemps souffle la flamme / de ce qui nous détournait / du voir ».

« Je pense à ce qui se perd / dans le poreux du croire / Je pense aussi à ce qui se noue / et se dénoue / en nos fragiles mémoires ».

« Juste écouter, / écouter / le vertige prodigieux du rien / et s’en trouver bien ».

« On ne se nourrit ces jours-ci / que de l’inévitable / et c’est cette nourriture / qui doucement / nous ensable ».

Quelle mine de réflexion dans ces quatrains et quintils d’une telle élégance et d’un telle finesse !

Je laisse la conclusion au préfacier, Francis Gonnet, : « La poésie d’Anne-Marielle Wilwerth, …, est pierre sculptée jusqu’à l’essentielle ciselure des mots. / De ce travail de concision , jaillissent des textes courts, à la musicalité, au rythme, et à la douceur d’un instrument à vent ». Je ne saurais mieux conclure !

Le recueil sur le site des Editions du Cygne.


Psaume, passant

Marc Dugardin

Le Chat polaire


Avec Psaume, passant, Marc Dugardin propose un recueil de poésie en prose d’une écriture contemporaine, élégante, fluide, créative et évidement poétique, constituant un texte très littéraire, luxuriant, chatoyant. Il convoque les mots pour les faire chanter, évoquant la musique et les musiciens et les couleurs qui prennent une place essentielle dans sa poésie. Ces mots ne sont pas jouets, ils sont joueurs : « Je ne joue pas avec les mots. Ce sont les mots qui me déjouent ».

Il a intitulé ce recueil « Psaume » car il se réfère régulièrement aux sources bibliques, pour chanter la vie, principalement la vie vers sa fin, celle où la solitude, l’ennui, l’abandon assaillent le poète séchant lamentablement sur sa feuille blanche, hanté par la peur de vieillir, la crainte des affres de la vieillesse et de la déchéance des corps. Le Psaume, c’est le chant de la fin, le chant d’éloge pour ceux qui sont partis, ou qui vont partir, le chant pour déjouer l’aigreur affleurante, la pointe de désabusement émergeante. « Psaume, c’est seulement ce battement à ma tempe. / C’est ce qui, en moi, est plus fragile encore que moi. Et plus fort que ma solitude ».

Psaume pour la petite vieille décédée sans que personne ne s’en préoccupe, psaume pour le vieil homme qui fume ses cigarettes au coin de la fenêtre, vieillissant de plus en plus, semblant attendre sa fin, psaume pour la mère décédée depuis longtemps. Et, peut-être, surtout psaume pour l’auteur lui-même qui, à travers la vieillesse des autres, semble sentir son propre déclin émerger. « Entre les deux, rien, un voile, un rideau, la vent, une feuille de papier où s’inscrit la perte… »

L’auteur s’immerge complètement dans sa poésie. « Notre rencontre n’est consignée nulle part. / Elle est vraie sur cette page où vivre prend acte ». Il semble se réfugier dans ses mots pour attendre la mort qu’il évoque souvent. « La mort a frappé. Intransigeante. Hier, un vieux poète a parlé de l’âme. Je n’ai pas cru ce qu’il disait… ». La mort qu’il voudrait réfuter, récuser, repousser, la mort qui se glisse dans l’espace laissé de plus béant par la vie qui rétrécit. « En fait, c’est la zone de la vie qui rétrécit… ». Cette zone que le poète voudrait remplir avec ses mots pour que la mort ne l’envahisse pas trop vite. « Puis des mots viennent dans l’espace que la mort n’a pas encore occupé ».

Cet espace dont il concède quelques morceaux à Antoine Dugardin pour les remplir de ses magnifiques photos parfaitement en harmonie avec l’élégance du texte.

Et pour conclure, je voudrais citer l’éditeur qui a inscrit sur la quatrième de couverture ces quelques mots que je trouve tellement en résonance avec le texte du recueil : « Marc Dugardin … recueille des fragments de paroles et de silences, parfois l’écho d’une musique ».

Le recueil sur le site des Editions Le Chat polaire


LES HORS-PISTES d’EDI-PHIL #4 – UN PLONGEON NOSTALGIQUE… Sarah WATERS & Kate ATKINSON, deux grandes autrices britanniques

Les hors-pistes d’Edi-Phil

Numéro 4 (septembre 2022)

Un plongeon nostalgique…

Sarah WATERS et Kate ATKINSON,

deux grandes autrices britanniques !


AVANT-PROPOS

Le feuilleton Les hors-pistes d’Edi-Phil, lancé en 2021, me permet de revisiter/partager mes fondations de lecteur, d’auteur et de médiateur entre deux salves de mes séries habituelles. Une pause d’intériorité entre divers élans vers le monde extérieur, l’altérité.

Dans l’épisode 1, j’ai présenté l’un de mes auteurs français préférés :

Dans l’épisode 2, j’ai choisi de me remémorer mes premiers pas dans la critique littéraire :

Dans l’épisode 3, j’ai republié 3 articles consacrés au créateur littéraire qui m’a le plus marqué depuis la fin de mes années de formation :

https://www.google.be/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwj-ypCi3-T5AhUAwAIHHTTrCg0QFnoECBEQAQ&url=https%3A%2F%2Flesbellesphrases264473161.wordpress.com%2Fcategory%2Fles-hors-pistes-dedi-phil%2F&usg=AOvVaw0jxTxSzIrb9ORsDjRvOBb_

Dans le présent épisode 4, des articles parus dans la revue Indications en 2006 rappellent à quel point le roman britannique contemporain m’a formé, influencé, ce qu’on aurait tendance à oublier vu mon engagement de proximité (la défense des Lettres belges) de ces 8 dernières années. A quel point de grandes dames m’ont reconfiguré, Kate Atkinson et Sarah Waters ayant pris le relais des sœurs Brontë de ma jeunesse. A quel point j’ai toujours été en demande de partage et de collaboration, mon épouse, fort logiquement, ayant été le premier membre de l’un de mes duos, et ayant co-signé les deux textes ci-dessous.

Mes conceptions se sont élargies ou diversifiées, mais je redécouvre dans ces articles passés (sur Ellroy ou les Anglo-Saxons en général) une sorte de manifeste filigrané en faveur d’un certain roman, auquel je pense être encore fidèle dans mes prédilections nationales (les thrillers littéraires de Marcel SEL, Jean-Marc RIGAUX, Alain BERENBOOM ou Bernard ANTOINE).


Kate ATKINSON, Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux


E-BLOU-I-SSANT ! Un de ces romans parfaits dont les Anglo-Saxons ont le secret

Un léger effort à accomplir pour comprendre l’essence de l’ouvrage, un petit col à escalader, et vous voilà au sommet d’un plateau vous offrant à perte de vue du (très) Grand Cru romanesque.

Un début des plus vifs. Trois pages qui nous narrent un accrochage entre deux voitures, une Peugeot et une Honda. Banal ? Non, car l’incident dégénère (tabassage à la batte de baseball, vitres brisées), dégénère même à un point tel que ses implications inimaginables courront jusqu’à la dernière des 411 pages. Non, car les trois pages témoignent d’une densité rare, l’auteur saupoudrant l’action de notations intrigantes sur le conducteur agressé :

« Plusieurs pseudonymes le séparaient de son vrai nom (…) Il aimait jouer avec les identités, se glisser dans les fissures (…) lui qui avait tout lu, Platon, Kant, Hegel (…) tenu trois mois dans la jungle ou le désert (…) il jetait l’éponge (…) chose qu’il n’avait encore jamais faite (…) c’était la première fois de sa vie qu’il était content de voir les flics (…). »

Cet article, nous avons décidé d’y travailler à deux. Je tiendrai la plume mais on partagera nos impressions, on les fera rebondir par l’intermédiaire des réactions du partenaire. Une expérience. Comment en est-on arrivés là ? Au départ, GW a choisi l’ouvrage. Elle avait entendu parler de Kate Atkinson et de la polémique qui avait accompagné la sortie de son premier roman, en 1995, à quarante-quatre ans. Tudieu, la belle Ecossaise avait osé souffler le prestigieux Whitbread Price à l’auteur-phare du moment, Salman Rushdie. Et l’establishment littéraire le lui avait fait payer. Mais, après trois pages, GW s’est demandé si elle n’avait pas été trompée sur la marchandise. Le titre laissait espérer une comédie noire et elle se trouvait projetée dans un thriller. Pas tout à fait sa spécialité ni sa tasse de thé. Alors, elle m’a appelé en renfort.

Moi, après ces trois pages, je reprends – déjà ! – mon souffle et m’extasie sur l’extraordinaire supériorité du roman anglo-saxon, songeant à tous ces auteurs francophones qui écrivent très bien mais ne racontent rien, à ces autres, nettement plus rares, qui savent conter mais rédigent au ras-des-pâquerettes. Pourquoi ceux-là, les British, et pas nous ? Je repense à cette théorie qui dit que Descartes ou plutôt le cartésianisme de ses mauvais disciples, l’académisme ont émasculé la fiction française en privilégiant le raisonnement, la règle, la dissertation à l’imagination, à l’invention.

Revenons à nos moutons. Alors que le mystérieux background du conducteur de la Peugeot nous a mis l’eau à la bouche (un super-agent secret ? un tueur professionnel ?), alors qu’on brûle d’en savoir plus aussi sur le fou furieux qui l’a agressé de manière si disproportionnée, eh bien… non ! Atkinson claque la porte sous le nez des amateurs de policiers classiques pour leur montrer l’omnipotence de l’auteur. Et hop, disparus les deux caïds ! Disparu aussi le thriller ! Car la caméra s’en détourne pour éclairer les témoins de l’échauffourée, expliciter qui ils sont, pourquoi ils se trouvent là, comment ils en sont arrivés à être justement là et à réagir comme ils le font.

Les témoins ? Il y a d’abord Martin. Un paradoxe ambulant. Ecrivain à succès, il ne tire aucune fierté de ses polars nostalgiques. Être effacé auquel il n’arrive jamais rien, non violent et efféminé, vivant en léthargie loin du monde et de ses rapports, c’est pourtant lui qui a agi en héros : il a sauvé le chauffeur de la Peugeot en balançant sa sacoche (avec son portable) sur le King Kong de la Honda. Il y a Gloria, ensuite, la sexagénaire richissime, qui aime l’ordre et le respect des règles :

« Aujourd’hui, elle rêvait d’être la gardienne qui se tenait aux portes avec le grand registre, cochant le nom des morts à mesure qu’ils se présentaient devant elle, hochant la tête à celui-ci ou baissant le pouce devant celui-là. Tous ces gens qui se garaient sur des arrêts de bus sans tenir compte des passages piétons allaient tirer une sale tête quand Gloria les toiserait par-dessus ses lunettes et leur demanderait de se justifier. »

Des règles que son mari Graham n’a pourtant de cesse de bafouer pour édifier son empire immobilier. Il y a Jackson, aussi, l’ex-flic et ex-détective qui vit mal une retraite dorée anticipée (le legs d’une cliente), se sentant émasculé par le fric :

« Les hommes, les vrais, devaient gagner leur pain à la sueur de leur front. »

Lui, l’homme rompu à l’action, étrangement, il est demeuré sans réaction. Il y a encore les ados Archie et Hamish, de passage entre deux combines louches. Après la percussion du départ, la sensation d’une force centrifuge qui envoie notre attention se balader tous azimuts. Car on passe d’un personnage à un autre (et il n’y a pas que les témoins !) et, pour chacun, on a droit à des flashes-back, à des digressions. Je songe à Eco qui nous offre un morceau de narration (du style L’homme, caché derrière le pilier, sursauta : qui pouvait se balader à cette heure tardive dans les caves du musée ?) avant de pérorer durant trente pages sur telle ou telle information historique, artistique, philosophique, scientifique. Ou à la série américaine Lost, où l’action s’arrête régulièrement pour aller à la rencontre du passé des héros. Durant quelques dizaines de pages, je dois un peu m’accrocher. Pas ma partenaire GW, qui a, elle, douté trois pages avant d’être emportée. Par la profondeur des portraits brossés, l’humour de la comédie noire ou la force de la satire :

« Graham comme Murdo arboraient tous les signes extérieurs de la respectabilité : maison trop grande, voiture neuve chaque année et vieille épouse. Ils portaient des chemises d’un blanc aveuglant et des chaussures faites sur mesure, avaient le foie en piteux état et la conscience tranquille mais, sous leur vieux cuir, c’étaient des barbares. »

GW attire mon attention sur des réussites architecturales. Ainsi, une même scène peut être complétée ou corrigée voire remise en question selon qu’elle est lue en fonction de tel ou tel personnage. D’autre part, les fils narratifs qui s’attachent aux personnages s’apparentent tous à ces poupées gigognes qui s’ouvrent sur de plus petites figurines elles-mêmes emboîtées dans d’autres encore. Prenons l’exemple de Martin. On explore le présent de l’écrivain (ses relations avec son agent ou l’humoriste Richard, qui s’est installé chez lui et abuse honteusement de son hospitalité) avant d’ouvrir la boîte de ses aspirations (écrire un vrai livre, avoir un foyer de carte postale) puis celles de son passé et de ses différents traumatismes (un père militaire castrateur, une mère indifférente, une très mystérieuse et bouleversante aventure à Saint-Pétersbourg, etc.) ou une autre encore qui nous dévoile la psychologie ou les aventures de Nina Riley, son héroïne de papier.

GW a remarqué, aussi (et surtout ?), que de petits éléments, disséminés çà et là, poursuivaient tout de même l’intrigue initiale : l’homme à la Honda se relève et s’évapore, Jackson propose son aide à Martin, qui préfère suivre le conducteur de la Peugeot à l’hôpital puis à l’hôtel, où il découvre que son protégé possède quelques inquiétants secrets.

Il m’a fallu plus de temps. Mais, pour moi, d’un coup, la structure du roman, le projet véritable de l’auteur, la place de chaque pièce du puzzle, tout s’éclaire. Un arc-en-ciel majestueux et féérique. En fait, on a reculé pour mieux sauter. Le vertige se dissipe ou se transforme, plutôt, en émerveillement. Après avoir assisté, hagard, au Big Bang de la narration, je découvre la contraction du temps et de l’espace (tout se joue en quatre journées, à Edimbourg, la belle cité écossaise gorgée d’histoire, autour du Festival culturel local), la force centripète qui ramène les personnages, les événements dans une même direction. Tout faisait sens, tout était lié. Jackson est venu suivre les prestations de sa compagne, l’actrice Julia, qui va boire avec l’humoriste ringard Richard qui vit chez Martin, que Jackson a proposé d’aider. Un Jackson qui tombe amoureux de Louise Monroe (Louise Brooks + Marilyn Monroe ?), l’inspectrice en charge de la disparition singulière d’une présumée noyée que… Jackson a repêchée et qui aurait été en contact avec Gloria, après avoir été la maîtresse de Graham. Louise, qui est la mère d’Archie et vit dans une maison brinquebalante bâtie par… Graham. Etc.

Hallucinant, car ce n’est qu’un très pâle aperçu de la pelote de fils entrecroisés à l’infini qui en arrive à stupéfier les protagonistes mêmes du roman. La satire comme la comédie noire ne sont plus le fond mais le ton d’un thriller de plus en plus puissant, passionnant, haletant. D’ailleurs, bientôt la brute simiesque de la Honda commencera à s’en prendre aux témoins de la rixe initiale, bientôt… Jusqu’à ce qu’on s’interroge sur l’accrochage de départ lui-même, relu à la lumière de mille et une découvertes. Hasard ou… nécessité ?

Kate Atkinson

Quelle phénoménale autrice que cette Kate Atkinson qui, derrière le naturel et la fluidité de ses mots, de ses phrases, parvient à réussir quatre romans, au moins, en un.

Il y a le thriller, à l’avant-plan. Avec du suspens, des mystères, de l’action et des rebondissements stupéfiants. Rien à envier à une Higgins-Clark, sur ce registre.

Il y a le roman de mœurs, juste derrière, avec des personnages à la dérive, englués dans des vies qui ne leur conviennent pas ou plus, d’une vérité bouleversante. J’ai songé, en écoutant Gloria ou Louise, au coup de pinceau d’une Liliane Schraûwen, le chantre belge des ravinements de l’âme féminine face à la violence, l’ingratitude, l’incompréhension. Sauf que ce contenu-là, magistralement rendu, trouve ici son contrepoint dans d’autres éclairages (tout n’est pas de la faute de l’Autre, des circonstances). Sauf que des personnages masculins ou des adolescents sont traités avec la même empathie. Et l’on songe alors aux délicatesses d’un Jonathan Coe (Le Testament à l’anglaise) ou d’un Jean-Luc Outers (Le bureau de l’heure). A la chaleur rude du grand O’Connor (Inishowen). Condamnation, oui, mais compassion, rédemption. 

Il y a la satire sociale, ensuite, qui démasque la société britannique contemporaine ou le monde occidental (traite des filles de l’Est, théâtre d’avant-garde et littérature populaire plongeant pareillement dans le ridicule, corruption des politiques par les requins de l’immobilier, etc.). Une reconstitution d’entomologiste, si riche qu’on verrait bien cet ouvrage embarqué dans… l’engin spatial envoyé par les Américains à destination des civilisations extra-terrestres ! Témoignage ultime sur notre espèce.

Il y a le roman post-moderne, enfin, avec sa structure fouillée, ses mille et une inventions, ses mille et un clins d’œil au lecteur attentif ou cultivé. Remarquons ainsi les poupées gigognes qui apparaissent matériellement dans le récit, mise en abîme du procédé narratif de l’emboîtement. Qui émergent même doublement, car il y a des poupées russes… de chair et de sang aussi, qui se dissimulent l’une l’autre comme des… matriochkas. Une virtuosité qui nous a rappelé l’étonnant De gré de force du belge Rossano Rosi, un ovni qui avait échappé à la critique mais pas à… Indications (cocorico : Prix de la Jeune Critique 2006 !). Une virtuosité qui perdure jusqu’à la fin… et même au-delà. Car Atkinson a réussi l’impossible : elle donne les explications attendues mais nous évite un épilogue formaté. Et il nous appartient de tisser l’avenir des différents personnages en utilisant les signes distillés par la romancière. Des suggestions très subtiles, qui concluent le chef-d’œuvre en apothéose.

Chapeau, Kate. Vous êtes une très grande dame, une immense romancière. Qui conjugue l’intelligence et le cœur. Pour un peu, on n’oserait vous approcher tant vous semblez divine. Mais, trop bonne, vous avez glissé une petite filouterie qui vous rend à l’humaine condition. Car, si l’on relit les premières pages à la lumière des révélations…

Terminons par une note positive. Les livres de Kate Atkinson, qui ont fini par subjuguer l’intelligentsia et la critique, se vendent bien, très bien même. Ce qui prouve une fois pour toutes qu’il existe un public conséquent qui ne demande pas à être caressé dans le sens du poil, qu’il y a peut-être, à l’insu de nos analystes bougons ou aveugles, une amélioration du sens critique et de l’exigence.

Reste que… Pourquoi, décidément, ces British et ces Ricains ? Pourquoi, pourquoi ? Peut-être aussi parce que ces auteurs anglo-saxons que nous admirons se donnent (à moins qu’on ne leur donne ?) les moyens de leurs ambitions et travaillent à plein temps sur leurs ouvrages quand quasi tous nos francophones écrivent une heure par ci une heure par là. Peut-être parce que nos décideurs, frileux pour la plupart, comme le dit si bien Martin Winckler (La maladie de Sachs), privilégient recettes et conventions quand on ose l’audace et l’art ailleurs. Ce qui, en TL, donne Navarro ou Julie Lescaut pour les uns, Rome et Deadwood pour les autres.

Philippe Remy et Gisèle Wilkin

Kate ATKINSON

Les choses s’arrangent mais ça ne va pas mieux

Traduit de l’anglais par Isabelle Caron

Paris, de Fallois, 2006

Roman, 411 pages

Disponible en Livre de Poche


Sarah WATERS, Ronde de nuit


Et un grand cru anglo-saxon supplémentaire ! Un !

Comme dans l’ouvrage d’Atkinson analysé précédemment, il y a ici tout ce qui peut constituer un roman à la fois puissant et captivant, mais le dosage des ingrédients et le rythme adopté, très différents, privilégient la demi-teinte et nous offrent, au final, comme le verso, l’idéal complément, d’une magistrale leçon de littérature de fiction.

Dès la réception des livres choisis pour analyse, GW et moi nous étions étonnés de leurs convergences. Deux briques britanniques écrites par des femmes qui se sont concilié les faveurs de la critique et du public. Mais nous avions chacun entre les mains un roman qui convenait mieux au partenaire. L’idée d’un échange nous a effleurés puis celui d’un partage s’est imposé.

Acte II.

La première partie du livre s’intitule « 1947 » et possède, de fait, des allures de chronique du Londres de l’après-guerre. Mais nulle pesanteur ici, car la matière humaine occupe l’avant-plan et un découpage assez nerveux vient contrebalancer la profondeur des scènes. Nous voilà d’emblée projetés aux côtés de quatre personnages, autour desquels se développeront quatre fils narratifs qui ne cesseront de s’entrecroiser, parsemés d’éléments intrigants, déroutants, mystérieux.

Il y Kay, d’abord, peut-être l’axe véritable de l’ouvrage. Des allures de garçon manqué (pantalon, veste, cigarette), un comportement étrange :

« Elle avait la démarche d’une personne qui sait exactement où elle va, et pourquoi – alors qu’en réalité, elle n’avait rien à faire, aucune visite à rendre, personne à voir. Sa journée était vacante, comme toutes ses journées. »

Pourquoi passe-t-elle tout son temps à observer « quel nouvel estropié sonne à la porte de son logeur » ou à errer à travers Londres ? Elle qui fut naguère une femme d’action étincelante.

Il y a Duncan, ensuite, un jeune homme sensible et fragile, qui a quitté récemment la prison et travaille dans une sorte d’atelier protégé pour invalides, où l’on confectionne des bougies. Un Duncan largué par les siens, sauf par sa sœur Viv et qui vit auprès d’un vieillard, Mr Mundy. Mais pourquoi la prison, hier, ou les bougies aujourd’hui, ce compagnon qu’il fait passer pour un oncle ?

Puis il y a Viv, la glamourous sœur de Duncan, qui souffre de voir s’effilocher sa relation avec Reggie, un homme marié, ou d’escamoter ce frère si… différent. Viv, qui ne sait plus ce qu’elle veut, qui s’ennuie au boulot mais ne semble pouvoir s’en passer, qui fuit Kay quand elle l’aperçoit mais s’attarde pourtant sur les lieux fréquentés par celle-ci.

Enfin, il y a Helen, qui travaille avec Viv dans une agence matrimoniale et vit une relation intense mais douloureuse avec Julia, une romancière à succès. Douloureuse, parce qu’il faut se cacher, que la réussite de l’une entraîne la séduction et donc attise la jalousie de l’autre.

Quatre personnages « dont les pendules et les montres se sont arrêtées » à la suite d’énigmatiques traumatismes :

« Je vais au cinéma, dit Kay ; il n’y a rien de drôle là-dedans. Quelquefois, je reste pendant deux séances d’affilée. Ou alors j’arrive au milieu du film, et je regarde d’abord la deuxième moitié. Je les préfère presque comme ça – le passé des gens est tellement plus intéressant que leur avenir. »

Sarah Waters

Quatre solitaires confinés dans une sorte de no man’s land, entre engourdissement et malaise morbide, en quête d’eux-mêmes, et de l’Autre aussi. Dont on va progressivement mettre à jour les liens, des plus aléatoires (Mundy et Duncan font partie des gens observés par Kay, etc.) aux plus intimes (Helen a été la compagne de Kay, qui a elle-même changé le destin de Viv, etc.).

Durant la première partie, nous pénétrons en douceur dans la vie de nos protagonistes, nous nous plaçons dans la foulée du brave Fraser, un ami de prison de Duncan, pour tenter de remonter le cours de leurs vies, d’en cerner enfin les secrets :

« C’est une curieuse manière de vivre, je trouve, pour un jeune garçon comme Duncan. D’ailleurs, ce n’est plus un jeune garçon, n’est-ce pas ? Et en même temps, impossible de le voir autrement. Comme s’il était resté bloqué. Et je pense qu’il est resté bloqué. Je pense qu’il s’est arrangé lui-même pour rester bloqué, comme pour – pour se punir de tout ce qui est arrivé il y a des années de cela, de tout ce qu’il a fait et pas fait… »

Au tiers du livre, un choc copernicien nous attend. La deuxième partie, « 1944 » se déroule… AVANT la première. Et autant le dire tout de suite, la troisième et dernière, « 1941 » remonte encore un peu plus loin. 1944 ou 1941, à Londres, c’est le Blitz, ces terrifiants bombardements nazis qui ont failli raser la cité. Un déluge de feu, des champs de ruines et de misère à n’en plus finir. Un arrière-plan d’enfer, où nos personnages se distinguent. Pour le meilleur ou pour le pire. Kay apparaît en brancardière de choc, en héroïne épique, elle vit avec Helen et… N’en disons pas plus. Si ce n’est que nos protagonistes déambulent à travers les bombes comme ceux du Hussard sur le toit (Giono) à travers le choléra. Et l’on apprécie l’irruption, déchirant l’atmosphère générale en demi-teinte, d’incandescents morceaux de bravoure. Duncan dressé sur une table et suivant le spectacle dantesque des déflagrations et des incendies (alors que les détenus ont été abandonnés par des gardiens qui se terrent dans leurs abris !). Ou Kay plantée au centre de l’aire dévastée, rasée, où vivait son grand amour, décor hallucinant, cendres et braises, où se succèdent, en marées, sensations et rebondissements :

« Une brusque pluie d’étincelles lui cribla les cheveux, le visage, comme autant d’épingles brûlantes. Elle tomba, perdit un instant le sens de l’orientation, se releva, courut, se heurta à un mur, obliqua, continua et se cogna à un autre, quelques mètres plus loin… Quelque chose se précipita vers elle – un morceau de papier enflammé, lui sembla-t-il, comme elle se baissait pour l’éviter de justesse. Puis elle vit que c’était un pigeon, les ailes en feu. Elle tendit les mains et s’écarta, titubant d’horreur, laissant tomber son mouchoir et reprenant sa respiration au moment même où une nouvelle vague de fumée venait la frapper au visage. »

Un roman à rebours, donc. Shocking, isn’it ? Surprenant, en tous les cas. On pourrait croire à un artifice d’auteur séduit par des expériences de laboratoire qui vont nuire au plaisir pur du récit. Eh bien, non, mille fois non ! Que du contraire. Le roman était fin, prenant. Il devient… vertigineux ! Durant deux cents pages, Waters nous avait légué des indices de vies et nous nous escrimions à reconstituer, assembler. Et nous avions quitté les protagonistes au cœur de scènes ouvertes, ambiguës. Des êtres en suspens. Suspense ! Mais, dans les parties II et III, avec une maestria confondante, Waters va nous livrer les moyens de relire la partie I à la lumière des révélations distillées. Et de dessiner nous-mêmes l’avenir de ces personnages attachants.

Comme Kate Atkinson (voir supra), Sarah Waters nous offre un roman où la qualité s’arc-boute sur la quantité. Une qualité qui épouse pratiquement tous les registres. Chronique historique et fresque sociale, oui, mais roman d’amour aussi, étude de mœurs. Et l’on admirera la subtilité avec laquelle l’auteur nous dévoile l’intimité de la femme (d’un avortement au développement d’une crise de jalousie) ou la difficulté d’être de qui refuse la norme (lesbiennes, objecteurs de conscience… du temps !).

A quarante ans, Sarah Waters est déjà solidement installée dans le landerneau littéraire. Icône underground aux States mais héritière des Dickens, Wilkie Collins et Brontë aux yeux des Britanniques, sacrée jeune auteur de l’année en 2002 ou plébiscitée par la revue Granta*, adaptée par la classieuse BBC (un sensuel et émouvant Du bout des doigts, notamment), elle est en route, dit-on, pour le Booker Prize. Wait and see !

Philippe Remy et Gisèle Wilkin

Sarah WATERS

Ronde de nuit

Traduit de l’anglais par Alain Defossé

Paris, Denoël, 2006

Roman, 592 pages

* Un phénomène sans équivalent chez nous. Cette revue publie tous les dix ans une liste des écrivains appelés à compter. Pour donner une idée de son envergure, rappelons que la levée 1983 recensait les noms de Ian McEwan, Martin Amis ou Salman Rushdie !

Edi-Phil, alias Philippe Remy-Wilkin.

ENSOLEILLEMENTS AU COEUR DU SILENCE de SONIA ELVIREANU, traduit en suédois par STÂNIȘOARA STÂNCEL MĂRGINEAN



Doigts de lumière

Je regarde le ciel qui me sourit,
ne laisse pas les ombres
glisser dans mes poumons,

je les enroule autour des doigts,
je tends les mains vers le soleil
et les déplie doucement dans le ciel,

les ombres se dissipent,
s’élèvent dans l’air comme la fumée
d’une vieille lampe qui fume,

mes doigts deviennent transparents,
le soleil nettoie mes nuages et se coule
dans tous les coins habités d’ombres autrefois,

imbibés de bleu et de soleil,
ils écrivent en couleurs, ma respiration
s’allège sous les doigts de lumière.

Fingrar av ljus

Jag tittar på himlen som ler mot mig,
jag låter inte skuggorna glida in i mina lungor,

jag vrider dem på fingrar, jag tar dem ut i solen,
jag öppnar sakta handflata mot himlen,

skuggorna lossnar som röken från en gammal lampa
som släpper rök och höjer sig ut i lyften,

solen rensar mig från molnen,
den smälter sig in i alla hörn där någon gång stod skuggor,

fulla av blå, av sol, fingrarna skriver i färg,
andningen blir lätt under ljusets fingrar.

Degete de lumină
(en roumain)

Mă uit la cerul care-mi zâmbește,
nu las umbrele să alunece în plămâni,

le răsucesc pe degete, le scot la soare,
desfac încet palma spre cer,

umbrele se dezlipesc ca fumul dintr-o lampă
veche ce fumegă și se ridică în aer,

soarele mă curăță de nori,
curge în toate cotloanele unde au stat cândva umbre,

îmbibate de albastru, de soare, degetele scriu în culori,
respirația devine ușoară sub degetele de lumină.


Le pèlerin

Je te cherche,
pèlerin égaré,

dans une maison paysanne,
ta voix de prophète,

un seuil nous sépare
et l’attente,

tu effleures doucement ma tempe:

– tu es venue.

Vandraren

Jag letar efter dig,
den vilse vandraren,

i ett lanthus,
din profetiska röst,

– du är här.

Pelerinul
(en roumain)

Te caut,
pelerin rătăcit,

într-o casă de țară,
vocea ta de profet,

ne desparte un prag
și așteptarea,

blând tâmpla-mi atingi :

– ai venit.


Miracle

L’amour

fait de l’écorce
un arbre vert,

il fait fleurir
son ombre.

Mirakel

Kärleken

skapar levande träd
av bark,

den blomstrar
till och med trädens skugga.

Miracol
(en roumain)

Iubirea

face din scoarță
copac verde,

îi înflorește
până și umbra.


Sonia Elvi­reanuEnso­leille­ments au coeur du Silence — Scin­tilli nel cuore del Silen­zio, Tra­duc­tion de Giu­liano Ladolfi, Giu­liano Ladolfi Edi­tore, Bor­go­ma­nero No, 2022, 262 p.- 18,00 €.


LES LEGOLISÉS : UN NOUVEAU PARTI CONSTRUCTIF


Un nouveau parti vient de voir le jour, dans la foulée de la signature d’un protocole d’accord entre Legoland et les autorités wallonnes.


Le nom et le slogan ont été trouvés cent fois plus vite que ceux des Engagés.

Il consistera, pour faire bref (chaque mot coûte), en une addition/coordination des propositions/briques de chaque nouveau membre. Une sorte de parti maçon !

Il se situe sur l’échiquier politique carolo entre C+, le PS et Ecolo, en un lieu que les détenteurs des GPS politiques les plus perfectionnés peinent encore à définir exactement.

Le nom du créateur du parti est connu, c’est Dermine. Son prénom l’est moins, Bernhard. Thomas et Bernhard sont frères jumeaux. Bernard était-il resté dans l’ombre de son frangin ? Pas tout à fait. C’est lui, en fait, qu’on voit lors du dernier voyage royal au Congo, sur les images qui ont fait le tour de l’Afrique et de la Belgique cependant que le secrétaire d’Etat participait à un safari privé à l’intérieur du pays.

Après une vive discussion entre les frères, où Bernhard réclamait plus de visibilité, ce dernier a finalement décidé de participer à sa manière à la relance de la vie démocratique de sa ville.

Dans un message privé, le roi Philippe s’est félicité pour les Carolos de la naissance de ce nouveau parti constructif.


MOUVANCES DE PLUMES de Martine ROUHART et Patrick DEVAUX (Le Coudrier) / Une lecture de Philippe LEUCKX


De très brefs poèmes – une petite quarantaine – où deux amis évoquent l’univers ailé ainsi que la poésie qui les rassemble.

Il y est souvent question de mots, de chant, d’ailes, d’arbres pour y loger de petites notations, de simples constats, sur la gent ailée, sur l’amitié, avec des images qui disent la gaîté (jardins de papier – comme des pinsons ) ou le jeu de mot (« battement d’elle ») ou autres « envolée » et « rêves si bleus ».

Les « plumes » du titre favorisent le regard, la « commune » appartenance aux « ombres » du ciel et du papier.

Quelques fragments ne dissipent pas tous les doutes ou fragilités.


Patrick Devaux et Martine Rouhart, Mouvances de plumes, Le Coudrier, 2022. Illustrations dues à Catherine Berael, préface d’Anne-Marielle Wilwerth.

Le recueil sur le site des Editions Le Coudrier


LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 118. TRAÎTRE-NAGEUR


Contrairement au maître-nageur, son antimodèle, le traître-nageur laisse entendre aux nageurs peu expérimentés (de plus en plus nombreux en raison de la raréfaction des piscines municipales) qu’ils peuvent s’ébattre dans les grandes profondeurs pour les laisser platement couler au moment où ils perdent pied et bientôt la vie.

Le traître-nageur fait en sorte de s’attirer la confiance du nageur débutant ou occasionnel. Il présente toutes les caractéristiques du maître-nageur de rêve : un torse avantageux, des plaquettes de chocolat Nestlé, des tatouages marins (ancre, rose des vents, gouvernail, trois-mâts, bombe sexuelle sur l’Ile de Bikini…),un sourire volontiers charmeur allié à une apparence de sérieux, tels certains maîtres-auteurs que des éditeurs peu sourcilleux exhibent en tête de gondole de leurs stands aux couleurs de saison des salons du livre de vacances, plus prompts à tourner une dédicace solaire qu’un livre éclairant.

Quand la confiance est établie, le piètre nageur se croit investi de nageoires, tel un oiseau de papier se voyant affublé d’ailes par le seul fait de l’imagination poétique d’une belle plume. Il crawle, brasse, papillonne à tout va. Et ce qui devait couler coule, le nageur à la con s’est aventuré trop loin du bord du bassin de natation collégial (reconstruit en forme de croix par l’évêché avec le blé des collectes) ou de la rive du canal Charleroi-Bruxelles (de Marchienne-au-Pont à Anderlecht), et il tombe comme un poids mort de l’édition lesté de livres de cinq kilos (l’intégrale de l’auteur fétiche de la maison).

Avant de chuter dans les altitudes négatives, avec son masque de zozo et son tuba inopérant, il a un regard désespéré, entre imploration muette et diatribe rentrée, à l’endroit du traître-nageur haut perché comme il se doit, en surplomb de l’aire de massacre, qui, alors, en guise de seul signe d’adieu, lui décoche son plus cruel sourire, révélant alors son caractère de crabe assorti d’une mâchoire de murène.

Dans sa dernière vision, le nageur à la ramasse réalise, à travers cette ultime mais providentielle traîtrise, la lourde réalité de l’existence, et la lucidité dont il a manqué toute sa vie à force de s’imprégner de livres de développement personnel, de poésie de marché matinal ou de propos d’influenceurs/euses politiques de partis humanistes ou sociaux libéraux submersibles.

Au final, le traître-nageur qui aura suivra un cursus donné par des professeurs en félonerie et fourberie aquatique à l’école de commotion sociale la plus desséchée de sa région provoquera un providentiel sursaut de clairvoyance chez l’homme ou la femme et les genres intermédiaires qui, par son départ précipité au fond du lac ou de la piscine, contribuera à la décroissance de l’humanité tant vantée par quelques-uns de nos maîtres à (dé)penser la démographie galopante.   


2022 – FLEURS DE TEXTES : LES ARCANES DE L’HERITAGE / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

L’héritage est souvent un moment crucial dans la vie des familles, plus le patrimoine transmis est conséquent, plus les risques de querelles pouvant aller jusqu’au meurtre sont importants. Sabine BOURGEY s’est intéressée à cette question et en a tiré un livre didactique bourré d’anecdotes. Pour publier une chronique sur ce sujet, j’ai associé ce livre à un roman de Pierre SÉRISIER, paru récemment, racontant l’histoire rocambolesque et tumultueuse de la transmission d’une colossale fortune en Normandie.


Dans les coulisses de l’héritage

Sandrine Bourgey

Lucien Souny


Historienne spécialisée en numismatique, Sabine Bourgey intervient régulièrement pour réaliser des expertises dans le cadre de successions, elle a donc eu, à de nombreuses occasions, l’opportunité de connaître de près des héritages avec la cohorte de problèmes qu’ils peuvent engendrer. Dans son texte, elle évoque la succession de Johnny Hallyday comme modèle d’école pour étudier l’héritage en France et même, sur certains points, dans d’autres pays. « La succession de Johnny Hallyday … est un cas d’école, car presque tous les éléments susceptibles de créer un conflit se sont trouvés réunis ». Dans cette succession, il y a presque tout l’éventail de ce qui peut constituer un héritage : des biens matériels, des biens immatériels et des droits divers (auteurs, image, …), une famille recomposée où les héritiers n’ont pas tous les mêmes droits, plusieurs testaments relevant de législations différentes. Et pour finir, l’inévitable conflit entre héritiers avec ses suites judiciaires et ses accords à l’amiable. L’auteure a donc suivi ce schéma pour construire son plan et exposé les problèmes liés à l’héritage.

Elle ne s’est cependant pas limitée à étudier ce qui peut être transmis et comment cela peut être transmis, elle a aussi évoqué tous les problèmes collatéraux générés par une succession dès qu’il y a quelques biens en jeu. Certains héritages comportent des titres divers pouvant aller jusqu’à une fonction monarchique ou à un honneur reconnu et très convoité. Parfois des fortunes colossales sont en jeu mais il n’est pas nécessaire que l’héritage soit fabuleux pour que la jalousie, la haine, la rancœur, l’envie, la concupiscence, … conduisent jusqu’au meurtre, les exemples sont pléthoriques. L’auteur appuie son exposé sur de nombreux exemples bien réels qui illustrent toutes les facettes que peut prendre une succession.

Ce livre est ainsi un excellent manuel pour bien comprendre comment on peut transmettre et hériter. L’auteure explique clairement les fondements et les modalités juridiques du droit successoral qui est souvent différent selon les pays où résident les testataires. Le droit et les pratiques successoraux sont intimement liés à l’histoire, la culture, la religion et même à une certaine conception de la vie. Toutes les sociétés ne considèrent pas l’héritage de la même façon, il est parfois question de transmission familiale de pouvoir, de fortune, de droits, d’honneur, de biens, etc… mais dans d’autres sociétés il est parfois plutôt question de transmettre à ceux que l’on juge dignes ou méritants ou même à ceux que l’on a aimés. Les lois ne sont pas figées et peuvent évoluer et faire évoluer la taxation liée à l’héritage pour rééquilibrer les inégalités sociales. Certains militent même pour la suppression pure et simple de l’héritage familial. Ne serait-il pas convenable de légiférer quand on voit à longueur de journée à la télévision, ou quand on vide sa boîte à lettres, des messages rédigés par des grands spécialistes du marketing, tendant à attirer les legs des plus faibles vers des causes pas toujours clairement définies. Les causes dites humanitaires ne sont pas les plus exemplaires en la matière !

Ce livre est un véritable manuel du testataire et de l’héritier, un livre d’histoire, un recueil d’anecdotes drôles, navrantes, rocambolesques, désopilantes, affligeantes, …, un sujet de réflexion sur la possession et sa transmission, mais aussi un support pour les très jolis dessins de Dominique Grouille. Et, surtout, il nous rappelle que la succession est l’occasion d’ouvrir la boîte de Pandore familiale et qu’à cette occasion beaucoup de choses peuvent apparaître : les fameux secrets qui dormaient jusqu’alors paisiblement sous le tapis familial, des fortunes inespérées, des dettes encore moins espérées et même un père, des frères, des sœurs, des cousins, des cousines, …, toute une famille qui vient élargir le cercle des héritiers.

L’auteure cite Sacha Guitry qui a dit : « Une famille qui s’entend est une famille qui n’a pas encore hérité ». Après avoir lu ce livre, certains feront peut-être en sorte que cette maxime devienne obsolète … au moins pour leur famille ?

Le livre sur le site de Sabine Bourgey


Mensonges et privilèges

Pierre Sérisier

L’Aube


Après avoir lu seulement quelques dizaines de pages de ce long roman, j’ai pensé très vite aux sagas familiales écrites par les grands auteurs du XIX° et du début du XX° siècles. Evidemment l’écriture de ce roman n’a rien avoir avec celle des textes classiques, elle est beaucoup plus contemporaine, vive, alerte, percutante, enrichie de nombreux mots issus du jargon professionnel ou d’expressions fleurissant surtout dans les cités populaires actuelles. L’auteur possède un réel talent pour créer des images fort expressives en ayant recours à des figures de style, oxymores, zeugmas, métaphores, …, ou en inventant des formules percutantes et en suggérant des comparaisons audacieuses.

Sous la forme d’une chronique très précisément minutée, ce texte décrit avec minutie la machinerie diabolique qui détruit en une seule journée deux riches familles normandes étroitement liées par des unions matrimoniales ou adultérines et surtout financières et patrimoniales. La famille Saint Soens, très grosse fortune rouennaise, a confié la gestion de son patrimoine et de ses intérêts à l’Office notarial Lambert. Le notaire propriétaire de cet office décède accidentellement quelques jours avant que le mari déshérité par contrat de mariage de l’héritière de la fortune saint Soens et son fils décident de balancer leur épouse et mère par-dessus la rambarde de la mezzanine. La pauvre ne survit pas à cette agression, vengeance, appât de l’héritage, … ? Les assassins grâce à leur fortune étouffent tous les soupçons que pourraient formuler la police, la justice, la médecine légale et tous les curieux intrigués par cet accident arrivant à point nommé.

La bataille pour l’héritage commence , le notaire a trois héritiers : un notaire ivrogne et drogué mis sur la touche par son père, une fille brillante mais peu motivée par le notariat et un second fils généalogiste qui par profession, et peut-être plus par vice, aime à fouiner dans la vie des gens. Ce dernier a découvert depuis un certain déjà temps que le notaire a aussi une fille adultérine dont la mère est l’héritière assassinée. C’est alors une intrigue digne du roman le plus noir qui se dessine, des clans se forment et se déforment, des alliances se nouent et se dénouent. Chaque parti initie les coups le plus tordus, les plus vicieux, pour faire trébucher ses adversaires et récupérer l’énorme héritage. Pierre Sérisier a tricoté une intrigue machiavélique, à plusieurs entrées, une pour chaque intriguant, qui ne manquera de surprendre les lecteurs les plus rompus à la lecture des polars, romans noirs ou thrillers.

Ce roman n’est pas qu’une intrigue savamment tricotée, c’est aussi un tableau bien sombre, même si l’ironie est souvent le moteur des descriptions satiriques de l’auteur, de la société actuelle et surtout des grandes familles plus ou moins dégénérées qui possèdent d’immenses fortunes. C’est une démonstration de la déliquescence sociale affligeant le monde actuel, c’est une véritable condamnation de la société merchandisée où tout se vend et s’achète, « même les bonnes consciences », c’est une inquiétude prégnante devant la virtualisation de la société et de ce fait de sa déshumanisation.

Et il y aussi dans ce texte une véritable ode à la musique, toutes les formes de musique que l’auteur apprécie particulièrement même s’il déplore que désormais la musique n’est plus qu’un produit de consommation qu’il faut vendre le plus possible et non plus un art, une inspiration, un souffle, un élan, une joie, un bonheur,… La musique qui a perdu toute la créativité qu’elle avait à la fin des sixties et au débit des seventies, la musique qui accompagne la déliquescence sociale, la déshumanisation de la société et l’enrichissement de ceux qui sont déjà trop riches.

Moralité, l’argent ne fait pas le bonheur, c’est bien connu, mais il attire toujours autant les envieux, l’auteur a sur le démonter autrement et laisser une petite lucarne entrouverte sur un monde peut-être moins corrompu ?

Le roman sur le site de l’éditeur


UNE MAISON D’ÉDITION A FAIT L’OBJET D’UNE CYBERATTAQUE


Une maison d’édition a fait l’objet d’une cyberattaque.

L’information nous a été transmise via le bouton orange (non purulent) au front du rédacteur en chef de notre journal par le chauffeur de la maison d’édition.

Après une rapide enquête de notre correspondant local, il s’avère que le piratage informatique est le fait de l’auteur fétiche de la maison, dont le rythme de publication venait d’être sensiblement réduit.

Depuis cette annonce, s’est confié le chauffeur (qui est un auteur maison), les relations entre l’éditeur et son auteur s’étaient détériorées. Après de vives discussions au cours desquelles des mots d’oiseau ont été échangés (Editeur de m..., Auteur de mes c…), l’écrivain avait été surpris à crever les pneus de la Porsche Cayenne de l’éditeur. L’homme avait déjà essayé de couper l’arrivée de nouveaux manuscrits sur l’email de la victime. Il envisageait une action de plus grande ampleur à la veille de la rentrée littéraire, ce qui aurait conduit à terme l’éditeur à troquer sa Porsche d’occasion contre une Toyota Yaris 2 portes neuve (sans hayon).

L’éditeur et son agresseur ont été pris en charge par la cellule de résolution des conflits du Fonds des Lettres. Selon les infos glanées auprès du juge chargé de l’enquête (qui est un auteur maison), l’agresseur devra suivre un stage à la Maison de la poésie la plus proche. Il s’occupera des poètes refusé(e)s en leur accordant tout le soutien dont il est (parfois) capable. Il suivra aussi un stage de mécanique automobile à l’Ecole de commotion sociale la plus proche afin de procéder à l’entretien régulier du véhicule éditorial. Il s’est aussi engagé à remplacer le chaufeur durant ses congés annuels.

De son côté (droit), l’éditeur a annoncé qu’il reverrait légèrement à la hausse le rythme de publication de son auteur fétiche auquel il tient à garder toute sa confiance. Le Fonds des Lettres, via sa présidente (qui est une autrice maison), a tenu à signaler l’excellent travail de soutien et de coordination de ses équipes sur le terrain.


PROSES SOUFFLÉES (201-220) d’ÉRIC ALLARD – PEINTURES de LISANDRO RAMACCIOTTI

« Ida », huile sur toile, 100 x150 cm – Lisandro Ramacciotti

201.

Quand le puits parle, il raconte l’histoire de l’eau. Celle tombée du ciel. Pas celle qui monte à la tête, frappe les tympans, s’évide en larmes, fond en neige. Pas celle qui va de la source à la mer après bien des déboires. Celle de la goutte qu’on n’entend plus.


202.

Dans une autre nuit, je bois au rêve. Des étoiles coulent dans ma gorge plaine, mes yeux épient les pétales de neige, mes dents épilent les poils de renne. Sur la piste de tes lèvres, j’observe le cours d’une rivière, que je lape. De tes griffes tu marques mon poème.


203.

Je prie les prairies, j’étale les étoiles : ma flamme grandit. Il est 5 heures. Je crois au crime, je tente le temps : mon souffle meurt. Il est 20 heures. Je palpe le paradis, mon feu renaît. Je vole le vent, mes ailes me portent. Je m’évanouis dans la voilure. C’est bientôt minuit.


204.

Quand tu me rases, je tends la joue pour ne pas saigner, je tends la vulve pour ne pas m’écarter, je rends les poils légers, je sens la lame glisser, je mens sur le plaisir éprouvé, je lance les hostilités glabres et glacées en place des amabilités forcées. Je jouis salé.


205.

Je ne souffre pas de ne pas te voir, tu vois. Ce que tu vis ne m’empêche pas de respirer, tu vois. Ce dont tu doutes ne m’empêche pas de croire en toi, tu vois. Ce que tes mains disent ne m’empêche pas de lire dans tes pensées, tu vois. Ce que tu regardes, je le vois en rêve.


206.

Quand je contemple le temple de la joie, j’implore le dieu du plaisir. S’il m’exauce, j’explose sur le seuil avec la bénédiction des cieux. Silence, crient les vestales en train d’entretenir le feu sacré : « Ici, on casse les kamikazes avant qu’ils causent un incendie ! »


207.

Les chaussons de la secrétaire me font repenser à ses pieds nus quand, directeur soumis à ses charmes, je lui suçais les orteils sous son bureau. Si elle appréciait, elle ne manifestait pas son trouble. Aujourd’hui, je ne suce plus que mon pouce, sous son regard attendri.


208.

Dans un sablier géant, une joute oppose une horloge parlante à un réveil muet. Entre le lancement du chronomètre et sa chute, c’est à celui qui débitera le plus de temps morts. En cas d’ex-aequo, on accordera la durée d’or au plus silencieux.


209.

Qui a perdu la langue ? Dans quelle image indéfinie, sous quel verbiage, derrière quel mur de silence l’a-t-on-terrée ? Rendez-nous la lampe à éclairer les mots, à distinguer les idées, à éclaircir les secrets, à séparer les reflets des objets ! Le domaine des lumières est menacé.


210.

Quand je veux briser le mur du silence, je casse des consonnes, je broie des voyelles, j’écrase des phrases, je mutile des mots. Avec les virgules survivantes, je fabrique des guillemets pour encadrer un dialogue où deux personnages se disent je t’aime. 


« Mirella », huile sur toile, 85×110 cm – Lisandro Ramacciotti

211.

Sur la scène, une seule pièce. Elle brillait de tout son or face à un public conquis. Après l’entracte, la pièce présenta son revers : le pile valait le face et les spectateurs applaudirent à tout rompre le triomphe de l’oeuvre jusqu’au tomber de rideau sur le faussaire.


212.

Elle était immensément jolie mais pour apprécier tous les aspects de sa beauté, il eût fallu posséder un engin spatial inimaginable. Sans les télescopes adéquats, elle semblait un point sans rayonnement. Elle mourut 10 000 ans avant qu’on organisât le premier voyage vers elle.


213.

Libre de hacher, il hachura. Libre d’héberger, il habita. Libre de hisser, il haubana. Libre d’honorer, il humilia. Libre d’hameçonner, il harponna. Libre de hanter, il horrifia. Libre d’hydrater, il humecta. Libre d’halluciner, il hypnotisa. Libre de héler les h, il les hua.


214.

L’amour est aveugle et je ne vois que toi. Faut-il que la voie soit rue pour que la ville s’y engouffre ? Faut-il que la nuit soit loi pour que le rêve y déroge ? Faut-il que le ciel soit clair pour que l’ombre d’un nuage le hante ? Le vent seul est fidèle à l’idée du souffle.


215.

Pour installer ses livres autour de son lit, il prit l’univers à bras-le-corps et le plia 10 exp 80 fois en 2. Même si cela lui prit du temps, il parvint à leur ménager de l’espace. C’était sans compter sur la vitesse d’expansion de sa bibliothèque de chevet.


216.

Nos ombres nous grandissent et nous soudent. Nos ombres nous survivent, l’espace d’un ensoleillement. Elles imprègnent la surface de nos songes jusqu’à la fin de la nuit. Au matin, nos ombres nous rapetissent et nous séparent. Le soleil a tourné dans le lait de l’aube.


217.

Sur la lampe mouillée, la lumière glisse. Elle tombe dans le noir du langage. Inutile de la ressaisir, la langue est morte et les mots sont tout noirs. On peut les blanchir, certes, avec des torches et des vers libres. Mais le soleil manque et le courage d’oser encore dire.


218.

Je mange à la table de tes yeux un regard tendre. Des miettes de soleil tombent dans l’escarcelle du sensible. Il faut trente éclats de lumière pour faire une ligne de clarté et je suis à l’autre bout du jour. J’allume la lampe pour voir l’ombre de ma faim sur ta peau.


219.

Quand j’ai élevé mon soleil et mis ton masque à l’heure de midi, je ferme la porte de l’aulne aux merles et aux scolytes. Je cale le temps, je rembourre mes ombres. Je lance mon repas avec l’adresse d’un lanceur d’astres. Je peux me reposer sur mes azalées.


220.

Au train où va l’espace, j’aurai dépassé les cercles du temps quand l’heure viendra de te peindre. Je soufflerai les dernières bougies du ciel, j’allumerai le plafonnier, je verserai sur la lampe de chevet toutes les couleurs du voyage. Je dormirai dans ta lumière.


« Brunella », huile sur toile, 130×80 cm – Lisandro Ramacciotti

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