DIX POÈMES pour ne pas faire carrière en poésie

Amicalement vote

 

en période électorale

je vote toujours pour moi

qui ne me suis présenté

qu’une seule fois

 

par la tête comme il se doit

au suffrage universel de ma mère

qui a quand même dû pousser pas mal

 pour débourrer l’urne natale 

 

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ma mère s’invite dans mes poèmes 

 

ma mère s’invite dans mes poèmes

depuis qu’elle a perdu mon père

et secoue les branches de la solitude

à la recherche d’un peu de temps

 

ma mère s’invite dans mes poèmes

que je n’accroche plus aux arbres

depuis que mon père a coupé

les feuilles qui le séparaient du vent.

 

 

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Printemps

 

la jacinthe fleurit

du pollen s’égare

sur les quais

 

tandis que j’argumente

dans ma tête

pour un navetteur

 

qui n’en a cure

du théâtre

de ma nature

 

je me dis qu’on peut

cesser de vivre

si un seul être

 

vous refuse sa place

dans les transports en commun

 côté vitre sale

 

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L’ur(i)ne

 

On ne retrouve pas d’urine

dans les urnes

ou alors c’est très rare

et fort désopilant

 

C’est que le dépouillement

a pris du retard

et que le président 

n’a pas pu se retenir 

 

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Ce qu’on aime dans la poésie

 

ce qu’on aime dans la poésie

c’est le peu de mots

c’est le peu

c’est le

c’est

c’

c’est

c’est le

c’est le peu de mots

 répartis sur dix-sept syllabes

 

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Tout ce que je fais

Tout ce que je fais, fuit

tombe dans l’inconsistance

 

Alors je ne bouge plus

je me recroqueville

 

Les gens qui passent

ne me regardent pas

 

Même quand ils déposent

une pièce en forme de cœur

  

dans le vide de ma sébile

 

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Le culte à la mer

 « Il n’est pas nécessaire de vivre, il est nésessaire de naviguer. » Pompée

 

Je voue un culte à la mer

pas à la vague qui n’est que brindille

dans l’océan de la prairie

 

Je l’habille de vert et de jaunes

je l’orne de fleurs de pissenlits

je navigue d’une rive à l’autre

 

en évitant les ronces et les orties

les rats des champs et les souris de mer

 les fils de fer barbelés formés de poissons-scies

 

 

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Les trous

 

Régulièrement

je rebouche les trous

que ma mère fait sur la plage

 

quand la marée est trop basse

pour recouvrir ses souvenirs

 

 

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Je n’ai pas fait carrière

 

Je n’ai pas fait carrière

             dans la poésie

ni dans les affaires

             de cœur

 

Je n’ai pas fait salière

              dans la poivrière

ni dans les affaires

                de table

 

Je mourrai sur une chaise

en récitant du Machin Chose

pour ne pas froisser les draps

 de la littérature comme il sied

 

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Le cheval

 

Le cheval pardi

Le cheval parti

Comment s’appelait-il encore ?

 

Ronflant du Toril

Mirador du Levant

Petit-galop de Printemps ?

 

Le cheval pardi

Le cheval parti.

Mais c’était une jument !

 

Tu aurais dû

Tu aurais pu

La monter plus souvent.

 

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avant d’écrire

préviens tes muses que tu arrives

 avec un paquet de mots

PARLER ETRANGEMENT de Ritta BADDOURA (éd. L’arbre à paroles)

Leuckxok.jpgpar Philippe LEUCKX 

 

 

Quand un poète personnifie à ce point la langue, quand un poète se met à dévider, à propos de cette langue poétique, une litanie tout à la fois d’hommages et de rétentions, l’on peut se dire que l’écrivain tient parole, a un souffle, l’exprime, use de la langue, non par futilité, mais pour en découdre avec un réel pesant. La guerre, les armes, l’enfance enténébrée sont quelques-uns des thèmes de ce « Parler étrangement », langue en prose qui, le plus souvent, prend les mots au pied de la lettre, les soumet à un écrémage particulier et à une logique qui ne l’est pas moins :

Pourquoi parler d’autres langues si ce n’est pour réapprendre encore et encore à parler

à dire à se souvenir à identifier à construire à marcher

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L’humour rosse, la terrible culpabilité des placards de l’enfance, où l’on se cache, où l’on enfouit la langue, ou où l’on perd pied et langue, donnent à ces textes une coloration assez sombre et aigüe et celle qui écrit est une jeune poète libanaise :

Mon pied a glissé

Je suis tombée dans le poème

Darwich, le poète palestinien éclaire de sa présence ce livre tout empreint de « langue natale », de « disparition » du fait des armes et de la peur.

Alors, que reste-t-il quand les constats dénoncent une réalité insupportable, quand la gorge a peine à retenir les mots – pourtant gonflés de nécessité – ?

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La poésie sert à échapper, selon notre auteure, à l’étouffoir des murs, des gestes, des situations assises et immobiles, dans la crainte et l’angoisse.

Les francs-tireurs ne tirent pas sur les petits parfois

ou

Tous les matins pour ouvrir nos yeux

Et que le pain se lève

Nous avançons sur la corde du temps en faisant bien attention de ne pas trébucher sur les cadavres que les femmes étendent avec le linge

Cette jeune voix a l’intensité de l’aveu et celle de la détermination – coûte que coûte.

Ritta Baddoura, Parler étrangement, L’arbre à paroles, coll. If, 2014, 94p., 10€

PUISQUE L’AUBE EST DÉFAITE d’Aurélien DONY (éditions M.E.O.)

puisque-l-aube-est-defaite-aurelien-dony-9782930702896.gifLe saltimbanque des feuilles mortes

« L’aube est morte ce matin », écrit Aurélien Dony.

Mais encore : « Et si le jour s’efforce au matin sur la plaine

D’accoucher d’un soleil, ça n’en vaut pas la peine. » 

Faut-il déplorer de devoir vivre dans une nuit perpétuelle ou s’en réjouir ? Le poète de Puisque l’aube est défaite en tire joie.   

D’autres textes de ce jeune poète, de vingt ans au moment de la rédaction du recueil et qui habite Dinant (sur la route de Charleville…), cultive cet art des ténèbres, des plaisirs du soleil à jamais éteint.

On pourrait penser que c’est faute de n’avoir pas encore vécu ce dont il brûle par ailleurs de connaître (la passion amoureuse, toutes les ivresses comme toutes les gloires) que le poète aspire à un monde sans lumière naturelle. Pour qu’éclosent d’autres lumières, ses propres illuminations après sa saison en enfer ? (« À l’aube de mes nuits j’attendrai mes aurores »). Parce qu’il ressent la nécessité de vivre beaucoup pour apprendre à mourir (« Mourir n’est pas grand-chose pour l’homme qui a vu ») ? Mais non, en tant que poète déjà affirmé, fort de ses pressentiments littéraires, il ne fera jamais qu’imposer sa fiction à son expérience, comme le fait dire Roth à l’un des personnages de Tromperie.

L’univers poétique de Dony, « saltimbanque des feuilles mortes » et « portier des râteaux » m’a fait penser à ces vers d’une chanson de Brel : « Je sais déjà  à l’entrée de la fête / la feuille morte que sera le petit jour ». Brel qui disait qu’à 16-17 ans déjà, « on a eu tous ses rêves »…

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Ce recueil bienvenu est témoin qu’ Aurélien Dony maîtrise toutes les formes d’écriture poétique, dont il devra toutefois se délivrer pour trouver les siennes propres. Car ce livre fourmille de formulations heureuses, de notations sensibles ou pénétrantes.

C’est toujours émouvant de lire une jeune poésie qui contient déjà en germe tout ce qu’elle donnera sous des formes inventées, dans des aventures livresques futures, mais en restant fidèle à sa terre d’élection verbale, ses obsessions natives comme ses désespérances folles.

Éric Allard

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Le recueil sur le site des éditions M.E.O. (copier/coller le lien)

http://www.meo-edition.eu/aube-defaite.html

Aurélien Dony à La Maison de la Poésie de Namur lors de la présentation de son recueil le 22 juin 2014.


LE PIPI BLEU et autres coquineries

Le pipi bleu

Quand elle découvrit qu’elle faisait pipi bleu, elle pensa à tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer de cette opportunité. Après l’annonce qu’elle fit paraître dans le journal local pour pratiquer l’ondinisme, nombreux furent les candidats qui se pressèrent sous elle. Mais quand son urine quitta la teinte azur, elle perdit tous ses clients et dut penser à gagner sa vie comme toutes celles qui font pipi jaune.

 

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Les cuisses de Constance

Il en avait souvent entendu parler et, quand enfin il put contempler les cuisses de Constance, il dut bien se l’avouer : elles différaient bien peu des cuisses de Garance ou d’Hortense voire même de celles de Philomène, leur dame de compagnie, toutes cuisses sur lesquelles on se répand trop vite en coulées d’impatience, en particules de tendresse…

 

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L’allumette

Il avait une bite fine comme une allumette. L’idéal pour la Fée clochette mais, à défaut, il la mettait dans les narines des filles, à la jointure de leurs doigts de pied, dans le creux de leurs oreilles… C’était de mille applications étonnant beaucoup la gent féminine qui, de toutes manières, continuait d’user des grosses pour les entrées conventionnelles.

 

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Une solide réputation

Dans le métier, Maguy Star avait acquis une solide réputation. Elle avait débuté jeune, s’était faite toute seule. Et puis, du jour au lendemain, le ras-le-bol, le burn-out. Fini les gang bang, fist fucking, bondage, bukkake, gokkun, cum shot et autres creampie. Micheline Pousse (de son vrai nom) ne voulait plus entendre parler de ces mots anglais ou japonais et milita activement pour la francisation des expressions étrangères dans la porno sphère. C’est à elle aussi qu’on doit le retour en force d’expressions anciennes comme (la mythologique) faire pleurer le cyclope ou (les religieuses) faire mousser le créateur ou prendre l’hostie à la chapelle mais aussi (les légumineuses) défriser la chicorée ou piquer l’ail dans le gigot ou encore, façon intermittent du spectre large, prendre l’entrée des artistes. 

 

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La vendeuse d’épices

C’était une vendeuse d’épices un peu magicienne sur le marché matinal. Suite à une rupture des relations commerciales entre l’Est et l’Ouest, la route des Indes fut coupée. Par un tour de force dont elle avait le secret, elle dévia l’ancienne voie vers  quelques coins ombragés de son corps où, depuis, tous les marchands et   marchandes du royaume viennent avec plaisir s’approvisionner.  

 

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Photos de Lee Miller par Man Ray

HISTOIRE EN COULEUR + LA FILLE EN ROUGE, deux textes de Denis BILLAMBOZ

Histoire en couleur

(Sur une vieille chanson de Guy Béart)

  

« Elle est en couleur mon histoire

Il était blanc, Elle était noire… »

Que non Guy le blanc et le noir

Ne sont pas couleurs qu’on peut voir

  

Moi j’ai mis un arc-en-ciel

Dans mes ritournelles

Pour dire aux jouvencelles

Comme elles sont belles

  

Le rouge de la honte

Le bleu de la stupeur

Le jaune du rire

  

Le violet du frisson

Le vert de la rage

L’orange de la gourmandise

  

Elles sont en couleurs mes histoires

Ni blanches, ni noires

Aux couleurs du matin ou du soir

Aux couleurs de l’espoir et du désespoir

 

 

La fille en rouge

  

Lèvres rouges

Joues rouges

Parure rouge

Escarpin rouge

  

Elle voulait séduire

Le gars tout en cuir

Qui préféra s’enfuir

Avec un autre cuir

  

Remplie de rage

Elle regagna sa cage

Arracha son corsage

Et ses dessous peu sages

  

Entièrement dévêtue

Elle était nue

Ses illusions perdues

De l’histoire la cocue

  

Belle enfant

Il n’est pas souvent

Très prudent

De passer au rouge

 

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MES VIEUX POLARS

images?q=tbn:ANd9GcSqoFWkTnAa8xWM2oeMf3cm1vrvA2Md68WoJgygRWB5uornoHjPMVT4SQIpar Denis BILLAMBOZ

Aujourd’hui, séquence nostalgie, j’ai ressorti deux vieux polars comme j’aurais voulu en lire des piles quand j’étais adolescent mais, à cette époque, on ne nous laissait pas facilement accéder à cette littérature prétendue sulfureuse. Depuis, nous avons largement compensé cette frustration et nous avons même eu le plaisir d’apprécier les films tirés de nombre de ces romans, c’est un réel plaisir pour moi de vous proposer deux maîtres de ce genre de polar : l’Anglais James Hadley Chase et l’Américain Ed McBain. Sûr que vous serez nombreux à partager ce moment de nostalgie avec moi.

CVT_Du-gateau_8972.jpegDU GÂTEAU!

James HADLEY CHASE (1906 – 1985)

En vidant une vieille bibliothèque, j’ai exhumé ce polar ancestral qui ressemblait comme un frère à ceux qu’on ne voulait pas me laisser lire quand j’étais adolescent sous prétexte que c’était violent et immoral, sans me dire que c’était aussi peut-être un peu trop osé. Mais Dieu, combien ces qualificatifs ont vieilli aujourd’hui, une forte inflation a frappé tous ces adjectifs qui conduisaient directement ces bouquins vers l’enfer des bibliothèques et vers l’Index du Saint Office.

Ce polar paraitrait aujourd’hui bien innocent à nos enfants, et il l’est effectivement, même si on y tue un peu trop sans parfois de réelles raisons mais il faut bien des cadavres pour avoir des tueurs à rechercher. Et, dans cette histoire, il n’en manque pas, un tueur sans scrupule et glacial abat tout ce qu’il l’empêche de faire ce qu’il veut, ou doit, faire selon l’angle sous lequel on considère la situation. Il s’est notamment engagé à exfiltrer (j’abuse un peu, ce mot n’existait sans doute pas quand Chase a écrit ce livre) de prison un voleur de haut vol qui aurait commis un casse géant dix-huit ans plutôt et qui serait le seul à savoir où est planqué le magot. L’affaire est évidemment périlleuse mais le gangster devrait être à la hauteur … s’il n’était pas flanqué d’incapables. Une bonne grosse histoire qui tient à peu près debout à coup d’invraisemblances, de coïncidences, d’incohérences mais la vie n’est pas qu’un long fleuve paisible, il faut bien quelques incongruités, quelques coups de pouce du hasard et quelques bizarreries pour construire une existence crédible.

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Chase ne faillit pas à son habitude, il met en scène des paumés qui veulent sortir de leur médiocrité, ou de leur vie médiocre, en gagnant beaucoup d’argent rapidement pour vivre tranquillement ou pour flamber lamentablement. Mais la morale reste sauve car l’argent mal acquis ne profite jamais et les mal intentionnés n’arrivent pas forcément à leurs fins. Toutefois, l’auteur parvient tout de même à nous arracher un brin de pitié pour ces pauvres bougres qui n’ont pas forcément choisi le mauvais côté, ils sont peut-être tout bêtement tombés là par le plus pur des hasards ou par une satanée malchance.

Un moment de nostalgie, un retour vers le temps des gangsters qui ont fait l’actualité quand on n’était encore que des mômes et qui participaient aussi au mythe de l’Amérique qui, à cette époque, nous fascinait.

 

61637956.jpegMOURIR POUR MOURIR

Ed McBAIN (1926 – 2005)

« Deux personnes vont mourir dans cette rue, aujourd’hui ». Qui ? Alphie, ce brave garçon qu’une bande de petits voyous essayant de jouer aux durs du quartier, veut supprimer pour une raison digne de « West Side Story» pour adolescents boutonneux ? Ce pauvre matelot à la recherche d’un peu de tendresse après une nuit de bordée mal digérée ? Un de ces policiers qui cherchent à déloger le caïd du quartier retranché dans sa chambre transformée en chambre forte ? Ou peut-être tout simplement ce pitoyable voyou meurtrier et agresseur de vieilles dames ? Mais, « …. Il faut que ça reste moral, …. Le méchant ne peut pas gagner. Le crime ne paie pas. Sans ça, la censure ne laisse pas sortir le film ». Peut-être … ?

Ed tricote un bon petit suspens dans ce polar de série dont le genre a eu son heure de gloire dans les années « soixante » et qui meuble si bien, encore aujourd’hui, un voyage en train ou en avion…

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Mais, c’est aussi un peu plus qu’un polar, c’est aussi cette question lancinante sur la limite si ténue entre le bien et le mal, de quel côté de cette frontière tomberont les gamins élevés dans ces rues du 87° district ? Et, pour quelle raison ? Près de cinquante ans avant que nos banlieues s’enflamment, Ed McBain pose déjà les bonnes questions même s’il voit les choses de façon un peu manichéenne et qu’il laisse une belle place à l’espoir toujours possible.

LUMIÈRE NOMADE de Philippe LEUCKX (éditions M.E.O.)

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Livre nomade

Le titre de ce recueil est porteur d’un beau concept qui, on le verra, touche aussi au livre.

Lumière nomade que celle qui s’a-juste à chaque rue romaine, que le poète ressent comme autant de voix aimées. Cette lumière qui, suivant les différents moments du jour, de l’aube (« cette lumière cinglante de gouache unie ») au coucher (« cette lumière qui tombe en dentelles »), conditionne l’apparition du verbe, la remémoration.  

La ville, comme souvent chez Leuckx, est aérienne, traversée de rues et de rumeurs; elle assure le lien entre ciel et terre, entre passé et présent.

L’espace de la ville est mis en concordance avec le temps.

Surtout les murs, linéaires, « qu’on longe comme sa vie », se prêtent aux métaphores temporelles. 

« Ce petit pan de mur aux groseilles qui m’ouvre en deux le passé… »

« Les murs anciens où grimpent les souvenirs »

Les murs n’ont pas seulement des oreilles ; « Les murs se parlent ». C’est le lieu poétique du chemin et de la parole.

Le temps leuckxien est un temps lié, parcouru d’ombres, d’ondes de souvenirs, qu’il s’agit de recueillir par le biais des mots en liaison avec une lumière propre, providentielle et hasardeuse.

« Sache tenir au souvenir comme à une souche. » lit-on. Et à la lumière comme à une source, est-on en droit d’ajouter.

Si on se perd dans un endroit, on se perd dans le temps, dans les « plis de l’espace », là où « nos années dérivent »…

leuckx-photo.jpgLa tâche poétique va consister, « au gré des mots, de la parole », à convertir  ces pertes de temps en « perles de temps ». Le poème dont « on ne sait presque rien » sinon qu’« on naît presque avec lui » désenfouira les souvenirs blottis dans le sable des jours.

Tâche incertaine, mais qu’on ressent comme nécessaire, soumise au gré des parfois, à laquelle s’attelle le « traceur d’aube, traqueur d’ombre », toujours intranquille,  donc pessoien, qu’on peut sans risque d’erreur identifier au poète voire à l’homme.  Car sa « langue n’en aura jamais fini avec le temps.»

Autrement mieux dit : « Les mots sont toujours cette patience ajournée, une lumière qui troue certains doutes, quand le noir descend à plus d’encre encore. »

C’est à Rome que le poète rêve d’un livre nomade qui « accueillerait toutes les rencontres, la canicule, les hauts murs, la muraille, les parcs, les ruelles oubliées, les quartiers désertés, le soleil sur la périphérie, les places, les églises. »

Ce livre envisagé fait penser au projet de Livre de Mallarmé mais comme confiné aux aventures du soleil et d’une ville qui aurait les dimensions d’une existence.

Et l’humain dans tout cela ? Autant d’ombres et d’énigmes à déchiffrer, « des silhouettes qui se déplacent comme des calligraphies » derrière les fenêtres ou par les rues, qu’on « aimera déjà (…) d’avoir perdu », et dont « on ne saura presque rien »…

Le recueil glisse, d’une page à l’autre, de la prose, certes poétique, au poème en vers, à moins qu’il ne s’agisse encore de phrases. C’est dire si Leuckx interroge aussi la forme et l’histoire du poème, qu’il adapte subtilement à son propos.

Dans Mythologies, Barthes écrit (à propos du visage de Garbo) :

 « Le masque n’est qu’addition de lignes, le visage, lui, est avant tout rappel thématique des unes et des autres. »

Dans me même ordre d’idées, on peut dire que Philippe Leuckx a écrit un livre-visage, où, d’un poème à l’autre, des thèmes se répondent, convoquant tous les sens, en un brassage mélodique de quarante-sept textes. Lumière nomade est, pour le dire simplement, un beau livre sincère et secourable à lire à relire comme un visage aimé, « si proche, si lointain », dans  « l’air et les parfums du soir », « avec ce peu de vent / et d’espace ouvert » sur les pages d’une vie.

Éric ALLARD

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LUMIERE NOMADE, préfacé par Monique Thomassettie, 54 pages, 12€ a obtenu le Prix Robert Goffin. 

Le recueil sur le site des éditions M.E.O (extraits, ce qu’on en dit, présentation de l’auteur…):

http://www.meo-edition.eu/lumiere-nomade.html (copier/coller le lien)

Philippe Leuckx lors de la présentation de son recueil au Marché de la Poésie de Namur le dimanche 22 juin 2014. 


JOURNAUX D’ÉCRIVAINS: Annie ERNAUX et Éric FAYE

images?q=tbn:ANd9GcQPGLLKGReAB0Jyz6WKZn2Xf9rdvLc3itc4x56rZ10CBwCpt5HGZYnywFwpar Philippe LEUCKX

 

 

 

annie-ernaux-regarde-les-lumic3a8res.gifAnnie Ernaux, que « La Place », « Journal du dehors » ou autres « Les Années » ont rendue célèbre, et à juste titre, tant on adhère à cet univers aigu, entre remémoration familiale, acuité sociologique pour percevoir l’autre et écriture splendide de densité vraie, publie au Seuil son journal d’Auchan.

Le temps d’une année, à raison d’une visite tous les 4 ou 6 jours, l’écrivaine a pris l’hypermarché comme lieu, thème et écriture d’une exploration sociologique. Décrivant au plus près les décors, les intervenants (clients, caissières), les comportements, retranscrivant dialogues et faits divers, Annie Ernaux poursuit son travail d’ethnographie du quotidien.

C’est Cergy, son lieu de vie, bien sûr, c’est Trois-Fontaines, c’est Auchan, avec ses verrières reflétant d’un côté les nuages, et de l’autre son aspect funèbre et désolant.

Rien n’échappe à l’acuité foncière de celle, qui depuis « La place », n’a cessé de penser à la sienne, face aux autres, parallèlement aux autres, dans la vie des autres. En cela, faire paraître ce volume mince mais si essentiel dans la collection « Raconter la vie » prend sens et légitimité. Qui d’autre qu’Annie – à la tristesse insigne qui vous prend à la gorge, que j’ai vue à Bruxelles, lors d’une Foire du livre, si belle et si mélancolique, dont la beauté des livres se lit sur son visage, cœur dévasté, empreint d’une dignité exemplaire et forcément partageable – pouvait parler de ces vies communes, quotidiennes, banales dans un hypermarché qui réglemente les vies, les contraint, les révèle à leur extrême pauvreté ?

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 Pour Ernaux, l’hypermarché, autant que l’école, cloisonne, sépare, tout en livrant une part de découverte. On ne lit pas Ernaux impunément, comme on lirait un roman – allons, ne soyons pas méchant, disons de cette romancière Nothomb -, on lit la vie sous le style unique – phrases courtes, incisives, qui n’enjolivent jamais, mais décodent sans cesse les réalités multiples -, avec un regard de photographe sensible. En 64 pages, elle réussit l’exploit de photographier au plus juste les structures d’une grande surface, par paliers, blocs, étages, en rappelant les règles d’une société basée sur le profit, le consumérisme galopant, les invectives, les interdictions : Auchan ne cède en rien ni sur le matraquage à la consommation ni sur la portion congrue réservée à la presse de qualité ni sur le régime imposé aux travailleurs. Annie débusque au plus vrai ce à quoi sert ce grand commerce sous verrière : à contenir tous les désirs, à les voir prospérer en étalages, en montagnes de produits.

Mais, au-delà du profil économique dressé, c’est l’humain qui prime chez elle : dire le peu vécu par les gens du peu économique, dire la souffrance de ce qui n’est pas possédé, évoquer ce croisement impossible de certaines tranches de la population au sein de l’hyper, donner à voir l’ordinaire de nos vies, ramassées sur des attentes, des manques, des envies, des gestes. Jamais, l’auteur ne juge. Elle décrit, observe, cite des chiffres, se réfère à la presse, analyse, rappelle, rameute le passé pour éveiller à la connaissance du présent, saisit les données d’apparition, d’émergence des grandes surfaces et de leur impact sur la vie des Français dans un lieu circonscrit, connu, longtemps fréquenté.

Les anecdotes sont si prégnantes qu’Ernaux les élève au statut de scènes inoubliables. Miracle d’une écriture qui ne banalise jamais mais fait écho de sens et de cœur avec les personnes rencontrées d’un côté ou de l’autre des caddies. On retient la caissière craintive de perdre son emploi pour un contrôle ou le caissier tout content d’échapper à la corvée fatigante des mises en rayons ou l’anonyme perdu avec son cabas de désolation ou les fameuses caisses automatiques qui donnent l’impression d’être sans cesse surveillés…

Au-delà des petits faits, on n’est pas loin de la dénonciation d’Aubenas (à propos des boulots précaires), on assiste à « l’extension de mon univers intime » d’un auteur qui prend place et corps et cœur dans l’univers dématérialisé et si matérialiste d’Auchan. Les enfants, les mères, les femmes, comme chez Aubenas, trouvent ici une place de choix. A leur éviction, à leur misère, à leur rôle trop souvent dicté par le passéisme, Annie Ernaux répond d’une salve de réflexions sur le sort, sur leur dignité à recueillir au sein du réel, et, les mots-clés de son univers romanesque trouvent ici une forte justification : les origines, la mère, l’enfant, la place, le rassemblement , la vie « qui se déroule », la terrible « humiliation infligée par les marchandises » aux plus indigents (qui doivent sans cesse calculer le moindre euro pour survivre) éclairent le parcours remarquable d’un écrivain qui n’écrit pas pour faire commerce ni une littérature facile mais pour révérer la vraie vie des autres.

 *

Malgr%C3%A9%20Fukushima.%20Eric%20Faye.jpg?1393413247« Malgré Fukushima », sous-titré « Journal japonais », qu’Eric Faye (1963) donne à lire chez Corti, résonne très fort aussi du poids de l’expérience intime et voyageuse. Le voyage, au Japon, répétitif, attendu, vénéré, offre à l’auteur les occasions rêvées d’évoquer lieux, climats, rencontres, découvertes géographiques, senteurs, atmosphères et humeurs, quatre mois durant, le temps d’un séjour à la Villa Kujoyama, à Kyoto.

Sa fascination pour la culture japonaise, déclinée en théâtre, cinéma (ah ! Ozu), littérature romanesque et poétique (de Bashô à Oseki, en passant par Mori Ogai et les contemporains…), marionnettes, masques, vignettes visuelles, îles et ports, donne matière et densité à ce journal des périples et des rencontres. Les longues et lentes distances parcourues d’une grande île à l’autre, les moyens de transports, le quotidien des passages et des transhumances, la vérité des scènes (comme cet hôtel privilégié réservé pour une somme modique ; l’agacement devant les pertes de temps ; les craintes de voir une amie de la Villa perdre son travail…) : on frôle sans cesse les nœuds d’une expérience qui se veut tout à la fois originale, précise, précieuse, unique : il faut, qu’à l’image d’un Bouvier ou de tout grand voyageur, Lacarrière, par exemple, l’auteur puisse tirer un profit exemplaire de ses nombreux déplacements dans un pays où il faut sans cesse décoder les atouts ( on n’est pas loin de Barthes ni de son Empire des signes).

Le petit livre, profondément, chapitre après chapitre, au fil des saisons, s’insinue dans notre propre expérience qu’il nourrit : on retrouve avec adoration cette figure du cinéaste Ozu et la place qu’occupe « Voyage à Tokyo » dans l’histoire du cinéma et des spécialistes comme les 358 filmologues interrogés par Sight&Sound pour établir la liste des dix meilleurs films de tous les temps (à ce propos, une petite erreur de Faye :le film d’Ozu n’est pas classé premier mais troisième lors du classement de 2012).

On découvre aussi l’intérêt de certains grands traducteurs, comme Yoshikawa, qui s’est attelé à la traduction de toute « La Recherche ».

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C’est avec mélancolie que l’on quitte ce beau témoignage des voyages intérieurs d’un écrivain doué pour signaler la vie insolite à quelques milliers de kilomètres de son Limousin natal.

Le livre est si riche de références, de parcours, de vignettes photographiques (qui accompagnent le lecteur et le guident), de descriptions du réel japonais, que le lecteur prendra plaisir à le relire.

Une intime sensation des quatre éléments traverse la lecture et avec Eric Faye on traverse sous la pluie un pays enchanteur, parfois rugueux, parfois ancré dans une géographie des beautés orientales, parfois si éloigné d’une modernité dispensée en images d’Epinal.

Le grand voyageur parle très bien des us, des coutumes, des ports brumeux, du Bunraku d’Osaka, des fêtes, des lieux pour cinéphiles (hommage à « L’île nue » de Shindo…), de la solitude du voyageur, et parfois, de son inexpérience et des séquelles de tout voyage mal organisé. En quoi, lucidité et expérience tissent ici une matière d’apprendre et de retourner aux essentiels : la vie, l’autre et l’intense désir du voyage.

 

* Annie Ernaux, « Regarde les lumières mon amour », Seuil, 80 p., 2014, 5,90€.

* Eric Faye, « Malgré Fukushima », Corti, 160p., 2014, 19€.