
DERRIÈRE LE TEMPS
Je vois derrière le temps l’or de l’enfance, l’ordre et la volupté, le double dans le miroir
Je vois derrière le temps la famille arrêtée, le vent tombé, la plaine alanguie
Je vois derrière le temps la flamme et le cri, la nuit et le silence, le sang pris dans les sable
Je vois derrière le temps la mer et le chant, le moineau sur le mur, ma mère pour toujours
Je vois derrière le temps la seconde et l’image, la paille du rire dans l’oeil du malheur
Je vois derrière le temps la source du pas, la forme du chemin et la chute de la marche
Je vois derrière le temps la lampe de la terre éclairer la route de la lune
Je vois derrière le temps le risque de prendre et la peine d’offrir
Je vois derrière le temps la sphère contrer le soleil et le cube s’accoler aux nuages
Je vois derrière le temps les passions endormies, les relevés d’inquiétude et la marque des coups
Je vois derrière le temps le sac du navire par le roulis des vagues, la panique à bord et le pont retourné
Je vois derrière le temps l’horloge brisée du présent poème

DES ÉPAVES DE PRIÈRE
pendant que tu regardes l’océan
à travers les phares
une fée troque ses ailes
contre une nageoire caudale
un voilier se crashe
contre une falaise de craie
une église sous-marine
recueille des épaves de prière
sur une étoile de mer
une sirène écrit son rêve
en lettres de sel

LE CHÈVREFEUILLE
le chèvrefeuille mouille
et je lèche l’abeille
restée à la ruche
ma langue gonfle
elle s’élève dans le ciel
à perte de vue
il pleut du miel
sur les feuilles de chou
broutées par la chèvre

LES POSSESSIFS ANONYMES
ma matraque
mon porte-mine
mon fusil à bouchon
mon château de sable
mon livre de chevet
mon alliance
ton gourdin
ton stylo à bille
ton arbalète
ton maillot de bain
ton best-seller
ton trousseau
nos menottes
nos plumiers
nos armes
notre mer
notre oeuvre
notre beau mariage

L’ESSENCE DE LA PEINTURE
l’ombre de la poire
découpée
par le couteau de lumière
dans l’assiette du journal
est
la proie du peintre
avide
de coupures de presse matinales

UNE FORCE DE TITAN
j’ai rempli d’ombre
les bas-côtés du chemin
j’ai mis mes pas
dans les sillons du néant
avec une paille géante
j’ai aspiré la lie de la terre
puis avec une force de titan
je suis descendu du lit
pour venir siroter
mon chocolat chaud du matin

UN GRAND TRAIN DE VIE
j’ai perdu mon regard
sur un quai de gare
et mes yeux sur les rails
ont roulé sur ta peau
tu l’avais par mégarde jetée
par la vitre d’un wagon-lit
mon regard et ta peau
font désormais bon ménage
ils mènent un grand train de vie
dans la salle des pas perdus

LA GROSSE VOIX DU PEUPLE
quand résonne
la grosse voix du peuple
dans le palais du roi
on ferme
portes et fenêtres
on ouvre grand les parenthèses
on plante des bougies
entre les doigts de pied
du vent
secouer l’espoir de la femme de chambre
avec un reste de tempête
ne regarde pas la mer

LA GUERRE DES GARES
pendant la guerre des gares
je me couvre sous les rails
j’attends le train qui sautera
sur les mines de voyageurs
les tickets de quai de rationnement
faisant l’économie de voyages
et l’accompagnatrice nue
qui validera mon titre de transport
en m’aiguillant vers sa voie

L’INSTALLATION
pose ta prose
ici
et place ta phrase
là
au bout de la ligne
puis
va
prendre l’air
au vers
avant qu’il fasse un poème

LE DON
qu’as-tu fait du bleu
du champ de jacinthes ?
qu’as-tu fait du blé
qui chantait dans le jaune ?
qu’as-tu fait du rouge
qui perlait à ton cou ?
qu’as-tu fait du rêve
qui veillait sur le vert ?
j’ai tout donné à la lumière
pour dessiner ton ombre

LA MATIÈRE
chaque soir je m’attache
à la corde de ton corps
puis me laisse choir
au fond de ton âme
là je racle le fond
je balaie les profondeurs
je ramasse la matière
qui constituera ce poème

UN VILAIN TOUR
quand j’ai un vilain tour dans ma boucle
je fais des ronds dans l’O
je fais des rots dans l’onde
je bulle je bâille & je bêle
j’avale une boule de cristal
pour voir le tour de hanche
pris dans le cercle de feu du Grand Bi
pour un hula-hoop d’enfer
une orgie de cycles

LE FRUIT DU DIRE
quand ses lèvres s’étirent
il s’agit de répondre
à son sourire
de ne surtout pas
couper court
à ce qu’elle a à offrir
d’une morsure à l’autre
ses dents découpent
le fruit du dire
dans le bleu de sa peau
on peut voir la mer
emplir de nuit
l’immensité d’un rêve

LA COMMANDE
l’instinct de l’instant
me commande
de tuer le tigre
du souvenir
l’instinct de l’instant
me commande
de tuer l’aigle
de l’avenir
et de faire
main basse
sur la colombe
de l’espoir
