MÉMOIRES (I) de SAINT-SIMON / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

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Jean-Pierre LEGRAND

S’agissant de mes goûts et de mon plaisir à revenir périodiquement à ce que j’aime le plus, Saint-Simon est à la littérature ce que Bach est à la musique : une oasis  où je me retrempe et retrouve à neuf toutes mes facultés d’émerveillement. Bien que je possède  l’édition complète de la Pléiade, je suis parti cette année en vacances en emportant le premier volume du choix de textes établi pour la collection Folio, par Yves Coirault, lui-même maître d’œuvre de l’édition de la Pléiade. J’avais envie de me plonger dans cette anthologie qui traîne depuis longtemps dans ma bibliothèque, tout comme je prends plaisir, de temps à autre, à écouter les extraits d’un opéra favori. Ce volume s’ouvre en outre sur une préface de Coirault, fort instructive, comme tout ce qu’il a écrit sur l’auteur qui fut la passion de sa vie.

 

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On retrouve avec délice mais en condensé, la scène versaillaise et son incomparable défilé de caractères, de visages, d’intrigues et de cabales, de « sueurs employées à l’avancement des fortunes », de haines et de mauvais offices. Une véritable ménagerie de bêtes apprivoisées qui, comme l’écrit férocement Julien Green , « tremble sous l’œil du vieux dompteur à perruque ».

Le vieux monarque infatué de son autorité et qui, pourtant, cède si aisément aux cabales de toutes sortes, ne sort pas indemne de l’aventure. Surtout, bien avant beaucoup d’autres, Saint-Simon ne craint pas de fustiger la honte que furent la persécution des Jansénistes et la révocation de l’Edit de Nantes, toutes deux l’œuvre d’un Roi aux mœurs dissolues et de la dernière ignorance en matière de religion, qui, devenu dévot sur le tard, voulut se sauver. S’étant flatté toute sa vie, nous dit Saint-Simon, de faire pénitence sur le dos d’autrui, il se reput de le faire sur celui des huguenots et des jansénistes »

Au fil des pages, une foule de personnages s’agitent devant nos yeux : le style claque, les couleurs sont franches et un fort contraste donne aux caractères un tour souvent paradoxal. Des qualités manifestes voisinent avec des petitesses sans nom ; un abord aisé et agréable est souvent prémédité et cache des desseins d’avancement, de carrière et de faveur. Un portrait esquissé d‘abord dans la louange se dégrade rapidement en traits noirs et grimaçants. Ainsi Mme de Blanzac : « On ne pouvait avoir plus d’esprit, plus d’intrigue, plus de douceur, d’insinuation, de tour et de grâce dans l’esprit, une plaisanterie plus fine et plus salée, ni être plus maîtresse de son langage pour le mesurer à ceux avec qui elle était. C’était en même temps de tous les esprits le plus méchant, le plus noir, le plus dangereux, le plus artificieux, d’une fausseté parfaite, à qui les histoires entières coulaient de source avec un air de vérité  et de simplicité qui était prêt à persuader ceux même qui savaient, à n’en pouvoir douter, qu’il n’y avait pas un mot de vrai ». Nulle part ailleurs que chez Saint-Simon on ne perçoit de manière aussi sensible ce qu’il entre d’art – et donc d’artifice – dans l’entregent et les bonnes manières, habits agréables à la vue et au toucher qui mettent en valeur le meilleur mais peuvent aussi travestir le pire.

Quelle vie pour le Duc de Saint-Simon, chroniqueur du Roi-Soleil ?
Jean-Baptiste Van Loo, Portrait de Saint-Simon (1728, détail),

Certaines anecdotes inspirent la réflexion. Ainsi l’un des fils de Saint-Simon, le marquis de Ruffec était victime d’une imposture. Pour être bien reçu et avoir de l’argent, un quidam avait pris le nom du marquis de Ruffec et courait le pays, fréquentant les assemblées les plus choisies. Il fut arrêté chez d’Adoncourt, commandant de la ville de Bayonne, qui lors d’un banquet, le vit prendre des olives avec une fourchette et le démasqua. Un homme de son rang aurait en effet dû savoir qu’on prenait une olive avec une cuillère et non une fourchette. Ce petit fait montre à quel point l’éducation et les bonnes manières constituent autant et souvent davantage un savoir discriminant qu’un savoir vivre.

D’autres fois, même les meilleurs déroutent par leurs médiocrités cachées. Mais ici, il s’agit plutôt  de la conception particulière que se fait Saint-Simon de l’être humain : une réelle humilité chrétienne nourrit son indulgence, voire même  une forme de tendresse pour ce « recoin d’homme », c’est-à-dire les défauts qui humanisent les plus accomplis d’entre nous, le reste d’humanité inséparable de l’homme. Sans doute Saint-Simon se souvient-il que Jacob boitait…

Mais le plus remarquable de toutes ces pages, c’est l’optique, le regard si particulier de Saint Simon auquel Coirault consacra, voici déjà bien des années, un merveilleux essai aujourd’hui épuisé. Le mémorialiste est en effet lui-même présent comme témoin (souvent mais pas toujours de première main) dans l’Histoire qu’il nous dévoile. En résulte une oblicité du regard et un cadrage qui compense son étroitesse par une exceptionnelle profondeur. Il scrute les personnages qui paraissent sur cette scène confinée, ôte leur masque et traverse  leur  âme.

Ce jeu du regard et la jouissance presque perverse qu’il procure est manifeste lors du lit de justice d’août 1718 qui consacre la réduction des bâtards au rang de leurs pairies mais plus encore à l’occasion de la mort du Grand Dauphin. Il surprend à cette occasion le manège de la Duchesse de Bourgogne qui n’a aucune raison de pleurer le fils aîné de Louis XIV (un  grand balourd à l’esprit épais et maladivement taiseux ; une espèce insolite de Saxe-Cobourg français) mais s’astreint à un devoir pressant de bienséance sentie : « Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère ; quelques armes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant, le coup d’œil fréquemment dérobé se promenait sur l’assistance et la contenance de chacun ». Saint-Simon sort de cet événement tragique comme d’un spectacle particulièrement réussi où « la promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avait cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avait pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes, forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour ». On mesure à ce texte tout ce que Proust doit à Saint-Simon : lisant ces lignes, on ne peut que revoir en pensée le narrateur de La Recherche en route vers son « bal de têtes ».

Le livre sur le site de Folio

LA FENÊTRE d’AGATHA STORME (Maelström) / Une lecture de Nathalie DELHAYE

AVANT QUE J'OUBLIE d'ANNE PAULY (Verdier) / Une chronique de Nathalie DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Émouvant

Bruxelles se conte par « La fenêtre », un conte-nouvelle rondement mené avec un thème original. On ne s’arrête pas au coup de coeur pour la maison-paquebot à Anderlecht, « La fenêtre » nous montre où l’imagination peut nous mener, de bien jolie façon, avec pourtant des moments d’angoisse et d’interrogation…

 

BSC#86 La fenêtre

 

Car notre héroïne est totalement happée par cette aventure, la silhouette et ce visage qu’elle devine à la fenêtre d’en face la fascinent, elle construit sa vie dans l’attente d’une nouvelle apparition, imaginant encore et toujours, devenant dépendante de ces instants magiques, son comportement change. Le « pourquoi ? » domine tout au long de cet ouvrage, et le lecteur a hâte de découvrir la chute, tant il est intrigué par l’histoire.

Un bel hommage que rend Agatha Storme à sa ville, à son histoire et à une figure en particulier, et quelle figure !

Une ambiance, des décors et beaucoup d’émotion, nul doute que notre grand homme eut apprécié cette histoire, lui qui a dit :

« Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns.

Le Bookleg sur le site de Maelström

2020 – LIRE POUR DÉCONFINER : LECTURES PIQUANTES / La chronique de Denis BILLAMBOZ

2018 – RENTRÉE LITTÉRAIRE : IN MEMORIAM, par Denis BILLAMBOZ – LES ...
Denis BILLAMBOZ

Quoi de plus vivifiant pour sortir de la léthargie d’un confinement ramollissant que quelques bonnes lectures bien piquantes ! Où trouver des lectures acidulées ? Eh bien, comme toujours en feuilletant le catalogue du CACTUS INÉBRANLABLE car rien n’arrête l’éditeur le plus piquant de Belgique même pas une attaque virale frontale, il a toujours des nouveautés à proposer pour contrer les morosité ambiante. En cet été particulièrement chamboulé, c’est Jean-Louis MASSOT, Guillaume POUTRAIN et MICKOMIX qui montent au front armés de leurs aphorismes dévastateurs.

 

L’A.A.F.L.A. – L’appareil à fabriquer les aphorismes

Jean-Louis Massot

Cactus Inébranlable Editions

Après un livre de Jean-Louis Massot éditeur, j’enchaîne avec un livre de Jean-Louis Massot auteur et la qualité est toujours la même, à passer sa vie dans les livres, à séparer le bon grain du moins bon grain, il a affûté le talent inné qu’il a pour les lettres, sa plume ne le trahit pas plus que son nez. Dans ce recueil, il nous raconte comment il a inventé une machine infernale capable de fabriquer les meilleurs aphorismes. Mais, la machine est fragile, capricieuse, espiègle, …, il est nécessaire de suivre scrupuleusement la fiche technique pour le montage, comme pour les meubles vendus dans des grandes surfaces construites par des Suédois, et le mode d’emploi pour l’utilisation. Cette machine aurait pu être inventée par Pierre Dac avec l’assistance de Raymond Queneau et les conseils d’Achille Chavée et certainement d’autres que j’ai moins lus, elle aurait peut-être tout aussi bien marché.

Avant de dévoiler un échantillon d’aphorismes produits par cette étonnante machine, il convient de rappeler, car certains en doute encore, qu’« Un aphorisme court en dit long » et même qu’il en dit beaucoup sur certains : « Montre-moi un peu ton aphorisme et je te dirai qui tu hais ». Et malgré toutes ces qualités « …l’aphorisme n’est toujours pas reconnu comme remède à la morosité » et pourtant « Un aphorisme n’est pas un médicament à prendre à la légère ».

L’A.A.F.L.A. est une machine impitoyable, elle ne tolère pas l’approximation, elle avertit les rimailleurs : « Il y a des poètes qui méritent des coups de métrique sur les fesses ». Elle est aussi très perspicace, un peu cancanière, elle sait tout même ce que la femme du pompier de service ignore, « Quand il la trompa, la femme du pompier n’y vit que du feu ». Elle connait même tous ceux qui ont des comptes ou des contes à rendre, ou presque, « A la fin de leur vie, les frères Grimm avaient-ils encore des contes à rendre ».

La liste pourrait être beaucoup plus longue mais il faut en laisser pour les lecteurs assidus, et même les autres, de cette brillante collection. Je dévoilerai cependant ce petit dernier que j’ai particulièrement goûté : « Et si quelqu’un nous avait appris à rire l’alphabet sur les bancs de l’école ? » Excellente question vous avez bien fait de la poser à vos fidèles lecteurs !

Pour commander le recueil sur le site du Cactus 

 

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Autopsie des songes

Guillaume Poutrain

Cactus Inébranlable Editions

En cette période estivale, l’équipe du Cactus inébranlable, s’est enrichie d’une nouvelle pique, Guillaume Poutrain est arrivé avec un P’tit Cactus bien piquant sous le bras. Il élargit encore la gamme du texte court, voire ultra court, prôné par la maison en écrivant des aphorismes raisonnant comme des essais, des essais tout courts mais des essais qui font réfléchir plus que des réflexions verbeuses, souvent trop intelligentes pour être compréhensibles. Guillaume, lui, il fait court, tout court mais percutant, évident. Ses aphorismes mis bout à bout peuvent constituer un essai sur notre société et tous les déboires qu’elle rencontre en cette fin d’ère, en attendant la création d’une nouvelle époque plus enthousiasmante. Comme un essayiste, il parle :

Des femmes

« « Lorsqu’un couple se sépare, l’un retrouve la solitude, l’autre son indépendance » ».

De la philosophie

« Ironiser détruit. Philosopher disperse. Rêver construit ».

De la poésie

« Ebloui par lui-même autant qu’invisible aux autres, le poète ressemble à une lampe allumée en plein jour ».

De l’enfance et de la vieillesse

« La jeunesse pense avec raison qu’en donnant tort à l’existence elle en obtiendra quelque chose. Elle manie la figure de style avec une dextérité de vieux filou ».

De la guerre

« Entre cinquante avions et trois fusées, la paix continue de parcourir le monde à la vitesse d’une colombe ».

Des beaux art et de la littérature

« L’art ce n’est pas la liberté, mais l’évasion. L’évasion, c’est le rêve. La liberté, c’est le début des contraintes ».

Guillaume parle aussi au sujet de la vie en société, des méfaits de l’alcool et du spirituel, toujours avec finesse et esprit, sagesse et philosophie mais aussi acidité et amertume et surtout pertinence et impertinence. J’ajouterais même un doigt de poésie pour compléter ce délicieux cocktail littéraire qui rafraîchira moult esprits pendant la canicule estivale.

Pour commander le recueil sur le site du Cactus

 

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Le gille boit et le carnaval passe

Mickomix

Cactus inébranlable

Mickomix, je l’ai déjà croisé, virtuellement s’entend, dans un autre P’tit cactus, j’avais glosé sur son pseudo : « Mick c’est évidemment Mickaël mais omix ce n’est certainement pas Serré, alors c’est peut-être komix ou alors comix comme les fameux dessins… ». Mais depuis que j’ai lu ce dernier recueil, j’ai l’impression que c’est lui qui me connaît le mieux, il sait mon goût pour le jeunisme : « On devient vieux con quand on ne supporte plus l’idiotie de la jeunesse ambiante. » Il va falloir que je me surveille. Il connaît aussi parfaitement mon aversion pour les utilisateurs ayant sombré dans l’addiction aux nouvelles technologies de la communication.

« Il s’excitent avec leurs Gigabits, frétillent devant leurs chats et tout émoustillés, derrière leur GSM, sans fil caressent du doigt des fantasmes virtuels. »

Apparemment, il sait même que je suis né dans la même paroisse que Gustave Courbet qu’il ne manque pas de citer parmi ses références.

« Courbet Recto/Verso – Certes on a retrouvé la tête, et le nom qui va avec, du modèle du tableau de Courbet : L’origine du monde. Mais on ne verra jamais son cul, à Constance Queniaux ! ».

C’est un brin trivial mais ce n’est pas faux.

Et en lisant ses piques, ses avis, ses opinions, ses fulgurances, je ne peux que me sentir assez proche de lui, nous avons la même conception de l’écologie : « L’amour est l’unique carburant qui ne détruit pas la planète ». Nous connaissons tous les deux les penchants, pas franchement secrets, de son éditeur « La devise de mon éditeur : Pas de Chimay sans bleu ! », je la ferais bien mienne. Nous avons aussi le goût des formules absurdes dont notre langue accouche parfois :

« Le GROS problème c’est les normes ».

Peu concerné par la religion et la politique, je pourrais pourtant le suivre sur le chemin de Dieu quand il écrit : « Dieu émarge dans le vide et émerge d’une idée, d’une idéologie, d’une extrapolation prenant sa source dans l’absence, depuis son inexistence jusqu’à son apparition : sans néant, pas de Dieu, mais sans Dieu, le néant ! » Je n’ai pas plus compris la religion que lui mais, du point de vue politique, je le rejoindrais volontiers quand il formule ce rappel à l’ordre à l’attention de tous ceux qui voudraient diriger quelques autres :

« Souvenez-vous bien d’une chose, vous, les puissants, les chefs, les leaders, l’élite… c’est qu’une pyramide ne peut s’élever dans une base solide et solidaire mais qu’elle peut sans souci, en s’allégeant même, se séparer de sa tête ».

Après un tel déferlement d’esprit et d’espièglerie, je ne regrette qu’une chose, celle de ne pas pouvoir reproduire la magnifique langue, car il est multicarte l’artiste, il sait tout faire, qu’il a dessinée pour illustrer cet aphorisme :

« Heureux le lèche-cul car il ne connaît pas la barrière de la langue ! ».

Pour commander le recueil sur le site du Cactus

 

LE TOUR D’ÉCROU de HENRY JAMES / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

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Jean-Pierre LEGRAND

Somerset Maugham estimait que  la plupart des nouvelles d’Henry James, étaient, et quel que soit leur degré d’élaboration , « d’une banalité fort peu commune ». Frère du philosophe et psychologue William James et fort influencé par ses travaux, Henry James tresse dans ses nouvelles, des intrigues en effet souvent simples mais dont tout l’intérêt réside dans l’espèce de secousse qu’elles provoquent chez ses personnages, suggérant des failles soigneusement ignorées,  des turpitudes secrètes et des stratégies d’évitement infiniment retorses, le tout décrit dans un style réaliste et précis mais dont les méandres successifs, comme les échos d’une voix, troublent le propos, en démultiplient le sens : dans le monde de James, rien n’est jamais acquis, l’intentionnalité des personnages reste opaque ; aucune interprétation n’est certaine : au terme de sa lecture, le lecteur a le sentiment d’être arrivé à un carrefour où aucune direction n’est indiquée, sa destination demeurant problématique. James est l’exact opposé de Zola qu’il a beaucoup lu et, au final  peu apprécié. Là où Zola affirme, objective sa conception du réel en imposant sa vision de la vérité, James expose une interrogation qui se ramifie en un dédale d’incertitudes. A cet égard, Le tour d’écrou est une nouvelle exemplaire.

Le Tour d'écrou (nouvelle édition)

James avait peu d’estime pour cette nouvelle parue initialement en feuilletons et qu’il jugeait trop gouvernée par des impératifs «  alimentaires ». Le découpage en feuilletons se ressent dès les premiers chapitres, très courts et d’une intensité dramatique constante. Là où chez Balzac les nécessités du feuilleton entraînent parfois une forme de dilution, elles se traduisent chez James par un resserrement de l’action, typique de l’auteur dramatique qu’il fut également. Ce n’est guère étonnant si cette œuvre d’une tension constante a subjugué Britten qui en a tiré un des plus fameux opéras du XXème siècle.

Venons-en à l’argument de la nouvelle
Un narrateur évoque une étrange histoire écrite par une jeune femme, fille d’un pauvre pasteur de campagne, à qui une curieuse proposition fut faite par l’oncle et tuteur de deux petits orphelins, Miles et Flora. La jeune femme deviendrait la gouvernante des deux enfants dans le manoir idyllique de Bly où ils demeurent seuls avec leur intendante, Mrs Grose. Une condition toutefois : la jeune femme assumerait seule la responsabilité de sa tâche et, en aucun cas n’importunerait le tuteur, homme d’affaires très occupé. Immédiatement sous le charme de cet oncle insolite et très beau, la jeune femme hésite mais finit par accepter, à la fois effrayée par la tâche et flattée par l’intérêt qui lui est porté.

Les débuts de la jeune gouvernante justifient sa décision : l’endroit est magnifique et les deux enfants de sept et dix ans sont d’une gentillesse, d’une intelligence et d’une beauté quasi surnaturelles : de véritables angelots.

Toutefois, le tableau s’assombrit rapidement : une lettre nous apprend  que Miles est renvoyé de son collège pour des motifs inconnus tandis que la jeune gouvernante voit apparaître des fantômes. Grâce aux informations de Mrs Grose, la jeune femme les identifie : il s’agit de  Peter Quint un valet du manoir auquel Miles était très attaché  et de Miss Jessel, une servante séduite par le valet. Tous deux sont morts dans des circonstances mystérieuses. Par une trouble et constante promiscuité avec ceux-ci, ils auraient corrompus les enfants.

À sa parution, les esprits les plus naïfs ainsi que ceux qui refusaient de voir les abîmes ouverts par James, se sont contentés de voir dans cette nouvelle une histoire de fantômes menée avec brio mais au final, bien banale.

Pourtant, profitant justement du caractère fantastique de son intrigue et de la mise à distance qu’elle permet, James multiplie les ambiguïtés, les bifurcations et aborde en sous-texte, les thèmes de l’homosexualité, de la pédophilie et de la séduction narcissique et perverse.

Photos de Henry James - Babelio.com
Henry James (1843-1916)

Pour mener son récit, James a donc fait choix d’un narrateur qui lit le témoignage du personnage principal, rédigé à la première personne. Cette étonnante et très novatrice  mise en abyme pour l’époque nous permet d’entrer dans l’histoire du point de vue de la gouvernante-héroïne : son témoignage est la seule source d’information du lecteur même si les faits qu’elle rapporte permettent de croiser sa version avec ce qu’elle nous dit de sa réception par les autres protagonistes dont Mrs Grose, personnage en apparence passif mais essentiel dans le développement du délire de la gouvernante. L’intrication des points de vue directs et indirects interroge le lecteur et contribue à ce que d’aucuns ont appelé l’énigmacité de l’œuvre, caractérisée par une question  sans réponse.

Très habilement, James – et à sa suite Britten dans son opéra  via un thème oppressant ramifié en 15 variations –  rend sensible ce tour d’écrou qui se resserre  à chaque chapitre : progressivement le décor de conte de fée avec son parc idyllique et ses adorables chérubins, se transforme en labyrinthe sombre, lieu de mort et de perversion.  Nous suivons la jeune femme telle qu’elle perçoit la réalité, écartant d’abord les soupçons qui la gagnent  pour mieux céder ensuite aux raisons d’y croire et sombrer enfin dans son délire hystérique : « S’absorber dans les profondeurs azurées des yeux de l’enfant et déclarer que leur beauté était l’artifice d’une ruse précoce revenait à se montrer coupable  de cynisme et je préférais naturellement renoncer à mon jugement et autant que possible à mon agitation ». Anges ou démons : la gouvernante veut voir des anges mais se résout aux démons face à l’évidence du mal qu’elle imagine.

En réalité, au fil des pages, un glissement se fait. Beau comme le péché, Miles semble le substitut idéal de son oncle dont la jeune femme a subi le charme. Eblouie, elle trouve, pour parler de lui , des mots étrangement habités : « Il y avait chez ce beau petit garçon quelque chose de prodigieusement sensible et pourtant de prodigieusement heureux, qui me frappait plus que chez toute autre créature de son âge  que je connaissais, recommençant à neuf chaque jour ». N’est-ce pas là le langage et la temporalité de la passion ?

Je laisse au lecteur la surprise d’un dénouement qui s’ouvre sur une indétermination qui est la marque de James et le symbole de cet écart mystérieux entre nos motifs avoués et nos actes.
On garde en mémoire cette interrogation qui est celle de tous les puritanismes et à leur suite, de tous les fanatismes : « S’il était innocent, qu’étais-je donc moi, grands dieux ? »

Le Tour d’écrou sur le site du Livre de poche

HENRY JAMES sur le site de Gallimard

 

PRIX DES CINQ CONTINENTS DE LA FRANCOPHONIE : LA THÉO DES FLEUVES  de JEAN-MARC TURINE / Un article de Sonia ELVIREANU

Sonia Elvireanu « MondesFrancophones.com
Sonia ELVIREANU

 

La Théo des fleuves de Jean Marc Turine, recompensé par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie en 2018, c’est le troublant récit de Théodora, une survivante rome des camps nazis.  Un roman touchant par son message aussi bien que par la beauté de la langue, la sensibilité et la compassion de l’auteur envers les exclus, les damnés, victimes des idéologies meurtrières et des régimes totalitaires.

 

Le roman s’appuie sur une ample documentation sur le génocide des juifs et des roms, dénoncé dans le livre Le crime d’être roms, refusé par les éditeurs, présenté en feuilleton radiophonique sur France Culture. Repris en 2016, le texte devient La Théo des fleuves, le troisième roman de l’écrivain belge, après Foudrol (2005) et Lîen Mé Linh (2014).

Jean Marc Turine pénètre dans l’Histoire tragique du XXe siècle, avec les déportations et les camps nazis, perpétrée après la guerre par des conflits armés et de fausses utopies : le communisme à l’Est (avec ses nouveaux camps de travaux forcés), les guerres au Vietnam, en Algérie, en Irak.

L’héroine du roman est Théodora, une belle tsigane d’un campement situé quelque part sur le cours du fleuve Danube, d’une grande beauté d’âme aussi, l’incarnation de l’idéal de dignité humaine dans un monde qui serait débarrassé des discriminations ethniques ou raciales.

L’écrivain raconte son parcours sur la toile des événements tragiques du XXe siècle qui bouleversent son existence. Son calvaire commence à quinze ans (1934) par un mariage malheureux avec un gitan aisé, selon les lois non écrites de son peuple.

Bien qu’élevée dans le fatalisme de sa condition de rome pauvre et marginalisée, la jeune fille refuse l’enfermement dans des coutumes dont elle se sent la victime. Elle aspire à la liberté, à l’amour partagé avec Aladin, l’accordéoniste qui délivre les âmes par la magie de sa musique, à l’étude, à une vie sans haine. Elle est pourtant obligée de se soumettre, de souffrir, d’étouffer l’humiliation et sa révolte.

Après sa répudiation par un mari violent et alcoolique, elle se réfugie auprès de sa mère afin d’élever sa petite fille, tout en essayant de s’instruire, s’exerçant à lire et à écrire, comme Aladin. Elle délivre son âme par l’écriture, en confiant ses pensées et ses sentiments aux pages d’un cahier.

C’est le trésor de Théo, jeté dans les flammes pendant les atrocités commises par les miliciens, suite à un ordre d’éradication des roms, avant l’éclatement de la guerre, sous les yeux effarés de tous les témoins des crimes et des viols atroces qu’ils porteront dans leur mémoire comme le stigmate de la haine et de l’exclusion.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale commencent les déportations des juifs et des tsiganes dans les camps nazis. Déportés, Théo, Carmen, sa fille, et Nahum, le petit juif blanc adopté vivent l’enfer des camps de la mort, la bestialité des nazis, mais ils survivent. Euphrasia, la fille rome qui a perdu la raison suite au viol qu’elle a subi avant la guerre, meurt dans le camp, pour avoir voulu se venger contre son agresseur qu’elle reconnaît sous chaque uniforme.

Les événements horribles qui ravagent son existence, les souffrances, les pérégrinations à travers d’autres pays, la cruauté du destin qu’elle ne peut changer malgré sa détermination, tout est évoqué dans les souvenirs de la vieille Théodora, revenue sur les lieux de l’enfance pour mourir parmi les siens. Elle est la survivante de deux camps, nazi et communiste, la porteuse d’un message d’espoir dans un monde sans discriminations.

Elle vivra pour quelques mois la liberté, l’amour, la fraternité à bord du bateau Sâmaveda, dans un groupe restreint de victimes, réunis autour du capitaine Joseph, et qui ont enfin trouvé la liberté sur la mer, chacun avec son histoire.

Jean-Marc Turine

Le romancier alterne présent et passé, dans une narration hétérodiégétique, aux drames bouleversants et aux séquences d’une indicible beauté érotique et paysagiste. La voix de la vieille Théodora, immobilisée dans un fauteuil, la vue affaiblie, raconte son expérience de vie, complétant ainsi le « livre-corps » de sa mère, qui fait partie lui aussi du livre de la vie des roms.

Théodora assure ainsi la continuité des traditions ; elle témoigne de la haine, de l’exclusion, des souffrances, de l’exil, comme du rêve et de l’espoir. Son récit est un remember du temps tragique, qui pourrait être évité à l’avenir par le changement de mentalité envers les tsiganes.

Chaque homme est un « corps-livre », car le corps porte en lui les drames et les joies de la vie, les rêves et les espérances de chacun. Il se referme sur lui-même, comme celui de la mère de l’héroïne, ou s’ouvre en racontant à d’autres, comme le fait Théo mourant qui évoque ses souvenirs aux jeunes.  C’est un tel héritage que laisse Théodora dans ses récits, auxquels s’ajoutent le cahier abandonné sur le bateau Sâmaveda, les récits d’Aladin, de Nahum, du capitaine Joseph. Ce sont autant de livres, conservés par Tibor pour ses successeurs, qui témoignent d’autant de vies brisées, de la discrimination, de l’exil, de la violence, des horreurs, du pouvoir, de la monstruosité, des errances, de la haine, de la révolte, de la mort, tout autant que de l’amour, de la passion.

Les personnages liés affectivement se cherchent en exil, se retrouvent en situations dramatiques, mais ils se séparent pour suivre leur voie. Ils ne réussissent pas à modifier leur condition d’exclus, mais ils osent au moins en parler. Ils se délivrent de leur peur par l’art et défient tous les oppresseurs comme Aladin par la musique, Nahum par la danse, Asia par le chant, en se produisant sur les lieux des conflits armés, sous des coups de feu. Ou Théo, qui affronte l’agresseur de sa jeunesse, retrouvé après la guerre dans un camp communiste sous le masque d’un homme respectable qui cache son passé, en serviteur zélé du nouveau régime.

La disparition de la peur conduit au défi direct des tortionnaires, parfois à leur réhumanisation. C’est le cas de Nahum, choqué par la mort d’une petite fille innocente tuée par des soldats, un trauma qui lui brise la vie et le jette dans un hôpital psychiatrique pour le reste de sa vie. Il y réussit pourtant à récupérer des bribes de sa mémoire d’enfant traumatisé.

Toute aussi émouvante est l’histoire d’Asia, une petite fille rome, découverte par Nahum aux bouches du Danube, ravagée par le souvenir des horreurs vécues dans un champ nazi. La rencontre de Nahum et son amour délivrera s âme par le chant. Sa voix troublante rejoint la danse magique de Nahum et la musique irréelle de l’accordéon d’Aladin pour raconter ce qu’ils ne peuvent confesser par les mots. Mais lorsque l’âmed’Aladin meurt de douleur à cause du drame de son fils adoptif, il perd le don de la musique qui aurait pu le sauver.

L’écrivain belge parle du destin des tsiganes et par eux des traumatismes, des enfances et des vies brisées, des atrocités commises par ceux qui servaient les régimes politiques ou militaires, de la fatalité de l’origine qui condamne, de la résilience, de l’amour, de la fraternité, du courage de rompre avec les traditions pour suivre chacun sa voie, du rêve et de l’exil. Contre la monstruosité de la raison se dresse le mystère de l’âme, de l’amour, de la lumière, de l’art, le leitmotiv du sacré à côte de celui de la conscience qui interroge : “Pourquoi [tant de haine]?

On ne perd rien de l’ontologie de l’existence, on transmet tout par le récit oral de la tradition ou par l’art qui peut témoigner de la cruauté et de la beauté, du destin.

Jean-Marc Turine, La Théo des fleuves (Esperluète Editions, Bruxelles, 2017, 224 p., 18 €)

Le roman sur le site d’Esperluète Editions

Jean-Marc TURINE sur Esperluète Editions

LES DOSSIERS DE REMUE-MÉNINGES (VII) : ÉRIC DEJAEGER

Extrait du Remue-Méninges #27 de l’Hiver 2002

ÉRIC DEJAEGER

DE JAEGER Éric - Etonnants Voyageurs

– Vous n’y allez pas par quatre chemins !

– Jamais ! Un seul, c’est plus court.

Alphonse Allais

 

L’accélérateur d’histoires

 

Eric Dejaeger est un accélérateur de fiction, un coupeur d’histoires aux ciseaux de l’imaginaire. Faire fi des entrées en matière, préambules, expositions de thèmes et multiples développements pour entrer dans le vif du sujet et en ressortir aussi vite, indemne de toute complaisance narrative, est un art, sans doute fertile dans notre petite contrée, riche en faiseurs d’aphorismes et de petite proses, en créateurs de propos courts sous phylactères.

« Un pro du raccourci », tel est notre auteur, comme l’a souligné justement Jacques Sternberg qui sait de ce dont il parle, en soulignant la spécificité du premier opus de contes brefs, et souvent cruels parus, chez Memor en 2001.

Il remet ça chez le même éditeur dans « Jivarosseries » avec encore plus de verve cette fois, en élargissant ses domaines d’investigation et sans perdre sa virulence à l’égard de la coquetterie sous toutes ses formes.

Ses petites proses sont l’occasion pour lui d’égratigner (comme de rendre hommage) avec le tranchant de la plume le marbre des monuments de la « Culture générale » : Dieu et sa descendance, Ulysse et Le Roi Soleil, Rimbaud et Verlaine, Neil Armstrong ou Bill Gates… Faire court, ce n’est pas donné, ou, si ça l’a été un jour, l’expérience du temps nous a appris à nous allonger sans mesure sur nos petites misères et l’inaccomplissement de nos rêves. On en fait des tonnes alors qu’il s’agit surtout de passer, d’enchaîner, de parier sur l’avenir qui regorge de temps en réserve, donc d’occasions de se refaire, de s’écrire autrement.

Revuiste impénitent, par passion de la littérature comme il le déclare, il est traducteur de textes inédits de Brautigan  (aux Carnets du Dessert du Lune) ou d’écrivains encore mal connus de ce côté-ci de l’Atlantique comme McDaris, Locklin,… Collaborateur prisé de la mythique revue Fluide glacial, grand amateur de Chimay bleue et de cigarillos (pour le plaisir), il a su mêler dans sa dernière et minuscule  (uniquement par le format !) revue, qu’il anime avec son pote Paul Guiot, textes d’auteurs francophones et anglo-saxons sous la bannière jamais démentie depuis le début de « concision sans concession, d’intellisibilité (mais pas trop), humour et plus si affinité.»

Sprinter donc plutôt que coureur de fond, mais sachant mener son corps, son action en évitant contraintes et obstacles – il garde un bonus malus (voir interview) vierge depuis 20 ans – on ne s’étonnerait pas qu’un jour

Dejaeger nous donne un roman-fleuve, accumulation sans nul doute d’un nombre infini de petits segments coulant comme de l’eau de roche. Comme une rivière de mots qui n’en finirait pas de se ressourcer en ses points de gisements nombreux à la nappe frénétique d’un fluide nommé réel.

Il nous livre des textes encore inédits et d’autres tirés de ses deux  ouvrages aux éditions Memor.

Eric Allard

 

JIVAROSSERIES, Memor 2003

couverture

Punch verbal

Petites machines à couper les têtes, celles du récit, celles qui gonflent à cause d’une enflement du cou(rt), ces « Jivarosseries », forcément féroces, s’en prennent à tout le monde avec un mordant, une  jubilation heureuse. Le temps n’existe pas pour Dejaeger ; il est une pure fiction qu’on peut enjamber au gré de son bon vouloir pour aller corriger un point d’histoire devenu tache, briser une icône, redessiner un profil dont l’ombre trop grande nuit à la liberté d’action et de pensée des contemporains.

Toute la culture d’une époque, plus virtuelle que factuelle, plus communicationnelle qu’expressive, qui s’appuie sur le GSM ou les avatars de l’ordinateur-roi pour transmettre ses manques de savoir et se gausser de son évidente ignorance des siècles passés est tournée en ridicule, mais par l’entremise du trait d’esprit cinglant comme une gifle, de même que les tares politiciennes, les manquements de la « pédagogie moderne » qu’en tant qu’enseignant des langues modernes  il éprouve en première ligne.

Dejaeger est un virulent qui a trouvé son moyen de frapper sans être (trop) inquiété : le texte court  qui tranche (sur les longueurs avoisinantes), la prose (ou par ailleurs la poésie) brève qui cogne, et qu’on doit alors lire l’estomac protégé, pour retenir les coups au plexus et les crises de rire intempestives. Une littérature frappante et poilante. Hautement salutaire en ces périodes glabres et molles comme des montres dénaturées de Dali.

E.A. 

 

 PAROLES

 

E.A – Faut-il être souvent tombé pour être devenu un virtuose de la chute, comme le souligne Jacques Sternberg dans la préface d’Élagage max… 

E.D. – Non, je pense qu’il vaut mieux conserver son équilibre face aux bourrasques de la connerie humaine.

Quels sont les auteurs qui t’ont conduit sur cette voie glissante ?

Essentiellement Jacques Sternberg mais aussi Ambrose Bierce, Norge, Richard Brautigan, Marcel Mariën, qui ont également écrit des textes brefs.

Comment écrit-on un conte bref ?

Très vite.

La réputation que tu es en train de te forger de spécialiste de la forme courte présente-t-elle à terme d’autres inconvénients que le fait de te lever la nuit pour noter des idées de contes brefs ?

Je n’ai pas connaissance de cette réputation. Quant à me lever la nuit, j’ai un bloc-notes et un crayon sur ma table de nuit.

Excepté les livres, tes goûts artistiques te portent vers quelles disciplines, quels créateurs ?

Il y a encore tellement de livres que j’aimerais lire que je n’ai pas vraiment le temps de me passionner pour autre chose. Disons que la musique a une certaine importance dans mon environnement.

Quel(s) genre(s) ?

J’ai des goûts assez vastes, du chant grégorien à Indochine, de Satie à David Bowie, de Pink Floyd à Renaud, du Velvet Underground à Chet Baker… Mais rien qui sorte vraiment des sentiers battus.

Même si la littérature n’est effectivement pas une question de territoire, quelle différence fondamentale vois-tu entre les écrivains anglo-saxons et les écrivains français ?

L’imagination chez les anglo-saxons opposée à l’art de tirer une nouvelle de 20 pages en un roman de 200 pages très stylé et très barbant chez de nombreux français établis.

Cioran disait avoir trouvé plus de gens intelligents chez les traducteurs que chez les écrivains. Quelle pourrait en être la raison ?

Un traducteur qui traduit des choses intéressantes rend probablement plus service qu’un écrivain qui se contente de pondre du subjonctif passé.

Qu’est-ce que la traduction t’apporte ?

Quand quelqu’un me dit qu’il a apprécié ce que j’ai traduit, j’ai l’impression d’avoir servi un peu à quelque chose.

Qu’est-ce qui pousse à créer une revue (Écrits Vains de 1991 à 1999) puis une autre (Microbe depuis 2000, avec Paul Guiot), à laquelle s’adjoint chaque fois une petite entreprise d’édition ?

Uniquement la passion de la littérature.

Que rencontre-t-on dans la petite presse qu’on ne rencontre pas chez les « gros » tirages ?

Beaucoup de variété sur peu de pages. Des auteurs de talent inconnus, qui risquent malheureusement de le rester car ce qu’ils écrivent ne correspond pas souvent à ce que les éditeurs pros veulent vendre. De la spontanéité. Beaucoup de naïveté aussi, celle-ci étant pour moi une qualité.

Qu’est-ce qui te guide dans le choix des textes, quelle qualité principale fait un bon texte ?

Pour Microbe, le premier critère de sélection est la brièveté : en dire beaucoup en peu de mots. Puis l’humour, du rose pâle au noir foncé. Mais ce sont des critères personnels et un choix revuistique. Cela ne m’empêche pas d’apprécier les romans de John Irving qui sont aux antipodes des genres courts.

Tu publies chez Memor. Quels sont les rapports d’un auteur avec son éditeur ?

John Ellyton a eu un genre de coup de cœur pour « Elagage max… » et a décidé de remettre le couvert avec « Jivarosseries ». Nos rapports sont très bons pour l’instant. Je touche du bois !

Tu es aussi publié dans une petite maison d’édition, Les Carnets du dessert de lune, dirigée par Jean-Louis Massot. Peux-tu nous en dire quelques mots, pointer sa spécificité… ?

Jean-Louis ne publie que la poésie qu’il aime, dans une présentation qui sort du livre habituel. En général, il publie des choses lisibles, pas du laboratoire d’avant-garde. J’ai la chance qu’il apprécie ce que j’écris dans le genre, même si je n’ai pas la moindre prétention poétique.

Si tu devais te téléporter dans le temps, ce serait pour assister à quel événement, rectifier quel point d’histoire ?

Deux heures avant d’avoir méchamment planté mon pécé, sans plus.

 

INTERVIEW Thé ou Café

Thé ou café : quelle boisson pour quels bénéfices ? - Biba Magazine

Thé ou café ? Chimé.

Bain ou douche ? Lire mon « Fantasme avant l’aube » sur le site d’Ombrages et dans ces pages.

Lettre ou mail ? Les deux, avec du retard.

Stones ou Beatles ? Ni les uns ni les autres.

Blonde ou brune ? Entre une Duvel et une Chimay bleue, aucune hésitation !

Science ou fiction ? Fiction. Et beaucoup de S-F entre 1985 et 1995.

Londres ou Amsterdam ? Je déteste les grandes villes.

Reading ou roading ? Reading, of course!

Brautigan ou Kerouac ? Richard!!

Dard ou Tournier ? Plutôt San-A.

Verheggen ou Verhofstadt ? Geen!

Hara Kiri ou Charlie Hebdo ? Sepuku (ma prochaine revue).

+ ou – ? Ça dépend des jours.

 

INTERVIEW DE TOUS LES EXCÈS

Site le plus visité ? Pas le mien.

Disque le plus écouté ? Sans conteste et sans complexe, Slade Alive! entre 1972 et 1975.

Film le plus souvent vu ? La guerre des étoiles 4-5-6 à la queue leu leu.

Auteur le plus traduit ? Actuellement, Catfish McDaris.

Livre le plus lu ? Les fleurs du mal.

Livre le plus détesté ? ?

Geste le plus répété de la journée ? Allumer un cigarillo.

Ta plus chouette leçon (elle portait sur quoi) ? J’espère qu’elle est encore à venir.

L’action la plus nulle de l’Histoire ? Armstrong sur la Lune.

Ce qui te met le plus en colère ? L’intolérance.

L’excès qui te caractérise le mieux ? La tolérance.

Ton conte le plus bref ? Ex aequo : Lendemain de fin du monde (Élagage max…) et Le Q.I. du F.N. (Jivarosseries).

Ton pire calembour, donc le meilleur ? La solide aridité sociale du M.R.

 

PROUST SENS DESSUS DESSOUS

De 153 beste afbeeldingen van Marcel Proust | Schrijver, Marcel ...

 Ton objet préféré ? Mon marsupilami en plastique qui doit avoir dans les 35 ans.

Ton parfum préféré chez une femme ? Celui qu’elle porte.

La qualité que tu détestes chez une femme ? La féminismité.

Le défaut que tu préfères chez une femme ? La féminité.

Ta qualité préférée chez une boisson ? La fidélité.

La partie de ton corps que tu aimerais voir reproduite en série ?  Je n’aime pas être grossier…

Le rêve que tu n’aimerais pas réaliser ? Réaliser un rêve.

La qualité, le don qu’on ne t’a jamais reconnu ? Un bonus malus à 0 depuis 20 ans.

Le microbe, virus ou autre micro-organisme dans lequel tu aimerais te réincarner ? Le néant.

Comment aimerais-tu jouir ? Comme d’habitude : sans voyeur.

État présent de ton futur ? Relax ? Zen ? Cool ?

 

TEXTES d’ERIC DEJAEGER

 

L’INFLUENCE  DE  MARCEL PROUST

 Il ne vivait que pour les heures oubliées, les instants disparus, les souvenirs envolés et les grains de sable concassés au marteau-piqueur du sablier temporel. Il fut tellement  absorbé par sa recherche du temps perdu qu’il ne pensa jamais à mourir. Chaque semaine, une femme de ménage venait prendre les poussières et les toiles d’araignée de son avenir.

 

LA GRANDE SAGA DE LA SCIENCE FICTION
Les confins de l’univers

D’après les indications des instruments de bord, le vaisseau approchait des limites supposées de l’univers. Le pilote, un astronaute chevronné, s’attendait à tout. A tout à sauf ce qu’il aperçut un peu trop tard. Il ne put empêcher son engin spatial d’aller s’écraser contre le mur de briques.

 

LE MEILLEUR AMI

Il avait décidé de se suicider. Très sérieusement. Il savait par expérience que ceux qui parlaient de leur suicide ne passaient jamais à l’acte. Il se jura donc de ne rien révéler à personne. Il choisirait le moyen  et la date et se contenterait  de prévenir, juste avant l’instant fatidique, son meilleur ami  afin que les gens sachent  qu’il avait été quelqu’un en qui on eût pu avoir confiance.

Juste avant l’instant choisi, il se rendit compte qu’il n’avait pas d’ami.

 

L’IMITATEUR

Son idole ? Richard Brautigan. Son rêve ? Egaler son maître en littérature. Son problème ? Un manque évident d’imagination et de style. Des pages, des dizaines de pages, des centaines de pages refusées par il ne savait plus combien d’éditeurs.

N’y arrivant pas par l’écriture, il s’essaya au mimétisme sur le plan physique. Il se laissa  pousser les cheveux et la moustache, se mit des lunettes sur le nez alors que sa vue n’en nécessitait pas le port, s’habilla à la mode de la fin des années 60, début 70 – la grande période de son idole – et se coiffa d’un chapeau style Montana. Le résultat n’était pas trop mal mais il lui manquait une bonne dizaine de centimètres pour prendre la mesure de celui qu’il rêvait d’égaler.

Arrivé à l’âge de quarante-neuf ans et ayant ainsi atteint la longévité du grand écrivain sans avoir réussi à faire publier la moindre ligne, il décida qu’il était temps d’en finir pour lui aussi.

Il se procura un fusil de chasse et se rendit à Bolline (code postal 5310 et plus facile d’accès que Bolinas) où il s’enferma dans une chambre d’hôte avec l’intention de se suicider. Il réussit simplement à se faire éclater trois orteils du pied  droit et se consola  en pensant que personne n’arrivait à la cheville du grand Brautigan.

Extraits de « Elagage max… »,  Memor

 

RETOUR DE FLAMME

Grand spécialiste de la petite phrase assassine, il n’eut pas le temps de coucher sur papier celle qui tuait vraiment.

 

LA FÉBRILITÉ

Désireux d’écrire des contes brefs, il questionna un spécialiste du genre : «Comment faites-vous pour faire aussi court ?»

«Je compose mentalement, je couche sur papier puis j’enlève tout ce qui est superflu

Il travailla dans sa tête, recopia le texte sur une feuille et barra ce qui lui paraissait superflu. L’opération terminée, il ne resta rien. Même pas le titre.

 

L’ENTRAÎNEMENT

Deux fois par mois, à l’aide d’une petite râpe, il aplanit les cals de ses pieds. Il récupère soigneusement la poussière de peau dans une boîte en fer blanc qu’il range sur sa cheminée. Il se fait ainsi une petite idée de ce que sera sa vie après incinération.

 

L’INCOMPRÉHENSION

Quand les Palestiniens remplacèrent les pierres par des bulles de savon, le premier ministre israélien obtint l’absolution de l’ONU en défendant la thèse de la diabolique attaque au gaz.

 

CULTURE G.S.M. (IX)

« ePÓpz^dÅ©aíXf²╣δ╫4″ lui avait permis de remporter le G d’Or au premier championnat du monde de S.M.S. Le jury était exclusivement composé de spécialistes.

 

L’ORPHELIN

À sa naissance, il était relié à sa mère par un fil. Quelqu’un coupa ce fil. Et jamais il ne retrouva sa mère. Pas du tout évident, d’être un bébé araignée…

 

CULTURE G.S.M. (XIII)

Privé de portable par ses parents suite à de catastrophiques résultats scolaires, il s’étrangla avec le fil du vieux fixe.

 

L’AVENTURIÈRE

Elle n’avait jamais mis les pieds sur une plage. Elle s’avança, tranquille, vers les flots. Personne alentour. A mi-chemin, elle se dévêtit. Encore quelques pas et, nue, elle se laissa tomber de tout son long, bras écartés. L’impact fut terrible. Son corps de sable doux se désintégra au contact de la plage de chair bronzée.

Extraits de « Jivarosseries », Memor

 

LE CENTENAIRE

Á Jacques Sternberg

Les additions, ça pouvait encore aller, mais les multiplications ! Il avait toujours été incapable d’effectuer le moindre produit. Aussi, arrivé au bout de sa soixante-dix-neuvième année, vécut-il deux décennies supplémentaires sans prendre la moindre ride.

 

JUSTE RETOUR DES CHOSES

En écrivain prétentieux qui pétait sans cesse plus haut que le trou de son cul, il finit par se pendre au sérieux.

 

UNE BÊTE SENSÉE

Ce chien, doué d’une intelligence phénoménale qui lui avait permis d’apprendre à lire et à écrire, refusa catégoriquement de tenir la rubrique, pourtant copieuse, des hommes écrasés pour le plus grand quotidien du pays.

 

LA TRONÇONNEUSE

Après des années de recherche — et la perte de trois doigts — il avait mis au point sa tronçonneuse cautérisante. Elle permettait de débiter un être humain vivant en quelques instants sans la moindre effusion de sang.

 

LA VICTOIRE

Petit à petit, le genre littéraire appelé « conte bref » connut un succès de plus en plus marquant, à tel point que les romanciers établis en arrivèrent à limiter leurs nouvelles créations à vingt pages.

 

UN SUPER JOB

Il était si pauvre qu’il ne possédait même pas une sébile pour mendier.

 

LE LABYRINTHE EN CUL-DE-SAC

Perdu dans ses pensées, il n’en trouva jamais la sortie et n’eut d’autre solution que celle de devenir philosophe.

 

LE RÊVE

Il s’éveilla en gardant clairement à l’esprit le sujet de son rêve : il venait de rêver qu’il rêvait. Et les dernières années de sa vie lui parurent très bizarres car il ne réussit jamais à s’éveiller une seconde fois.

Extraits de « Court toujours! », recueil en préparation

 

FANTASME AVANT L’AUBE

Sous la douche

plein de  flocons

remplis

de produits divers

Normal

avec une épouse

&

3 filles

des shampooings

au chose

des bain-douche

au bazar

des trucs

au bidule

Le plus génial :

un gel

au lait

de pêche

En me savonnant

je pense à une jolie fermière

occupée

à traire

une pêche

Je sors de la douche

&

me sèche

La jolie fermière

a disparu

mais

j’aurai peut-être

la pêche

Extrait paru ensuite dans « Ouvrez le gaz trente minutes  avant de craquer l’allumette », chez Gros Textes

 

QUELQUES LIENS

Une interview de septembre 2004 d’Éric DEJAEGER par Eric Allard sur Critiques Libres

24 ouvrages d’Eric DEJAEGER sur Critiques Libres chroniqués (notamment par Denis Billamboz (Debezed) et E. Allard (Kinbote)

COURT TOUJOURS, le blog d’Eric DEJAEGER

À paraître en août 2020 au Cactus Inébranlable : DE TOUTES MES FARCES d’Eric DEJAEGER

 

UNE POÉSIE ÉLÉGIAQUE : POÈMES DU CHAGRIN de PHILIPPE LEUCKX (Le Coudrier) / Une lecture de Sonia ELVIREANU

Sonia Elvireanu « MondesFrancophones.com
Sonia ELVIAREANU

Une poésie élégiaque

Un nouveau livre de Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin, vient de paraître dans la conception artistique des Éditions Le Coudrier, avec un avant-lire de Jean-Michel Aubevert qui nous fait comprendre de quel chagrin sont issus les poèmes réunis dans ce recueil : « On ne saurait sonder la tristesse de la perte, la désertification que produit le deuil. »

Photo

Un recueil de poèmes qui touchent de près par la profonde solitude et mélancolie de l’homme face à l’absence de celle qui était présence et joie du coeur, face au vide de la perte de la femme aimée : « Je reste sur le bord esseulé comme une pierre.

Que reste-t-il d’une vie à deux ? Seuls les souvenirs à enlever à la mémoire affective dans ses heures d’ombres et de doute, de chagrin, « de solitude de soufre qui te perce la peau comme une blessure sans plaie ». L’absence, « nuit qui griffe le coeur », vide du coeur au rythme déréglé qui te rend « empêtré et poisseux », rejette sans cesse dans  l’ombre de la mémoire qui restitue par bribes les souvenirs des lieux d’autrefois où l’on était ensemble.

Le poète vit un immense chagrin et l’esseulement, « se sent inerte ». Il plonge en soi-même où il retrouve celle qui n’est plus, les images heureuses de leurs périples ou celles du temps de sa maladie. Entre lui et le monde s’interpose un mur, la lumière, la vie en dehors de sa maison, où il reste captif  « d’un noir chagrin ».

La maison n’est que silence, « un étrange bloc de silence »,  refuge, mémoire et souffrance. Le poète doit s’habituer à affronter sa solitude, « à n’entendre que son pas », à ne pas sombrer dans la mélancolie, à « inventer la caresse », « à vivre au-dessus de tes forces », avec parfois une silhouette de brume, tel un fantôme à sa fenêtre.

Cependant, contre sa volonté, la douceur de la vie au jardin, avec la beauté des roses et le chant des oiseaux, lui procurent un peu de joie et ne cesse de l’exhorter à s’affranchir du chagrin, si bien qu’il s’étonne de survivre à la perte : « Il faudrait ramener à soi / la légère houle du vent/ percer le chagrin/ rameuter ce peu de joie/ qui ourle les  lointains. »

D’autre part, il trouve une sorte de consolation dans les mots à remplir le vide, à retenir les traces de ce qui était avant et qui n’est plus, si pâles et fragiles qu’ils puissent être.

La voix élégiaque du poète tisse des poèmes graves, mélancoliques, autant d’images du chagrin et de la solitude. Le poète se souvient des séquences heureuses du passé, observe le quotidien et se scrute lui-même et son devenir, accablé de chagrin et de mélancolie, conscient que « pleurer n’apaise/ pas le coeur ».  Le jeu pronominal (je du solitaire, nous du couple, elle de la femme perdue) et temporel (verbes au passé, présent, futur) témoigne d’une existence heureuse à deux, brusquement atteinte par la maladie et la mort, d’un avant et après la perte. Le passé évoque des souvenirs, le présent est celui du deuil, de la solitude et du chagrin, le futur celui de son devenir : rester captif du chagrin ou s’ouvrir vers le monde. Il y a même un futur antérieur, rappelant un projet de couple, brisé par la mort de la femme.

La vie semble avoir perdu de sens en l’absence de l’autre : « Dans l’entre-deux de nos vies devenues mutiques, l’indécise absence », « la vie s’étage sans vie ».  

Il y a aussi dans ce livre émouvant la mémoire des photos y insérées pour retrouver le visage réel de la femme perdue : seule ou en groupe, un souvenir  du dernier voyage italien du couple dont parle aussi un poème.  Quand la mémoire du vécu pâlit, il nous reste la photo pour rappeler l’instant d’autrefois qui n’est plus.

Le deuil est chagrin et solitude, mais pour un poète il pourrait être créateur s’il trouvait en lui la force se s’arracher à la mélancolie noire, comme c’est bien le cas de Philippe Leuckx.

Philippe Leuckx, Poèmes du chagrin, Éditions Le Coudrier, 2020, 107 p., 18 euros

Le recueil sur le site du Coudrier

Les recueils de Philippe LEUCKX au Coudrier

 

 

DENYS-LOUIS COLAUX, le Sélénien

Denys-Louis Colaux – RP art

Dans Le Peintre dévorant la femme, Kamel Daoud écrit: « Je n’arrive plus, depuis quelques années, à croire à la mort des gens, Picasso EST. »

Denys-Louis Colaux, cet infatigable chercheur d’art, titre d’un de ses derniers ouvrages, remarquable poète, nouvelliste, romancier, aphoriste, critique,… bref, un écrivain rare, est né en 1959 et c’est l’année qu’il faudra retenir de lui le concernant.

Depuis de nombreuses années, il s’était mis à l’écart du monde littéraire et, depuis peu, du net après qu’il eut marqué le blogging artistique et littéraire de son empreinte…

En 2015, il m’a convié à l’écriture d’un ouvrage à quatre mains où deux poètes se rencontrent sur la Lune et ne redescendent pas sur terre. Enfin, le récit ne le dit pas. Si je l’ai trop peu vu dans la vraie vie, je retiendrai aussi ces rencontres virtuelles, nos frasques sur le satellite ami de la Terre. En observant, les nuits de pleine lune, les lièvres de jade, ces formes qu’on peut interpréter à la vision de la surface lunaire accidentée, j’apercevrai désormais ses traits volontaires encadrés d’une chevelure nuageuse et rebelle éclairé par le sourire quasi imperceptible qu’il posait sur les choses et les êtres, un brin moqueur, assurément amical.

En liminaire de l’équipée dont notre ouvrage rendit compte, j’avais esquissé un portrait de lui.

 » Colaux n’a pas seulement l’allure d’un chevalier, il en a aussi les vertus : bravoure et distinction, sens du compagnonnage et du combat … Il pratique l’écriture avec l’épée des mots affûtée au tranchant des images. Accordant son verbe, sa verve, ses vers à tous les lieux narratifs, et filant comme l’éclair la métaphore d’un genre à l’autre. Poète avant tout, il sait sur quelles failles existentielles se construit le récit. Et il tend ses mots-reflets au lecteur, offrant ses phrases en manière de phares, de feux pour éclairer nos routes obstruées d’ombres et de faux-semblants, notre quotidien encombré de faits et non d’actes, nos nuits sans éclats…

Voilà, j’ai cheminé avec lui dans un double récit en miroir, et il s’est avancé en éclaireur, semant des fragments narratifs sur lesquels j’ai rebondi, divagué parfois, pris la tangente sans perdre de vue les points de ralliement fixés dès avant l’aventure, tout en gardant en ligne de mire la lune, ce puits sans fond d’imaginaire, cette muse toujours gaillarde et avenante.

Il est des jours au carrefour exact de nos attentes et de nos espoirs qui conjuguent tous les temps au présent, où une rencontre providentielle console de tant de rendez-vous manqués, et quand le texte recueille les fruits de ces embranchements en étoile, le bonheur ressemble à un poème parfait. On peut alors se mettre à rêver. « 

À bientôt sur la Lune !

Éric

CHERCHEUR D’ART, 60 artistes contemporains choisis et présentés par Denys-Louis COLAUX

LES LIÈVRES DE JADE sur les site des Editions Jacques Flament 

Un autoportrait + les ouvrages de Denys-Louis COLAUX aux Editions Jacques Flament

LES DOSSIERS DE REMUE-MÉNINGES (VI) : ALEXANDRE MILLON

Extrait du Remue Méninges #27 de l’hiver 2002

ALEXANDRE MILLON

Alexandre Millon - Babelio 

La détente : faut surtout pas appuyer dessus

Pierre Desproges

 

Une sainteté de nuances

 En trois romans et des allers retours éditoriaux Paris-Bruxelles, Alexandre Millon s’est créé un univers propre, un style déjà identifiable, une petite musique de nuit pour sentinelles éveillées de la belle littérature. Des thèmes récurrents traversent ses fictions, marquant le texte comme une trame reconnaissable: le noir et blanc, la musique, le goût des arbres et de la chair féminine délicieusement croquée – par les mots, avant tout -, Bruxelles même quand il édite à Paris… Millon a le métissage heureux, des couleurs et des matières ; peintre subtil des dégradés de sentiments, il sait que c’est par le dehors qu’une nation prolifère, se ressource, va de l’avant et non par le confinement sur ses bases, l’enfermement dans ses frontières.

Henry Millerien de cœur depuis toujours pour l’enthousiasme et jusque dans son attachement pour la Grèce, il se réclame volontiers de l’esprit désenchanté mais allègre de Pierre Desproges. L’écriture déhanchée de Millon riche en adjectifs, avec ses délicates descriptions du corps de la femme, et sa palette de couleurs, cette  » sainteté de nuances  » qu’il évoque dans un de ses romans, le situerait plutôt dans la lignée d’un auteur déraciné :Vladimir Nabokov. L’ancrage de Millon dans la région de La Louvière l’apparente aussi par une écriture parcourue d’aphorismes, sa tentation des inventaires et ses images, une constante autodérision aux surréalistes belges que furent Dumont ou Chavée.

Il publie son troisième roman aux éditions du Dilettante. Il  nous confie trois textes inédits sur support papier ainsi qu’un article inédit sur Henry Miller.

Eric Allard

 

MER CALME A PEU AGITEE, Le Dilettante, 2003

 Une tempête dans un cœur tendre

Mer calme à peu agitée | Le Dilettante

Monsieur Sarandon est un solitaire récupérable qui n’a pas encore abandonné toute idée de sociabilité. La trentaine confortable, il vit dans un appartement baignant dans un décor blanc d’où émerge, comme un totem, une haute colonne de rangement de CD sur lequel il hésite entre Keith Jarrett, Jan Garbarek, Bach ou Monteverdi.  » Il estimait de plus en plus que seuls le cœur et le corps des femmes pouvaient retarder le gâtisme triomphant « .

On apprend vite qu’il a séquestré Camille Roose, son amour d’enfance retrouvée par hasard et qui, après s’être donnée à lui, se refusera, jouant au chat à la souris, soufflant le chaud et le froid sur le cœur trop inflammable de ce célibataire fragile : monsieur Sarandon.

Les événements vont, semble-t-il, s’enchaîner de méchante manière comme quand on a commis l’irréparable, comme dans cette spirale du quotidien au mécanisme décortiqué par Millon dans quelques superbes lignes :

 » Il avait quitté la baie vitrée et s’était installé à la table de la cuisine. Il épluchait avec méticulosité une grosse pomme. Comme d’habitude il avait réussi sa jolie spirale bicolore . L’épluchure était tombée sur la page des faits divers d’un quotidien. Tout le monde sait que le quotidien est une spirale. Que les spirales sont dans les faits divers. Et que les faits divers sont des épluchures. »

Ceci est un exemple de l’angle d’attaque imprévu qu’emploie notre auteur, de biais comme au billard, pour mieux toucher au but, pour mieux à posteriori donner à voir la courbe gagnante. « Préfère à la blanche ligne (tiens, tiens !) droite l’oblique multicolore, et pour cela choisit l’angle de vue adéquat » pourrait être une de ses devises.

Mais nous dirons simplement que nous ne sommes pas au bout de nos surprises. On va assister à un strip-tease narratif au cours duquel les différentes pelures du récit vont être enlevées (on dirait que Millon l’a écrit avec une gomme, en main, hésitant à effacer, laissant ses pentimenti qui constituent en fin de compte le corps même du récit), nous renvoyant à notre vacuité fictionnelle, autrement dit au pur réel qui nous ronge bien souvent ; autrement dit encore : à nous-mêmes

La fin du livre se déroule selon un long travelling à pied (les plus difficiles à réaliser, paraît-il) dans une capitale en fête et pluvieuse.

On retrouve sous  » la plume millonesque « (Vrebos) les thèmes chers à l’auteur : le corps et le cœur féminin (inépuisable sujet), Bruxelles (vu d’en haut cette fois), le Musique omniprésente et rythmant le quotidien (sacralisée ici par le narrateur), l’obsession du blanc (le décor de l’appartement) et le noir (l’Ombre qui pousse monsieur Sarandon dans ses retranchements). Tout un épisode se veut un clin d’œil complice aux « Belles endormies » de Kawabata.

C’est le roman le plus corrosif de monsieur Alexandre qui s’aventure ici dans les zones sombres de notre psyché. Les aphorismes sont une fois de plus nombreux  et citer les passages qui font mouche serait trop long. Il faut lire et relire ce livre-ci et les précédents car Millon est un des rares auteurs qu’on trouve plaisir à relire.

E.A.

 

PAROLES

 

E.A. – A quels jeux, jouais-tu, enfant?

A.M. – Cela dépend à quel âge. Au téton comme tout le monde. Mais le jeu le plus fréquent c’était les heures passées au sommet du grand cerisier ou à énerver le coq avec un bâton dans le poulailler. En Sicile, mon jeu préféré c’était d’éblouir ma cousine, mais la plupart du temps, je n’arrivais qu’à l’excéder.

Dans  » Mer calme à peu agitée « , tu indiques un souvenir emblématique de l’obsession de blanc de ton personnage.

C’est un personnage, en effet. Mais c’est vrai que pour moi, l’habitat idéal, serait un grand espace blanc au décor minimalisé. Dois-je consulter ?

Vois-tu dans ton enfance un événement anticipateur de ton besoin de fiction, de ton activité de romancier et de raconteur d’histoires ?

L’enfance jette les dés. Après on se débrouille avec. Disons que mon grand-père maternel avait une telle personnalité, qu’il m’a sans doute laissé comme en appétit d’histoires, mais les choses ne sont pas aussi nettes à l’image, si cernées, si isolées, ou isolables.

Quels sont les écrivains, cinéastes, musiciens ou artistes qui ont compté pour toi ? Henry Miller, parce qu’il a été le premier.

Je parle surtout du Miller du Colosse de Maroussi, relu il y a peu. La beat generation.

L’idée retenue, c’est qu’avec une intelligence de cœur dans le regard, il est bon d’errer dans tous les sens. Le mouvement donc, à ne pas confondre avec l’agitation pathologique, la bougeotte, ça c’est plutôt de l’angoisse. Le mouvement. Je pense à Montaigne, à son attirance pour le non-figé, le vent, le doute. L’errance. D’où mes goûts variés dans la musique, dans les lectures, dans le tout. P. Desproges, A. Baricco, W. Allen, pas mal d’auteurs de Minuit, Gailly, etc… En musique du jazz (beaucoup) à la viole de Gambe, en passant par une jolie chanson de Bashung.

 Le rédac’ chef de Livres hebdo signalait dernièrement que les auteurs qui passent régulièrement à la télé sont ceux dont les livres se vendent le mieux ? Ce qui maintient dans l’ombre une quantité d’écrivains considérable. Que penses-tu de la promotion de la littérature en général ? Une idée pour l’améliorer ?

Plus de six cents livres à la rentrée littéraire de septembre 2002. Seuls quelques auteurs sont plaqués à l’avant. Angot, Sollers, Moix. En Belgique, ce n’est pas beaucoup mieux.

Résultat : il y va du livre unique comme de la pensée unique. Et ça nous mène davantage a une vision mercantile et dévalorisante de la littérature.

La solution serait la diversité, les alternatives de qualité, les revues, certains sites littéraires, tout ce qui n’enferme pas la littérature aux jeux de pouvoirs.

Que t’a apporté l’animation d’une revue comme Regart dans les années 80?

Regart, c’est du passé. Je ne sais pas , au juste, ce que ça m’a apporté. Nos actes d’hier nous apportent forcément des choses. Je suis dans le présent. Regart pour moi, c’est une équipe, mais c’est surtout le regretté Antonello Palumbo, qui mérite un infini respect. Je n’ai pas toujours été à la hauteur.

Tu décris dans ton dernier roman  » une colonne de rangement de CD qui se dresse comme un totem dans une vacuité blanche « . Pointes-tu là la sacralisation de la musique dans notre société hyper-consommatrice (le mot  » sexe  » n’est plus le mot le plus tapé sur les moteurs de recherche : c’est  » MP3 « ) ? Que représente la Musique pour toi ?

La musique, c’est du silence et du sentiment. Un refuge.

La plupart de tes narrateurs sont toujours  » comme  » sans emploi même s’ils en possèdent un et, en même temps, on les trouve très soucieux de la question sociale. Pourquoi cette posture ?

Il faut bien bosser, pour gagner sa tartine (sauf pour les rentiers de tous bords).

J’ai un travail valorisant. Mais il se fait que, une grande part de ma vie est ailleurs que dans mon boulot. Mes personnages traduisent vraisemblablement ce paradoxe. Mais est-ce un vrai paradoxe ? La question sociale : je n’oublie pas que je suis le fils d’un réfugié politique ukrainien parachuté, de force, à Bastogne en 44, avec l’uniforme américain ; ça s’appelle de la chair à canon.

  » Dans quelle mesure la narration s’approche-t-elle de la vérité ? L’auteur dissimule-t-il ses intentions ? Présente-t-il ses actions et ses pensées pour mettre à nu la nature fondamentale des circonstances ? Ou s’efforce-t-il de cacher quelques chose ? Dit-il les choses afin de ne pas les dire ? « , s’interroge ironiquement Zuckerman, l’alter ego de Philip Roth dans son roman : Les faits. Que lui répondrais-tu ?

Écrire pour l’autre, pour lui plaire, est une impasse. Je m’oppose ainsi à l’autobiographie pure et dure. C’est un choix. Quand on prend la plume, cette question-là ne se pose pas. . « Elle est déjà réglée : on est l’autre. Alors, son expérience intime, dans ce qu’elle a d’unique, acquiert une dimension universelle. Une œuvre est un miroir où le lecteur se découvre lui-même. Quand on referme un vrai roman, on en sait un peu plus sur soi-même, sur la vie, et sur tous les hommes. Aragon appelle ça le  » mentir vrai « .Cocteau  » Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité « .Quelle est cette chose que nous apporte la littérature et que le reste ne propose pas ? C’est sans doute de trouver la vérité à travers le mensonge. Dans don Quichotte, par exemple, ce qui est passionnant, c’est qu’il court après des moulins à vent en criant :  » Ce sont des géants, à l’attaque ! « . Il est fou, ce type, il est dans le mensonge. A côté, il y a Sancho Panza qui, lui, réaliste, pratique, trapu, sur son âne, dit :  » C’est des moulins à vent, qu’est-ce qu’il a l’autre, il est taré « . N’empêche que le héros, c’est don Quichotte. Le héros, c’est celui qui est fou et qui a du panache, de la générosité et une vision.A l’inverse, selon moi, le  » roman poubelle  » serait celui dont l’auteur loin de se dédoubler, reste figé dans la contemplation de son nombril, sans cette capacité de se dégager de son narcissisme, il donne dans le divan, dans l’impudeur extrême, le réel brut, l’autobiographie pure et dure, la vraie pornographie. Mais écrire, c’est aussi et surtout, ce qui contribue à rendre la vie plus intéressante que la littérature.
Je suis un mensonge qui dit toujours la

Tu distingues l’humour et le comique de cette façon :  » Le comique peut être muet, l’humour pas. L’humour est une affaire de mots « …

On peut faire une grimace. Un mime peut faire rire. Une situation drôle aussi.

Pour l’humour, c’est autre chose. C’est du langage, de la pudeur. C’est une sublimation de la souffrance. L’humour quand on en est pourvu, il vous échappe.

« L’esprit Dilettante », c’est quoi?

Le Dilettante
n. (mot ital.) Personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’aux impulsions de ses goûts. (Le Petit Larousse).
Voilà pour la phrase qui débute leurs livres.

Le dilettante, c’est aussi une des dernières librairies et maison édition.
Située dans XIIIe arrondissement parisien, spécialisée dans la littérature du XXe s., où s’adonner au plaisir de fouiner entre livres d’occasions et livres neufs.
Maison d’édition traditionnelle alternant avec plaisir les rééditions d’auteurs méconnus (Bove, Calet, Forton…) et la découverte de jeunes auteurs (Gavalda, Page, Ravalec, Roza…).
Des beaux livres livre au petit format, broché, cousu, ayant pour couverture l’œuvre originale d’un artiste (le plus souvent Anne-Marie Adda).
– Fam. « Maison d’esprit et de sentiment. Ils font des tirages sur grand papier, ce qui est le symbole d’un amour du livre assez charmant. Ils sont petits, volontaires, indépendants, têtus, teigneux et spontanés. » (Anna Rozen in « Les Enfants du Dilettante », Le Nouvel Observateur, 13/19 janvier 2000).

Le dilettante, comme les éditions de Minuit, et l’Embarcadère en Belgique, ou Bernard Campiche

en Suisse. C’est avant tout, une tonalité, une saveur, un fil rouge qui passe d’un auteur à l’autre.

C’est de l’artisanat dans la cour des grands.

 

Interview Carré blanc

5812: Le "carré blanc"

Tu relèves (voir article) dans l’œuvre de Henry Miller l’importance tenue par la part de l’artiste dans le sexe. Le sexe à l’état pur, (comme en chimie on parlerait d’un corps pur) est-il une utopie ?

Le sexe, c’est ce qui nous lie à la mort, à la joie de vivre. C’est aussi et surtout libératoire.

Pour moi le puritanisme exacerbé mène à une forme de fascisme. Les coincés du cul sont tellement obsédé par le sexe qu’il passe leur vie à l’éviter ! ! ! Je me méfie très fort de cette caste meurtrie. Mais le tout-au-sexe est une autre forme de danger, l’artiste à une place privilégiée pour empêcher cette dérive.

Ta première émotion érotico-médiatique (ciné, télé, image) ?

La Strada , j’ai flippé très fort sur Giulietta Massina qui, dans ce film, jouait Gelsomina vêtue de guenilles, une vieille cape militaire, le tricot déchiré, la jupe à l’ourlet décousu, le chapeau rabougri, les chaussures défoncées, mais elle imprimait à cet ensemble misérable une élégance. Une élégance folle ! J’étais un petit garçon, et j’étais envoûté par cette femme hors cadre. Gelsomina face à  Zampano  ( joué par Antonny Quinn), qui devait pour moi représenter mon père, dans ce qu’il avait de sombre, d’égoïste, d’humain, aussi par ses sanglots. Par la suite j’ai revu ce film plusieurs fois, je trouve Gelsomina très touchante.

Polanski affirme que toute scène ne peut- être filmée que d’un seul point de vue ? En est-il de même pour la photographie d’une femme nue ?

J’ai fait pas mal de photographies de femmes, quelques expos, et c’est vrai que ce qui m’intéressait c’était de déshabiller le modèle, et puis de photographier son visage, de capter ce que la nudité provoquait dans ce visage, son degré de pudeur.

Le comble de l’érotisme pour toi?

Une voix, peut-être ? Une jolie voix de femme inconnue, étendue, entendue dans le noir.

Tu as écrit  » Le baiser de Laura  » (nouvelle incluse dans le recueil collectif  » Aime-moi « )

Quelle est l’importance, la singularité du baiser dans la relation sexuelle ou amoureuse ?

Le baiser communique. C’est un bon publicitaire des sens.

Mais il nous dit surtout : hâte-toi doucement

Es-tu fétichiste ou non ?

Je suis amoureusement fétichiste. L’aisselle ? Le périnée ? Cela dépendait de la situation, de la partenaire. Je n’aime pas trop de me fixer sur un seul point, même dans mes penchants fétichistes.

Ton mot d’amour préféré ?

Mon soleil

(Sans doute à cause de mon enfance en Sicile ? amour-soleil, je crois que je serai toujours en manque, il y a des blessures qui ne se rattrapent jamais).

 

PHRASES à ACHEVER…

Dans dix ans, je serai… davantage en paix avec moi-même

L’important aujourd’hui, c’est… de vivre et de croire

J’ai toujours rêvé… d’être un rêveur

 

TEXTES d’ALEXANDRE MILLON

HENRY MILLER, LE DECODEUR

Henry Miller (auteur de Tropique du Cancer) - Babelio

« Il ne se passe pas de jours que nous menions à l’abattoir les plus purs de nos élans. »

Henry Miller demeure un des écrivains sur lesquels on se méprend le plus. Comme Kerouac, ou d’autres, le côté  » zen  » de Miller n’était pas qu’une fashion-tendance, un effet de mode, c’était de l’action pure. Tantôt Rabelaisien, tantôt gourou pornographe, esclavagiste de la bite et du cul. Tantôt prophète visionnaire du  » dérapage américain « .Longtemps après sa mort, les craintes de Miller envers son pays tombent pile. Les américains, et leur puritanisme hypocrite. Les grands justiciers de la planète, les donneurs de leçon. Les plus grands pollueurs du monde, les pionniers des OGM. L’empire du fric à jolie façade. Bah, il ne s’agit pas, ici, de faire de l’anti-américanisme primaire, puisque l’horreur est dans tout être humain, qu’il soit américain ou pas. Mais je crois que certains sont plus hypocrites que d’autres, et dans ce registre-là, les américains ne sont pas en reste. De son vivant, Henry Miller fut victime de ses prédictions. Il dénonça la schizophrénie sexuelle de l’Amérique. Résultat : censure totale sur ses livres. Plus de gagne-pain, plus d’audience auprès du public. L’ironie, c’est qu’il fut réduit au silence, d’abord par les puritains bornés, ensuite par des (fausses) féministes se targuant de largeur d’esprit et de franchise sexuelle. En fait, Miller prônait plus que tout autre l’équité entre les sexes, il revendiquait, tout simplement, la part de l’artiste dans le sexe. Au fond, Miller fustigeait la fonction de plus en plus pervertie de l’art, dans une société de plus en plus tournée vers la propagande insidieuse, et le mercantile. Car notre société ne nous donne pas l’impression d’être de nature à bâillonner la liberté d’expression. Ce que Miller proclamait c’est que le mode d’expression allait changer et, avec elle, la censure ! Car les armes de la communication sont aujourd’hui visuelles, manipulables à très grande échelle. Et c’est précisément par cette manipulation que s’exerce la censure actuelle. Notre accès au champ de l’information, et du divertissement, est l’objet de conditionnements si habiles qu’une très grande majorité d’entre nous n’y voient que du feu. Faute de décodeur.

 

Pourquoi lire ou relire Le Colosse de Maroussi ?

Parce qu’il n’a pas une ride (ou presque) ! Car c’est le roman de l’anti-matérialisme, de la pureté d’être, de la gratuité des rapports humains, bref des valeurs qui sont nettement en baisse. Henry Miller approche les 50 ans quand il découvre la Grèce. La rencontre est un choc. » Il y a le Miller d’avant et celui d’après son séjour en Grèce. C’est cette expérience qu’il raconte dans Le Colosse de Maroussi. Quelques années plus tôt, en 1930, le gosse de Brooklyn, fils de tailleur, a divorcé cette fois avec l’Amérique, pour vivre une bohème miséreuse dans un Paris qu’aurait pu chanter Aznavour, mais avec une odeur d’alcool de sexe et de philosophie. Pourtant au moment du Colosse de Maroussi, notre écrivain a deux divorces et quelques romans, dont les censurés Tropique du cancer et Tropique du capricorne. Fauché comme les blés sur une toison d’une blonde épilée, plus libre que jamais, en cet été 1939, Miller s’accorde une période  » sabbatique « . Son pote Lawrence Durrell l’attend dans sa demeure à Corfou, mais, à part cela, pas de plan sur la comète. Miller a tout son temps. Henry rentrera dans un état de contemplation active. Au sens quasi bouddhiste. GONG ! Dès la première île grecque découverte, Miller est en plein GONG. La Grèce de Miller est celle qui déhanche sa propre mythologie. Celle de l’amitié. Dans Le colosse de Maroussi, ce sera Katsimbalis le « colosse ». Katsimbalis, un molosse, un fabuleux conteur. Et Miller l’écoute. La Grèce de Miller, c’est aussi une part de la Grèce actuelle. Celle de la beauté naturelle du blanc et du bleu, des Cyclades, des troupeaux de brebis, des dernières vieilles femmes en noir, de la musique, des poètes, du sourire. La Grèce de Miller ce n’est pas que du folklore, c’est ce qui reste de grec en Grèce, tout ce que le tourisme n’a pas encore massacré. Le Colosse de Maroussi c’était aussi, pour son époque, un mouvement Hippie, la Beat génération, un road movie filmé d’une main de maître. C’était un chant mozartien, un hymne à la vie. Une plongée en lumière pure. Une apnée de vie dans la vie. Ce roman n’est pas seulement un  » carnet de voyage  » dont il a la forme. Et n’oublions pas le visage d’Anthony Quinn, sur un air de Sirtaki, dans le rôle de Zorba le Grec…. Si proche de Katsimbalis. Pour conclure, lisez ce que Miller écrit dans la dernière page du Colosse de Maroussi : « … Il se peut que la Grèce elle-même soit mêlée un jour à l’imbroglio général, comme nous sommes en passe de l’être, nous aussi ; mais je refuse catégoriquement de tomber à l’avenir, au dessous de cette condition de citoyen du monde… « .

 

DEUX PETITS TEXTES ET PUIS S’EN VONT

1.

J’imagine un vieux train, dont j’ignorerais la destination, mais il s’arrêterait dans une gare magique, totalement peinte par Paul Delvaux. Des passagers, tous inconnus, défileraient. Il y aurait encore et toujours ce sentiment d’incommunicabilité qui émane des personnages du peintre. Puis, à la manière d’un passe-muraille, je parviendrais à rentrer dans ce merveilleux tableau. De l’autre côté de la toile, ce ne serait ni une ville ni un paysage que je verrais, mais un magasin Prémaman, tapissé de papiers à fleurs. Je tituberais, je trébucherais sur des layettes, face à une effrayante mêlée de sumos. Puis, un cheikh yéménite achèterait ma compagne, par décret, elle serait sa sixième femme. Tandis qu’un iguane, impressionnant par sa taille et son hiératisme préhistorique m’interdit l’accès à mon vieux Pentax. Ensuite, au mépris du décalage horaire, me voici propulsé dans un ranch du Texas. Là, dans une pièce circulaire, une dentiste obèse serait penchée sur moi. Elle vêtue en tablier mauve fluo. Elle a raté mon premier plombage. C’est embêtant, je n’ai pas que ça à faire. Mais bon. Je me tais. Elle m’ordonne de  » verbaliser mes pulsions « …

2.

Pour toi je suis prêt à être coiffeur pour pommes, couturier pour drames, diseur de mésaventure, lanceur de copeaux, artiste pinte, buveur de pécule. Ou ingénieux ingénieur, brillante gargouille dynamique, bouille vers l’effort, cravate au vent, premier de cordée, à portée de bonheur, à portée seulement… Pour toi, je suis prêt à être ramoneur de chagrins, marin des plaisirs. Défenseur de rousse à la Kalachnikov, aux cailloux palestiniens, à la sarbacane, au pic à glaces, au canif suisse, à la télécommande. Ou alors, érudit, humble et discret. Tao, Bible, Talmud, Coran. Je suis prêt à être contempleur de nénuphars. Je suis prêt à être surréaliste, apiculteur d’oreilles mutilées de Van Gogh, singe à tambour coiffé d’un chapeau de groom. Bernard-l’ermite sur le réseau Internet. Pianiste virtuel. Je suis prêt à n’être rien, d’ailleurs à tes côtés, ce sera une grandeur, un paquebot. On vieillira, on deviendra un vieux couple en autarcie, la bouilloire sur le réchaud, le vieux peignoir, un amour par omission.

Textes parus initialement sur le site de Ghislaine Caron :  » La poésie que j’aime « 

EN ECOUTANT BILL EVANS

Hôtel Ios. La Crète. Notre plage préférée. Ce souvenir-là. Un mot punaisé sur la porte. JE REVIENS. Elle va revenir. Et maintenant, devant moi, l’escalier. Dehors la pluie battante.
J’ai revu le film LA CENA (le dîner)de Ettore Scola, la dernière apparition de Vittorio Gassman, je crois. Avec Fanny Ardant dans le rôle de Flora, qui incarne une patronne de restaurant à Rome. Ce film raconte des histoires vécues ou rapportées par leurs protagonistes. Clients du même restaurant pris dans un moment de détente de leur journée : quand ils se révèlent plus facilement et parlent de leurs vertus et de leurs vices, et qu’ils confient leurs peines et leurs désirs. À ces moments-là, où nous ressentons le besoin d’observer les autres: ce qui est le meilleur moyen de mieux se connaître soi-même. Le film est terminé. Je range la cassette vidéo. Je glisse le CD de Bill Evans. Le mot punaisé sur la porte. JE REVIENS. Elle va revenir. Sonorités et nuances. Note blanche. Note noire. Sur fond de  » Bush «  de Noël. Le clavier de Bill Evans. L’agréable imbroglio des images. Mon vieux Pentax à la main. Et elle. Ses sous-vêtements éparpillés dans la chambre de l’hôtel Ios. Une panoplie de fétiches tendres. Elle, que j’attends, mêlée à cette musique. Un mélange, une forme viable. Des accroupissements suspendus. Une danse si lente. J’adore cette fougue au ralenti. Des notes sur le piano comme des Christs échappés de la croix. À tire-larigot. Le mot punaisé sur la porte. JE REVIENS. La femme que j’attends va revenir, mais pour l’instant, elle danse, écuyère de mon attente, elle chevauche ma pensée, telle une calligraphie directe. De l’encre sur la soie.

Bill Evans Trio
La plage 5 : Alice in Wonderland
Album  » Sunday at the village  » réf OJC20 140-2
Bill Evans : piano/ Scott Lafaro : bass / Paul Motian : drums

 

 

Le tout nouveau site d’ALEXANDRE MILLON

LE SOUFFLE DU CIEL de SONIA ELVIREANU (L’Harmattan) / La lecture de Jean-Michel AUBEVERT

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Jean-Michel AUBEVERT

Les soleils levés

Sait-on les eaux que traverse le poète, les ponts qu’il jette au rythme des mots, ce qui inaugure sa danse, mythes ou incarnations ?

Après une citation de Rilke, poète d’une transcendance immanente, aussi subtil que gracieux, Sonia Elvireanu dédie à son mari, « l’arc-en-ciel de ma vie », son ouvrage. On entre à feu doux dans le recueil, dans cette petite musique qui filtre de la partition des mots. Nul doute que dans l’esprit spiritualiste de l’auteure, ces accords relèvent d’un verbe en germe. Sous le signe de « la lumière blanche », « ce souffle du ciel » qui féconde la terre mère, l’arc-en-ciel en relie les deux bords, l’homme et la femme, dans l’instant même où, sous l’égide du ciel, ils répètent le geste des origines, ce commencement du monde qu’est à chaque vie sa germination, mémoire de tant de vies oubliées dans un perpétuel recommencement des temps en regard de l’Eternel.

Je crois n’avoir pas altéré la conception de l’auteure. Le Créateur en cuspide réfère à des sources bibliques, je ne m’inscris pas dans cette inspiration. Mais qu’importe l’évocation d’une tradition, dans laquelle on pourrait voir une intellectualisation, pourvu que l’intensité d’un vécu et la grâce d’un art nous touchent.

Au lecteur, indépendamment des références religieuses, l’auteure se confie de son âme, ce sentiment qui anime un esprit incarné, une chair investie d’un esprit dans la confrontation des cinq sens et l’inquiétude d’un sens, au monde.

Elle est à l’écoute d’elle-même, non moins des vibrations de vie qui dans le monde font écho à sa propre existence, des « murmures des ombres du midi sur les collines » du « frémissement de paroles dans les arbres » (page 23).

Tels sont les instants qu’elle intériorise.

« En moi », répète-t-elle, « ce souffle étrange (qui se) glisse », « en moi l’air se fait prière », « en moi, ton ciel (…) glisse sa lumière ».

Un silence lui parle, frémissements et murmures, l’inscrit dans la consistance de sa présence.

Deux pôles en elle s’opposent, la crainte dans le cours du temps, du dernier instant dont elle voudrait (page 17) « brûler l’épouvante » tandis qu’elle voudrait « déterrer l’été de l’amour » qu’un deuil a opacifié.

Étrange, comme une rupture singulière du cours normal des choses, lui apparaît l’absence du bien-aimé, sa disparition sans retour alors qu’en elle, il continue à cheminer. Page 25 : « j’entends encore ton pas sur le sentier ». Trois vers plus avant : « Ta voix, un souffle emporté par le vent ».

C’est ainsi qu’elle oscille entre la mémoire d’un vécu qui tend à se prolonger et la conscience de sa perte.

Les feuilles mortes du sentier bruissent, dans leur dessèchement, de l’absent. Demeure le souffle d’une voix qu’a emportée le vent, celle d’une présence qu’on voudrait retenir, non sans éprouver le sentiment de désorientation qu’entraîne une perte intime, celui de la dépossession d’une part de soi, d’un repère de vie avec lequel on a partagé le monde, l’autre, le frère ou la sœur, l’âme.

L’auteure évoque, page 13, « les mystères de tant de commencements enterrés par le temps », et l’on peut avec elle frissonner de tout ce qui n’est pas advenu, qui voulait pourtant naître, que nous n’aurons pu vivre en nous.

Sur la couture du temps qu’est la crête de l’instant à naître, pages 17, 18, pêle-mêle, la lune rouge, pulvérulente de cendres, des feux sur la mer, le bout incandescent d’une cigarette, un rond de fumée dans un aller-retour : « le chant de sa jeunesse émerveillée »… « il y a si longtemps depuis ce jour-là, presqu’une moitié de siècle, un rond de la cigarette… ».

Dans la nuit, son feu brûle la distance. Une rémanence qui attend de s’éteindre.

Mais revenons au recueil, riche de son propre langage, fermenté de vécus. Un ruissellement en procède, non seulement dans le courant des eaux vives, leur temps, mais de la lumière limpide, mais encore, page 27, de la neige « frêle », qui s’égraine « en silence du ciel sur la terre ».

Toujours procède un ensemencement, la prière silencieuse, un émiettement auquel il faut tendre l’oreille pour en percevoir les bénédictions.

La couche atmosphérique, à travers la voûte céleste est renvoyée au Ciel, la glèbe à la Terre. L’étrange, souvent évoqué sous le trouble d’une ombre, jusque dans les affres du deuil, est marqué par l’appel à la spiritualité, non pas dogmatique mais poétique, voire lyrique.

Dans le passage du propre au figuré, dans un aller-retour, opère le superlatif qu’introduit la majuscule.

L’auteure est éminemment perceptive au point que c’est à travers l’évocation poétique de ses cinq sens que s’en profile un sixième, le spirituel, qui en fixe le diapason. Murmures, bruissements, glissements, émiettements, froissements, à l’exemple de ce vers, page 22 « brise de soie aux bras de fumée », s’enchaînent, toujours feutrés. Contrastant avec le deuil, c’est à un environnement, un cadre ouaté, surtout caressant, que nous convie le poète.. La sensorialité tisse une habitation poétique.

Ou ce distique, page 26, sous le titre « Crépuscule » : « Les feuilles meurent étrangement / bruissement éloigné sous les paupières »

Toujours l’étrangeté est associée à la mort, par essence impensable. Toujours aussi les images, quand elles n’expriment pas le déchirement, sont fuselées de délicatesses.

Vivre sur la terre relève d’un ruissellement du ciel, souffle sur nous, en nous, de la lumière blanche tombée du ciel, naissance d’éveil, miracle fondateur d’essaimage. Murmure et souffle nous inspirent dans « l’être de l’air », ce qui renvoie à la citation de Rainer Maria Rilke en prélude : « confie le vide de tes bras aux espaces que nous respirons ». A ce vide fait écho la cage thoracique dans l’embrassement d’un corps, qu’il soit celui de l’air, ou l’espace que nous ouvre une chair., dans l’accompagnement d’un air libre. L’étreinte résout en l’ouvrant l’isolement.

Reviennent au fil du recueil des instantanés, reflets des instants passés, des flashs sous la verticalité solaire, la montagne, la colline, mais plus encore les oliviers dont la branche évoque la paix comme le pommier, autre branche, la neige pacifiante, mais plus que tout, la mer bleue, l’Égéenne, dont la luminosité rutile des ciels méditerranéens et renvoie au Levant, à la tendresse des aubes comme d’une écume drossée par l’Orient.

Dans cette foulée, l’auteure évoque, au portique de l’Attique, les colonnes de l’Agora, le péristyle du temple, mais aussi le voile d’Isis, voile funéraire de la déesse en quête du corps de son frère Osiris, imagine, page 34, que « sur les eaux, les os en dérive se rejoignent en pont et chantent sur la mer ».

 

Couverture Le Souffle du ciel

 

Sous les titres successivement de « La caresse de la mer » et de « Voix étoilée » revient l’expression de « femme du Levant ». Suit le poème « La voie royale » qui évoque « le très sage Salomon » et « le mystère de Jérusalem ». En quelque sorte, elle projette dans un Orient proche, antique, l’aube d’un ciel mystique.

Revenons brièvement en arrière, page 31 : singulièrement « Dernière confession » relève d’une profession de foi amoureuse telle que celle prononcée par Édith Piaf en un chant déchiré « dans le ciel (…) Dieu réunit ceux qui s’aiment ». On serait tout aussi bien fondé à conclure, ne fût-ce qu’en regard du sort réservé jadis aux filles mères, que Dieu les punit dans l’instant et dans l’éternité à laquelle, au fond, s’apparente la figure du Temps.

Mais laissons à d’autres « la foi du charbonnier », l’exercice du droit conjugal qu’il prélève sur l’épouse. Mieux vaut s’inscrire dans la spiritualité cosmique d’un Rilke qui voit dans Cassiopée le reflet inversé du M majuscule des Mères. Fions-nous à Chagall, lequel, au firmament de ses noces convie les animaux. En quelque sorte, il reconstitue le verger premier, lui qui enlumine ses vitraux de la lumière même, en un arc-en-ciel personnel, à l’encontre d’un culte des mortifications, qui, aux fins d’éclore d’un corps un pur esprit, soumet la jouissance de la vie présente à l’entremise de la Vraie.

Passons. Il se dit que le poète n’est pas tant celui qui est inspiré que celui qui inspire.

Page suivante, à la tombée du soir, la « gazelle » qu’on imagine orientale, nostalgique de « la joie de l’instant », somme toute du plaisir de vivre, le plus grand, celui que se renvoient l’un à l’autre les amants, « en hume la trace emmêlée dans les feuilles », au frisson de vent se remémore le souffle caressant de l’âme sœur, le velours du regard dont s’émeut la peau.

Dans « Psaume » page 38, suivi de « L’oiseau dans les herbes », demeure la trace, l’odeur de la lumière, qui subsiste au tranchant des jours, quand « les paupières se touchent ». Visuelle, tactile, olfactive, la poète affiche, tout en les étayant de métaphores, ses sensations. Ainsi déplie-t-elle pour nous le monde qu’elle a fait sien.

Mille ans n’ont pas passé, poussière d’un corps, mue de papillons blancs dans le frémissement du souffle, murmure des soies. Il est envoûtant, « le sentier aux papillons » dans l’odeur des herbes de paille.

Dans « Le voile », image de l’antique Ouroboros nappé de la Voie lactée, le ciel étoilé, baigné dans « le blanc primordial », a « envie de la terre » et devient arc-en-ciel.

On pourrait tout aussi bien se représenter les amants en bord de mer, perlés de grains de sable à l’orient lunaire, humer leurs peaux, accomplir leur union sous le parrainage cosmique, l’arc-en-ciel où la lumière est soumise au prisme de l’ondée cristallisant leur effusion.

« Le jour ou la nuit (…) dans un seul mot, l’Être ?». Il faut la sagesse de la chouette pour enraciner la perspicacité de l’aigle, les ombres de la nuit pour éclairer le jour. Difficile gageure que celle du commentateur, partagé entre la myopie de la taupe qui affouille et le regard panoptique de l’aigle qui survole.

« Pas sous la lune », je recopie mes notes prises au vol. Seule l’épaisseur légère du silence, comme une neige, semble pouvoir dans une solitude renourrie, au sortir du découplement, cautériser la perte. A moins qu’elle ne pleure à l’intérieur, comme le chante Jean-Jacques Goldman.

« Silhouettes sur la neige », voix qui murmurent, tourbillonnent à l’image d’un vortex, suggèrent un enveloppement sous le manchon mouvant, « entre les neiges », puis dans une fulgurance ; « aurore boréale au bout du monde ». Phosphorescences, revenances sous le vent solaire qui frappe latéralement le pôle, sa tempe.

Pages 52 et 53 : « Portrait dans les couleurs de l’été, (…) les pavots et les bleuets dans lesquels tu t’habillais ». Le Levant, encore, sur des hauteurs. prodige des commencements dans l’ondoiement et la fragrance des sèves, nu-pieds nous surprenions le soleil. Oh ! le beau chant d’amour sous l’espèce des fleurs. Pavots et bleuets, opium et fleur bleue à l’orée messière. Coquelicots au premier coq du jour.

Pages 54, 55 : « La fille du golfe bleu (…) soie de ton regard à l’aube (…) mon ciel rencontrait la mer dans tes bras au lever du soleil ». Chemin de soie des regards qu’ont tissé entre eux les yeux, lumière de l’éveil au puits des prunelles, soleil toujours levant, sur la mer, infiniment.

Page 57, le « Levant », soleil levé au corps, gage de renaissance charnelle dans un air décanté, « diaphane » que « les poumons respirent ». Le Levant dans le corps : « l’arc-en-ciel » retrouvé au pré de l’être. Entre Ciel et Terre, un lever sur la ligne d’horizon, l’éveil au soleil, corps rêvés et réalisés au clair de la lumière, de leur blancheur.

Page 60 : « Le Levant sur la tempe droite » J’ai d’abord écarté ce texte de ma lecture : je ne savais par quel bout l’aborder, sur quel pied l’interpréter. Je ne rentrais pas dedans.

Certes, le Levant, on peut dire que de notre point de vue, le lever du soleil s’y met. Mais à la droite ? Il faudrait que, telle la magnétite qu’aimante le pôle magnétique, l’observatrice se tourne vers le nord.

Je comprends qu’à travers le corps, la fertilité de la vie défie le temps, dans le même temps que, mortelle, elle s’y plie. Certes, le soleil se lève sur la mer à la droite de la Méditerranée, cette mer qui pour les antiques occupait le milieu de leurs terres, « Le Levant s’y baigne en attachant les eaux à la terre ». Les Phéniciens l’illustrèrent et par maintes expéditions, leurs navigateurs rattachèrent cette mer à leurs ports… d’attache. On peut dire qu’ils l’ancrèrent au pays du Cèdre jusqu’à la montagne libanaise. Pour autant, le soleil ne s’y lève pas à la droite du Ciel comme à celle d’un prince. Vu de l’Orient, de ce Levant, ce n’est jamais là qu’un Ponant.

Sonia Elvireanu « MondesFrancophones.com
Sonia Elvireanu

Mais à la tempe, à la droite, celle à laquelle la dextre du suicidaire porte le revolver ? Ou celle par laquelle on désigne le fou en la tapotant ? Voici ce que m’inspire la tempe droite.

Jadis, l’Église campa Jérusalem au centre du monde. Elle incinéra deux ou trois géographes, quelque astrologue, pour que la cosmographie réponde à la métaphysique. En dernière analyse, je regrette que son obscurantisme ait failli : cela aurait épargné aux Amérindiens le sort que leur firent subir les Européens réputés chrétiens, à l’Amazonie son biocide.

Mais retournons au recueil, à ses charmes.

« Été velouté »… Suave à lire en regard d’un tableau impressionniste peint sur le motif « regards de nénuphars »… Comme Monet, la spectatrice se penche sur les nénuphars mais, à les contempler, s’immerge dans la plénitude de leur suavité. Les eaux sont le miroir à l’instar de la peau, dont Valéry écrivit qu’elle est ce qu’il y a de plus profond chez l’Homme. Le regard s’y plonge dans le reflet du visage aimé.

De soie sont la lumière, les fleurs, la brise. Parfums, pulpe et saveurs, sucs, mûrissent dans l’été fertile. Elle voudrait à jamais rappeler l’aimé, le tutoie parmi les ombres :  « pour te saisir à jamais dans la soie de la lumière » conclut le poème, page 65.

« Rien que fumée » (page 66)… En ravivant le souvenir de son bonheur, l’endeuillée en retour, dans un mouvement de bascule, aiguise le sentiment de sa perte. Capable d’enchanter, en poète, le présent, d’en tirer le meilleur parti, elle n’en aiguise que plus le sentiment de la perte.

« Les arcs-en-ciel du soir » (page 78)… Comme ruisselait à l’entame du recueil la lumière blanche sous le souffle du ciel, il semble que les pluies lavent l’air, « telle la pensée éclaircie ».

Mais ce n’est pas à moi de me substituer au lecteur ; mieux que moi le croyant en appréciera la Grâce.

Finalement, la narratrice, au sortir des douleurs, trouvera la quiétude. Elle prendra l’habitude de sa solitude. Au verger solaire, privé des soins de l’amant se raidira le pommier solitaire, jadis gage d’un enveloppement entre les neiges.

Des lignes de sa main combien n’ont-elles pas trouvé leur voie ? Autant de directions oubliées, d’élans avortés. Au rappel des cloches revenues de Rome, s’estompe « la dentelle des tours » qu’au vol de l’aronde prête René Char, l’augure des hirondelles. Au retrait de la vie s’annonce la Vraie.

Le recueil est beau. Il recèle un encens plus puissant que l’encens, la grâce des roses, le parfum qui résonne à leur évocation. Sensible, sensuel, bucolique, c’est dans un esprit poétique que sa ferveur nous touche. Aussi je le recommande vivement.

Et pour conclure, une dernière incursion dans le recueil avec le poème « Et les Tilleuls… » page 130. Leur floraison embaume, si brève et si prégnante qu’on la hume de mémoire, du souvenir déjà de leur nostalgie. Combien de fois dans une vie les tilleuls en fleur ?

Décidément, un fort beau recueil.

Le recueil sur le site de L’Harmattan