par Denis BILLAMBOZ
Entre l’histoire du déclin d’un puissant clan de l’Est tibétain, penchant plus vers la Chine que vers Lhassa, et la destinée d’une famille noble chinoise obligée de partir pour l’exil, j’ai trouvé le dénominateur commun qui m’a fait réunir ces deux textes : l’introduction d’une agriculture spéculative, la culture du pavot. Dans les deux cas, le cycle infernal du pavot s’inscrit de la même façon dans une société locale encore proche de son état féodal. Dans un premier temps, la richesse comble les familles entreprenantes puis rapidement la drogue gangrène la jeunesse avec son cortège de malheurs : addiction, maladie, débauche, corruption, affaiblissement et finalement accaparation de la richesse et des territoires par des voisins envieux qui veulent mettre la main sur la production magique. Les Hans de Chine coloniseront les clans tibétains et, plus au sud, ceux qui étaient peut-être les ancêtres de Chiew-Siah Tei ont dû fui leur pays pour grossir la Chine de la diaspora en Malaisie.
Les pavots rouges
Alai ( ? – ….)
« J’étais juste un passant, venu sur cette terre merveilleuse quand le système des chefs de clan approchait de sa fin.» Il était le second fils du chef du clan des Maichi, là-bas à l’est du Tibet, aux confins de la Chine, où « les chefs de clan avaient toujours préféré l’empire temporel de l’est au pays spirituel de l’ouest. » On le disait idiot… mais l’était-il ? En tout cas, c’est lui qui raconte l’histoire du clan des Maichi, de son expansion, de sa splendeur et de sa déchéance.
Dans les années trente, dans ces vallées perdues, les chefs de clan disposent d’une pouvoir absolu sur leur territoire et leurs sujets et se livrent des guerres fratricides pour assurer leur hégémonie et accroître leur trésor. Pour vaincre un vassal félon, le chef du clan des Maichi fait appel à la puissance du voisin chinois qui lui fournit des armes modernes pour assurer une victoire aisée et un prestige certain auprès des autres seigneurs.
A cette occasion, le Chinois incite le chef du clan vainqueur à planter des pavots dont il achètera, lui-même, la production, ce qui apportera une grande richesse à celui qui en assurera la culture. Après plusieurs échauffourées, guerres et autres amabilités entre voisins, tous les clans disposent des graines de pavot et se lancent dans la culture spéculative sans retenue jusqu’au jour où la carence en céréales vivrières crée une dure famine. Seul le clan Maichi qui a semé de l’orge, tire profit de cette calamité pour augmenter encore ses richesses en vendant son orge à des prix mirobolants et en installant une forme d’autorité sur les autres clans. Le pays entre alors dans l’ère de l’économie de marché, l’idiot construit une véritable ville commerciale à la frontière du pays des Han. « C’était la première fois, dans l’histoire des chefs de clan, que l’on transformait une forteresse en marché. »
Mais cette ouverture deviendra rapidement néfaste aux populations car les blancs et les rouges qui s’opposent en Chine, exporteront vite leur conflit sur la terre tibétaine pour le plus grand tort de cette civilisation des chefs de clan qui connaîtra alors un déclin inéluctable.
Ce vaste récit, à la fois roman picaresque et rocambolesque, conte épique mais aussi parabole sur le pouvoir et son exercice, la puissance et la gloire, le déclin et la déchéance, est prétexte à brosser un vaste portrait de ce Tibet particulièrement méconnu, loin de Lhassa et de son pouvoir, bien différent de l’imagerie habituelle, plus proche de la Chine. Mais, l’auteur, même s’il est Tibétain, est aussi un bon Chinois récompensé par le plus grand prix littéraire de son pays, le prix Mao Dun, et, donc, sa version n’est pas forcément la plus objective mais c’est un regard qu’il ne faudrait tout de même pas oublier.
Ce récit a aussi le mérite de démontrer comment une culture hautement spéculative a pu, en s’appuyant sur la cupidité des hommes, conduire une civilisation vers son déclin en lui inculquant la gangrène que véhicule l’économie de marché, à l’image des drogues et maladies vénériennes qui envahissent les villes nouvelles dévolues au commerce. Les bordels s’installent aux côtés des auberges, des banques et autres échoppes et répandent la syphilis dans les populations corrompues. L’enrichissement brutal de ce pays, resté jusque là dans les nimbes médiévales, va inéluctablement attirer le regard du puissant voisin qui, en manipulant les chefs de guerre frontaliers, va trouver, là, une excellente porte pour entrer dans ce territoire qu’il revendique depuis un certain temps déjà.
L’idiot qui narre cette saga familiale, l’aventure de tout un peuple, la déchéance d’une civilisation, la fin d’une époque, n’est peut-être finalement pas si idiot que ça. Car, s’il n’a pas forcément l’intelligence de son frère aîné, il a des intuitions souvent très opportunes, un bon sens bienvenu, et il sait user à bon escient de la ruse et de l’astuce qu’il oppose à la force brutale des autres. « Je savais, à présent, quand je devais surprendre ceux qui me méprisaient en ayant l’air d’être la personne la plus intelligente du monde. Puis, quand je leur avais fait assez peur pour qu’ils me traitent comme un garçon intelligent, j’agissais à nouveau stupidement. » Et, c’est un intéressant discours sur le pouvoir et son exercice, l’intelligence et l’intuition, la stratégie et le hasard, que nous propose Alai à travers ce texte qui pourrait paraître un peu primaire à certains, d’autant plus, qu’en ce qui me concerne, je n’ai lu qu’une version traduite de l’américain. Les risques de déperditions et de transformations ne sont tout de même pas nuls en passant du chinois à l’américain et de celui-ci au français.
J’ai eu l’impression, par moments, d’entendre comme des roulements de tambour venus du côté de chez Gunther Grass, mais ce n’est peut-être qu’une impression, « … même les gens intelligents sont quelquefois stupides. »
La petite cabane des poissons sauteurs
Chiew-Siah Tei ( ? – ….)
Jeune Malaisienne de la colonie chinoise, Chiew-Siah Tei, désormais exilée en Ecosse, semble avoir voulu écrire un livre initiatique pour remonter un arbre généalogique qui pourrait être le sien et faire revivre des ancêtres qui auraient exploité un vaste domaine agricole dans le sud de la Chine jusqu’au début du siècle dernier.
Elle commence son histoire avec la naissance, en 1875, de Mingzhi qui comble de joie son grand-père, le maître absolu du domaine, qui a désormais un héritier pour assurer la continuité du lignage et combler les ancêtres qui veillent sur le sort de la famille. Mais, cette naissance irrite au plus haut point la seconde épouse du fils aîné qui elle aussi attend un enfant qui ne sera que le second. Les clivages se manifestent rapidement. Le fils second devient le bras droit du père car le fils aîné vit dans la débauche et ne s’occupe pas du domaine, l’épouse seconde est très jalouse de l’épouse première du fils aîné, et, on devine rapidement que les deux nouveaux nés seront rivaux toute leur vie.
Le fils aîné impose la culture du pavot qui satisfera son opiomanie mais désole le fils second qui ressent de forts scrupules à cultiver ce poison. Mingzhi suit des études brillantes que son frère n’arrive pas à assimiler en sombrant vite dans la facilité et la débauche. Mais ces destinées qui semblent toutes tracées sont bousculées par l’arrivée des étrangers, Japonais et Européens, qui espèrent bien se partager le gâteau chinois malgré la violence de la résistance des Boxers qui bouleversent l’ordre établi.
Ce roman qui se voulait certainement la tragédie d’une famille confrontée à la disparition d’une civilisation ancestrale et à l’irruption brutale d’une Chine nouvelle agressée par des peuples étrangers, n’est pour finir qu’un vague mélodrame de second ordre où tout est bien trop prévisible. On dirait que l’auteur a voulu écrire un roman chinois pour retrouver ses racines mais qu’il n’a pas pu échapper à sa culture anglo-saxonne qui se ressent trop dans ce très long texte. Il aborde bien, tout au long de son récit, des thèmes importants : le choc des cultures chinoises et européennes, la disparition de la Chine traditionnelle, la place des femmes et des filles dans la société chinoise, toutes les tares de l’ancien régime : corruption, népotisme, favoritisme, …, l’introduction des cultures spéculatives, etc… mais tout ça nous le connaissons bien depuis longtemps, au moins depuis que Pearl Buck, Lao She, Pa KIn et bien d ‘autres l’ont écrit avec beaucoup plus de talent.
Mais, Chiew-Siah a peut-être trouvé l’ancêtre, auréolé de toutes les qualités et ouvert au monde extérieur, qui aurait installé sa famille en Malaisie pour échapper à la violence des siens rejetant ses amis européens et lui-même par là-même. Cet ancêtre visionnaire qui aurait créé la Chine de la diaspora qui allait pousser la porte des marchés européens et transporter la richesse ancestrale dans le Sud-est asiatique.