VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE (VI) – LES ANNEES 50

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDEALE

100 films à voir absolument

Une analyse décennie par décennie, un feuilleton en 12 épisodes

qui court des débuts du cinéma aux années 2010.

Voir la présentation du projet et de l’équipe, le plan général et les dossiers ouverts :

(VI)

Les années 1950

Ciné-Phil RW à la mise en place ; Krisztina KOVACS, Nausicaa DEWEZ, Daniel MANGANO et Adolphe NYSENHOLC au contrepoint ; Julien-Paul REMY et Thierry VAN WAYENBERGH, Nausicaa DEWEZ et Ciné-Phil RW dans des analyses connexes.


Le Top 10 de Ciné-Phil RW


. (35/100) La mort aux trousses/North by Northwest (Hitchcock, GB/EU, 59).

Le meilleur film d’aventures de tous les temps ? Je l’ai vu et revu. Adoré enfant, adolescent, adulte. Goûté à différents niveaux, qui séduisent gourmands et gourmets, tant la réussite est à la fois globale et de détails.

Son rythme haletant, ses poursuites et ses rebondissements. Ses décors fantasmatiques : le champ de maïs, le mont Rushmore (reconstitué en studio), la Riviera américaine, le bâtiment des Nations- Unies et le nid d’aigle de Rapid City (deux bijoux architecturaux). La tonicité des dialogues. Le charme dévastateur de Cary Grant, qui me paraît, sur ce film, à cinquante-cinq ans, l’homme le plus élégant à avoir jamais bougé devant une caméra (cet acteur, dans de nombreux films, est immense de par sa capacité à laisser sourdre une ambiguïté abyssale, sexuelle, morale, d’humeur, etc.). Les acteurs secondaires mémorables, d’Eva Marie Saint à James Mason, en passant par Martin Landau ou Leo G. Carroll. Ses « moments significatifs » (comme aurait dit le médiéviste Paul Jonas) mémorables : la poursuite dans le mont Rushmore, la rencontre Eva/Cary du train, le pseudo-assassinat, le meurtre aux Nations-Unies, la scène de l’avion, celle de la maison perchée, etc. Le deuxième degré ravageur, les sous-entendus sexuels : le rapport à la mère, la relation ambigüe entre les deux méchants, la métaphore du tunnel. Le Bildungsroman et l’émancipation/réalisation d’un adultescent.

Le meilleur Tintin de tous les temps ? Quelque part… aussi et involontairement, bien sûr… mais, dans un registre proche, il est très supérieur à L’homme de Rio, le meilleur hommage officiel à Tintin (un excellent film d’ailleurs, qui a inspiré la saga Indiana Jones de Spielberg/Lucas). Grant en Tintin adulte, érotisé, chargé de poudre freudienne ?

ADOLPHE :

Ce film s’origine dans la crise de l’identité vécue au XXe siècle.

Pour Freud, le « moi conscient » n’est peut-être pas tout à fait « soi », il y a un moi plus profond, inconnu à soi-même, et qui motive nos choix de vie ; pour Marx, l’individu est surtout un être dominé par les idées de sa classe, qui déterminent sa Weltanschauung comme ses options politiques.

Dans North by Northwest, le héros, tout autant dépossédé de lui-même, est pris pour quelqu’un qui n’existe pas du tout, vidé de sa substance, étant une personne fabriquée par les services secrets, les agents de l’inconscient social. Il est un Pessoa, « personne » en portugais. Mais l’écrivain lusitanien de ce nom était anonyme par la surabondance de ses pseudonymes. John Tornhill (incarné par Cary Grant) passe pour être Kaplan, un costume vide dans une chambre d’hôtel inoccupée. Il est un leurre, inventé par la CIA, durant la Guerre froide, pour tenter de démasquer sinon d’abattre l’espion pro-soviétique (joué par James Mason). C’est comme une variation sur le thème d’Ulysse qui, pour tromper le Cyclope, se présente comme… « Personne ». Le monstre ne se méfie donc pas d’un absent et le laisse approcher, ce dernier lui crève l’œil. Mais, dans le film, on ne croit pas que Kaplan n’est… personne, on cherche même à le tuer, lui (dans la voiture où on l’installe ivre-mort), voire à l’exterminer par un hélicoptère agricole qui essaie de le gazer avec un insecticide (écho à l’après-Auschwitz). Ce film est traversé par l’histoire du siècle et son climax se situe sur le mont Rushmore, un sommet de l’Amérique, où, parmi les effigies des présidents des Etats-Unis – dont les têtes sculptées dans la roche sont comme des dieux tutélaires -, le héros, si bien protégé, en vainquant son adversaire, retrouve, en sauveur de soi et des autres, la pleine jouissance de sa personnalité. Si le McGuffin du film était un microfilm avec des secrets atomiques, North by North West est ce chef-d’œuvre du cinéma qui contient en abyme une puissance nucléaire, celle de la Hitchcock Touch.


. (36/100) Le pont de la rivière Kwaï (David Lean, GB/EU, 1957).

Grandiose et bouleversante page d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, où l’on suit un groupe de prisonniers anglais auquel les Japonais imposent de construire un pont qui peut changer le cours des combats. Une situation qui interroge sur le sens de nos actes : faut-il se soumettre pour survivre, résister par éthique militaire ou… collaborer par goût du travail bien fait, réalisation narcissique, etc. ?

Image sublime, casting imparable (Alec Guiness, William Holden).

David Lean, l’un des plus grands génies de l’histoire du cinéma, vénéré par un Spielberg, comble l’appétit pour l’épique, la fresque, la reconstitution, relayant les Ben-Hur et Dix commandements de nos enfances (voir ci-dessous), en y ajoutant les ingrédients de la meilleure littérature, de l’Art.


. (37/100) Madame de… (Max Ophuls, France/Allemagne, 53).

Du grand art, à tous niveaux. Surtout, se faufilant à travers des intrigues de salon, et face à une Danielle Darrieux au sommet de sa majesté, un Charles Boyer qui compose un des plus émouvants rôles d’homme, de mari de l’histoire du cinéma.

Voir mon analyse – lien vers l’article


. (38/100) La nuit du chasseur (Charles Laughton, EU/GB, 55).

Un récit d’initiation des plus sombres, grinçants, une épopée enfantine détournée. Surtout, une œuvre ahurissante, mythique (classée numéro 2 de tous les temps par les Cahiers du cinéma), qui semble appartenir à tous les genres. LE film de Mitchum ! LE film de Laughton !

Voir notre analyse en trio – lien vers l’article


. (39/100) Sur les quais/On the Waterfront (Elia Kazan, EU, 54).

Un mythe américain et universel, Marlon Brando, explose la décennie avec les films d’Elia Kazan, surtout celui-ci mais aussi le bouleversant Un tramway nommé désir (51). Que dire ? Ce film métaphorise quasi toutes mes prises de conscience ou de position sur la société et l’être humain, pour le meilleur et pour le pire. L’omniprésence de la volonté de puissance et de contrôle, l’abus de pouvoir et l’incapacité à admettre la contradiction qui gangrènent à tous les échelons et dans tous les partis, quelles que soient les origines, la confession, etc., le panurgisme des foules ou la veulerie des individus… MAIS ces flambeaux qui, partout, minoritaires et solitaires/solidaires/solaires, se lèvent pour dire « Non ! », douter, remettre en question, tout risquer au nom d’idéaux qui sont enfouis au fond de l’imaginaire humain.

Ajoutons une épatante Eva Marie Saint, à l’opposé des femmes glamour et provoquantes, toute en finesse et élégance distinguée (admirée par Hitchcock !) et un fabuleux Rod Steiger ! L’une des plus belles scènes de l’histoire du ciné avec la discussion des deux frères (Brando/Steiger) dans une (fausse, constituée de bric et de broc) voiture… ou l’art du jeu made in Actor’s Studio mis en abyme.


. (40/100) Certains l’aiment chaud/Some Like It Hot (Billy Wilder, EU, 59).

Un pic absolu de la comédie, épique et désopilante, grinçante et émouvante tout à la fois. Qui est souvent cité comme le number one du genre avec L’impossible monsieur Bébé. Des gags en cascade mais un film de gangsters aussi, de course-poursuite, des relents sociologiques (sur la condition de la femme, l’époque de la Prohibition), de formidables travestissements.

Le trio Tony Curtis/Jack Lemon/Marilyn Monroe est épatant. Avec une réplique finale parmi les plus fameuses (et osées ?) du cinéma.  Wilder, étrangement controversé au sein de la critique, est un très grand créateur, il a commencé comme adjoint de Lubitsch et sauvegardé une (volumineuse) parcelle de son génie, enfantant des mannes de perles. Pendant cette décennie, Boulevard du crépuscule/Sunset Boulevard (50) et Sabrina (54).

NAUSICAA :

J’aurais hésité entre Some Like It Hot et Sunset Boulevard pour le top 10, mais le premier l’emporte probablement en raison de sa modernité. J’ajoute aussi Sept ans de réflexion/The Seven Year Itch (55), pour sa place dans le mythe Marilyn. 


. (41/100) L’intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, Japon, 54).

Choisi de très peu devant Contes de la lune vague après la pluie (53). C’est un cinéma tellement… Riche, sublime, bouleversant, total ? Qui ne verse pas une larme à la fin du premier ? Qui n’est pas envoûté par la peinture onirique des barques trouant la brume dans le second ? Qui plus est, une création résolument féministe, véhiculant des valeurs face aux démons de l’arbitraire, de l’indifférence, de la vanité, du conformisme. Un artiste qui apprend à mieux observer, à redessiner notre regard.


. (42/100) Rashomon (Akira Kurosawa, Japon, 50).

Ou Les sept samouraïs (54) ?

Ces deux films m’ont fait découvrir et aimer le cinéma japonais. En Occident, Kurosawa a longtemps masqué les génies Mizoguchi, Ozu et Naruse, qui sont sans doute plus délicats. Mais on parle encore et toujours d’un génie ! Si Les Sept… a engendré un très célèbre remake western et influencé tout un pan du cinéma américain, que dire de Rashomon, de ses dimensions littéraires, de son inventivité narrative ? Avec cette quête de la vérité d’une scène qui nous la fait revivre telle que racontée par différents protagonistes. Inoubliable !


. (43/100) Chantons sous la pluie/Singing In The Rain (Kelly/Donen, EU, 52).

C’est le plus célèbre musical de tous les temps et l’American Film Institute l’a classé 10e. On peut ne guère priser le music-hall, la danse, les assimiler à la guimauve mais là… le talent suinte à chaque coin d’écran ! Et les idées véhiculées nous parlent toujours. Beau !


. (44/100) Les fraises sauvages (Bergman, Suède, 57).

Un vieil homme, sur le point d’être honoré, accomplit un trajet avec sa belle-fille qui tend l’œuvre vers le Road Movie. Rêveries sur la jeunesse perdue, interrogations sur la mort ou le sens de la vie, les erreurs d’aiguillage. J’ai vu et revu, à chaque fois bouleversé. C’est un pic majeur du cinéma européen.

NAUSICAA :

J’aurais plutôt retenu Le septième sceau(57), qui reste probablement l’ultime classique de Bergman.


D’autres grands films à découvrir,

évoqués dans les anthologies du 7e Art…

Coté Etats-Unis

. Des westerns mythiques au fond sulfureux : La prisonnière du désert/The Searchers (Ford, 56), son géant John Wayne en mode raciste et perte de repères ; Le train sifflera trois fois (Fred Zinneman, 52) ou l’individu abandonné par la majorité lâche ou indifférente ; Johnny Guitar (Ray, 54) et Rancho Notorious (Lang, EU/Allemagne, 52) qui présentent tous deux des femmes fortes (Joan Crawford et Marlène Dietrich) au passé trouble vivant en marge d’une société qui les nie ; L’homme des vallées perdues/Shane (George Stevens, 53), qui fixe l’image iconique du super-héros surgissant du néant pour régler tous les problèmes à coups de pistolets mais interroge déjà sur la part obscure latente, une interrogation profonde et amère sur le statut.

DANIEL :

Shane, bien sûr ! Le personnage dégingandé de Jack Palance sera adapté par Morris dans Lucky Luke contre Phil Defer. Mais je pointe d’autres westerns remarquables : Le jugement des flèches (Samuel Fuller, 56), précurseur, fait la part belle aux Indiens et permet à Rod Steiger de camper un personnage complexe ; La vallée de la poudre (George Marshall, 58) ou Cow-boy (Delmer Daves, 58), dans lesquels on retrouve Glenn Ford, bien aidé dans le second cas par un Jack Lemmon merveilleux en pied-tendre.

Un thème récurrent du cinéma populaire, la rivalité entre deux hommes, traverse plusieurs westerns. Kirk Douglas et Anthony Quinn dans Le dernier train de Gun Hill (John Sturges, 59), teinté d’antiracisme. Van Heflin chargé d’escorter un Glenn Ford goguenard dans l’impeccable 3h10 pour Yuma (Delmer Daves, 57), Gary Cooper, granitique/taciturne, et Burt Lancaster en Bad Guy ironique, enjôleur et manipulateur, tout de noir vêtu (la confrontation la plus intéressante ?) dans Vera Cruz (Aldrich, 54). Mais, parfois, la rivalité cède la place à la coopération (Règlements de comptes à OK Corral, de Sturges, en 57, avec le tandem Burt Lancaster/Kirk Douglas) voire à l’initiation (le jeune Anthony Perkins apprenti Sheriff sous la houlette d’Henry Fonda dans Du sang dans le désert/The Tin Star, d’Anthony Mann, en 57).

. Des films de guerre dénoncent celle-ci/le système militaire : Les sentiers de la gloire (Kubrick, EU/GB, 57) avec Kirk Douglas en héraut des valeurs humanistes ; Tant qu’il y aura des hommes/From Here To Eternity (Fred Zinneman, 53) et son superbe casting (Lancaster face à Montgomery Clift et Deborah Kerr, au monstrueux Ernest Borgnine), la scène du baiser sur la plage…

. L’amour, l’épopée et la guerre : L’odyssée de l’African Queen (John Huston, 51), le duo Bogart/Hepburn (Kathe the Great).

. Un film de prétoire : Douze hommes en colère (Sidney Lumet, EU/GB, 57), une ode à l’engagement citoyen, à l’éthique individuelle.

. Des musicaux : Un Américain à Paris (Vicente Minnelli, 51) ; Tous en scène/The Band Wagon (Minelli, 52) ; Une étoile est née/A Star Is Born (George Cukor, 54).

NAUSICAA :

Et aussi Les hommes préfèrent les blondes/Gentlemen Prefer Blondes(Howard Hawks, 53) et Drôle de frimousse/Funny Face (Stanley Donen, 57), avec le duo Fred Astaire-Audrey Hepburn.

. Le milieu de l’Art : Les feux de la rampe (Chaplin, EU/GB, 52) où Charlie dit au revoir à Charlot, qui a fait son temps, et élargit le propos à un adieu au muet dans une scène sublime associant Charlie/Charlot et Buster Keaton, avec en sus la classieuse Claire Bloom ; Eve/All about Eve (Joseph Mankiewicz, 50) où George Sanders pousse la distinction et l’ironie cinglante au niveau de l’Himalaya face à l’icône Bette Davies ; La comtesse aux pieds nus (du même Mankiewicz, 55).

NAUSICAA :

L’adieu au muet se retrouve aussi dans Sunset Boulevard et Singin’ in the rain, cités plus haut. Étonnant de constater à la fois la récurrence du thème et les chefs-d’œuvre qu’il a suscités.

NDLR : Voir le dossier OFF consacré par Nausicaa au grand Joseph Mankiewicz 


. Des films d’aventures éblouissants, sans doute aujourd’hui destinés avant tout à la jeunesse : Les dix commandements (Cecil B. de Mille, le remake de 56) et ses scènes fabuleuses (le passage de la mer Rouge, of course !) et Ben-Hur (William Wyler, 59) et sa course de chars, son contenu homosexuel en filigrane (les œillades de Messala à Ben-Hur), deux péplums énaurmes (mon attrait du grandiose !) avec ma première idole cinématographique, Charlton Heston, l’homme des figures mythiques (Moïse, Michel-Ange, etc.) ;  Les contrebandiers du Moonfleet (Fritz Lang, EU/Allemagne, 55), qui mêle mystère, action et initiation, et Scaramouche (George Sidney, 52), deux cape et d’épée menés par le flamboyant Stewart Granger (autre idole de mon enfance) ; Moby Dick (John Huston, 56) et son affrontement océanique aux vagues métaphysiques ; Planète interdite (Fred Mc Leod, 56) et ses voyages interplanétaires, son robot Robbie (qui inspirera le R2D2 de Star Wars), son monstre en filigrane.

Voir le feuilleton Scènes cultes, dans Karoo, pour ce dernier film : https://karoo.me/cinema/scenes-cultes-8).

DANIEL :

Bien vu de parler des films à grand spectacle. Les dix commandements et Ben-Hur me fascinent aussi tous deux. Les trucages du premier film me restent en mémoire : le bâton transformé en serpent, le Dieu/foudre qui grave les tables de la loi et bien sûr la mer Rouge qui s’ouvre en deux murailles d’eau. Dans Ben-Hur, outre la course de chars, je retiens la reconstitution de la Rome impériale et les apparitions de Jésus, jamais montré de face et d’autant plus intrigant.

NAUSICAA :

Le péplum hollywoodien vit un âge d’or avant de connaitre ses derniers feux avec le fastueux Cléopâtre (Mankiewicz, 63).

. Des films noirs : La soif du mal/A Touch of Evil (Orson Welles, 58) et ses plans sidérants, virtuoses, son atmosphère glauque, suffocante.

. Des mélodrames : Une place au soleil (George Stevens, 51) mais aussi les derniers films de Douglas Sirk (Américain d’origine germano-danoise), dont Le mirage de la vie (59), plébiscité par les Cahiers du Cinéma, un bijou impressionnant de modernité et d’humanité, où les aspects guimauve ou kitsch du genre sont explosés, transcendés par des réflexions puissantes sur le racisme, les apparences, la difficulté de la réalisation ou de la rébellion.

. Des adaptations littéraires : Othello (Welles, 51).

DANIEL :

Un de mes films préférés ? Comme un torrent/Somme Came Runningde Vincent Minnelli (57), tiré d’un roman de James Jones, comme Tant qu’il y aura des hommes. Dean Martin y seconde magnifiquement Frank Sinatra et Shirley Mc Laine (aussi paumée et attendrissante que Giulietta Masina dans La strada).

. La trilogie James Dean, qui incendia mon adolescence, ou comment un inconnu tourne trois films en un an (1955), meurt dans un accident de voiture et devient un mythe universel, l’incarnation de la jeunesse et de la rébellion : A l’est d’Eden (Elia Kazan), avec son thème Caïn/Abel ; La fureur de vivre (Nicholas Ray), qui touche à l’essentiel, avec sa figure d’ado (ou de jeune homme, disons) en quête de réalisation entre une mère castratrice et un père loquifié ; Giant (George Stevens) et sa saga familiale, son épopée du pétrole. J’aurais pu inverser Brando et Dean pour mon Top 10 !

DANIEL :

James Dean ? L’interprétation qui m’a le plus fasciné est celle de Jett Rink dans Géant. L’icône n’a pas le rôle principal ? Certes. Mais, à chacune de ses apparitions, on ne voit que lui ; avec tout autre acteur, le film serait plus fade.

KRISZTINA :

Je voudrais ajouter deux films inscrivant les débuts des rebelles post-guerre, entre autres via les interprétations de Marlon Brando (sans surprise !) et de Liz Taylor, une magnifique teigneuse aussi :

L’équipée sauvage/The Wild One (1953, EU, László Benedek, produit par Stanley Kramer). Le personnage principal, Johnny Strabler, tout de cuir vêtu, deviendra le motard fantasmé et culte d’une génération : « What are you rebelling against ? – What have you got ? ». Le mouvement punk anticipé ?

La chatte sur un toit brûlant/Cat on a Hot Tin Roof/ (1958, EU, Richard Brooks). Un classique de la plume de Tennessee Williams, bien entendu. Liz Taylor et Paul Newman dans un duel au sommet (œil émeraude contre œil argent), entre traditions sudistes, machisme, amours corrompues et frustration sexuelle.


Côté Europe

En Allemagne…

Le diptyque indien Le tigre du Bengale/Le tombeau hindou (Fritz Lang, 58/59), son exotisme et ses scènes très violentes, ses souterrains aux contours freudiens, la jolie Debra Paget et l’amour interracial. Séries B ? Oui mais produites par un génie, de retour au pays.

En Angleterre…

DANIEL :

J’adore un film d’aventures grand public : Les quatre plumes blanches.

PHIL :

Ta version (Terence Young et Zoltan Korda, 55) est l’une des sept adaptations (cinéma et télévision) du roman d’A.E.W. Mason !

En Italie…

Miracle à Milan (De Sica/Zavattini, 51) ; Senso (Luchino Visconti, 53) ; Viaggio in Italia (Roberto Rossellini, 53) avec Ingrid Bergman et George Sanders ; La strada (Federico Fellini, 54) et l’inoubliable Gelsomina (campée par Giulietta Masina, l’épouse du maestro), une trame narrative peu consistante mais un Road Movie qui interpelle/interroge (où est la goutte de bonheur qui étanche la soif ? comment la rencontrer ou comment l’offrir ?), œuvre-phare du cinéma européen.

DANIEL :

Le néo-réalisme imprègne la comédie et engendre cet inimitable mélange de rires et de larmes. Dureté sociale mais drôlerie irrésistible. L’Italie de la misère panse ses plaies et laisse éclater son envie de vie et de reconstruction.

Quelques films à redécouvrir : Umberto D.(De Sica, 52) m’émeut à chaque fois ; Pauvres mais beaux(Dino Risi, 56) et son humour grinçant ; Le pigeon (Monicelli, 58) et son équipe de bras cassés désopilants ; Il Bidone (Fellini, 55) et ses malfrats minables, dont un loser pathétique joué par l’Américain Broderick Crawford ; La grande guerre (Monicelli, 59, avec le tandem Gassman-Sordi) et Le général Della Rovere (Rossellini, 59, dans lequel Vittorio De Sica joue de toute sa palette avec une élégance rare), deux films de guerre qui rendent hommage à la bravoure des lâches.

NAUSICAA :

Coup de cœur personnel pour Stromboli de Roberto Rossellini (50).

PHIL :

Avec la merveilleuse Ingrid Bergman à contre-emploi ! Elle qui a quitté Hollywood et sa famille pour l’amour de l’Art pur… et de Rossellini. Immense scandale à la clé !

En France…

Encore Clouzot (Le salaire de la peur en 53 et Les diaboliques en 55)mais déjà la Nouvelle Vague, Truffaut (Les 400 coups, 59), Robert Bresson (Le journal d’un curé de campagne en 51, Un condamné à mort s’est échappé en 56, Pickpocket en 59) ou Alain Resnais (Hiroshima, mon amour, 59).  

NAUSICAA :

La Nouvelle Vague, en effet. Les réalisateurs emblématiques de la mouvance sortent quasi tous leur premier long-métrage en 1959 ou 1960. Outre ceux déjà cités, mentionnons aussi Claude Chabrol (Le beau Serge et Les cousins, 59), Eric Rohmer (Le signe du lion, 59), Jacques Doniol-Valcroze (L’eau à la bouche, 59 – très daté, le film vaut aujourd’hui surtout pour la musique de Gainsbourg). À noter qu’Agnès Varda, souvent associée à la Nouvelle Vague, a réalisé son premier long métrage dès 1955, La pointe courte, un film à redécouvrir. Superbe décennie aussi pour Jacques Tati, avec deux films qui sont des chefs-d’œuvre : Les vacances de Monsieur Hulot(53) et Mon oncle(58).

KRISZTINA :

J’irai cracher sur vos tombes (59, Michel Gast) avec Christian Marquand. On reste dans le thème de la rébellion évoqué plus haut. Un métis veut venger son frère, un jeune Noir de dix-huit ans, lynché par la foule. Le récit est incendiaire, sur fond de jazz enflammé et d’anti-héros charismatique, précurseur et (toujours) interpellant. Ceci dit, je préfère le roman au film… et Boris Vian serait heureux de l’apprendre, lui qui a été victime d’un arrêt cardiaque à la première française !

PHIL :

Philippe Leuckx, un collègue cinéphile des Belles Phrases, lors de la première vague de la CI (publiée dans Karoo), avait suggéré quelques pépites supplémentaires : Sous le ciel de Paris (Julien Duvivier, 50), La vérité sur Bébé Donge (Henri Decoin, 51), Casque d’or (Jacques Becker, 52), Des gens sans importance (Henri Verneuil, 56), La chatte (Henri Decoin, 58).

Côté World Cinema

Le World Cinema nous démontre à quel point les humains sont proches, présentant les mêmes vices et travers, les mêmes aspirations et idéaux. Et c’est peu de le dire. Le vivre au travers d’un geste, d’une parole, d’un non-dit émanant d’une paysanne bengali ou japonaise remue une sorte d’inconscient collectif. Ce cinéma existait déjà, bien sûr, il brillait déjà, ne soyons pas occidentalo-centristes. Mais une étape est franchie. Plusieurs auteurs nippons atteignent le point d’acmé de leurs carrières : Ozu (Le voyage à Tokyo, 53), Naruse (Nuages flottants en 55 et le formidable Nuages d’été en 58). Et, fracassant un cinéma commercial indien abonné au grand spectacle, aux tournages en studio et au factice, Satyajit Ray, le Bengali, apporte une variante indienne au néo-réalisme italien, avec notamment sa trilogie d’Apu, entamée avec l’émouvant, très remarqué et iconifié La complainte du sentier (55), que suivront L’invaincu(57) et Le monde d’Apu(59).


Coups de cœur personnels

. TOUT Hitchcock !

Encore et encore ! Comment écarter de la liste de mon top 10 Fenêtre sur cour (54) ou Sueurs froides/Vertigo (58) ? L’AFI classe d’ailleurs mes trois Hitch préférés de la décennie aux places 40, 42 et 61 de son Top 100.  C’est une période très créative pour l’Anglais émigré aux States : La main au collet (55), Le crime était presque parfait (54), L’inconnu du Nord-Express (51), Le grand alibi (1950) ; un peu en retrait, L’homme qui en savait trop (le remake de 56), Le faux coupable (56) et sa mise en abyme de la thématique majeure de l’épopée hitchcockienne, Mais qui a tué Harry ?(55) et son humour noir corrosif… tiédi par quelques longueurs. Autant de perles pour les cinéphiles !

DANIEL :

Mon Hitchcock préféré ? D’une courte tête, L’inconnu du Nord-Express. Pourl’ingéniosité de la trame, les scènes avec un effrayant Robert Walker.

. Trois films qui mêlent voyage et romantisme de conte de fées.

Vacances romaines (William Wyler, EU, 53) avec un couple glamour à tomber, Gregory Peck et Audrey Hepburn au sommet de leur séduction.

Vacances à Venise (David Lean, EU/GB, 55), à mille coudées des fresques du maestro, un décor de carte postale transcendé par un réalisateur de génie qui filme la Cité des Doges comme jamais, avec une Katherine Hepburn en cœur solitaire, émouvante en diable.

Elle et lui/A Love Affair (Leo McCarey, EU, 57). Un remake orchestré par le réalisateur d’origine. Que j’ai retiré in extremis de mon top 10 ! Qui enchante et fait pleurer. Célèbre pour la scène de l’Empire State Building alors qu’une autre appartient à mon trésor de guerre cinématographique, toute en finesse et beauté pure : la présentation de la jeune Olivia de Havilland à la mère de Cary Grant dans le décor prodigieux, en surplomb par rapport à la mer, de la propriété familiale.


Réflexions sur la décennie

DANIEL :

Les Fifties sont la dernière décennie à ne pas trop souffrir de la concurrence de la télévision… même si les « étranges lucarnes » vont bientôt envahir les foyers, même si commence alors la longue agonie des cinémas de quartier qui portaient haut le cinéma populaire.

PHIL :

Aux Etats-Unis, dix millions de postes de télévision en 1951 et cinquante en 1959 ! Certains Grands du cinéma anticipent ou s’adaptent. Groucho Marx devient animateur de jeux télévisés. Walt Disney produit ses premiers spectacles télévisés réguliers, ce qui aboutira à l’une des séries les plus célèbres de tous les temps, Zorro, avec Guy Williams, dès 1957. Quant à Hitchcock, régner sur le cinéma ne lui suffit pas et il lance dès 1955 une autre série mythique, Alfred Hitchcock Presents, qui comptera de nombreuses saisons et imposera son personnage (il présente chaque épisode avec un humour confondant).     

DANIEL :

Les années 50 sont celles de ma découverte du cinéma. Cette décennie est si foisonnante, mes choix trop émotionnels. Ci-dessus, j’ai fait d’ailleurs fait l’impasse sur les cinémas français, suédois, japonais, indien et mondial… et privilégié le cinoche par rapport au cinéma d’auteur… une expression que je déteste, à tort peut-être, mais… pourquoi John Sturges, Delmer Daves ou Robert Aldrich n’ont-ils pas droit à ce statut ? Un statut auquel le public n’est pas si attaché. D’ailleurs, celui des années 50, quand il évoquait La fureur de vivre, parlait de film « avec/de James Dean » plutôt que de film « de Nicholas Ray ».

PHIL :

Le cinéma d’auteur triomphe alors en Europe et s’insinue aux States. Mais un rappel s’impose pour comprendre la décennie vue depuis Hollywood, la Mecque du cinéma. En 1949, Samuel Goldwyn, le célèbre producteur, annonce l’avènement du règne de la télévision. Hollywood est alors profondément secoué par l’écroulement du studio system, à la suite d’un procès contre le monopole des grandes maisons de production. Mais, dans les Fifties, le cinéma se bat pour survivre et choisit d’aller plus loin, d’offrir plus beau, plus grand, plus spectaculaire.

DANIEL :

On peut parler d’un nouvel âge d’or du classicisme hollywoodien. Il y a notamment un tournant dans le format de l’image. 1953 voit la sortie en Cinémascope de La tunique (Henry Koster, EU), péplum biblique qui surfe sur le succès de Quo Vadis (Mervyn LeRoy, EU, 51) mais dont le Caligula n’a pas la méchanceté réjouissante du Néron incarné par Peter Ustinov. Le Cinémascope, lancé par la 20th Century Fox, va faire fureur, suscitant des produits innovants concurrents dont le fameux procédé VistaVision de la Paramount. Le Todd-Ao essayera d’y ajouter le relief mais, malgré ses qualités, il n’aura pas un impact aussi déterminant. Les dimensions de l’image, combinées au Glamour du Technicolor et de ses dérivés, vont définitivement marquer l’imaginaire des enfants non biberonnés au format télévisuel. Pour paraphraser Godard, on devient différent selon que l’on voit des images plus grandes ou plus petites que soi.

PHIL :

Comment épouser un millionaire ? (Jean Negulesco, EU, 53) a été le premier film tourné selon le procédé du Cinémascope mais il est sorti après La tunique. Disney a embrayé avec un court-métrage, Les instruments de musique (EU, 53), puis le long-métrage d’animation La belle et le clochard (EU, 55).

Terminons avec deux phénomènes conséquents. La fin du studio system laisse la voie dégagée pour le star system et le règne des agents (qui demandent des cachets de plus en plus colossaux pour leurs vedettes). En corollaire, la course à l’économie envoie désormais bien des équipes de tournage à l’étranger. En Espagne, en Italie (Cinetta, à Rome, devient une autre « ville du cinéma »), etc.

Adolphe NYSENHOLC, Daniel MANGANO, Krisztina KOVACS, Nausicaa DEWEZ et Ciné-Phil RW.


Plan du feuilleton Vers une cinéthèque idéale

Nous nous limitons ici aux articles initiaux des différents dossiers. Ceux-ci renvoient à de nombreux autres articles.

Présentation du projet (introduction, équipe, plan) :

Préhistoire du cinéma :

Années 1910 :

Années 1920 :

Années 1930 :

Années 1940 :

Feuilleton complémentaire d’Adolphe NYSENHOLC sur le premier top 12, en 1958 :


Top 100 en cours

(1) Le voyage dans la lune (Georges Méliès, France, 1902).

(2) Le vol du grand rapide (Edwin S. Porter, E.U., 1903).

(3) Naissance d’une nation (D.W. Griffith, Etats-Unis, 1915).

(4) Intolérance (D.W. Griffiths, Etats-Unis, 1916).

(5) Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, Allemagne, 1920).

(6) Le cuirassé Potemkine (Serguei Eisenstein, Russie, 1925).

(7) Le journal d’une jeune fille perdue (G.W. Pabst, Autriche, 1929).

(8) L’aurore (Murnau, Allemagne/EU, 1927).  

(9) Docteur Mabuse, le joueur (Fritz Lang, Allemagne, 1922).

(10) Le Kid (Charlie Chaplin, GB/EU, 1921).

(11) Le vent (Victor Sjöström, Suède/EU, 1928).

(12) La passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, Danemark, 1928).

(13) Napoléon (Abel Gance, France, 1927).

(14) Le mécano de la General (Buster Keaton, EU, 1927).

(15) Autant en emporte le vent (Victor Fleming, EU, 1939).

(16) Les Hauts-de-Hurlevent (W. Wyler, EU, 1939).

(17) Le testament du docteur Mabuse (F. Lang, Allemagne, 1933).

(18) Une femme disparaît (A. Hitchcock, GB, 1938).

(19) King Kong (Merian C. Cooper et E. Schoedsack, EU, 1933).

(20) L’impossible monsieur Bébé (H. Hawks, EU, 1938).

(21) La chevauchée fantastique (John Ford, EU, 1939).

(22) New York-Miami (Frank Capra, EU, 1934).

(23) La grande illusion (Jean Renoir, France, 1937).

(24) Ninotchka (Lubitsch, EU, 1939).

(25) Casablanca (Michael Curtiz, EU, 1942).

(26) Le ciel peut attendre (Ernst Lubitsch, EU, 1943).

(27) Citizen Kane (Orson Welles, EU, 1941).

(28) Les enfants du paradis (Marcel Carné, France, 1945).

(29) Les enchaînés/Notorious (Alfred Hitchcock, EU, 1946).

(30) Le trésor de la Sierra Madre (John Huston, EU, 1948).

(31) Indiscrétions/The Philadelphia Story (George Cukor, EU, 1940).

(32) La vie est belle/A Wonderful Life (Frank Capra, EU, 1946).

(33) Le dictateur/The Great Dictator (Charlie Chaplin, EU, 1940).

(34) Le troisième homme (Carol Reed, GB, 1949).

(35) La mort aux trousses/North by Northwest (Alfred Hitchcock, GB/EU, 1959).

(36) Le pont de la rivière Kwaï (David Lean, GB/EU, 1957).

(37) Madame de… (Max Ophuls, France/Allemagne, 1953).

(38) La nuit du chasseur (Charles Laughton, EU/GB, 1955).

(39) Sur les quais/On the Waterfront (Elia Kazan, EU, 1954).

(40) Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, EU, 1959).

(41) L’intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, Japon, 1954).

(42) Rashomon (Akira Kurosawa, Japon, 1950).

(43) Chantons sous la pluie (Gene Kelly/Stanley Donen, EU, 1952).

(44) Les fraises sauvages (Bergman, Suède, 57).


VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE – DOSSIER OFF : JOSEPH MANKIEWICZ par NAUSICAA DEWEZ avec des contrepoints de Ciné-Phil RW

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

Voir la présentation du projet et de l’équipe, le plan général et les dossiers ouverts :

Dossier OFF

Joseph MANKIEWICZ

Par NAUSICAA DEWEZ.

Avec quelques contrepoints de Ciné-Phil RW.

Joseph L. Mankiewicz (Etats-Unis, 1909-1993) a fait tourner Marlon Brando, Liz Taylor, Katharine Hepburn, Kirk Douglas, Cary Grant, Bette Davis, Humphrey Bogart, ou encore Ava Gardner ; s’est essayé au film noir, au péplum, au western… En une trentaine d’années et une vingtaine de films, du Château du dragon (Dragonwyck, 1946) au Limier (Sleuth, 1972), il s’est imposé comme un réalisateur qui compte dans l’histoire du cinéma. Moins prolifique que d’autres, moins en vue que les Hitchcock, Welles ou Wilder, dont il fut le contemporain, il a tout de même à son actif plusieurs classiques : Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives, 1949), Ève (All about Eve, 1950), La comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa, 1954), et Cléopâtre (Cleopatra, 1963).

Phil :

Le frère de Joseph, Herman, beaucoup moins connu, vient de susciter un biopic, Mank (David Fincher, EU, 2020). Bien que mentionné au générique, il est l’auteur essentiel trop occulté du film généralement classé numéro 1 de tous les temps, Citizen Kane (d’Orson Welles… à la mise en scène et au scénario mais…).

Les deux frères Mankiewicz, dont les parents ont fui l’Allemagne, renvoient à cette évidence plusieurs fois évoquée dans notre Cinéthèque idéale : l’apport des producteurs et des créateurs juifs européens au cinéma américain et mondial est immense.

Le premier film de Joseph Mankiewicz, Le château du dragon, qui devait être tourné par Ernst Lubitsch (victime d’une crise cardiaque), narre une histoire un peu glauque qui rappelle parfois l’atmosphère des Rebecca et autres Jane Eyre. Il marque surtout la première collaboration du réalisateur avec la sublime Gene Tierney, avec laquelle il tournera un film mythique, L’aventure de madame Muir (1947), une histoire d’amour romantique… avec un fantôme.

Le cinéaste des flashbacks

L’une des marques de fabrique du cinéma de Mankiewicz est l’usage du flashback. Ainsi, Ève est tout entier construit sur ce principe : la scène initiale, au cours de laquelle le personnage éponyme, interprété par Anne Baxter, reçoit un prix d’interprétation, est immédiatement suivie par un retour dans le temps, nous expliquant comment, par quels coups bas et intrigues, la jeune fille est devenue une star adulée. Le film ne revient au temps présent que pour sa dernière scène. La comtesse aux pieds nus est aussi entièrement bâti sur des flashbacks : le film s’ouvre sur l’enterrement de Maria Vargas, interprétée par Ava Gardner, danseuse de cabaret puis star hollywoodienne qui a épousé un comte. Les funérailles génèrent l’évocation des souvenirs de la défunte, tout d’abord par son ami Harry (Humphrey Bogart) puis par un assistant du producteur (Edmond O’Brien) et son mari (Rossano Brazi), avant que l’histoire ne s’achève par un récit du premier. Le procédé est aussi à l’œuvre dans Chaînes conjugales : trois amies partent ensemble pour une journée de détente et reçoivent une lettre d’Addie Ross, l’une de leurs connaissances, qui leur apprend qu’elle part le jour-même avec le mari de l’une d’elles. Alors que toutes trois se demandent qui peut bien être l’infortunée épouse délaissée, elles repensent chacune à l’histoire de leur couple, ce qui donne lieu à trois flashbacks successifs.

Mankiewicz n’utilise donc pas le flashback comme un retour en arrière ponctuel, pour expliquer telle ou telle situation ; l’essentiel de plusieurs de ses films est composé d’un ou plusieurs flashbacks. Dans un essai sur le scénario de cinéma, Luc Dellisse affirme que « [l]’omniprésence du flash-back est peut-être le signe sinon d’une paresse, du moins d’une idéologie. En l’occurrence, celle qui consiste à prétendre que les images sont toujours plus efficaces, plus « cinématographiques », que les paroles ou les effets induits »[1]. Dans les films de Mankiewicz, une voix off est souvent entendue au début du flashback : à cet instant, la parole et l’image se superposent, puis la voix off s’éteint ; les faits sont alors montrés et non plus racontés. L’effet peut être déroutant pour le spectateur. Les flashbacks occupent un segment important du film et, passé les premiers instants, plus rien ne les distingue plus visuellement du présent de la narration, si bien qu’on oublie parfois qu’il s’agit d’un flashback et que le dénouement a été livré dès l’entame du film. 

Phil :

Tous ces films sont remarquables. Dans Ève, George Sanders campe un critique cynique qui constitue l’une de mes interprétations masculines préférées. Mais, pour en revenir au flashback, il projette une aura sur le spectateur, il l’enrobe dans une atmosphère teintée d’un supplément de sens ou d’âme. Il y a une exponentialisation de la gravité de ce qui est raconté, qui est de l’ordre du fatum, il y a entreprise de mythification.

Un mot aussi sur La comtesse aux pieds nus où Ava Gardner, bouleversante, semble jouer sa propre vie à l’écran. Un film qui met le cinéma et son industrie en abyme, présentant les créateurs (réalisateurs) et créatifs (interprètes) comme des marionnettes manipulées sans respect ni vergogne par d’infâmes puissances financières. La quête du bonheur, du fléchage s’y baladent de manière troublante.

Focus sur Soudain l’été dernier

Passer en revue la filmographie de Joseph L. Mankiewicz, c’est revisiter plusieurs classiques. Soudain l’été dernier (Suddenly Last Summer, 1959) n’est probablement pas le plus connu de ses films, ni le plus important. Avouons-le : le choix de l’évoquer ici est avant tout subjectif.

Le casting

Le film a pourtant quelques arguments à faire valoir. Son générique ne manque pas d’allure. Au scénario : Gore Vidal et Tennessee Williams, d’après une pièce de ce dernier. La distribution compte Montgomery Clift, Katharine Hepburn et, dans le premier rôle, Elizabeth Taylor. Celle-ci retrouvera Mankiewicz peu après pour Cléopâtre, somptueux péplum de quatre heures qui est longtemps resté le film le plus cher de l’histoire du cinéma.

Phil :

Cléopâtre, un désastre financier qui a mis le studio au bord de la faillite, a ruiné, ai-je souvent lu, la carrière de Mankiewicz. Pourtant, son dernier film, Le limier, est brillant… mais aux antipodes : une pièce de théâtre filmée, un huis-clos, avec deux personnages, joués par les inoubliables Laurence Olivier et Michael Caine. Un récit très dense, aux accents policier ou thriller, qui multiplie les fausses pistes et les rebondissements.

Le pitch

Catherine (E. Taylor) a vu son cousin Sebastian mourir sous ses yeux lors de leurs vacances estivales communes. Revenue chez elle, traumatisée mais incapable de se souvenir des circonstances du drame, elle sombre dans la folie et est enfermée dans l’asile du docteur Cukrowicz (M. Clift). Alors que ce dernier tente de la guérir, Violet (K. Hepburn), la mère de Sebastian, qui voue à son fils un amour proche de la vénération, veut que Catherine subisse une lobotomie. Richissime, elle promet une fortune à la mère et au frère désargentés de la jeune fille pour leur faire accepter l’opération. Pour que cette dernière ne puisse surtout pas se remémorer/raconter un jour les circonstances exactes du décès ?

Un ressort psychanalytique

Soudain l’été dernier s’inscrit dans la veine du film de psychanalyse, qu’avait précédemment illustrée Hitchcock avec La maison du docteur Edwardes (Spellbound, EU, 1945) : on sait dès le départ que Catherine sera guérie si le gentil docteur Cukrowicz parvient à lui ramener la mémoire de l’événement traumatique, à savoir la mort de Sebastian.

Le film repose en grande partie sur l’opposition entre deux femmes, Catherine et Violet, la nièce et la tante. L’une a supplanté l’autre comme compagne de vacances de Sebastian. Violet nourrit des sentiments incestueux – elle se définit comme veuve après la mort de son fils. Elle se montre jalouse de Catherine. Sa volonté implacable de la voir lobotomisée, son absence d’empathie pour sa nièce, trouve son origine dans cette rivalité pour l’amour de Sebastian – une rivalité que Violet monte de toutes pièces, Catherine semblant étrangère à cette lutte.

L’opposition entre les deux personnages féminins est soulignée par le choix des actrices. Née en 1907 et star depuis les années 1930, Katharine Hepburn interprète ici un rôle important, mais secondaire. Comme son personnage, l’actrice est supplantée par Elizabeth Taylor. La carrière de cette dernière est alors en pleine explosion : elle vient de jouer dans Géant (Giant, George Stevens, EU, 1956) et La chatte sur un toit brûlant (Cat On A Hot Tin Roof, Richard Brooks, EU, 1958). Soudain l’été dernier, lui vaudra un Golden Globe.

À noter : si les plus grands films de Katharine Hepburn sont indubitablement derrière elle en 1959, elle n’a pourtant à ce moment-là encore reçu qu’un seul de ses quatre Oscars.

Sebastian invisible

Sebastian est au centre de l’intrigue de Soudain l’été dernier. Il est pourtant mort quand le film commence et n’apparaitra à l’écran que tardivement, dans un… flashback. L’acteur qui l’interprète apparait le plus souvent de dos et n’est même pas crédité au générique.

À ce moment, Catherine recouvre enfin la mémoire et se met à raconter la mort de Sebastian à tous ses proches rassemblés. Tandis que la caméra montre son visage en gros plan, des images apparaissent en surimpression, illustrant son récit. Ici, le flashback (la mort de Sebastian) est toujours montré comme flashback, film muet se juxtaposant aux images du présent (le récit de Catherine). 

Spoiler !

Quand la mémoire lui revient, Catherine dissipe le mystère sur les circonstances du drame. Le caractère horrifique de la mort qu’elle décrit explique aussi, par ricochet, la raison pour laquelle elle avait sombré dans la folie. Sebastian partait chaque année en vacances avec sa mère, puis avec sa cousine, parce que cette présence féminine lui servait d’appât pour séduire des jeunes garçons. Lors de ses dernières vacances, toutefois, les garçons pauvres qu’il avait tenté de séduire se sont ligués contre lui, l’ont poursuivi dans les rues du village et l’ont finalement dévoré vivant (!) sous les yeux de Catherine, impuissante et emplie d’effroi. Si ce récit libère la jeune femme de ses démons et la sort de la folie, il plonge a contrario dans la démence sa tante Violet, qui aura vainement tenté de se voiler la face.

Le film réalise un amalgame plus que douteux entre homosexualité masculine (dont Sebastian possède toutes les caractéristiques hollywoodiennes : raffinement vestimentaire, santé délicate, célibat et proximité avec sa mère, oisiveté – il écrit un poème par année) et pédophilie. Attiré par les jeunes garçons, Sebastian est puni de la plus horrible façon pour ses penchants monstrueux. Évoluant jusque-là dans le registre du mystère et du non-dit, le film bascule dans l’horreur et l’épouvante, à la faveur d’une scène d’une puissance et d’une audace impressionnantes.

Nausicaa DEWEZ, avec des contrepoints de Philippe Remy-Wilkin.


[1] Luc Dellisse, L’atelier du scénariste. Vingt secrets de fabrication, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021.

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE (37/100) – MADAME DE… un drame de MAX OPHÜLS (1953) par Ciné-Phil RW

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

Voir la présentation du projet et de l’équipe, le plan général et les dossiers ouverts :

(37/100) Madame de…,

un drame de Max Ophüls, France, 1953, 1h40.

Un article de Ciné-Phil RW.

Les pérégrinations en boucle d’une paire de… boucles pour un bijou absolu du cinéma littéraire à la française.

Classé 30e du Top 100 des Cahiers du cinéma.

Le pitch ?

Vers 1900, à Paris, Louise, une coquette de la haute société, se trouve pressée par des dettes (jeu ? dépenses inconsidérées ?). Plutôt que d’avouer à son époux André, un général, elle sollicite l’aide discrète du bijoutier auquel ce dernier avait eu jadis recours et lui revend ses sublimes boucles d’oreilles. Pour justifier la disparition, elle feint les avoir perdues lors d’une soirée à l’Opéra.

On aurait pu en rester là mais André prend les choses très à cœur, il remue ciel et terre, suscitant un petit scandale mondain relayé par les journaux. Le bijoutier, voulant mettre un terme aux rumeurs de vol et aux soupçons divers, va le trouver. Mis au parfum, il rachète les boucles mais n’en dit mot à sa femme, les offrant cette fois à sa maîtresse, comme cadeau de rupture, avant son départ pour Constantinople. Or celle-ci va à son tour connaître des revers de fortune et revendre les boucles, qu’un diplomate italien, Donati, va acquérir, avant de prendre un poste à Paris… où il tombera amoureux de Louise, et réciproquement.

Le récit, dès lors, va combiner la subtile mélodie des amours au sein du triangle Louise/André/Donati avec la rythmique implacable d’une ligne de basse assurée par la sarabande des allées et venues du bijou, qui n’a de cesse de changer de mains, entraînant maintes péripéties, nous faisant glisser de la comédie vers la tragédie.

Mises en abyme et art total

Les boucles en forme de cœurs sont donc au… cœur de l’action : son moteur, de la scène initiale à la dernière, mais le révélateur des passions et des âmes aussi. La construction s’avère hypnotique ou étourdissante, comme un carrousel tournant autour de l’axe/bijou, pour reprendre une image d’Ophüls lui-même, qui évoquait le Boléro de Ravel.

Musclé par cette trouvaille, le film déploie une panoplie d’atouts.  La mécanique narrative impeccable s’accompagne de dialogues finement ciselés ou d’analyses psychologiques délicates dignes de la plus haute littérature (Ophüls adapte un court roman de Louise de Vilmorin, Marcel Achard a retravaillé les répliques). Ces aspirations classiques annonceraient un Rohmer si elles n’étaient rehaussées par un génie cinématographique pur : la caméra, fuyant le plan fixe pour le mouvement, rend compte d’une vision du monde qui met la vie et sa versatilité, ses mille et une contradictions au centre de tout.

Mise en abyme encore et encore. Car cette agitation, à l’encontre d’une approche méditative, est en adéquation totale avec son sujet : la description d’une coquette qui passe d’un bal à un concert, dans un divertissement permanent. Ce qui renvoie à la haine de soi pascalienne, à l’impossibilité du repos, qui permettrait pourtant de s’affronter pour penser, se penser, avec ce danger, qui effraie la médiocrité qui est en nous, que la remise en question implique la possibilité d’une rupture et menace ainsi le confort des habitudes et du connu.

Nous sommes ici dans un art total, qui nécessite un choix judicieux des sujets mais, ensuite, une capacité hors norme à les ré-animer, où l’héritage littéraire de la source se conjugue avec les battements d’ailes de la caméra, le tout transcendé par des acteurs sensibles et talentueux, investis, qui parviennent à gommer l’artifice, la sensation du morceau de bravoure. Un art pudique de l’évanescent, à l’envers de la mécanique si huilée, mis en abyme dans le titre même du film, Madame de… Car, de Louise, nous ne connaîtrons jamais l’identité. Comme si elle l’avait trop longtemps désertée pour son étiquette sociale ?

Une actrice au sommet de son art

Par un faux paradoxe, de l’immersion dans la frivolité jaillit l’émotion, en contrepoint magistral, bouleversant. Danielle Darrieux (Louise : son plus grand rôle ?) réussit la gageure d’instiller de la profondeur dans la vacuité (« La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue »), comme elle insuffle de la légèreté, a contrario, à d’autres moments, pour dégonfler la baudruche de la gravité. D’un mot, d’un geste, d’un frémissement. Un contrepoint philosophique. Car la vie est tragique et ce tragique est comique, l’incommunicabilité étant désespérante mais nos comportements des parades inadaptées et trop souvent ridicules.

Un acteur bouleversant

Charles Boyer n’est pas en reste et nous offre une interprétation sublime du général, qui incarne toute la difficulté d’être un homme, un notable, un mari dans une société soumise aux codes et carcans. Derrière le cynisme, la muflerie parfois ou la considération hautaine de son statut, affleure le désir d’exploser la gangue, d’aventurer des bribes de sincérité et d’aveu qui pourraient, mieux entendus ou mieux assumés, incurver les destins.

Ses répliques à Louise alignent les perles :

« Le malheur s’invente. » ; « Nous ne sommes que superficiellement superficiels. » (cette admirable litote escamote un long discours – analyse de leur vie conjugale voire impossible déclaration d’amour).



Max Ophüls (ou Ophuls, Opuls).

Il est vu comme une icône absolue du bon goût à la française et trône au sommet du cinéma hexagonal au côté des Renoir et autres Carné. Pourtant, il est né Maximilian Oppenheimer, en Allemagne, changeant de nom pour ne pas importuner un père commerçant en cas d’échec dans sa carrière artistique, changeant de pays au gré des aléas de la montée du nazisme. Autriche, Italie, Suisse, Etats-Unis (où il tourne Lettre d’une inconnue, qui appartient au Top 100 des Cahiers du cinéma), France (où il tourne l’essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont La ronde ou Le plaisir, autres Top 100 des Cahiers).

Arrêtons-nous un instant pour saluer l’apport de la communauté juive d’Europe centrale ou de l’Est (Allemagne, Autriche, Pologne, Hongrie) au cinéma mondial. Comment imaginer un 7e Art sans Ophüls, Lubitsch, Lang, von Stroheim, Mankiewicz, Wilder, Curtiz, Preminger, von Sternberg, Zinneman, Brooks, Nichols, Eisenstein, Allen, Spielberg, etc. ? Sans les producteurs Goldwyn ou Mayer, Warner, Fox, Thalberg, Selnick, Zukor, Laemmle, Zanuck, Lasky, Bernstein, etc. ? Qui analysera un jour ce fascinant cosmopolitisme ? Un décryptage du monde rendu incomparable par un mélange de recul et d’empathie ? Qui pourrait être l’intégration la plus réussie, qui n’aurait rien à voir, alors, avec l’assimilation ? Etre et ne pas être ? Tout à la fois ?

Vittorio de Sica

Dans le rôle du diplomate italien (amant ou amoureux platonique ?), un acteur-phare du cinéma italien, émouvant et brillant, qui fut aussi un grand cinéaste, auquel on doit Sciuscia, Le voleur de bicyclette, Hier, aujourd’hui et demain ou Le jardin des Finzi-Contini (qui ont tous quatre décroché l’Oscar du meilleur film étranger !), le magnifique Miracle à Milan ou La Ciociara.

Voir notre article en trio (avec Daniel Mangano et Adolphe Nysenholc) sur Le voleur de bicyclette

Philippe Remy-Wilkin.

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 106. RAMASSEUR DE BORDURES


Vieilles bordures en aluminium, en pévécé, en pierre de feu, en plastique bio, en bois dur, en fier béton, en fer vieilli, en jeunes rondins, en zinc de comptoir, en écorce de rêne, en papier mouché…

Bordures blanches, grises, bleu souris, vert pomme, galvanisées, végétalisables, minéralisées…

Bordures repliables, éjectables, sautables, musicales, de survie…

Bordures de jardin, de voirie, de terrasse, de pelouse, de gradin, de plage, de cour de prison, de salon du livre, de circuit de course…

Bordures droites, angulaires, semi-circulaires, en quinconce, en forme de schtroumpf, de Gaston Lagaffe, de Franquin déprimé…

Bordures à emboîter, à empiler, à laquer, à déliker, à détromper…  

Le ramasseur de bordures vous débarrasse de tous les types de bordures, de toutes formes, matières et couleurs. Il les déboite avec un maillet. Il les embarque sur son camion grue… Il vous suffit de les déposer au bord de la chaussée, avec une pancarte POUR LE RAMASSAGE pour éviter que, par mégarde, le ramasseur la confonde avec la bordure du trottoir. Et sans bordure de trottoir, une rue va à vau-l’eau, elle menace de s’inonder à la première crue de la première rivière venue. Et puis le PTB risque d’en faire ses choux gras et même de la soupe populaire.

Puis, les BMW, VW et Volvo de fortes cylindrées conduites par des somnambules ou les machines à bras dépassant la vitesse motorisée risquent de ne plus faire le distinguo entre trottoir et chaussée et d’ainsi balayer de paisibles promeneurs de la surface de la terre pour les déverser dans le container de la mort, sans qu’on puisse s’en plaindre, seulement les pleurer dans un silence de moteur fumant.

BON DÉBARRAS !, diront cependant les voisins agités par l’appât du gain et du dépeuplement humain de notre vieille Terre, que celui de ces importuns, toujours prêts à arpenter les trottoirs et les parcs de leurs pas mesurés, avec leur mine allègre et leurs gestes aimables à l’endroit des trottinettistes égayés et des motocyclistes éveillés !

Avec cette bordée de bordures, le ramasseur en fera un circuit de chicanes pour conducteurs du dimanche matin, un territoire circonscrit pour jeux de guerre autorisés par l’Otan ou une œuvre d’art subtile et protéiforme protestant laïquement contre les tyrans aux visées expansionnistes, ayant souffert dans leur jeunesse d’une assignation à résidence grillagée, d’un parquage dans un Goulag portatif ou une barre HLM à pas de loyers ni de bacs à ordures.


LE PIPEAU PISSE SUR SON APHAURISTE d’ÉRIC DEJAEGER (Tirtonplan) / Une lecture d’Éric ALLARD



L’aphauriste en balade

Après s’être attaqué aux powètes dans deux recueils parus aux Carnets du Dessert de Lune, Eric DEJAEGER écorne les (f)auteurs d’aphorismes se croyant « sortis de la cuisse de Scutenaire » et fend la vague de l’aphorismophilie.

En cinquante aphorismes bien frappés, Dejaeger dézingue à tout berzingue.

En filant l’aphauriste au cours de ses balades, en rue ou bien en forêt, quand il monte dans les tours ou se terre au cinéma, quand il roule à trottinette ou (se de)verse dans les toilettes, il traque les jeux de mots pourris qui font son bonheur journalier.

Quand l’aphauriste se balade en forêt, il note, tout fier : « Les arbres me branchent ! »

On remarquera au passage que l’aphauriste mène une vie semblable aux autres bipèdes et qu’il ne se distingue que par l’exercice régulier de l’aphaurisme, qui ne souffre aucune pause.

Quand l’aphauriste reste une demi-heure sans rien produire, il appelle son psy.

Comme une suite de chapitres de plus de cent pages ne fait pas nécessairement un roman, une liste de vers un poème, la phrase a fortiori focalisée sur le seul jeu de mots ne fait pas un aphorisme.

L’aphauriste ne fait pas la différence entre un jeu de mots misérablement raté et une phrase qui tue.

En raillant les falsificauteurs de ce genre, qui nécessitait d’être mis à l’honneur au même titre que d’autres, Dejaeger pointe des dérives valant pour les autres disciplines littéraires, comme la religion du chiffre, le niveau d’exigence défaillant, l’écriture comme addiction & consolation, la fatuité de l’auteur, le déficit de lecteurs, la tentation de la théorisation…

À la donnerie d’aphaurismes, beaucoup de badauds mais nul preneur.

Si, certes, l’aphauriste n’est pas un penseur, on serait en droit d’attendre de lui plus d’esprit de suite.

L’aphauriste ne pense pas plus loin que le bout de sa ligne.

Bref, Eric liste drôlement tout ce qui ne fait pas un bon aphoriste et, en tant que praticien du genre, on est appelé à se reconnaître peu ou prou dans plus d’un aspect de son antimodèle.

Mon aphorisme (en deux temps) préféré, celui qui pose les abyssales questions portant sur les relations entre poésie et aphoristologie, sur la précellence du vers ou de l’aphorisme, que ne manqueront pas de se poser les futurs participant.es aux colloques appelés à se multiplier tant sur le sujet du powème minimaliss‘ que de l’aphaurisme, est celui qui ouvre le recueil :

Le powète hésite à se mettre à l’aphaurisme. Il fait bien.


Le dessin de couverture est d’André STAS

À commander via le blog d’Eric DEJAEGER


VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE (38/100) – LA NUIT DU CHASSEUR de CHARLES LAUGHTON (1955) par Julien-Paul REMY, Thierry VAN WAYENBERGH et Ciné-Phil RW

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE

100 films à voir absolument…

…des débuts du cinéma aux années 2010

Voir la présentation du projet et de l’équipe, le plan général et les dossiers ouverts :

(38/100) La nuit du chasseur,

un drame/thriller en noir et blanc de Charles Laughton, Grande-Bretagne/Etats-Unis, 1955, 1h33’. 

Une polyphonie où se répondent les voix de 

Julien-Paul REMY, Thierry VAN WAYENBERGH et Ciné-Phil RW.

En quelques lignes…

THIERRY :

La nuit du chasseur enchâsse tous les genres, comme autant de perles sur un immense collier cinématographique : amour, haine, vieillesse, enfance, conte horrifique, western, polar existentiel, noir et blanc soyeux, références géniales au cinéma expressionniste… Tout se tient, main dans la main, et dans un équilibre inconcevable et brillant tout le long de cette balade macabre d’un faux prêtre plein de haine (Mitchum, fabuleux) en quête d’un magot caché, qui se clôt comme les contes de notre enfance par une fuite de gamins courageux sous une rivière d’étoiles. Chef-d’œuvre absolu !

L’intrigue

JULIEN-PAUL :

Harry Powell, tueur en série travesti en révérend, sillonne les Etats-Unis des années 1930 en semant la mort. Ses victimes ? Des veuves. Paradoxe d’une ironie sublime : il écope d’une peine de prison pour un délit mineur quand son compagnon de cellule, Ben Harper, est condamné pour meurtre. Or ce dernier a tué sans préméditation, par dépit et par désespoir, à la suite d’un braquage qui a mal tourné, résolu à sauver sa famille de la misère sociale. Quand l’autre assassine gratuitement, suite à des pulsions. Au niveau de l’essence identitaire, un meurtrier passe pour un voleur et un voleur pour un meurtrier.

Durant leur détention commune, Powell apprend qu’Harper a caché en lieu sûr le butin glané lors du hold-up et décide de s’en emparer. A tout prix.

(SPOILER !)

Une fois Harper exécuté par pendaison, Powell se dirige vers la bourgade où vit la famille de celui-ci et s’immisce dans l’existence de sa veuve Willa et de ses deux jeunes enfants, Pearl et John. Commence une campagne de séduction (mise en abyme : il chante divinement bien, telle… une sirène) et de manipulation qui ensorcèle la mère éplorée, la petite fille et tout l’entourage. A l’exception du garçon. Prompt à percer la nature et les intentions du démon à la voix d’ange, John, investi par son père de la responsabilité d’un trésor devant assurer la survie du foyer, résiste à toutes les approches, de plus en plus explicites, et protège sans faiblir… la poupée de sa sœur (cachette sans cesse baladée sous nos yeux à l’écran).

Powell épouse Willa et peut enfin investiguer à sa guise. Il ne trouve rien et devine que le secret bruisse derrière les lèvres innocentes des enfants, les harcèle, se débarrasse de la mère pour recourir à la force, les pourchasse. Cette mort aux trousses arrache les protagonistes au village et à la civilisation, les emmène le long d’une rivière (l’Ohio) en plein cœur de la nature et du monde sauvage, les précipite en barque puis à pied dans une course-poursuite hallucinée ponctuée par un ultime face à face.

Coups de projecteur sur l’œuvre 

JULIEN-PAUL :

Comment parler d’un film qui semble tout contenir, d’une pluralité déconcertante, nous baladant du conte de fées à l’horreur, de la poésie à la comédie, à la farce même, au burlesque ? La nuit du chasseur s’avère une mise en abyme des métamorphoses du cinéma, art du mouvement et du changement susceptible d’entremêler les genres comme aucun autre. Ou, plus largement, une mise en abyme de l’Art et de la Métaphore ?

Inspiré du roman éponyme de Davis Grubb (et des méfaits d’un véritable serial killer), le film de Charles Laughton s’apparente à un rêve maîtrisé. A l’infinie richesse des significations, digne d’un rêve fou, se greffe la maîtrise limpide de l’intrigue et des enjeux sociétaux. Ce qui se manifeste visuellement : la lumière de l’explicite et de l’évidence côtoie constamment l’ombre de l’implicite, du suggéré et de l’ambigu. Une atmosphère d’angoisse, un fond sulfureux sont sublimés, les dimensions picturale et poétique s’entrelacent pour conférer un visuel onirique et paranormal à des scènes réalistes. L’expressionnisme, avec ses jeux d’éclairage, assimile les Ténèbres et la Lumière à des forces transcendantes qui réduisent les personnages à un statut de marionnettes, investies, agies.

PHIL :

Retenons le nom de l’opérateur Stanley Cortez, qui avait déjà apposé sa griffe plastique dans des chefs-d’œuvre d’Orson Welles (La splendeur des Amberson) et Fritz Lang (Le secret derrière la porte).

JULIEN-PAUL :

La dialectique esthétique noir/blanc renvoie à la dialectique morale et religieuse Mal/Bien. Si magistralement que la couleur, qui régnait alors au cinéma, eût ici signifié une régression artistique. Qu’on ne s’y trompe pas toutefois, le dualisme est un moyen, non une finalité, le film posant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Peu de personnages, d’ailleurs, incarnent véritablement le Bien ou le Mal, la plupart sont coincés dans un no man’s land, une antichambre, une zone entre chien et loup où l’on passe du Bien au Mal, du Mal au Bien, ou évolue en dehors de l’un et de l’autre.

Le Bien et l’innocence existent-ils ? Si oui, où sont-ils ? Chez les enfants ? Pas nécessairement. Les frontières des mondes adulte et enfantin, souvent opposées, ont parfois tendance à s’estomper. Un groupe de garnements ne simule-t-il pas une pendaison ? Mais alors ? Le Mal avance, campé par Powell/Mitchum et sa misogynie, que dis-je ?, sa détestation de la Femme et de la Chair. Avec des climax : le couteau trituré frénétiquement au fond de sa poche pendant une séance de cinéma ; les jeux de mains (et de vilain !) avec les mythiques Hate/Haine et Love/Amour tatoués sur ses doigts ; le sermon jeté à la tête d’une Willa en attente (sexuelle) lors de la nuit de noces (« Tu vois la chair d’Eve que l’homme a profanée depuis Adam ! »). Paradoxe tragique ou grotesque d’un prédicateur dément, fanatique ou hypocrite qui hurle une quête de la pureté quand il viole la Vie ou recherche avidement/vulgairement l’argent et le profit.

La contestation sociologique est patente. La nuit du chasseur dépeint les travers de la société américaine puritaine. Powell ne doit pas être dissocié du reste de l’Humanité, il en est le produit, dans ce qu’il est et dans ce qu’il peut faire. Car la société engendre et laisse exister ce qu’elle refuse de voir. Powell, s’il incarne le Mal, possède l’apparence du Bien par le biais de la beauté de son physique et de sa voix, son statut social d’homme d’église. Une phrase du film saisit toute l’ambigüité de la relation criminel/société : « On reconnaît un arbre aux fruits qu’il porte. » Le fruit représente le criminel, l’arbre la société. Si un arbre porte des fruits pourris, point d’accident, quelque chose de vicié couvait quelque part, latent. Or le film déploie en toile de fond le décor d’une Amérique rongée par l’injustice sociale et la dépression économique, rendue malade par l’argent et le manque d’argent, engoncée dans ses stéréotypes familiaux (la possibilité qu’une femme seule puisse assumer la vie d’un foyer sans l’aide providentielle d’une figure masculine est fustigée). Une société dont Powell nous offre la version radicalisée et amplifiée, la caricature, la mise à nu… hideuse.

THIERRY :

Le réalisateur anglais se permet même de ridiculiser son tueur, le lançant aux trousses des deux orphelins à la manière, titubante et agitée, décalée, d’un vampire Nosferatu échappé du film muet de Murnau.

JULIEN-PAUL :

Les signes et la symbolique abondent. L’eau, à cet égard, joue un rôle central : la rivière Ohio est le lieu où les enfants parviennent à échapper au Mal, à la Corruption, comme si la nature permettait de purifier ou de préserver la Pureté et la Vie. Une dimension rousseauiste ? Ambiguïté, encore. La rivière ne se limite pas à un lieu de passage, d’échappatoire et de mouvement, elle incarne aussi l’immobilité, la stabilité, la permanence… et le Mal, la Mort, s’assimilant à un cimetière invisible où reposent les secrets et les vices inavouables (un cadavre !).

Nous touchons l’étoffe du cauchemar américain, héritage des Pères fondateurs puritains, avec le spectre de la problématique nationale : la culpabilité et l’innocence.

PHIL :

Un peu à la manière des romans de James Ellroy, où des meurtriers ou des policiers aux tendances névrotiques commettent leurs crimes au nom de la pureté, en quête de rédemption, songeant à préserver l’âme innocente des victimes.

JULIEN-PAUL :

Il s’agit alors de tuer avant que les victimes ne tuent la part de pureté en elles. La mort vaudrait mieux que la trahison, la dégradation et la corruption. Le Mal tuerait pour sauver le Bien. Le Mal serait le Bien car il sauve le Bien du Mal.

(SPOILER !)

La situation est donc désespérée ? Non ! In fine, les enfants trouvent refuge auprès d’une vieille dame qui en a recueilli d’autres, de tout âge. Rachel Cooper incarne l’humble croyante, le Bien véritable, dans sa rudesse et sa générosité, la fidélité à l’essence du message christique (« Laissez venir à moi les petits enfants » !). Quand le Cavalier de l’Apocalypse survient, l’affrontement des deux figures religieuses atteint une dimension eschatologique. Faux prophète contre vrai prophète ? Avec un point d’orgue : les deux adultes entonnent un chant commun… avec des paroles différentes (Rachel se référant à Jésus).



Mise en perspective

PHIL :

Doit-on revisiter ce film comme une métaphore du combat entre la dictature, le mensonge, l’apparence ET l’éveil, l’esprit critique, la nécessité de l’émancipation ? Y a-t-il une dimension christique ? Quittez vos familles pour intégrer une communauté d’âmes ? Une ode à la famille recomposée, fondée sur la responsabilité et la capacité plus que sur la filiation ? Il me semble que le Bien, rare et relatif, se faufile très malaisément entre les écueils du Mal et de ses alliés objectifs : l’indifférence, l’assoupissement devant la norme ou le statut. L’image du vieux marin qui avait promis son aide à John mais qui dort, abruti par l’alcool, quand celui-ci est en danger de mort et le sollicite, rappelle encore les Evangiles et le reniement de Saint-Pierre. La douleur est abyssale : nous sommes seuls au monde. Quasi. Car une lumière dans les ténèbres…

Considéré comme l’un des meilleurs films de tous les temps un peu partout dans le monde (classé deuxième par les Cahiers du cinéma en 2008, conservé à la Bibliothèque du Congrès américain pour son « importance culturelle, historique ou esthétique »), ce film est un OVNI. La seule réalisation d’un comédien/acteur britannique d’exception, l’oscarisé Charles Laughton (inoubliables Quasimodo ou Bligh du Bounty, double d’Hitchcock dans L’auberge de la Jamaïque, extraordinaire dans Témoin à charge, etc.). Qui a aussi co-écrit le scénario. La seule ? Parce que le film, à sa sortie, ne connut ni le succès public ni la reconnaissance critique, qui vinrent tardivement, comme trop souvent.

Y eut-il un état de grâce autour de la création, que Laughton n’aurait pu reproduire ? Doit-on au contraire nourrir d’infinis regrets en songeant à la carrière abandonnée ? Ce qui est sûr et à méditer, c’est la distorsion entre le succès (immédiat) et le talent. Mais, quoi qu’il en soit, Laughton appartient doublement à l’Histoire du Cinéma.

Lilian GISH !

PHIL :

Rachel Cooper, l’adversaire de Powell/Mitchum, est jouée par Lilian Gish (1893-1993). Celle-ci a été, des décennies plus tôt, l’une des plus grandes stars de l’ère du muet au côté des Greta Garbo et autres Louise Brooks, l’incarnation d’une féminité délicate, la muse de Griffith, qu’elle a accompagné durant une vingtaine de films, avant de se diversifier, transcendant La lettre écarlate ou Le vent de Victor Sjöström.

Lilian Gish a disparu précocement du grand écran, les studios (machistes) lui faisant payer très cher son indépendance et son pouvoir (comme à Brooks ou Garbo).  Elle se réfugiera alors sur les planches de Broadway, où elle brillera des décennies durant, revisitant ponctuellement le cinéma pour ajouter quelques pépites (La nuit du chasseur, Duel au soleil, Le vent de la plaine) à un parcours remarquable. Des Mike Nichols ou Robert Altman feront encore appel à ses services. Jeanne Moreau lui a consacré un documentaire en 1983 et François Truffaut lui a dédié La nuit américaine.

Rachel Cooper, gardienne des enfants (et de l’Humanité ?), est-elle un clin d’œil au rôle mythique de Gish, Mère de… l’Humanité dans Intolérance ?

Voir notre article sur Intolérance :

Julien-Paul REMY, Thierry VAN WAYENBERGH et Philippe REMY-WILKIN.

MOTHER INDIA, Des nouvelles de l’Inde, de JEAN-POL HECQ (Genèse) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND


Jean-Pol Hecq est journaliste et producteur à la RTBF.

Ses reportages l’ont mené à maintes reprises en Inde. Mother India est une sorte de collection des impressions, des souvenirs de lieux et de rencontres qui en ont résulté.

J’ai beaucoup aimé ce livre.

Un autre grand voyageur, Nicolas Bouvier écrit : « Le voyageur est une source continuelle de perplexités. Sa place est partout et nulle part. Il vit d’instants volés, de reflets, de menus présents, d’aubaines et de miettes »

La démarche de Jean-Pol Hecq me semble très proche : ce n’est pas dit-il « l’ouvrage d’un indiologue mais celui d’un indiophile » et de nous faire profiter à son tour des instants et des aubaines glanés tout au long de ses périples en Inde. On l’imagine se fondant le plus possible dans le paysage et faisant sien le précepte de Saint Paul, être Juif avec les Juifs et Grec avec les Grecs.

Il y a quelque chose dans ce livre de naturel et libre comme la vie, alternant gravité et légèreté, drôlerie et scènes poignantes ou interrogations profondes, le tout sous la morsure du soleil, dans un air saturé de fragrances entêtantes et de spiritualité.

Je voudrais surtout ici aborder quelques-uns des aspects de ce Mother India qui m’ont plus particulièrement frappé.

Dialogue

J’ai lu ce livre quasi en même temps que les Dialogues de Roger Bodart (Dialogues, Samsa Editions, 2021, coll. Les Evadés de l’Oubli) que j’ai précédemment chroniqués. A plus de septante années de distance, les deux livres se complètent merveilleusement. Dans chacun d’eux, il est question des passerelles entre les civilisations et du dialogue toujours possible mais sans cesse menacé entre des hommes que souvent la culture sépare davantage qu’elle ne les rapproche.

La trajectoire indienne de Jean-Pol Hecq semble initialement suivre sa volonté d’explorer les possibilités du dialogue interreligieux dans un pays où l’hindouisme largement majoritaire (mais pas dans tous les Etats) voisine avec le christianisme, l’Islam et une myriade de croyances et courants spirituels hérités des populations premières.

C’est ainsi que nous l’accompagnons à Shantivanam, un monastère de moines bénédictins camaldules en Inde du Sud. Il fut fondé en 1950 par le  prêtre français Jules Monchanin et le moine Henri Le Saulx tous deux exempts de l’arrogance si fréquente chez les missionnaires européens. Au fil du temps, ce monastère est devenu un haut lieu du dialogue interreligieux entre catholiques et hindous. Cette ouverture signe un retour à l’universalité qui est le contraire du repli que fustigeait Gabriel Marcel cité par Roger Bodart dans son beau livre : « Quand on dit nous catholiques, on cesse vraiment d’être catholiques ».

Shantivanam est fréquenté moitié par les populations locales, moitié par des Européens.
Fréquemment, des chrétiens d’Europe, désorientés par leur Eglise, visitent des ashrams hindous ou des temples bouddhistes à la recherche d’une spiritualité libre de dogmes à laquelle ils puissent davantage s’accorder. Quand ils débarquent à Shantivanam, certains comprennent que leur quête spirituelle peut se ressourcer de manière neuve en ce lieu où les traditions chrétiennes et hindoues se sont enrichies de leur mutuelle compréhension. De manière surprenante, ce détour par l’Inde les réconcilie avec la foi de leur enfance : le chemin vers la paix de l’âme est parfois bien sinueux .

Points d’intersection troublants entre les cultures

Jean-Pol Hecq rapporte deux anecdotes interpellantes.

Lors d’une fête traditionnelle bouddhiste à Padum, le voyageur est frappé par l’irruption d’hommes masqués qui houspillent les badauds avant d’inviter leurs « victimes » à vider d’un trait un breuvage qui ressemble à s’y méprendre à notre Lambic.
Moment de trouble chez notre auteur que cette scène renvoie au carnaval de Binche où quelques jours avant le mardi gras, les habitants sortent masqués et harcèlent l’un ou l’autre concitoyen qui doit reconnaître celui l’a pris pour cible. S’il y parvient le « masque » lui offre un verre ; sinon, c’est l’inverse. Les débordements ne sont pas rares. Cette tradition porte le nom pittoresque de Trouille de nouilles.

Lors d’un autre voyage, Jean-Pol Hecq note avec étonnement la similarité entre la petite sculpture incrustant une frise de la façade extérieure du temple de Darasumam et une figure très semblable ornant la croix du marché de Kells en Irlande. Ces coïncidences improbables suscitent une interrogation quasi kantienne : « Se peut-il qu’au-delà des mers, au-delà du temps, des religions et des représentations du monde, des êtres humains que tout sépare aient pu exprimer les mêmes fondamentaux et ce de façon étonnamment comparable ? » 

Jean-Pol Hecq

Apprentissage de la cruauté

Quelle plus belle et plus instructive façon de se confronter au réel que de voyager ?

Il fait nuit sur le plateau du Deccan. Le train dans lequel sommeille Jean-Pol Hecq s’arrête dans une petite gare. Des gens en montent et en descendent ; des marchands à la sauvette haranguent les voyageurs.
Des quémandeurs s’introduisent dans le train. C’est le moment de vous assurer que votre valise est bien arrimée… Notre voyageur est sur ses gardes. Soudain, un homme survient. Il est amputé des deux mains ; d’un coup d’épaule, il fait glisser la porte du compartiment et se précipite vers lui comme pour l’étreindre de ses deux moignons. C’est un mendiant professionnel. Jean-Pol Hecq l’empoigne et l’éjecte manu militari du compartiment en criant. Les autres voyageurs semblent soulagés… « Je passai le reste de la nuit les yeux grand ouverts à me repasser en boucle les moindres détails de la scène en me demandant quel genre d’humain j’étais. »

Une autre fois, le voyageur déambule non loin de la gare de New Delhi dans un de ces quartiers de prédilections des enfants des rues.
Une fillette se faufile dans le flot insensé des automobiles qui ne font que peu d’efforts pour l’éviter. Elle tient un bébé sur sa hanche. Ils sont tous deux complètement nus. Le journaliste fouille ses poches et lui tend quelques roupies. Il est aussitôt environné d’une nuée de mendiants. « Jamais je ne me suis senti aussi impuissant.(…) Je ne pouvais rien pour ces vingt ou trente hommes, femmes et enfants implorants. Je me suis dégagé en criant No money left ! No money left ! et en détachant de force les mains qui s’acharnaient encore à me retenir. Je m’enfuis presqu’en courant. »

Le monde est cruel. Que faire ?… Et qu’y faire ?

Ce souvenir de voyage m’a replongé dans la sixième promenade des Rêveries de Rousseau qui décrit et dénonce l’impossibilité du don et l’assujettissement réciproque auquel il donne lieu.
Confronté moi-même à cette problématique voici quelques années, j’avoue m’être senti aspiré dans un abîme de perplexité et de contradictions. Faut-il se contenir ou au contraire céder à son premier élan de bienfaisance au risque que celui-ci change rapidement de nature et devienne aussi nuisible qu’il était utile à son origine ?

Retour du nationalisme

Nous sommes en mai 1997. Jean-Pol Hecq rencontre Atal Bihari Vajpayee, leader du BJP, parti nationaliste hindou qui est alors à la veille d’accéder au pouvoir.

Ce parti est parvenu à mobiliser les hautes castes et les castes intermédiaires contre le gouvernement jugé trop favorable aux intouchables et trop laxistes par rapport aux religions étrangères au rang desquels l’Islam et le christianisme.

Sur un mode exacerbé, l’itinéraire de ce parti toujours au pouvoir, n’est pas sans rappeler les dérives que l’on peut constater un peu partout aujourd’hui. Le BJP de Vajpayee ou Reconquête de Zemmour touillent dans le même cocktail diabolique de la politique et de la religion.

Et pour conclure…

Avec Mother India Jean-Pol Hecq nous donne un livre passionnant et attachant, marqué par la plus extrême humilité et une proximité rare avec son lecteur.

Une minuscule frustration toutefois : je suis bien conscient que l’auteur n’a pas voulu faire œuvre de sciences politiques. Si son livre s’ouvre en partie aux craintes que laissent augurer la dérive nationaliste actuelle de l’Inde, il manque à mon goût quelques pages qui puissent rendre justice aux nouvelles générations qui prennent leurs distances avec le nationalisme ambiant et le mythe de la majorité hindoue. Dans un entretien au Monde du 11 février 2022, la jeune philosophe Divya Dwivedi souligne que dès le début du XXeme siècle, les hautes castes se sont avisées du bénéfice politique qu’il y avait à inclure le petit peuple dans un prétendu culte majoritaire permettant de perpétuer la ségrégation et de contrecarrer la marche vers l’égalité sociale. Et de qualifier le concept de majorité hindoue de sinistre canulard…
Cette réserve est toutefois peu de choses face aux grandes qualités de Mother India.

Jean-Pol Hecq, Mother India, Genèse Edition, 2022, 192 p., 21€.

Le livre sur le site de l’éditeur

DIALOGUES de ROGER BODART (Samsa) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND


Jusqu’il y a peu, je ne savais rien de Roger Bodart. C’est un extrait de Dialogues publié dans la belle revue Que Faire ? éditée chez Samsa qui m’a mis l’eau à la bouche et donner l’envie de faire plus amplement sa connaissance.

Roger BODART est né en 1910, à quelques kilomètres de ma ville natale, à Falmignoul, petit village à la limite du Condroz et de la Famenne, proche de la France, entre Meuse et Lesse, pays de prairies, de forêts mais aussi de rochers, de ravins et de grottes. Bien qu’il n’y soit demeuré que quelques années, ce pays de contes et légendes a durablement influencé le futur poète. Car Roger Bodart fut avant tout un poète. Et même un poète précoce : dès 1925 on peut lire ses premiers vers dans la revue Le Thyrse.

S’il a la tête dans les nuages, le jeune homme a aussi les pieds sur terre : en 1928, il s’inscrit à la Faculté de droit de l’ULB. C’est là qu’il rencontre sa future femme Marie-Thérèse Guillaume qui deviendra romancière et essayiste. Ils seront plus tard les parents de l’écrivaine Anne Richter et les grand-parents de l’autrice Florence Richter. C’est à cette époque « ulbiste » qu’il compose son premier recueil Les mains tendues. Il le soumet à Léon Daudet alors en exil à Bruxelles. Ce controversé mais considérable auteur lui offre une préface élogieuse. Son ami Charles Plisnier nous glisse qu’il fut un « étudiant évasif». Je n’en suis pas si sûr : Roger Bodart fut assez remarqué pour entrer en stage chez le bâtonnier Charles Moris et composer avec lui un Traité de droit commercial qui fit autorité. Dans le même temps il remporte le prix de la Conférence du Jeune Barreau, toujours très prisé aujourd’hui.

Heureusement ces succès professionnels ne le détournent pas de sa véritable vocation : il se consacre toujours davantage à la poésie et oriente son activité dans le secteur culturel. En 1937, il entre à l’I.N.R. puis, après la libération, entre au Service des Lettres du ministère de l’éducation nationale où, grand découvreur de talents, il jouera un rôle essentiel dans la défense de nos lettres. En 1949, il fonde avec Sara Huysmans les Midis de la Poésie : le succès est immédiat. Le 9 juin 1951, il est élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises. C’est de ces années-là que datent les Dialogues que nous allons commenter. On y discerne déjà les germes d’une crise existentielle qui culminera dans son ouvrage majeur, La Route du sel, publié en 1964. 

Après sa mort survenue en 1973, l’œuvre de Roger Bodart, riche de nombreux essais et d’une dizaine de recueils de poèmes, glisse dans un oubli relatif. Cette injustice est aujourd’hui réparée : outre ses Dialogues, ses œuvres poétiques complètes reparaissent aujourd’hui chez Samsa sous le titre Origines.

Dialogues composent une trilogie (Dialogues européens (1950), Dialogues africains (1952), Mes Amériques (1956)), fruit de lectures et de voyages. La méthode témoigne d’une éthique de la pensée qui consiste à confronter un auteur à un autre ou deux cultures entre elles et en attendre une lumière nouvelle  « comme de deux silex frottés, on fait jaillir le feu ». L’effet est à la fois rafraichissant et revigorant : tellement loin de la course à l’abîme actuel où la confrontation porte toujours en elle le fantasme de l’anéantissement. Pour Bodart, avoir raison, ce n’est pas avoir raison de l’autre : c’est le comprendre, c’est découvrir en lui le trait particulier qui en fait un être unique.

Dialogues européens

Sous-titrés De Montaigne à Sartre, les Dialogues européens ne se soucient guère de l’Europe politique sortie du néant dans un effort prométhéen qui signe à la fois sa force et sa faiblesse. C’est d’une Europe culturelle dont nous parle Roger Bodart : moins redevable au volontarisme qu’au temps, elle se fait dans l’ignorance d’elle-même,  comme les concrétions calcaires des grottes de son enfance.

Réunissant les auteurs par dyades (Montaigne/Pascal ; Proust/ Thomas Mann ; Péguy/Malraux ; Gide/Valéry, Gabriel Marcel/Sartre) où débusquant chez un même auteur les différents pôles de sa pensée (Goethe, Shakespeare, Carrossa), Roger Bodart trace les contours d’un territoire culturel, lieu de rencontre d’esprits qui se prolongent davantage qu’ils ne s’opposent, sorte de vaste et contrastée consanguinité intellectuelle. Sans doute, ce faisant, cet homme « couvert d’auteurs » nous livre-t-il aussi sa propre généalogie spirituelle.

Ce n’est certainement pas un hasard si ce premier Dialogue s’ouvre sur le couple Montaigne-Pascal. Tous deux, écrit l’essayiste, « sont frères en ceci qu’ils sont allés jusqu’à la pointe extrême du scepticisme : cette pointe où le doute, s’il ne veut poursuivre sa course n’a plus qu’à se jeter dans la mer. »

Là cependant où chez Pascal « le doute n’est qu’une certitude qui cherche son nom », il se mue chez Montaigne en un scepticisme qui, sous l’apparente bonhomie instille un égotisme froid. Qu’il aille à gauche, à droite, en avant  ou en arrière, Montaigne n’a cure de s’orienter : il est toujours sur son chemin. Son équilibre instable penche trop vers la terre au goût de Bodart qui lui trouve un fumet de matérialisme raffiné qu’il réprouve. La boussole de Pascal, c’est la lumière qu’il aperçoit au-delà des ténèbres et des espaces infinis qui l’effrayent tant. Pour paraphraser Chateaubriand, il nous invite à parier sur le versant ensoleillé du doute. Mais s’y tient-il vraiment ? Quelle détresse dans cette lutte incessante ! Ennemi de son corps Pascal craint sans cesse d’être diverti. L’hérésie de Pascal, écrit Bodart, c’est sa tristesse.

Pascal continue Montaigne autant qu’il s’y oppose. L’un et l’autre expriment une double polarité que l’on retrouve chez bon nombre d’entre nous et semble-t-il, singulièrement chez Roger Bodart.
Cette dialectique du corps et de l’esprit, de la matière et de l’idée, du sensualisme et de la mystique se poursuit plus loin dans le texte Péguy et Malraux et plus encore dans le remarquable dialogue

Gide-Valéry où se dessine en pointillé l’oscillation entre l’idée et son incarnation qui semble bien avoir beaucoup tourmenté notre auteur. Il faut que l’idée s’incarne mais ce faisant elle court le risque d’être étouffée par la matière. Il faut maintenir le dialogue à une certaine hauteur : ni trop englué dans le réel, ni hors d’haleine sur les cimes éthérées de l’idée. Et d’en terminer par Socrate qui pensait comme on danse et voyait dans la danseuse « qui s’efforce de faire des pointes, de s’élever sans se séparer », le modèle de l’âme accordée au monde.

La pensée de Roger Bodart est sinueuse et raffinée. Dans son discours de réception de son ami à l’Académie royale de langue et de littérature françaises, Charles Plisnier rappelle cette citation de Claudel qui lui va comme un gant : « L’ordre fait le délice de la raison. Mais le désordre, le délice de l’imagination ». Bodart balançait d’évidence entre ces deux délices comme entre tradition et modernité.

Roger Bodart (1910-1973)

Dialogues africains

« Une voix m’appelait là-bas. C’est cela, je suppose qu’on nomme une vocation. Peut-être, dans le cimetière des hommes que j’aurais pu devenir et que je n’ai pas été, y-a-t-il un broussard qui sommeille ». A l’entame des dialogues africains, cette phrase éclaire la personnalité de Roger Bodart dont son ami Jean Tordeur distinguait deux pentes : l’aventure et la raison. On peut y voir aussi un subtil écho du dialogue Gide-Valéry : assumer le plus possible d’humanité pour l’un au risque d’un relâchement ; fuir la fournaise du désir pour l’autre en passant de la sensation à l’idée, quitte à s’amputer d’une partie de soi-même. J’y vois les premiers germes de la crise existentielle qui débouchera sur La route du sel.

Ecrits au début d’une décennie qui verra éclater les premiers troubles préludant à l’indépendance, les Dialogues africains surprennent : on n’y retrouve guère de réelle évocation de l’exploitation des Noirs ou de l’incurie de l’administration coloniale si vivement dénoncées dans son Voyage au Congo par Gide, certes à une autre époque et non sans de gênantes contradictions. La colère des populations indigènes en est également absente.

Bien qu’il s’interroge sur le sens de la présence des Blancs en terre africaine, à ce stade de sa réflexion – elle évoluera vers une condamnation du monde blanc – Roger Bodart semble s’incliner face à l’ordre des choses dont font partie la fièvre conquérante de l’Occident et le génie propre du Noir qui ne peut être abandonné à lui-même. Depuis  la nuit des temps, ce qui semble être destruction, cruauté, désordre ne serait qu’un élément de l’ordre du monde. « Nous ne possédons pas de balance à notre mesure pour peser ce qui, dans l’univers est cruauté et ce qui est tendresse : mais l’âme bien orientée fait confiance à Dieu ». Roger Bodart veut se persuader que si nous avons apporté la cruauté en Afrique, le temps est venu de la tendresse. Il ne s’agit plus de conquérir les terres mais de découvrir les âmes. C’est l’heure du dialogue.

De fait, il rencontre quelques Blancs, trop peu nombreux encore qui se sont mis en marche et se sont ouverts à la culture de leurs frères noirs.  C’est ainsi écrit notre auteur « que se fondent les empires durables, ceux qui reposent non sur la force des armes, mais sur l’union des âmes ». On le voit, tout empreint de générosité et d’humanisme qu’il soit, le propos reste toutefois marqué par l’ambiguïté d’une époque qui s’achève : celle des empires que l’histoire va emporter.

A mon sens, la grande valeur de ces pages africaines tient dans l’extrême humanité de l’auteur, sensible comme personne au drame de la déculturation et au sentiment de triste déréliction qu’elle entraîne. Deux rencontres en témoignent : celle de l’écrivain Lomani Tshibamba et celle du musicien et chanteur Monongo. C’est qu’au contraire de Gide qui remonte le fleuve Congo plongé dans les oraisons funèbres de Bossuet, Bodart se passionne pour la culture de ses hôtes.

Originaires tous deux d’un petit village, Tshibamba et Monongo ont d’abord cédé à l’attrait des grands centres où chaque jour une multitude de déracinés se coupent de leur âme (Pour notre académicien, toutes les grandes villes sont Babel).
Tshibamba a renoncé au lingala pour le français, déplore la perte des « antiques secrets » et ne peut être chez lui nulle part. Monongo refuse d’abord d’apprendre les chants et les danses que son père veut lui enseigner. Il part à la ville et devient clerc. Bien plus tard, le rythme d’un tam-tam et les voix graves qui se répondent réveillent en lui une joie perdue depuis l’enfance. Il revient vers son père et l’implore de l’aider à restaurer ce lien avec sa culture.

L’Afrique de Bodart, c’est aussi l’éblouissement des couleurs, l’enivrement des parfums et des odeurs et surtout l’évocation d’un impérieux élan vital à quoi rien ne résiste : « Cette terre est celle de l’exacerbation. (…) La vie ici ne s’exprime pas comme dans l’Europe d’aujourd’hui en termes bourgeois de bonheur, de confort. Elle s’exprime en termes d’intensité. Pour le Blanc comme pour le Noir. Le Blanc qui a la vocation de l’Afrique ne cherche pas ici le bonheur. Il cherche la vie, l’affirmation de son moi à travers tout ». En somme, hommes et bêtes sont possédés d’une même fièvre : courir « le grand risque de la vie ».

De son périple, Roger Bodart tire une conviction : le Noir n’existe pas, ils sont légion. De ses rencontres multiples, il revient plus riche d’un exemple à suivre : « l’homme fort n’est pas celui qui raisonne, mais celui qui rayonne ».

Mes Amériques – Dialogues israéliens

La trilogie de Bodart se clôture sur Mes Amériques auxquelles l’éditeur a ajouté les Dialogues israéliens parus à l’origine dans La Revue mensuelle internationale.

Le propos est ici plus convenu, moins habité par cette nécessité de l’expression que l’on ressent dans les deux dialogues précédents.

En Amérique, plus qu’ailleurs, l’auteur ressent cette polarité de l’homme moderne tiraillé entre l’esprit et la matière mais ici, comme apaisée. D’un ami bostonien, il écrit tendrement qu’il aime trouver en lui un sens égal de la force de la terre et de l’aimantation des idées. Il a une heureuse formule – une expression de poète – pour traduire ce mélange : « Le Gange passe par Boston. »

Plus avant dans son voyage, Roger Bodart rencontre dans son bureau de Princeton, Oppenheimer, le père de la bombe atomique. Il porte un grand intérêt à la Bhagavad-Gîta et se révèle grand lecteur de Virgile, de Lucrèce et d’Horace. Si une nouvelle guerre survient, lui demande le poète, les hommes ne se détourneront-ils pas d’une science devenue diabolique ? Suçant sa pipe éteinte, le savant réfléchit puis laisse tomber : « Ce n’est pas impossible… Puis, se ravisant : on a vu s’écrouler le monde romain mais malgré la chute de Rome, nous lisons encore le latin ». Virgile est immortel ; le Gange coule aussi à Princeton.

Plus que les rencontres de prestige, le voyage en Amérique, c’est la rue, un marchand de sandwiches ici, un clochard ailleurs, un chauffeur de taxi, des inconnus qui ont offert leur sympathie. L’Amérique pour moi, écrit Bodart « c’est désormais le visage de ces hommes ».

Mais ce qui séduit le plus Roger Bodart et sans qu’il prononce jamais le mot, c’est la laïcité à l’américaine dans laquelle il trouve ce qu’il a vainement cherché en Europe : une « chapelle ouverte à toutes les méditations ».

En terre d’Israël, Bodart découvre émerveillé la magie de Jérusalem dont il contemple la vieille ville mais sans oser y pénétrer, craignant qu’au-dedans, au lieu de l’unité de la ville trois fois sacrées, il ne trouve que « des poussières d’églises, une image caricaturale des tâtonnements de l’esprit. » Une conversation avec un vieux résidant Anglais lui livre une des clefs du la ville sainte : si l’image paradoxale de l’Unité se ressent mieux là qu’ailleurs, c’est précisément parce que « ce lieu est celui de toutes les stratifications, de toutes les confrontations ». C’est vers là que convergent tous les chemins de l’esprit.

Conclusion

Roger Bodart était un homme complexe. J’ignore s’il embrassât jamais pleinement une religion mais je pressens qu’il voulait croire comme son ami Charles Plisnier que « l’homme ne meurt point en mourant à la terre ».

Dans sa vie d’écrivain comme dans sa vie quotidienne il a cherché à comprendre, accueillir, rencontrer, les autres humains mais aussi les autres règnes vivants, poursuivant une harmonie dénuée de toute naïveté face aux dangers et défis de son époque.

Il était curieux de tout et peu avant sa mort envisageait un voyage en Chine. Les Dialogues laissent entrevoir une pensée mouvante oscillant entre thèse et antithèse mais différant presque toujours l’instant de conclure : Roger Bodart se méfiait des certitudes, de toutes les écoles et des classifications hâtives. Il assume la multiplicité de l’être mais rêve d’unité. Puisse chacun, comme lui, trouver le lien qui lui permette de « nouer la gerbe de sa vie ».

Roger Bodart, Dialogues, coll. Les évadés de l’oubli, Ed. Samsa, 2021.

Le livre sur le site des Editions Samsa

ÉMEUTES Vol au-dessus d’un nid de pavés, de Claude LUEZIOR (Cactus Inébranlable) / Une lecture de Barbara AUZOU


Bienvenue dans le « carnaval des humains » (p. 30) !

Chacun pourra y chercher son « pavé » et la frontière ténue entre raison et folie. Et il y a du beau monde dans ce rassemblement jubilatoire !

On y croise « la mine patibulaire et les moustaches décaties d’un syndicaliste en tête de cortège » et « devant les marches de ce que certains appellent pompeusement le Temple des États Désunis, quelques milliers de braillards excités par la parole hallucinée de leur propre président en exercice. »

Vous souriez (jaune) car ces figures vous semblent familières ? C’est normal. Le scénariste vous assure à la fin du film que « Toute dissemblance avec la réalité doit être vue comme une grave illusion d’optique. »

Des pavés, il en pleuvra en « vois-tu en voilà » tout le long de ce film tragi-comique qui s’ouvre sur l’évocation d’un kit indispensable au bon manifestant. Il va  de « quelques tambours, trompettes de nouvel an et autres casseroles » à «  deux – trois actionnaires enchaînés, genre bourgeois de Calais » à une bande de gilets jaunes (pas ceux en train de griller des saucisses sur les « Cathares-fours »).

Comme l’indique Clause Luezior, Dieu y reconnaîtra les siens de toutes façons.

Tout le monde en prendra pour son grade dans ce bref recueil que l’auteur nous invite à lire « comme un brûlot, avec incandescence » car au fond tous ces émeutiers ne sont-il pas des Néron incendiant Rome pour la reconstruire au nom de l’art ? Et les gens d’armes «  un sombre bataillon dont la lippe inassouvie emprisonnée par un casque, mâche on ne sait quelle pensée provisoire » ?

« L’arroseur arrosé », autre expression popularisée par le cinéma à l’époque des frères Lumière pourrait bien être l’architecture secrète de l’ensemble.

Rappelons qu’au sens originel une « émeute » désignait une émotion liée à un évènement considéré par une partie de la population comme interdit et révoltant. »

Mais il semble qu’ici on veuille guérir davantage que la maladie, la résistance des récalcitrants !

Alors oui on rit. Beaucoup. D’autant que Claude Luezior peint des scènes très visuelles : « le tout prend un air de sfumato à la Léonard de Vinci quand survient le saupoudrage des gaz lacrymogènes » se demandant d’ailleurs si « l’émeute n’est pas le « cri » de Munch en plus joyeux. »

Plus loin « Hirsute et débraillé, le peuple qui se chamaille en mille escarmouches semble doté d’une énergie picturale ». La langue est savoureuse, la langue est truculente et le pavé à le droit à un traitement particulier : « cet organe que l’on vénère arraché aux venelles » cette « comète aux prunelles argentées ». Les mots s’appellent  les uns les autres avec une force d’attraction évidente et délicieuse. Écoutez bien et vous entendrez jurer les gilets et chouiner les Chouans !

Mais on frémit aussi et on se demande avec l’auteur « dans quel sens trouver du sens » à tout cela.

Certains passages sont graves :

 « N’oubliez pas le mot Reich, n’oubliez pas les chemises brunes et leur sombres escortes »

« On évacue les vrais sénateurs menacés de lynchage »

Et les dernières pages évoquent un autre pavé, non des moindres, l’irruption dans nos vie d’un virus « nano-hérisson qui se balade d’une lippe à l’autre » et son cortège « confondant de manière punitive sa propre liberté avec celle des autres »

Pour se terminer sur l’image extrêmement émouvante de « deux mères-grand, qui avaient de leur temps allaité cette marmaille aspirant leur dernier bol d’oxygène ».

Barbara AUZOU


Claude LUEZIOR, ÉMEUTES Vol au-dessus d’un nid de pavés, couverture de Philippe Tréfois, Cactus Inébranlable Editions, 2022, 78 p., 10 €, ISBN : 978-2-39049-054-8

L’ouvrage sur le site du CACTUS INÉBRANLABLE

FEMMES EMPÊCHÉES de LEÏLA ZERHOUNI (M.E.O.) / Une lecture d’Éric ALLARD


Des histoires douloureuses merveilleusement racontées

Comme dans ses deux précédents ouvrages, Staccato (Lamiroy) et Abysse (Bleu d’Encre), Leïla ZERHOUNI raconte des histoires douloureuses, empreintes d’une rare sensibilité et de purs moments de bonheur, dans une belle écriture et une forme travaillée. Elle ponctue de poèmes, de rêveries, de lettres ou d’extraits de journaux intimes les chapitres plus narratifs, qui sur un mode différent, donnent voix aux intériorités des personnages. Comme si la vie se renforçait à l’aune des drames qui l’endeuillent, des difficultés qui jalonnent son parcours. Ses livres sont ainsi des contes moraux, avec une prise dans le réel et une attache au merveilleux.

Ici, l’histoire qu’elle raconte s’étend de 1994 à… 2071, c’est-à-dire qu’elle comprend un volet anticipatif qui éclairera a posteriori la partie contemporaine.

Le personnage principal est Ania Loiret, une fille adoptée par la boulangère un peu effacée d’un village ardennais. Par amour des livres, Ania servira dans une librairie-papeterie du village, Le Petit Bazar. Aux côtés de madame Kéra, la libraire, elle organisera des concours de reconnaissance de poèmes. Sur les lieux, elle va rencontrer Niko, le garçon dont elle va tomber amoureuse… C’est dire si les livres vont être partout présents dans ce roman.

Leïla Zerhouni

Ce roman raconte l’histoire de deux « femmes empêchées », de ces femmes qui ne peuvent prendre en charge leur maternité ou vont jusqu’à l’écourter, puis confier leur enfant à l’adoption. Les destinées de ces femmes sont remarquablement mises en relation, en résonance, en particulier celles d’une mère et sa fille.

Les compagnons de ces femmes abandonnées au moment où le plus fort soutien est réclamé ont dû fuir, par nécessité ou par volonté, sans même savoir qu’ils avaient été ou allaient être pères.
Saïd Chouki, le médecin algérien aidant, durant les années 90 noires, les femmes empêchées de son pays sera, lui, la victime de jeunes fanatiques. Il incarne le versant protecteur des femmes, plus terrien, a contrario des jeunes hommes évoqués plus hauts et qui ont été les objets de leur rêve, appelés à s’accomplir en dehors de la paternité.

Leila Zerhouni maîtrise son sujet, joue avec les époques, et produit, par des scènes judicieusement choisies, une palette inédite d’émotions vives. Le roman ménage, de plus, jusqu’à la dernière page, le suspense.
Un livre émouvant, joyeux, rare, qui confirme une écrivaine singulière.

Un coup de coeur !

Leïla ZERHOUNI, Femmes empêchées, Ed. M.E.O., 128 p., 15 €.

Le roman sur le site des Editions M.E.O.

+ + + + +

Ma lecture de Staccato (Lamiroy)

Ma lecture d’Abysse (Bleu d’Encre)