MARGUERITE YOURCENAR , PREMIÈRE ACADEMICIENNE FRANÇAISE de VÉRONIQUE BERGEN (Lamiroy) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Dans les années septante, alors que j’étais encore écolier, Marguerite Yourcenar était déjà saluée par le Lagarde & Michard comme l’une des quelques femmes-écrivains de l’époque auxquelles était réservé « le privilège d’illustrer plus spécialement la tradition du « roman d’analyse ».  Voyant surtout en elle l’autrice des « Mémoires imaginaires d’Hadrien », les deux compères lui reconnaissaient le talent de s’être coulée dans les pensées de l’empereur romain avec « la plénitude d’un style grave et mesuré ».

En ouvrant ce quarante-deuxième numéro de la remarquable collection L’Article, précédé comme toujours d’un fringant éditorial de Maxime Lamiroy, je me doutais bien que Véronique Bergen ferait un sort à cette réputation empesée d’autrice classique dans laquelle on enferme encore fréquemment Marguerite Yourcenar. Je ne suis pas déçu. Dès les premières pages les choses sont mises au point. Reprenant les propos de Michèle Goslar, biographe de l’écrivaine qu’elle avait interviewée voici quelques années pour Le Carnet et les Instants, Véronique Bergen assène : « Yourcenar n’est pas du tout un auteur classique. […] Elle avait en horreur le roman d’amour à la française et le roman psychologique en général. »

L’origine du malentendu tient sans nul doute à une manière de retrait hautain observé par l’écrivaine à l’endroit des modes et mouvements de son époque. Il ne faut pas chercher dans ses textes le feu d’artifice d’expérimentations verbales d’où jaillirait une écriture dégagée des lois et des normes de la littérature. Quoique servi par un style souverain, son avant-gardisme n’est pas de forme mais de pensée. Et Véronique Bergen de rappeler combien, dans son œuvre comme dans ses engagements militants, Yourcenar a pu se montrer subversive. Sensible avant tout le monde – excepté quelques visionnaires – à toutes les solidarités du vivant et au saccage de la biodiversité, elle a creusé par son verbe « un jeu panthéiste où, de l’humain à l’oiseau, de la montagne aux félins, circule un même souffle, une même force vitale dont l’Anthropocène a hypothéqué l’avenir ». A cette occasion se révèle une autre originalité de son talent : la double focale qui combine exceptionnelle hauteur de vue et plongée dans le dédale des sensations. Ou, pour reprendre les termes de Véronique Bergen, le sortilège « d’une écriture scopique » qui, se tenant sous le signe du « vol de l’aigle » et de « la reptation du serpent », se fait l’instrument d’« une perception à la fois singulière et universelle des phénomènes qui lui permet de préserver le particulier en le dilatant à l’universel ».

Cette alliance d’une vision de loin et d’une vision de près a l’effet quasi-magique de tirer de chaque fait « sa teneur en pensée ». L’impression produite peut être très puissante. Je me souviens encore du choc ressenti à la lecture d’Archives du Nord qui, voici plus de quarante ans, fut ma porte d’entrée dans le monde yourcenarien. L’écrivaine y relate la catastrophe ferroviaire dont l’un de ses aïeux réchappa en s’engouffrant par une brèche hors de son wagon en feu :
« Les fils de la toile d’araignée où nous sommes tous pris sont bien minces : ce dimanche de mai, Michel-Charles (grand-père de l’autrice) faillit perdre, ou se voir épargner, les quarante-quatre ans qui lui restaient à vivre. En même temps, ses trois enfants, et leurs descendants, dont je suis, coururent de fort près la chance qui consiste à ne pas être. […] L’image qui surnage pour moi de ce désastre du temps de Louis-Philippe n’en est pas moins celle d’un garçon de vingt ans fonçant la tête la première à travers une brèche, aveugle et sanglant comme au jour de sa naissance, portant dans ses couilles sa lignée. »

Mais le legs essentiel de cette œuvre qui a emprunté toutes les voies de la littérature – roman, essais, théâtre, mémoires – semble résider, aux yeux de Véronique Bergen dans un pessimisme tout à la fois métaphysique et écologique parent du « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » de Paul Valéry.  Non pas un pessimisme de résignation mais un pessimisme de combat qui nous parle de plus en plus haut et nous incite à agir.

Véronique BERGEN,  Marguerite Yourcenar, Première académicienne française, Lamiroy, coll. « L’article » n°42 – mars 2024, 43 p., 5 €.

L’ouvrage sur le site des Editions Lamiroy

LES ENFANTS DE L’ÉRÈBE de MAXIME BENOÎT-JEANNIN (Samsa) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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L’affaire défraya la chronique : en décembre 1956, Guy Desnoyers, curé d’Uruffe, petite localité de Lorraine, est arrêté pour le double meurtre de Régine Fays, une jeune femme de 19 ans et de l’enfant qu’elle portait. Après avoir exécuté la future mère d’une balle dans la nuque, il l’avait éventrée, puis massacré l’enfant à naître, le défigurant au passage. Prêtre assassin il prit soin de donner sa bénédiction à la défunte et de baptiser le fruit de ses entrailles. Guy Desnoyers échappa à la peine de mort et fut condamné aux travaux forcés à perpétuité puis bénéficia d’une libération conditionnelle vingt ans plus tard. Il termina sa vie dans une abbaye du Morbihan, où il mourut en 2010.

C’est avec maestria que Maxime Benoît-Jeannin s’est emparé de ce fait divers tragique qui survint dans sa région natale et le marqua profondément alors qu’il n’avait pas dix ans. Son roman transcende ce drame sordide par la précision naturaliste de son écriture et le prisme par lequel se diffracte la trajectoire criminelle du curé d’Uruffe, dont le récit est confié à deux personnages narrateurs : Dominique Lorris, fillette paralytique et son jeune demi-frère Alain, tous deux victimes des agissements libidineux du prêtre bien introduit auprès de cette famille de notables. Mal mariée à un riche mais très rustre propriétaire terrien qui a bien voulu l’épouser enceinte d’un autre, leur mère Clémence est le prototype de la bourgeoise de province empesée d’un catholicisme de convenance et tourmentée de désirs incompris d’une gent masculine égocentrée, brutale et satisfaite. Sa clairvoyance de femme la fait rapidement se défier de l’abbé Desnoyers auquel elle cesse de se confesser ; sa bienséance gourmée l’aveugle lorsqu’il s’agit d’accueillir Monsieur le curé au « château » et de lui confier l’âme de ses enfants.

Fort bien construit, le roman possède son lieu géométrique dont tout vient et où tout retourne – une ancienne gravière envahie d’eaux noires que bordent une cabane aux planches disjointes, refuge d’ébats interdits et la décharge municipale que Desnoyers fouille avec la même délectation qu’il met à accueillir l’ordure des confessions de ses paroissiens. Les enfants de l’Érèbe recèle aussi un point focal qui tient de la trouvaille littéraire : un livre relié de cuir rouge au liséré d’or que l’abbé Desnoyers a précisément exhumé de la décharge où Clémence Lorris l’avait jeté, épouvantée qu’il soit tombé entre les mains de sa fille. Ce livre n’est autre que Là-bas, l’un des romans les plus sulfureux de J.-K. Huysmans. Son personnage principal, Durtal est un écrivain. Il écrit un ouvrage sur Gilles de Rais et cherche à comprendre pourquoi ce compagnon d’armes de Jeanne d’Arc devient subitement un suppôt du diable auquel il sacrifie des centaines d’enfants qu’il viole et éventre. Durtal s’intéresse aussi à la survivance du satanisme dans la société de son temps. La messe noire le fascine : elle est une manière d’affirmer le divin à l’envers. Là-bas est encore traversé d’une sensualité torse et hystérique où les fantasmes sexuels plongent dans le monde infernal des incubes et des succubes.
L’ouvrage devient le livre de chevet de Desnoyers, une sorte d’évangile démoniaque.

Dans une première partie – le carnet de Dominique dans lequel celle-ci relate son calvaire en parlant d’elle-même à la troisième personne – l’auteur aborde sans fard et parfois crûment, la rencontre de la libido fiévreuse de la jeune fille et de la sexualité dépravée du prêtre. Sa lecture m’a troublé tant lors de certains passages, l’imbrication du désir supposé de la victime et de l’emprise exercée sur elle semble inextricable. Certes, Maxime Benoît-Jeannin n’élude en rien la responsabilité du bourreau seul comptable des limites qu’il a cyniquement bafouées, mais je n’ai pu me défendre d’un certain malaise face à ce mélange incertain de honte et de plaisir. Toutefois, dans une habile mise en abîme, l’auteur reprend les rênes du carnet et écrit : « Le roman que nous venons de lire était donc bien le sien. Il lui semblait qu’elle écrivait l’histoire d’une autre jeune fille qu’elle, une étrangère égarée dans la famille Lorris, puisqu’elle était, elle d’une autre espèce. Je suis tombée d’une autre planète, disait-elle. Ou : je suis l’épouse du démon. Bien sûr, elle n’était qu’une petite malheureuse dont l’avenir ne serait pas moins sombre que le présent. Elle sublimait alors à sa manière, transformait en or rouge le vil plomb de ses jours gris ».

Au cahier de Dominique succède celui d’Alain dans lequel ce dernier poursuit le récit de sa demi-sœur. Avec une relative fidélité aux événements mais une totale liberté dans leur traitement, l’auteur suit la dérive infernale de Desnoyers vers le double crime qui va le mener en prison.

Cette deuxième partie du roman est une totale réussite grâce au regard jeté sur la dissociation homme / prêtre portée ici à son point d’incandescence par un individu capable de se faire masturber par une fillette tout en continuant de mimer, « prêtre exemplaire de l’Eglise catholique et romaine », le miracle de la messe.
L’originalité de ce volet du roman est de nous décrire les derniers mois de l’errance du prêtre, comme une sorte de passion inversée par laquelle – comme dans Là-bas – « un mysticisme exalté » rejoint un « satanisme exaspéré ». La temporalité du roman épouse alors plus encore qu’auparavant, la succession des fêtes liturgiques où Desnoyers, prêtre dépuceleur, officie dans un respect fanatique de la lettre et une dévotion sans limite pour la mère du Christ.

Dans son délire mystico-sadique Desnoyers croit restaurer son unité perdue d’homme et de prêtre. Dans une scène d’anthologie, un dimanche d’octobre, jour de la fête du Christ-Roi, saisi d’une frénésie de mortification, Desnoyers cherche l’humiliation auprès d’une prostituée. Tout se met alors en place pour le dernier acte : « il était impensable qu’il laissât passer la grossesse illégitime de sa maîtresse sans réagir. Il ne devait pas oublier qu’il était prêtre, sous prétexte que l’autre, son double sexuel, mort sous le talon de Juliette, l’avait mise enceinte ». Le « vieil homme » torturé par l’ordure charnelle est mort. Place au prêtre rédempteur.

Par une très habile astuce romanesque Maxime Benoît-Jeannin déplace la date du crime du 3 au 8 décembre 1956 : ce jour-là en effet se célèbre la fête de l’Immaculée conception. Le crime purificateur par lequel Desnoyers efface le péché et sauve deux âmes, coïncide avec la fête célébrant la pureté sans tache de la Vierge.

Tu es sacerdos in aeternum. Lors de son procès, c’est en prêtre que Guy Desnoyers affirmera vouloir réparer ses fautes.

Maxime Benoît-Jeannin, Les enfants de l’Érèbe, Samsa, 2023, 207 p.

L’article de Philippe Remy-Wilkin, intitulé Jour de colère, à propos de Les enfants de l’Érèbe de Maxime Benoît-Jeannin sur le site du Carnet et les Instants

Le roman sur le site des Editions SAMSA

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ONZE BRUXELLES de PHILIPPE REMY-WILKIN (Samsa) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Bruxelles, novembre 1918.  
Seule capitale à avoir subi l’occupation tout au long du conflit, tout semble conspirer à sa libération dans un bain de sang. Des troupes allemandes y sont concentrées. Le siège de la ville et l’assaut final sont imminents.

Mais une surprise de taille attend les Bruxellois : l’après-midi du dimanche 10 novembre, près de six mille soldats allemands défilent sans arme, drapeaux rouges en tête. C’est que deux jours plus tôt, en Allemagne, la république de Weimar a été proclamée. Constitué dans sa foulée, le Conseil des Soldats de Bruxelles a pris le pouvoir et désarmé les officiers. Les révolutionnaires allemands tendent la main aux autorités locales et aux responsables du P.O.B. afin de partager la réorganisation de la ville et le départ des troupes massées à Bruxelles.

Avec Philippe Remy-Wilkin nous plongeons en apnée dans ces deux semaines cruciales de novembre durant lesquelles le destin semble hésiter. Valentin Dullac est notre cicérone dans les rues agitées de Bruxelles. C’est un proche d’Albert 1er qui, depuis son QG l’a envoyé en mission secrète. Son objectif : contacter diverses personnalités au nom du Roi et prendre le pouls de la capitale.

Personnage fictif, Valentin Dullac en rencontre d’autres, bien réels ceux-là. Certains nous sont connus comme Émile Vandervelde et Adolphe Max ; d’autres, à l’instar de Carl Einstein ou de Hugo Freund, beaucoup moins…

Passionné et très érudit, Philippe Remy-Wilkin parvient à tisser un récit haletant dans la trame de la grande Histoire dans ses aspects les plus méconnus.

Mes impressions de lecture ont été contrastées. Au premier abord, j’ai été un peu troublé par les notes de bas de page qui, fréquentes au début du roman, en contrarient à mes yeux le premier élan. Mais très vite j’ai été emporté par cet épisode de la libération de Bruxelles dont je ne connaissais que quelques bribes et que l’auteur met magistralement en lumière. 

Je ne suis pas étonné que ces journées trop délaissées par les historiens soient devenues le moteur de son livre.
On y retrouve l’actualisation de tout ce qu’il aime : le souffle de l’Histoire et cette capacité de quelques hommes de bonne volonté à se mouvoir à contrecourant des haines, à transcender la massivité des faits par leur humanisme confiant.

A titre personnel, ces journées me renvoient au caractère lui aussi insolite des journées de septembre 1830. On y retrouve un même dénouement inattendu et surtout une discrète ambivalence nourrie par la crainte identique des élites pour l’embrasement révolutionnaire. (Ces journées seront d’ailleurs plus tard éjectées de leur piédestal de fête nationale au profit du plus sage 21 juillet). Le sulfureux mais nécessaire « coup de Loppem » et le discours fameux du 22 novembre 1918 repris en apothéose du roman m’ont toujours paru étinceler de cette clairvoyance délicatement cynique chère à Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».

On referme ce livre trop court avec un petit regret : celui de quitter un personnage attachant, au riche potentiel humain mais dont l’épaisseur ne s’est pas totalement révélée, tant, lui comme nous, sommes pris par le flux de l’Histoire en marche. On peut cependant rassurer les heureux lecteurs de ce premier volume : trois autres vont suivre où nous aurons le bonheur de retrouver et mieux connaître Valentin.

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Philippe Rémy-Wilkin, Onze Bruxelles – La capitale belge dans la tourmente de novembre 1918, Samsa, 2023, 105 p., 18 €.

Le roman sur le site des Editions SAMSA

Le site de Philippe REMY-WILKIN

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ÈCUME de VÉRONIQUE BERGEN (Onlit Editions) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Écume, le dernier-né de la plume de Véronique Bergen est un roman inclassable.

Écrit dans un style éruptif, riche d’inventions lexicales, multipliant les audaces formelles, parataxes, appositions diverses et inserts poétiques, le livre s’inscrit dans le sillage de Moby Dick, le chef d’œuvre de Melville. Le mythe de la baleine blanche y est omniprésent mais pris à rebours : la chasse impitoyable se mue en un chant d’amour.

À l’ouverture du roman, nous accompagnons un personnage mystérieux . Comme chaque année, sur son bateau La Mirabelle, il prend la mer et part à la rencontre d’une prodigieuse baleine. Rapidement dévoilé, son prénom ne laisse aucun doute quant à sa filiation melvillienne : il se nomme Ismaël. Cette année-là, celle qu’il appelle Moby Dick n’est pas au rendez-vous habituel.  Ismaël part à sa recherche. Sur toutes les mers, une même désolation : le combat d’Achab n’avait rien de mystique : il était mené contre la vie et a fait des milliers d’émules qui poursuivent aujourd’hui sa mission meurtrière. Le roman se retourne en une adresse virulente au capitaine Achab qui sonne étrangement comme un reproche à Melville lui-même : secrétée par son génie, la figure fictive du capitaine fou s’est actualisée dans les délires de notre monde.

Faisant escale à Amsterdam, notre fils du désert embarque une fleur de bitume en rupture de ban. C’est la très déjantée Anaïs : ex-junkie à la dégaine aristo-grunge et présentement escort-girl, créneau BDSM. Ses préférences saphiques sont assumées : « Son corps va aux mecs, aux femmes, son cœur aux femmes only. » Les règles et conventions : très peu pour elle. « Virtuose des passages, elle enchaîne fellation, cunnilingus et tirades de Shakespeare. »  La suivre requiert le pied marin et le cuir solide : « ses soleils sont hérissés de clous. »

Instable, Anaïs fugue volontiers aux escales dans les bras de ses amantes et collègues escorts pour rejoindre, quelques milliers de kilomètres plus loin, La Mirabelle qui accoste puis reprend la mer, toujours sur la piste de l’indéchiffrable voie migratoire de Moby Dick. Une triple cartographie des errances se dessine, sous le signe de la prédation.

Si Moby Dick et à, travers elle, tout le vivant non humain fuit la multiple descendance écocidaire d’Achab, Anaïs traîne avec elle l’ombre d’un ogre, le beau-père abuseur qui a dévoré son enfance : un Roi des Aulnes que personne n’a voulu voir.

Véronique Bergen

Mais au fait, qu’est-ce qu’un ogre ? Dans son journal, Anaïs tourne autour de cette interrogation et retranscrit les propos de son tourmenteur, usant du Il mais aussi d’un très troublant Je par lequel l’ogre semble remonter de son abîme et interroger d’autres culpabilités : « je ne compare pas les actes, n’ai pas l’impudeur de me justifier. Mais à côté des politiciens ethnocidaires, des oligarques écocidaires, ma folie est peu de chose, elle ne fout pas des millions d’êtres humains et de non humains en l’air. Leur intention, c’est de tuer. Directement ou indirectement. Mon feu secret c’est de ne pas pouvoir ne pas l’aimer d’avoir été hameçonné à mon corps défendant. Rien en moi ne désirait désaxer Anaïs ».  Plus loin Anaïs poursuit : « De quoi un ogre est-il la victime ? » Quel est le secret de l’engendrement des sévices donnés par les sévices reçus ? Après celle de Goethe, l’œuvre de Michel Tournier se profile à plusieurs reprises mais est récusée l’inversion et la transmutation des signes qu’elle comporte. L’idée de « l’ogre s’ogrant lui-même, recouvrant l’innocence et la rendant à ses victimes », Anaïs n’en veut pas.

On l’a compris les deux prédations se tissent de concert. Elle nourrissent dans le texte même une symbolique très puissante sous les espèces d’Achab I et d’Achab II qui les désignent successivement l’une et l’autre.
À leur intersection se trouve le formidable personnage d’Anaïs dont les allures de Lolita et la vie de prostituée de haut vol semblent de prime abord totalement étrangères à la quête d’Ismaël. Pourtant elle révèle des capacités sensorielles étonnantes qui la connectent au monde du vivant. C’est une « symenfant » au sens que donne Vinciane Despret à ce terme : il désigne un individu doué de capacités synesthésiques, d’une compréhension intime de ce qui l’entoure et d’une disponibilité au monde des existants sans restriction aucune. C’est par le truchement d’Anaïs qu’Ismaël élucide la mystérieuse voie migratoire de Moby- Dick et surtout le sens de sa quête : une nouvelle alliance ; non plus celle nouée entre YAVHE et les hommes, mais une alliance entre ceux-ci et toutes les formes du vivant.

Ecume est à mes yeux l’un des meilleurs livres de Véronique Bergen. Le mythe melvillien revisité baigne le récit d’une lumière d’apocalypse. Aux abysses hantés par Moby Dick répondent ceux de l’âme humaine. Et comme toujours dans la bonne littérature, sans jugement ni morale.

Le roman sur le site des Editions Onlit

Véronique BERGEN sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

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L’INCONNU DANS LE JARDIN de MARTINE ROUHART (Bleu d’Encre) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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On l’imagine sans mal : le front collé au froid de la vitre, elle scrute le dehors. Cette nuit-là est d’une transparence de cristal, la pelouse pâlit sous la lune et se perd plus loin, bornée par les ténèbres épaisses d’un bosquet. Proche du petit étang que visite parfois un héron solitaire, un vieil érable tord sa ramure vers le ciel.
Une ombre est passée. Un renard ?

« Mais la forme obscure est revenue sur ses pas.
S’est immobilisée dans une flaque de lumière blanche.
Précise, verticale. Adossée au tronc de l’érable.
La silhouette d’un homme. Un inconnu dans mon jardin
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Nulle crainte mais la jouissance délicatement subversive de se savoir épiée. Ici, rien de mal ne peut lui arriver : « il m’a vu rire, ,pleurer, chanter, parler tout bas, oublier les chagrins. Le jardin, gardien de secrets qui pèsent si peu pour le reste du monde, se rappelle mieux que moi… » Ce jardin est un havre, une autre incarnation d’elle-même, son double végétal ; elle l’habite aussi sûrement que ses pensées vivent dans les pages qu’elle écrit.

Peut-être d’ailleurs cette ombre s’est-elle enfuie de son pays d’encre et de papier. Comment naissent les personnages ? Sait-on ce qu’ils deviennent ? Ainsi, ce Théodore … « Je ne sais plus à partir de quel moment mon personnage est devenu vivant, une sorte de frère de vie. »

Un matin, tôt, un papier sur le sentier, comme la plume d’un oiseau. Quelques lignes, un poème de Jaccottet. Elle rentre. Tout s’embrouille. La ramène à ses fantômes ; celui du père lecteur infatigable, « dans le halo jaune de la lampe, enfermé dans son silence, impressionnant de présence ». Parti trop tôt. Regret de n’avoir eu pas le temps de parler d’égal à égal. « Que de mains il faut lâcher ! »

Dans la bourrasque qui se lève bientôt, tout se met à tourbillonner et à geindre ; le vieillard aux bras noirs tendus vers le ciel est renversé; un nouvel équilibre est à imaginer ; il s’agit de réintégrer l’existence. L’œuvre se termine ; « Théodore va quitter mes  pages intimes et suivre son destin de papier ».

J’ai adoré L’inconnu dans le jardin, préfacé avec beaucoup de sensibilité par Michel Joiret et très joliment illustré par Christian Arjonilla.

Tout à la fois récit, poème et songe, il tient aussi d’une forme de journal onirique d’une œuvre en train de s’écrire. C’est une merveille de sensibilité et de délicatesse. Sous la soie de mots simples et dans un dépouillement habité, ce texte vibre dans chacune de ses lignes, d’une présence envoutante. Le jardin se découpe dans la nuit comme le lieu d’une transfiguration secrète où les ombres s’animent et flottent comme les idées qui s’y enroulent. Il y a une sorte de porosité entre le dedans et le dehors qui nous ensorcèle. J’ai lu et relu ce petit livre à voix haute. Il résonne maintenant en moi comme une musique douce.

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Martine ROUHART, L’inconnu dans le jardin, préface de Michel JOIRET, Bleu d’Encre, 54 p., 12 €.

Le recueil sur le site des Editeurs Singuliers

Martine ROUHART sur le site des Editeurs Singuliers

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DU COURAGE ET DE L’IMAGINATION de CHRISTIAN LUTZ (Ed. Samsa) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Christian Lutz est éditeur à Bruxelles. Il a dirigé les éditions Le cri de 1981 à 2013 et fondé les éditions Samsa en 1999.

Ce petit essai publié au printemps 2022 et sous-titré Une révocation du pacte d’excellence, se lit avec délectation. C’est un coup de gueule contre nos autorités culturelles qui se gargarisent de « Pacte d’excellence » tout en vidant les écoles de leurs bibliothèques et en laissant mourir les éditeurs de littérature ainsi que les librairies de plus en plus souvent réduites à un point de vente de magazines et de grilles de loto. Pour paraphraser Aragon, bientôt, dans ce beau mot de librairie, nous aurons oublié le livre.

Né d’un mouvement d’humeur, l’ouvrage est cependant nourri de la vie-même de l’auteur et de sa tendresse pour les amis irremplaçables récemment disparus : Alain Préaux, le fidèle traducteur, Brigitte de Meeus, l’âme de la librairie Tropismes et Jacques de Decker, l’homme au talent protéiforme qui lui offrit un jour une gravure de sa collection, Saint Jean couché, « écrivant dans la grotte de l’Apocalypse de Patmos ».

Tendresse aussi pour des parents s’aimant et aimant (quel meilleur départ dans la vie), le père lisant le soir à son fils à peine balbutiant, des passages de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel qui émerveillait l’enfant bien qu’il n’y comprît rien. Déjà l’univers fascinant des livres.

Tendresse encore pour la grand-mère luxembourgeoise vivant seule dans sa maison isolée au bord des champs, morte à 104 ans, ayant toujours vécu chichement et atteignant dans une sorte de ritualisation tranquille de l’existence une forme de bonheur faite de l’adhésion quasi-inconsciente à un mode de vie simple sinon harmonieux, loin de l’asservissement qui accompagne la course effrénée de notre société mondialisée vers toujours plus et toujours plus vite. Le jour de la confirmation du jeune Christian, elle lui offrit « une grosse bible cartonnée avec un tranchefile et une liseuse rose ». Elle est encore en bonne place dans la bibliothèque aux milliers de livres de l’auteur.

Mais l’impulsion décisive à l’écriture de ce livre est donnée par l’ami Pascal Vrebos lors de l’un de leurs séjours sur l’île de Patmos. Evoquant Saint Jean et « alors qu’un léger ressac de la méditerranée leur caressait les arthroses » celui-ci déclara tout à trac : « Nous avons vécu les plus belles années de l’Histoire, mon ami ! ».

Ce contexte affectif et sensible donne à l’essai et au pamphlet qu’il constitue aussi une singularité touchante qui, jointe à une belle qualité d’écriture, procure un grand plaisir de lecture. Chose appréciable l’auteur reste avant tout un homme de partage. Son texte est émaillé de citations de L’infini dans un roseau, dont la lecture l’a accompagné tout au long de la rédaction de son essai. Consacré à l’aventure du livre dans l’Antiquité, il est dû à la belle plume d’Irène Vallejo. Je le conseille à tous.

Retour sur une longue expérience d’éditeur, l’essai se mue rapidement en une charge féroce contre la dérive qui consiste à traiter la culture et, le livre en particulier, comme un pur produit de consommation soumis au diktat de la rentabilité et de la performance immédiate. Pour Christian Lutz, les choses sont claires : le livre devrait échapper à tout marchandage. Sa valeur est inestimable. En effet, « il n’est pas un simple produit de consommation comme un autre ; il contient des éléments qui sont impossibles à quantifier à valoriser pour lesquels il est impossible de fixer un prix ». Et de militer pour la gratuité du livre considéré comme un bien d’utilité publique, à l’instar de l’accès aux soins de santé ou à d’autres services toujours plus menacés par le prurit de privatisation à tout va. Je partage cette analyse. L’aliénation libérale fondée sur toujours plus de concurrence dans tous les domaines nous amène à trouver logique que toute activité doive être financièrement rentable. Il est devenu contre-intuitif de considérer le contraire quel que soit le domaine concerné. Or, écrit l’essayiste, « toute création est unique et doit être traitée séparément, on ne peut la passer dans un broyeur administratif et financier, cela mène au désert. Quel est le projet culturel rentable a priori, quel est le projet culturel sans risque ? ».

Plus tranchée encore est son aversion pour le « tout informatique » qui contamine l’ensemble des aspects de notre vie. À le lire, si l’informatique nous fait gagner du temps, elle nous en fait perdre plus encore. Au surplus les béquilles qu’elle nous propose – correcteurs d’orthographe et autres – atrophieraient lentement nos capacités propres. Pour lui les choses sont claires : «  La révolution informatique n’a encore rien prouvé du tout en ce qui concerne l’épanouissement de l’humanité, au contraire, elle la précipite lentement vers une régression mentale en lui faisant croire que la liberté c’est le plaisir. »

Que penser alors du livre numérique ? C’est peu de dire que Christian Lutz n’y croit guère. Les chiffres semblent lui donner raison : malgré les investissements massifs et apparemment peu avisés du Centre National du Livre, le numérique ne représente qu’un part infime du marché du livre. Englouti par son écran, le consommateur se gave mais se cultive peu. Et d’enfoncer le clou : on n’a rien fait de mieux jusqu’à présent que les livres imprimés sur du papier. « Ils ont prouvé depuis leur apparition qu’ils étaient les seuls viatiques fiables ».

Ce jansénisme du « livre-papier » pourrait paraitre excessif et le signe d’un esprit réactionnaire. L’auteur l’assume et le revendique : « Il s’agit en fait d’un qualificatif utilisé par l’inculte pour se réfugier dans le déni. ». Du reste, il n’est pas totalement fermé à la numérisation : sa très belle revue Que faire ? est disponible gratuitement en streaming.

Pour ma part, si je goûte très peu de lire tout un ouvrage sur écran, je dois reconnaître qu’internet a vu naître de nouvelles formes littéraires qui, certes, échappent en partie à l’édition classique, mais sont néanmoins dignes d’intérêt. Les blogs se multiplient sur lesquels des auteurs prépublient leurs textes, en réunissent les différentes versions et invitent leurs lecteurs à interagir. J’ai moi-même récemment évoqué sur Les belles phrases le livre d’Antoine Compagnon, Proust du côté juif. Sans sa prépublication chapitre après chapitre sur le site du Collège de France, l’ouvrage n’aurait jamais été ce qu’il est devenu sous l’impulsion de ses premiers lecteurs.

L’essai se clôt comme il avait commencé. Sous le soleil de Patmos et dans le mystère de l’Apocalypse de Saint Jean. Après la colère et la nostalgie, un certain bonheur de vivre.

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Christian LUTZ, Du courage et de l’imagination, Ed. Samsa, 10 €.

Le livre sur le site de vente en ligne des Editions Samsa

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LA SOURCE D’INCANDESCENCE de MONIQUE THOMASSETTIE (M.E.O.) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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« Au commencement étaient les couleurs qui créèrent les formes. Au commencement était le savoir des couleurs. »

Or donc un certain soir, incendié par le couchant, un grand arbre flambait dans un rouge de forge. A l’écrivaine son fût sembla une porte qui ouvrait sur les degrés d’un raide escalier plongeant sous les racines dans des tréfonds où rougeoyait un feu sacré. Elle se trouvait sur le seuil d’un conte qui les disait tous. Un jour il lui faudrait se laisser choir et, portée par la chute, narrer l’un de ces contes.

Ce jour vint. Au retour d’un séjour en Inde du sud qui la marqua au plus profond de l’être et qui coïncida avec la mort de son père, Monique Thomassettie entreprit l’écriture de La Source d’Incandescence. La même année, elle rédigea La Source raphaëlle, un récit autobiographique hanté par cette disparition. Le voyage en Inde évoqué dans ce dernier texte est transposé dans le conte mais cette fois, dans une prose poétique et onirique où les symboles croisent le mythe. En postface de son conte, l’autrice reproduit un extrait crucial et éclairant de son récit. Il rapporte sa rencontre avec un enfant misérable qui, sans mendier, vint glisser sa main dans la sienne et chemina quelques instants avec elle. Il lui parut comme un ambassadeur de toute cette pauvreté riche seulement de « pouvoir traverser dignement ce monde d’injustices ». Ne pouvant rien pour lui, elle eut le sentiment de l’abandonner. Sa réapparition allégorique dans La Source d’Incandescence est une reconnaissance dans tous les sens du terme : à la fois gratitude et vision.

Mais franchissons cette porte.
Sur les chemins qu’elle suit « comme des points d’interrogation » la voyageuse – elle n’aura pas d’autre nom » traverse des fouillis d’arbres où l’on ne distingue plus les branches des racines, des clairières où l’accompagne le murmure des eaux « qu’elle comprend « comme la musique », aboutit à des temples isolés dont le temps érode les pierres et efface lentement les écritures dont elles sont gravées. Peu importe : « de l’art poussé à sa plus haute perfection demeure l’acte créateur, éternellement recommencé. Enseignement des œuvres englouties par le temps. » Plus loin d’autres temples s’enchevêtrent à des maisons dans une ville aux rues pleines d’une foule innombrable et tranquille dans le bruit des klaxons et la proximité des animaux partout présents.

Ce pays d’arbres, d’eaux et de villes écartées,  mi vécu et mi imaginé, est propice aux rencontres étranges.

Un moinillon, lointaine incarnation de Rimbaud verse des poudres colorées dans le creux des lettres d’inscriptions sacrées qu’efface le temps. Ailleurs la voyageuse ayant perdu son chemin interroge un aveugle qui lui chante sa vision intérieure. La réalité s’étage en plusieurs plans : la vertu du rêve, de la poésie et de la musique est de les réunir dans un langage total.

Dans le croisement des chemins, la voyageuse rencontre encore une manière de double inversé d’elle-même, son autre : l’oratrice. C’est une révoltée. Là où la voyageuse s’abandonne à la perception et renonce à l’obsession de « comprendre ce qui ne peut qu’être reçu », l’oratrice discourt, s’agite brûle d’un feu qui la consume. L’une et l’autre vivent d’un même cœur mais selon des voies différentes.

Au centre des rencontres, insaisissable, l’enfant. L’enfant né des eaux, l’enfant sylvestre, le dos vibrant de feuilles, l’enfant musicien, l’enfant mendiant couvert de haillons sous lesquels tremblent deux ailes. Toujours perdu, toujours retrouvé il confie à la voyageuse qui s’en retourne ce qu’elle est venue chercher : son viatique, l’ « Emotion messagère ».

Avec La Source d’Incandescence, éditée une première fois  en 2004 aux Editions de la Page et rééditée par les éditions M.E.O., Monique Thomassettie signe un conte envoûtant, sorte de long poème en prose dont la grâce onirique et l’exquise profondeur continuent longtemps de troubler les pensées du lecteur. Une réussite formelle, thématique et émotionnelle qui réside dans le mantra de sa voyageuse : « jongler avec les images, les adapter, les retourner, les danser. »

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MONIQUE THOMASSETTIE, LA SOURCE D’INCANDESCENCE – Conte, Editions M.E.O. 2022, 91 p., 14 €.

Le livre sur le site de vente en ligne Editions M.E.O.

Les livres de Monique THOMASSETTIE sur le site des Editions M.E.O.

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TOUTES RESSEMBLANCES de GUY STUCKENS (Ed. Traverse) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Guy Stuckens est un touche-à-tout artistique. Sur le plan littéraire, il est l’auteur de déjà nombreux ouvrages : plaquettes de textes fictionnels, poétiques ou encore théoriques consacrés notamment au Mail art dont il est l’un des principaux représentants en Belgique.

Toutes ressemblances est un recueil de récits.
Rédigés à la première ou à la troisième personne selon le cas, les treize textes qui le composent témoignent d’une inspiration éclectique. Si Je comme Il sont toujours un autre, ils manifestent partout la trace d’un vécu personnel ou de l’histoire familiale.

Les deux premiers textes Un auteur fait son cinéma et Mémoires des ressemblances nous dévoilent l’origine du désir d’écrire de Guy Stuckens et sa vision très ouverte de l’art. Il écrit : « Une photo rappelle des souvenirs. J’ai commencé à écrire pour les mêmes raisons : pour pouvoir me relire sans prétention. Par après m’est venue l’idée de partager… avec qui peut bien être intéressé. ». Le partage : comme les cailloux du petit Poucet. Que d’autres ramassent et sèment à leur tour. Le projet du Mail art en somme…

A la guerre comme à la guerre s’ouvre sur une épigraphe de Jacques Prévert que chacun devrait méditer en ces temps de fougueux bellicisme : « La guerre serait un bienfait des dieux si elle ne tuait que les professionnels ». Le texte est un subtil va-et-vient entre la première et la seconde guerre mondiale via le regard des petites gens qui l’ont vécue comme combattants ou comme réfugiés. Tragédie sans cesse recommencée et avertissement toujours d’actualité : « En grattant un peu : chaque famille a connu, en son sein, des personnes qui ont dû trouver refuge à l’étranger, principalement pour cause de guerre, mais aussi pour simplement pouvoir vivre dignement. » À ce récit répond Enfin qui évoque la libération de Bruxelles le 3 septembre 1944 et, avant cela, la clandestinité forcée du narrateur qui se cache pour échapper au STO. Il n’est pas résistant mais réfractaire. Autre façon de résister, de s’opposer et de ne pas collaborer. Les armes ne sont pas tout. Ces deux textes sont les plus longs du recueil. Nul doute qu’ils portent l’empreinte de l’engagement de l’auteur pour la paix, lui qui, sur Radio Air Libre anime depuis plus de quarante ans l’émission La musique adoucit les mœurs, dédiée à la recherche de la paix. Ces récits de guerre offrent une parenté inattendue avec la nouvelle À l’Amigo, du surnom dérisoire des cachots du commissariat central de Bruxelles voisin de l’hôtel de luxe du même nom. Dans une veine que je pressens très autobiographique, ce récit relate les tribulations d’un militant pacifiste arrêté arbitrairement pour avoir distribué ses tracts durant une fête militaire. Le pauvre n’est pas rancunier. A ses yeux, les policiers sont des hommes comme les autres, peu enclins à courir des risques inutiles : « arrêter des pacifistes et des non-violents c’est moins dangereux que de courir après des criminels ». Dans un autre genre, cela rappelle l’esprit de Buffet froid de Bertrand Blier : ne pas arrêter les coupables de peur qu’ils ne contaminent les innocents en prison. Bon, le trait est un peu forcé mais quand même…
Cette arrestation arbitraire qui finit bien ricoche sur une autre qui finit mal : Noir, c’est noir. Mais ici, dieu merci, nous sommes dans la pure fiction puisque, criblé de balles, le narrateur-auteur perd tout son sang et est sans doute mort à l’heure où j’écris cette chronique.

Un autre texte est encore à lire entre les lignes : La bibliothèque. Un original a transformé sa maison en bibliothèque idéale. Sorte de musée littéraire, mouroir des livres qu’il ne lira sans doute jamais. Le narrateur lui rend visite. La suite est délectable et traduit une aversion pour toutes les nécropoles de l’art.

Deux autres récits Le harpon de cupidon et Nasir… et ses femmes évoquent les turpitudes de l’amour sur fond de misère ; un troisième (Donc il s’est tué) la déchéance de l’alcoolisme. C’est sobre, sans jugement ni leçon de morale.

Acte III, plus faible est précédé du détonnant L’Echappée belle, une pochade écolo-drolatique où des vaches pétomanes alimentent une société gazière. On se frotte les yeux mais on n’a pas tout-à-fait rêvé. L’auteur s’est basé sur un projet réel.

Le recueil se termine sur un clin d’œil à Radio Air Libre sur laquelle Guy Stuckens officie depuis si longtemps.

Toutes ressemblances se lit très agréablement même si on relève quelques coquilles.
Ces différents textes nous en disent bien plus qu’il n’y paraît au premier abord. Leur écriture simple et aisée est le reflet de l’auteur que je côtoie maintenant depuis plusieurs années dans son émission « Les rencontres littéraires de Radio Air Libre ».

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Guy Stuckens – Toutes ressemblances, Ed. Traverse, 2023 (138p., 15€)

Le livre sur le blog des Editions Traverse

Le livre sur le blog des Editeurs Singuliers

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LE RÊVE D’UN HOMME RIDICULE de FÉDOR DOSTOÏEVSKI (Actes Sud) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Dostoïevski est surtout connu pour ses romans aux vastes dimensions. Même ceux qui ne les ont pas lus ont au moins quelques titres en mémoire : Crimes et châtiments, Les frères Karamazov, l’Idiot…
Le rêve d’un homme ridicule
est au contraire un texte très court, peu lu et peu étudié au regard des autres œuvres majeures de l’auteur. Cette nouvelle sort cependant peu à peu de sa torpeur : entièrement construite sur un monologue et à condition que la traduction respecte l’oralité originelle du texte, elle se prête particulièrement bien aux adaptations scéniques. Elles se multiplient ces dernières années.

La traduction ! Impossible de parler de Dostoïevski sans aborder cet épineux problème. J’ai découvert son œuvre voici maintenant plus de quarante ans, dans les élégantes traductions de Boris de Schloezer et de Henri Mongault. Trop élégantes ? C’est en tout cas ce sentiment d’un « beau style » trahissant la langue russe qui a poussé André Markowicz à retraduire « tout Dostoïevski » pour le compte des éditions ACTES SUD. Son travail fait aujourd’hui autorité.

Pourtant, ce n’était pas gagné. Les réticences que Markowicz a dû vaincre ressemblent fort, toutes proportions gardées, à celles rencontrées en musique par les « baroqueux » et leurs interprétations historiquement informées jouées sur instruments d’époque. Tout en reconnaissant l’apport des traducteurs antérieurs, il fustigeait leur manie de franciser et policer la prose rugueuse de Dostoïevski afin de la conformer aux règles bien françaises du « bien écrire ». Son objectif : coller au plus près de la langue russe où se distingue moins qu’en français la frontière entre l’écrit et l’oral et surtout restituer le rythme et le souffle de la phrase dostoïevskienne. A cette fin, le traducteur n’hésite pas à nous brusquer : la concordance des temps n’est guère respectée, les répétitions sont nombreuses, la double négation (ne pas, ne jamais,…) le plus souvent bannie, le passé simple (sans parler du subjonctif imparfait) jeté aux orties et j’en passe. Markowicz rompt avec la traduction française « traditionnelle » trop soucieuse de tirer le texte traduit vers la culture de la langue d’accueil afin d’en rendre la lecture plus fluide et plus conforme à l’attente supposée du lecteur. A l’inverse, il cherche à préserver l’originalité du texte russe sans chercher à l’embellir et à le conformer à tout prix aux pratiques du français littéraire. Avant d’accéder au rang de nouvelle norme – il en est presque toujours ainsi des idées novatrices – la traduction de Markowicz a été vilipendée, d’aucuns n’y trouvant qu’un salmigondis indigeste. Ces outrances sont aujourd’hui largement abandonnées. Dans leur oralité retrouvée, les textes de Dostoïevski ont gagné en modernité : c’est qu’entretemps, la frontière entre le français écrit et le français parlé s’est à son tour estompée.
J’aime beaucoup la démarche de Markowicz et la trouve particulièrement adaptée aux longs monologues que sont Le rêve d’un homme ridicule ou Les carnets du sous-sol. Pour les œuvres de plus grande ampleur dans lesquelles la narration s’impose davantage, ses partis-pris, par leur distance avec la grammaire et la syntaxe française, confinent parfois – selon le mot d’Antoine Vitez – à de la sur-traduction. Au final chaque traduction est une recréation et le traducteur, comme le dit Markowicz lui-même, une sorte d’« usurpateur » auquel nous devons accorder une confiance quasi aveugle. Je me souviens d’une émission ancienne de Bernard Pivot. Hugo Claus était venu présenter son Chagrin des Belges (Het verdriet van Belgïe). A Pivot qui venait de vanter la grande qualité de la traduction, Claus objecta un laconique « qu’en savez-vous ? »… Pour ma part je me laisse guider par mon goût du moment et je relis encore avec plaisir les traductions plus anciennes comme d’autres goûtent La passion selon saint Mathieu dans l’interprétation d’Otto Klemperer.

Venons-en à ce Rêve d’un homme ridicule.
Cette courte nouvelle est une œuvre tardive. Elle est extraite de l’édition mensuelle d’avril 1877 du Journal d’un écrivain.
Ce journal n’a rien d’intime : guère d’états d’âme mais une suite de chroniques sur les sujets les plus variés en prise ou non avec l’actualité immédiate. On l’a comparé un peu abusivement à ce que seront plus tard le Bloc-notes de Mauriac ou les Actuelles de Camus. L’intérêt en est très inégal et souvent gâché par un nationalisme et un antisémitisme pénible. Mais comme une respiration bienvenue, quelques nouvelles s’insèrent dans ce corpus indigeste.

« Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. » .
Cette phrase lapidaire et énigmatique ouvre le long monologue d’un homme dont nous ne connaitrons jamais le nom. Depuis sa prime enfance il se sent ridicule. Ce sentiment se confond avec sa profonde inadéquation au monde ; le ridicule c’est l’absurde dans lequel il se débat. Pourtant, le temps passant, une forme de calme résignation le gagne avec la conviction que « tout lui est égal ». Tout est frappé d’irréalité. « Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu’il n’y avait rien de mon vivant. »  Peu importe que le monde existe ou non, de toute manière il disparaîtra tout entier avec lui.
Fort de cette sombre sérénité, il achète un revolver et
attend le moment propice pour se suicider.
Deux mois plus tard, par une nuit lugubre l’homme est en chemin. Subitement, la vue d’une minuscule étoile très haut dans le ciel le convainc que rentré chez lui, il se brûlera la cervelle. C’est à ce moment qu’une petite fille pauvre et grelottante l’agrippe par la manche et le supplie de lui venir en aide : sa mère se meurt. Notre homme est pris de pitié mais plus encore de colère ; il rejette l’enfant et rentre chez lui.

De retour l’homme s’assied à son bureau, son revolver à portée de main. Le souvenir de la petite lui revient, obsédant. Pourquoi cette colère, pourquoi cette pitié fugace si tout lui est égal. Harassé, il s’endort. Commence un rêve étrange.

Son rêve le mène sur une planète qui ne lui est pas étrangère : c’est la parfaite réplique de la Terre sauf que les hommes y vivent dans un état de félicité extatique et fraternelle, en osmose parfaite avec la nature.
Ce n’est pas le paradis chrétien mais une sorte d’Âge d’or non encore souillé par le péché originel. Invité à participer à cette harmonie universelle, le narrateur en devient très vite l’élément corrupteur : «  ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s’enfonça dans leur cœur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie – la cruauté… Oh, je ne sais pas, je ne me souviens plus, mais, très vite, le premier sang jaillit (…). »

Le héros se réveille, ébranlé dans son être. Il n’est plus question de suicide. Une vérité l’habite désormais : l’harmonie entre les hommes est possible pourvu que l’humanité redécouvre les possibilités de bien qui gisent en elle. Cette vérité, désormais, il va la prêcher partout et quant à la petite fille, il la retrouvera…

Cette nouvelle déroutante et justement sous-titrée « Un récit fantastique » a suscité en moi l’écho d’autres lectures. Lors de l’une de nos dernières Rencontres littéraires sur Radio Air Libre, Philippe et moi avions évoqué Le journal d’un crime de Charles Bertin et sa parenté avec La chute de Camus auquel j’avais ajouté précisément Le rêve d’un homme ridicule. C’est que les trois œuvres confrontent un héros blasé ou indifférent à une sorte de traumatisme, de court-circuit existentiel : c’est la rencontre inopinée de l’Autre. Il en résultera une révélation de nature bien différente pour chacun.

Nous retrouvons dans ce beau texte, bien des invariants de l’œuvre de Dostoïevski : l’humiliation comme ferment d’un orgueil morbide ou, au contraire – voire simultanément – le chemin le plus court vers Dieu, l’excès de haine comme avatar de l’amour, ou, encore, la polarité extrême chez un même personnage entre tentation nihiliste et désir de rédemption. Deux autres motifs eux aussi récurrents, forment le pivot de la nouvelle : la fillette humiliée et le rêve.

La fillette offensée comme symbole de l’enfance outragée, vient hanter pratiquement toutes les œuvres majeures de Dostoïevski tels que Crime et Châtiment, Humiliés et Offensés, L‘Adolescent, Les Frères Karamazov, L‘Eternel Mari, L‘Idiot, ou Les Démons. Personnage d’arrière plan elle est peu ou pas caractérisée mais joue un rôle essentiel de catalyseur émotionnel. « Et bien sûr, confesse notre rêveur, je me serais tué sans cette petite fille. »  C’est elle qui lézarde la citadelle nihiliste dans laquelle le narrateur s’est isolé de ses semblables.

Cet ébranlement des mécanismes de défense psychique n’est pas encore suffisant… Le rêve comme chemin d’accès à une vérité plus haute est encore nécessaire. Là aussi, que ce soit par le songe, un état maladif ou la fulgurance d’une crise épileptique, l’œuvre de Dostoïevski abonde de ces états de conscience altérée qui libèrent l’homme intérieur dans sa pureté adamique. Le rêve est pour Dostoïevski l’antithèse de la raison au point que certains ont vu dans cet « homme ridicule » le prototype de l’homme européen pétri de rationalité et dans ces étranges habitants d’une planète rêvée, « au savoir plus profond et plus haut que celui de notre science », l’allégorie du petit peuple russe dans sa foi naïve et naturelle.

Je tiens Le rêve d’un homme ridicule pour un texte essentiel bien qu’à certains égards, atypique dans l’œuvre de Dostoïevski. Alors que la plupart de ses personnages transgressifs et névrosés échouent dans leur quête, se suicident, sont assassinés ou condamnés, le héros de sa nouvelle est sauvé du suicide par le sentiment même de sa culpabilité. Il prêchera désormais la vérité qu’il a découverte : le royaume de Dieu sur terre est possible dans « l’amour le plus élevé que le Christ a donné pour but à l’humanité ». Epilogue religieux ? Sans conteste. Mais une religion bien curieuse, sans prêtre ni église. Gide l’écrivait déjà : « je ne connais point d’auteur à la fois plus chrétien et moins catholique ». Ni moins orthodoxe ?

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Fédor DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, trad. André Markowicz, Acte Sud (Babel), 1993

Le livre sur le site d’Actes Sud

MAROLLES La Cour des chats de VÉRONIQUE BERGEN (CFC Editions) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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J’ai toujours détesté le Palais de justice de Bruxelles. Je le trouve fort laid. Cette disgrâce qui tient à mes goûts personnels en rejoint une autre, bien plus objective : celle de l’injustice faite aux centaines de familles délogées du quartier des Marolles pour permettre la construction de ce temple pharaonique et sinistre d’une justice alors implacable pour les pauvres.

Les Marolles : c’est à ce lieu depuis toujours en marge que Véronique Bergen consacre un essai passionnant qui lui tient d’autant plus à cœur qu’elle y a vécu de longues années.

Le texte, vibrant de passion, de tristesse et de colère, s’ouvre sur la sombre litanie des rues détruites, à jamais perdues. On en dénombre des dizaines. En majorité des impasses. Pourquoi donc cet acharnement ? Sous les prétextes sanitaires ou humanitaires, Véronique Bergen débusque la vieille obsession de contrôle panoptique des populations et singulièrement des plus défavorisées . La volonté planificatrice a toujours vu une sorte de défit ou de poing perpétuellement levé dans ce lacis de ruelles et de passages dérobés aux regards, qui a « servi non seulement la vie en marge, la clandestinité mais aussi les émeutes et la victoire des émeutiers dans l’attachement à la singularité du lieu ».  Dans cette affection passionnée, « nulle position de repli mais une ouverture au différent, une poétique du brassage, des alliances avec tout ce qui fait l’école buissonnière. »

Dès le XIIIème siècle, le rejet des Marolles hors de la première enceinte de Bruxelles signe une marginalisation structurelle qui, au fil du temps, va se retourner en une marginalisation choisie, vécue, incarnée en un esprit frondeur et contestataire servi par une langue d’essence séditieuse aux mots qui giclent – le brusseleer/marollien – et un humour retors, la zwanze, mélange subtil d’ironie fine et imagée, de sens de l’observation et de la répartie.
Rebelles aux principes de planification et de fonctionnalisme, les Marolles sont dès leur origine, « un corps sans organe qui pousse par le milieu » et s’étend en rhizomes. Pauvres elles sont de toute éternité le royaume de la débrouille, de la récupération : les chiffonniers y sont alors le maillon central d’une économie diffuse, fragile et solidaire.

Nez au vent, Véronique Bergen nous entraîne dans sa flânerie à l’écoute attentive de la vie des pierres et de l’histoire humaine qu’elles abritent, sans oublier le petit peuple des chats qui, au Moyen-Âge, régnait sur la Kattenhof, un terrain vague à l’emplacement de l’actuelle place Jean Jacobs. Elle s’enflamme à l’évocation des combats passés et présents avec leurs fréquentes défaites mais aussi leurs quelques victoires d’autant plus précieuses. En 1969, dans l’opposition aux travaux d’extension du Palais de justice, un slogan claque, aussi percutant que ceux des étudiants un an plus tôt : « nous logeons mal mais nous habitons bien ! ». Impossible de mieux dire l’âme des Marolles …

Le miracle du quartier est de se relever sans cesse, de « remarolliser ce que la Ville a voulu démarolliser / démoraliser », de se réensauvager sur ses ruines.   Mais le miracle a ses limites : tout ce qui a résisté à l’urbanisation sauvage et à la « brussellisation » est aujourd’hui menacé d’un mal plus insidieux : la « gentrification ». A Bruxelles comme ailleurs, tout l’art de l’attelage pouvoirs publiques – promoteurs est de laisser pourrir des îlots entiers pour les déclarer ensuite insalubres. S’ensuivent des rénovations parfois réussies mais assorties de nouveaux loyers impayables qui rejettent les pauvres (ou même de moins pauvres) hors des endroits convoités. Ainsi se défont progressivement la vie d’un quartier, le tissu social, les liens de solidarité entre les habitants. En filigrane l’essai de Véronique Bergen pose la question de la place de la pauvreté dans nos villes. Sous les vocables trompeurs de « revitalisation », de « mixité sociale » et de « quartiers en devenir » se dissimule une politique urbanistique qui sacrifie trop souvent les populations les plus précaires au profit de classes aisées et d’une vision productiviste tournée vers le tourisme. Mais la lutte est engagée : tout un réseau s’est mis en place qui entend sauvegarder les derniers espaces populaires : « un contre-feu vivace à la planification de villes- pour- personne ».

L’attachement de Véronique Bergen à ce quartier palimpseste où se superposent plusieurs couches architecturales, problématise notre rapport à l’histoire. L’autrice semble vouloir désamorcer par avance les critiques faciles des fanatiques de la marche en avant pour qui tout regard jeté dans le rétroviseur témoigne d’un conservatisme vieillot et stérile. A plusieurs reprises l’essayiste réaffirme la nécessité de conjuguer respect du passé et ouverture aux devenirs de la Ville. Indice de l’extrême cohérence de la pensée de l’autrice, c’est dans l’un de ses précédents ouvrages, Tout ange est terrible, consacré à Marie-Jo Lafontaine, que je trouve en germe l’expression la plus fine de cette conception éloignée de tout fétichisme des vieilles pierres. Dans des lignes consacrées à l’enfance, elle souligne dans l’œuvre de l’artiste l’émergence bienfaisante de « blocs d’enfance » compris non comme le retour nostalgique à un paradis perdu mais comme son rayonnement dans le présent. L’enfance, écrit-elle, « s’avance comme un chemin à tracer dans l’axe du devenir, à impulser dans le présent et dans le futur et non comme des choses passées à retrouver ».  Bruxelles et ses Marolles ont aussi leurs blocs d’enfance, de passé : les nier ou les détruire, c’est tourner le dos à la vie.

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Véronique Bergen, MAROLLES – La Cour des chats, CFC éditions, collection La ville écrite, octobre 2022

Le livre sur le site de vente en ligne des CFC Editions

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