Dostoïevski est surtout connu pour ses romans aux vastes dimensions. Même ceux qui ne les ont pas lus ont au moins quelques titres en mémoire : Crimes et châtiments, Les frères Karamazov, l’Idiot…
Le rêve d’un homme ridicule est au contraire un texte très court, peu lu et peu étudié au regard des autres œuvres majeures de l’auteur. Cette nouvelle sort cependant peu à peu de sa torpeur : entièrement construite sur un monologue et à condition que la traduction respecte l’oralité originelle du texte, elle se prête particulièrement bien aux adaptations scéniques. Elles se multiplient ces dernières années.
La traduction ! Impossible de parler de Dostoïevski sans aborder cet épineux problème. J’ai découvert son œuvre voici maintenant plus de quarante ans, dans les élégantes traductions de Boris de Schloezer et de Henri Mongault. Trop élégantes ? C’est en tout cas ce sentiment d’un « beau style » trahissant la langue russe qui a poussé André Markowicz à retraduire « tout Dostoïevski » pour le compte des éditions ACTES SUD. Son travail fait aujourd’hui autorité.
Pourtant, ce n’était pas gagné. Les réticences que Markowicz a dû vaincre ressemblent fort, toutes proportions gardées, à celles rencontrées en musique par les « baroqueux » et leurs interprétations historiquement informées jouées sur instruments d’époque. Tout en reconnaissant l’apport des traducteurs antérieurs, il fustigeait leur manie de franciser et policer la prose rugueuse de Dostoïevski afin de la conformer aux règles bien françaises du « bien écrire ». Son objectif : coller au plus près de la langue russe où se distingue moins qu’en français la frontière entre l’écrit et l’oral et surtout restituer le rythme et le souffle de la phrase dostoïevskienne. A cette fin, le traducteur n’hésite pas à nous brusquer : la concordance des temps n’est guère respectée, les répétitions sont nombreuses, la double négation (ne pas, ne jamais,…) le plus souvent bannie, le passé simple (sans parler du subjonctif imparfait) jeté aux orties et j’en passe. Markowicz rompt avec la traduction française « traditionnelle » trop soucieuse de tirer le texte traduit vers la culture de la langue d’accueil afin d’en rendre la lecture plus fluide et plus conforme à l’attente supposée du lecteur. A l’inverse, il cherche à préserver l’originalité du texte russe sans chercher à l’embellir et à le conformer à tout prix aux pratiques du français littéraire. Avant d’accéder au rang de nouvelle norme – il en est presque toujours ainsi des idées novatrices – la traduction de Markowicz a été vilipendée, d’aucuns n’y trouvant qu’un salmigondis indigeste. Ces outrances sont aujourd’hui largement abandonnées. Dans leur oralité retrouvée, les textes de Dostoïevski ont gagné en modernité : c’est qu’entretemps, la frontière entre le français écrit et le français parlé s’est à son tour estompée.
J’aime beaucoup la démarche de Markowicz et la trouve particulièrement adaptée aux longs monologues que sont Le rêve d’un homme ridicule ou Les carnets du sous-sol. Pour les œuvres de plus grande ampleur dans lesquelles la narration s’impose davantage, ses partis-pris, par leur distance avec la grammaire et la syntaxe française, confinent parfois – selon le mot d’Antoine Vitez – à de la sur-traduction. Au final chaque traduction est une recréation et le traducteur, comme le dit Markowicz lui-même, une sorte d’« usurpateur » auquel nous devons accorder une confiance quasi aveugle. Je me souviens d’une émission ancienne de Bernard Pivot. Hugo Claus était venu présenter son Chagrin des Belges (Het verdriet van Belgïe). A Pivot qui venait de vanter la grande qualité de la traduction, Claus objecta un laconique « qu’en savez-vous ? »… Pour ma part je me laisse guider par mon goût du moment et je relis encore avec plaisir les traductions plus anciennes comme d’autres goûtent La passion selon saint Mathieu dans l’interprétation d’Otto Klemperer.
Venons-en à ce Rêve d’un homme ridicule.
Cette courte nouvelle est une œuvre tardive. Elle est extraite de l’édition mensuelle d’avril 1877 du Journal d’un écrivain.
Ce journal n’a rien d’intime : guère d’états d’âme mais une suite de chroniques sur les sujets les plus variés en prise ou non avec l’actualité immédiate. On l’a comparé un peu abusivement à ce que seront plus tard le Bloc-notes de Mauriac ou les Actuelles de Camus. L’intérêt en est très inégal et souvent gâché par un nationalisme et un antisémitisme pénible. Mais comme une respiration bienvenue, quelques nouvelles s’insèrent dans ce corpus indigeste.
« Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. » .
Cette phrase lapidaire et énigmatique ouvre le long monologue d’un homme dont nous ne connaitrons jamais le nom. Depuis sa prime enfance il se sent ridicule. Ce sentiment se confond avec sa profonde inadéquation au monde ; le ridicule c’est l’absurde dans lequel il se débat. Pourtant, le temps passant, une forme de calme résignation le gagne avec la conviction que « tout lui est égal ». Tout est frappé d’irréalité. « Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu’il n’y avait rien de mon vivant. » Peu importe que le monde existe ou non, de toute manière il disparaîtra tout entier avec lui.
Fort de cette sombre sérénité, il achète un revolver et
attend le moment propice pour se suicider.
Deux mois plus tard, par une nuit lugubre l’homme est en chemin. Subitement, la vue d’une minuscule étoile très haut dans le ciel le convainc que rentré chez lui, il se brûlera la cervelle. C’est à ce moment qu’une petite fille pauvre et grelottante l’agrippe par la manche et le supplie de lui venir en aide : sa mère se meurt. Notre homme est pris de pitié mais plus encore de colère ; il rejette l’enfant et rentre chez lui.
De retour l’homme s’assied à son bureau, son revolver à portée de main. Le souvenir de la petite lui revient, obsédant. Pourquoi cette colère, pourquoi cette pitié fugace si tout lui est égal. Harassé, il s’endort. Commence un rêve étrange.
Son rêve le mène sur une planète qui ne lui est pas étrangère : c’est la parfaite réplique de la Terre sauf que les hommes y vivent dans un état de félicité extatique et fraternelle, en osmose parfaite avec la nature.
Ce n’est pas le paradis chrétien mais une sorte d’Âge d’or non encore souillé par le péché originel. Invité à participer à cette harmonie universelle, le narrateur en devient très vite l’élément corrupteur : « ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s’enfonça dans leur cœur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie – la cruauté… Oh, je ne sais pas, je ne me souviens plus, mais, très vite, le premier sang jaillit (…). »
Le héros se réveille, ébranlé dans son être. Il n’est plus question de suicide. Une vérité l’habite désormais : l’harmonie entre les hommes est possible pourvu que l’humanité redécouvre les possibilités de bien qui gisent en elle. Cette vérité, désormais, il va la prêcher partout et quant à la petite fille, il la retrouvera…
Cette nouvelle déroutante et justement sous-titrée « Un récit fantastique » a suscité en moi l’écho d’autres lectures. Lors de l’une de nos dernières Rencontres littéraires sur Radio Air Libre, Philippe et moi avions évoqué Le journal d’un crime de Charles Bertin et sa parenté avec La chute de Camus auquel j’avais ajouté précisément Le rêve d’un homme ridicule. C’est que les trois œuvres confrontent un héros blasé ou indifférent à une sorte de traumatisme, de court-circuit existentiel : c’est la rencontre inopinée de l’Autre. Il en résultera une révélation de nature bien différente pour chacun.
Nous retrouvons dans ce beau texte, bien des invariants de l’œuvre de Dostoïevski : l’humiliation comme ferment d’un orgueil morbide ou, au contraire – voire simultanément – le chemin le plus court vers Dieu, l’excès de haine comme avatar de l’amour, ou, encore, la polarité extrême chez un même personnage entre tentation nihiliste et désir de rédemption. Deux autres motifs eux aussi récurrents, forment le pivot de la nouvelle : la fillette humiliée et le rêve.
La fillette offensée comme symbole de l’enfance outragée, vient hanter pratiquement toutes les œuvres majeures de Dostoïevski tels que Crime et Châtiment, Humiliés et Offensés, L‘Adolescent, Les Frères Karamazov, L‘Eternel Mari, L‘Idiot, ou Les Démons. Personnage d’arrière plan elle est peu ou pas caractérisée mais joue un rôle essentiel de catalyseur émotionnel. « Et bien sûr, confesse notre rêveur, je me serais tué sans cette petite fille. » C’est elle qui lézarde la citadelle nihiliste dans laquelle le narrateur s’est isolé de ses semblables.
Cet ébranlement des mécanismes de défense psychique n’est pas encore suffisant… Le rêve comme chemin d’accès à une vérité plus haute est encore nécessaire. Là aussi, que ce soit par le songe, un état maladif ou la fulgurance d’une crise épileptique, l’œuvre de Dostoïevski abonde de ces états de conscience altérée qui libèrent l’homme intérieur dans sa pureté adamique. Le rêve est pour Dostoïevski l’antithèse de la raison au point que certains ont vu dans cet « homme ridicule » le prototype de l’homme européen pétri de rationalité et dans ces étranges habitants d’une planète rêvée, « au savoir plus profond et plus haut que celui de notre science », l’allégorie du petit peuple russe dans sa foi naïve et naturelle.
Je tiens Le rêve d’un homme ridicule pour un texte essentiel bien qu’à certains égards, atypique dans l’œuvre de Dostoïevski. Alors que la plupart de ses personnages transgressifs et névrosés échouent dans leur quête, se suicident, sont assassinés ou condamnés, le héros de sa nouvelle est sauvé du suicide par le sentiment même de sa culpabilité. Il prêchera désormais la vérité qu’il a découverte : le royaume de Dieu sur terre est possible dans « l’amour le plus élevé que le Christ a donné pour but à l’humanité ». Epilogue religieux ? Sans conteste. Mais une religion bien curieuse, sans prêtre ni église. Gide l’écrivait déjà : « je ne connais point d’auteur à la fois plus chrétien et moins catholique ». Ni moins orthodoxe ?
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Fédor DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, trad. André Markowicz, Acte Sud (Babel), 1993
Le livre sur le site d’Actes Sud