ONZE BRUXELLES de PHILIPPE REMY-WILKIN (Samsa) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Bruxelles, novembre 1918.  
Seule capitale à avoir subi l’occupation tout au long du conflit, tout semble conspirer à sa libération dans un bain de sang. Des troupes allemandes y sont concentrées. Le siège de la ville et l’assaut final sont imminents.

Mais une surprise de taille attend les Bruxellois : l’après-midi du dimanche 10 novembre, près de six mille soldats allemands défilent sans arme, drapeaux rouges en tête. C’est que deux jours plus tôt, en Allemagne, la république de Weimar a été proclamée. Constitué dans sa foulée, le Conseil des Soldats de Bruxelles a pris le pouvoir et désarmé les officiers. Les révolutionnaires allemands tendent la main aux autorités locales et aux responsables du P.O.B. afin de partager la réorganisation de la ville et le départ des troupes massées à Bruxelles.

Avec Philippe Remy-Wilkin nous plongeons en apnée dans ces deux semaines cruciales de novembre durant lesquelles le destin semble hésiter. Valentin Dullac est notre cicérone dans les rues agitées de Bruxelles. C’est un proche d’Albert 1er qui, depuis son QG l’a envoyé en mission secrète. Son objectif : contacter diverses personnalités au nom du Roi et prendre le pouls de la capitale.

Personnage fictif, Valentin Dullac en rencontre d’autres, bien réels ceux-là. Certains nous sont connus comme Émile Vandervelde et Adolphe Max ; d’autres, à l’instar de Carl Einstein ou de Hugo Freund, beaucoup moins…

Passionné et très érudit, Philippe Remy-Wilkin parvient à tisser un récit haletant dans la trame de la grande Histoire dans ses aspects les plus méconnus.

Mes impressions de lecture ont été contrastées. Au premier abord, j’ai été un peu troublé par les notes de bas de page qui, fréquentes au début du roman, en contrarient à mes yeux le premier élan. Mais très vite j’ai été emporté par cet épisode de la libération de Bruxelles dont je ne connaissais que quelques bribes et que l’auteur met magistralement en lumière. 

Je ne suis pas étonné que ces journées trop délaissées par les historiens soient devenues le moteur de son livre.
On y retrouve l’actualisation de tout ce qu’il aime : le souffle de l’Histoire et cette capacité de quelques hommes de bonne volonté à se mouvoir à contrecourant des haines, à transcender la massivité des faits par leur humanisme confiant.

A titre personnel, ces journées me renvoient au caractère lui aussi insolite des journées de septembre 1830. On y retrouve un même dénouement inattendu et surtout une discrète ambivalence nourrie par la crainte identique des élites pour l’embrasement révolutionnaire. (Ces journées seront d’ailleurs plus tard éjectées de leur piédestal de fête nationale au profit du plus sage 21 juillet). Le sulfureux mais nécessaire « coup de Loppem » et le discours fameux du 22 novembre 1918 repris en apothéose du roman m’ont toujours paru étinceler de cette clairvoyance délicatement cynique chère à Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».

On referme ce livre trop court avec un petit regret : celui de quitter un personnage attachant, au riche potentiel humain mais dont l’épaisseur ne s’est pas totalement révélée, tant, lui comme nous, sommes pris par le flux de l’Histoire en marche. On peut cependant rassurer les heureux lecteurs de ce premier volume : trois autres vont suivre où nous aurons le bonheur de retrouver et mieux connaître Valentin.

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Philippe Rémy-Wilkin, Onze Bruxelles – La capitale belge dans la tourmente de novembre 1918, Samsa, 2023, 105 p., 18 €.

Le roman sur le site des Editions SAMSA

Le site de Philippe REMY-WILKIN

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ÈCUME de VÉRONIQUE BERGEN (Onlit Editions) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Écume, le dernier-né de la plume de Véronique Bergen est un roman inclassable.

Écrit dans un style éruptif, riche d’inventions lexicales, multipliant les audaces formelles, parataxes, appositions diverses et inserts poétiques, le livre s’inscrit dans le sillage de Moby Dick, le chef d’œuvre de Melville. Le mythe de la baleine blanche y est omniprésent mais pris à rebours : la chasse impitoyable se mue en un chant d’amour.

À l’ouverture du roman, nous accompagnons un personnage mystérieux . Comme chaque année, sur son bateau La Mirabelle, il prend la mer et part à la rencontre d’une prodigieuse baleine. Rapidement dévoilé, son prénom ne laisse aucun doute quant à sa filiation melvillienne : il se nomme Ismaël. Cette année-là, celle qu’il appelle Moby Dick n’est pas au rendez-vous habituel.  Ismaël part à sa recherche. Sur toutes les mers, une même désolation : le combat d’Achab n’avait rien de mystique : il était mené contre la vie et a fait des milliers d’émules qui poursuivent aujourd’hui sa mission meurtrière. Le roman se retourne en une adresse virulente au capitaine Achab qui sonne étrangement comme un reproche à Melville lui-même : secrétée par son génie, la figure fictive du capitaine fou s’est actualisée dans les délires de notre monde.

Faisant escale à Amsterdam, notre fils du désert embarque une fleur de bitume en rupture de ban. C’est la très déjantée Anaïs : ex-junkie à la dégaine aristo-grunge et présentement escort-girl, créneau BDSM. Ses préférences saphiques sont assumées : « Son corps va aux mecs, aux femmes, son cœur aux femmes only. » Les règles et conventions : très peu pour elle. « Virtuose des passages, elle enchaîne fellation, cunnilingus et tirades de Shakespeare. »  La suivre requiert le pied marin et le cuir solide : « ses soleils sont hérissés de clous. »

Instable, Anaïs fugue volontiers aux escales dans les bras de ses amantes et collègues escorts pour rejoindre, quelques milliers de kilomètres plus loin, La Mirabelle qui accoste puis reprend la mer, toujours sur la piste de l’indéchiffrable voie migratoire de Moby Dick. Une triple cartographie des errances se dessine, sous le signe de la prédation.

Si Moby Dick et à, travers elle, tout le vivant non humain fuit la multiple descendance écocidaire d’Achab, Anaïs traîne avec elle l’ombre d’un ogre, le beau-père abuseur qui a dévoré son enfance : un Roi des Aulnes que personne n’a voulu voir.

Véronique Bergen

Mais au fait, qu’est-ce qu’un ogre ? Dans son journal, Anaïs tourne autour de cette interrogation et retranscrit les propos de son tourmenteur, usant du Il mais aussi d’un très troublant Je par lequel l’ogre semble remonter de son abîme et interroger d’autres culpabilités : « je ne compare pas les actes, n’ai pas l’impudeur de me justifier. Mais à côté des politiciens ethnocidaires, des oligarques écocidaires, ma folie est peu de chose, elle ne fout pas des millions d’êtres humains et de non humains en l’air. Leur intention, c’est de tuer. Directement ou indirectement. Mon feu secret c’est de ne pas pouvoir ne pas l’aimer d’avoir été hameçonné à mon corps défendant. Rien en moi ne désirait désaxer Anaïs ».  Plus loin Anaïs poursuit : « De quoi un ogre est-il la victime ? » Quel est le secret de l’engendrement des sévices donnés par les sévices reçus ? Après celle de Goethe, l’œuvre de Michel Tournier se profile à plusieurs reprises mais est récusée l’inversion et la transmutation des signes qu’elle comporte. L’idée de « l’ogre s’ogrant lui-même, recouvrant l’innocence et la rendant à ses victimes », Anaïs n’en veut pas.

On l’a compris les deux prédations se tissent de concert. Elle nourrissent dans le texte même une symbolique très puissante sous les espèces d’Achab I et d’Achab II qui les désignent successivement l’une et l’autre.
À leur intersection se trouve le formidable personnage d’Anaïs dont les allures de Lolita et la vie de prostituée de haut vol semblent de prime abord totalement étrangères à la quête d’Ismaël. Pourtant elle révèle des capacités sensorielles étonnantes qui la connectent au monde du vivant. C’est une « symenfant » au sens que donne Vinciane Despret à ce terme : il désigne un individu doué de capacités synesthésiques, d’une compréhension intime de ce qui l’entoure et d’une disponibilité au monde des existants sans restriction aucune. C’est par le truchement d’Anaïs qu’Ismaël élucide la mystérieuse voie migratoire de Moby- Dick et surtout le sens de sa quête : une nouvelle alliance ; non plus celle nouée entre YAVHE et les hommes, mais une alliance entre ceux-ci et toutes les formes du vivant.

Ecume est à mes yeux l’un des meilleurs livres de Véronique Bergen. Le mythe melvillien revisité baigne le récit d’une lumière d’apocalypse. Aux abysses hantés par Moby Dick répondent ceux de l’âme humaine. Et comme toujours dans la bonne littérature, sans jugement ni morale.

Le roman sur le site des Editions Onlit

Véronique BERGEN sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

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L’INCONNU DANS LE JARDIN de MARTINE ROUHART (Bleu d’Encre) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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On l’imagine sans mal : le front collé au froid de la vitre, elle scrute le dehors. Cette nuit-là est d’une transparence de cristal, la pelouse pâlit sous la lune et se perd plus loin, bornée par les ténèbres épaisses d’un bosquet. Proche du petit étang que visite parfois un héron solitaire, un vieil érable tord sa ramure vers le ciel.
Une ombre est passée. Un renard ?

« Mais la forme obscure est revenue sur ses pas.
S’est immobilisée dans une flaque de lumière blanche.
Précise, verticale. Adossée au tronc de l’érable.
La silhouette d’un homme. Un inconnu dans mon jardin
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Nulle crainte mais la jouissance délicatement subversive de se savoir épiée. Ici, rien de mal ne peut lui arriver : « il m’a vu rire, ,pleurer, chanter, parler tout bas, oublier les chagrins. Le jardin, gardien de secrets qui pèsent si peu pour le reste du monde, se rappelle mieux que moi… » Ce jardin est un havre, une autre incarnation d’elle-même, son double végétal ; elle l’habite aussi sûrement que ses pensées vivent dans les pages qu’elle écrit.

Peut-être d’ailleurs cette ombre s’est-elle enfuie de son pays d’encre et de papier. Comment naissent les personnages ? Sait-on ce qu’ils deviennent ? Ainsi, ce Théodore … « Je ne sais plus à partir de quel moment mon personnage est devenu vivant, une sorte de frère de vie. »

Un matin, tôt, un papier sur le sentier, comme la plume d’un oiseau. Quelques lignes, un poème de Jaccottet. Elle rentre. Tout s’embrouille. La ramène à ses fantômes ; celui du père lecteur infatigable, « dans le halo jaune de la lampe, enfermé dans son silence, impressionnant de présence ». Parti trop tôt. Regret de n’avoir eu pas le temps de parler d’égal à égal. « Que de mains il faut lâcher ! »

Dans la bourrasque qui se lève bientôt, tout se met à tourbillonner et à geindre ; le vieillard aux bras noirs tendus vers le ciel est renversé; un nouvel équilibre est à imaginer ; il s’agit de réintégrer l’existence. L’œuvre se termine ; « Théodore va quitter mes  pages intimes et suivre son destin de papier ».

J’ai adoré L’inconnu dans le jardin, préfacé avec beaucoup de sensibilité par Michel Joiret et très joliment illustré par Christian Arjonilla.

Tout à la fois récit, poème et songe, il tient aussi d’une forme de journal onirique d’une œuvre en train de s’écrire. C’est une merveille de sensibilité et de délicatesse. Sous la soie de mots simples et dans un dépouillement habité, ce texte vibre dans chacune de ses lignes, d’une présence envoutante. Le jardin se découpe dans la nuit comme le lieu d’une transfiguration secrète où les ombres s’animent et flottent comme les idées qui s’y enroulent. Il y a une sorte de porosité entre le dedans et le dehors qui nous ensorcèle. J’ai lu et relu ce petit livre à voix haute. Il résonne maintenant en moi comme une musique douce.

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Martine ROUHART, L’inconnu dans le jardin, préface de Michel JOIRET, Bleu d’Encre, 54 p., 12 €.

Le recueil sur le site des Editeurs Singuliers

Martine ROUHART sur le site des Editeurs Singuliers

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DU COURAGE ET DE L’IMAGINATION de CHRISTIAN LUTZ (Ed. Samsa) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Christian Lutz est éditeur à Bruxelles. Il a dirigé les éditions Le cri de 1981 à 2013 et fondé les éditions Samsa en 1999.

Ce petit essai publié au printemps 2022 et sous-titré Une révocation du pacte d’excellence, se lit avec délectation. C’est un coup de gueule contre nos autorités culturelles qui se gargarisent de « Pacte d’excellence » tout en vidant les écoles de leurs bibliothèques et en laissant mourir les éditeurs de littérature ainsi que les librairies de plus en plus souvent réduites à un point de vente de magazines et de grilles de loto. Pour paraphraser Aragon, bientôt, dans ce beau mot de librairie, nous aurons oublié le livre.

Né d’un mouvement d’humeur, l’ouvrage est cependant nourri de la vie-même de l’auteur et de sa tendresse pour les amis irremplaçables récemment disparus : Alain Préaux, le fidèle traducteur, Brigitte de Meeus, l’âme de la librairie Tropismes et Jacques de Decker, l’homme au talent protéiforme qui lui offrit un jour une gravure de sa collection, Saint Jean couché, « écrivant dans la grotte de l’Apocalypse de Patmos ».

Tendresse aussi pour des parents s’aimant et aimant (quel meilleur départ dans la vie), le père lisant le soir à son fils à peine balbutiant, des passages de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel qui émerveillait l’enfant bien qu’il n’y comprît rien. Déjà l’univers fascinant des livres.

Tendresse encore pour la grand-mère luxembourgeoise vivant seule dans sa maison isolée au bord des champs, morte à 104 ans, ayant toujours vécu chichement et atteignant dans une sorte de ritualisation tranquille de l’existence une forme de bonheur faite de l’adhésion quasi-inconsciente à un mode de vie simple sinon harmonieux, loin de l’asservissement qui accompagne la course effrénée de notre société mondialisée vers toujours plus et toujours plus vite. Le jour de la confirmation du jeune Christian, elle lui offrit « une grosse bible cartonnée avec un tranchefile et une liseuse rose ». Elle est encore en bonne place dans la bibliothèque aux milliers de livres de l’auteur.

Mais l’impulsion décisive à l’écriture de ce livre est donnée par l’ami Pascal Vrebos lors de l’un de leurs séjours sur l’île de Patmos. Evoquant Saint Jean et « alors qu’un léger ressac de la méditerranée leur caressait les arthroses » celui-ci déclara tout à trac : « Nous avons vécu les plus belles années de l’Histoire, mon ami ! ».

Ce contexte affectif et sensible donne à l’essai et au pamphlet qu’il constitue aussi une singularité touchante qui, jointe à une belle qualité d’écriture, procure un grand plaisir de lecture. Chose appréciable l’auteur reste avant tout un homme de partage. Son texte est émaillé de citations de L’infini dans un roseau, dont la lecture l’a accompagné tout au long de la rédaction de son essai. Consacré à l’aventure du livre dans l’Antiquité, il est dû à la belle plume d’Irène Vallejo. Je le conseille à tous.

Retour sur une longue expérience d’éditeur, l’essai se mue rapidement en une charge féroce contre la dérive qui consiste à traiter la culture et, le livre en particulier, comme un pur produit de consommation soumis au diktat de la rentabilité et de la performance immédiate. Pour Christian Lutz, les choses sont claires : le livre devrait échapper à tout marchandage. Sa valeur est inestimable. En effet, « il n’est pas un simple produit de consommation comme un autre ; il contient des éléments qui sont impossibles à quantifier à valoriser pour lesquels il est impossible de fixer un prix ». Et de militer pour la gratuité du livre considéré comme un bien d’utilité publique, à l’instar de l’accès aux soins de santé ou à d’autres services toujours plus menacés par le prurit de privatisation à tout va. Je partage cette analyse. L’aliénation libérale fondée sur toujours plus de concurrence dans tous les domaines nous amène à trouver logique que toute activité doive être financièrement rentable. Il est devenu contre-intuitif de considérer le contraire quel que soit le domaine concerné. Or, écrit l’essayiste, « toute création est unique et doit être traitée séparément, on ne peut la passer dans un broyeur administratif et financier, cela mène au désert. Quel est le projet culturel rentable a priori, quel est le projet culturel sans risque ? ».

Plus tranchée encore est son aversion pour le « tout informatique » qui contamine l’ensemble des aspects de notre vie. À le lire, si l’informatique nous fait gagner du temps, elle nous en fait perdre plus encore. Au surplus les béquilles qu’elle nous propose – correcteurs d’orthographe et autres – atrophieraient lentement nos capacités propres. Pour lui les choses sont claires : «  La révolution informatique n’a encore rien prouvé du tout en ce qui concerne l’épanouissement de l’humanité, au contraire, elle la précipite lentement vers une régression mentale en lui faisant croire que la liberté c’est le plaisir. »

Que penser alors du livre numérique ? C’est peu de dire que Christian Lutz n’y croit guère. Les chiffres semblent lui donner raison : malgré les investissements massifs et apparemment peu avisés du Centre National du Livre, le numérique ne représente qu’un part infime du marché du livre. Englouti par son écran, le consommateur se gave mais se cultive peu. Et d’enfoncer le clou : on n’a rien fait de mieux jusqu’à présent que les livres imprimés sur du papier. « Ils ont prouvé depuis leur apparition qu’ils étaient les seuls viatiques fiables ».

Ce jansénisme du « livre-papier » pourrait paraitre excessif et le signe d’un esprit réactionnaire. L’auteur l’assume et le revendique : « Il s’agit en fait d’un qualificatif utilisé par l’inculte pour se réfugier dans le déni. ». Du reste, il n’est pas totalement fermé à la numérisation : sa très belle revue Que faire ? est disponible gratuitement en streaming.

Pour ma part, si je goûte très peu de lire tout un ouvrage sur écran, je dois reconnaître qu’internet a vu naître de nouvelles formes littéraires qui, certes, échappent en partie à l’édition classique, mais sont néanmoins dignes d’intérêt. Les blogs se multiplient sur lesquels des auteurs prépublient leurs textes, en réunissent les différentes versions et invitent leurs lecteurs à interagir. J’ai moi-même récemment évoqué sur Les belles phrases le livre d’Antoine Compagnon, Proust du côté juif. Sans sa prépublication chapitre après chapitre sur le site du Collège de France, l’ouvrage n’aurait jamais été ce qu’il est devenu sous l’impulsion de ses premiers lecteurs.

L’essai se clôt comme il avait commencé. Sous le soleil de Patmos et dans le mystère de l’Apocalypse de Saint Jean. Après la colère et la nostalgie, un certain bonheur de vivre.

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Christian LUTZ, Du courage et de l’imagination, Ed. Samsa, 10 €.

Le livre sur le site de vente en ligne des Editions Samsa

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LA SOURCE D’INCANDESCENCE de MONIQUE THOMASSETTIE (M.E.O.) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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« Au commencement étaient les couleurs qui créèrent les formes. Au commencement était le savoir des couleurs. »

Or donc un certain soir, incendié par le couchant, un grand arbre flambait dans un rouge de forge. A l’écrivaine son fût sembla une porte qui ouvrait sur les degrés d’un raide escalier plongeant sous les racines dans des tréfonds où rougeoyait un feu sacré. Elle se trouvait sur le seuil d’un conte qui les disait tous. Un jour il lui faudrait se laisser choir et, portée par la chute, narrer l’un de ces contes.

Ce jour vint. Au retour d’un séjour en Inde du sud qui la marqua au plus profond de l’être et qui coïncida avec la mort de son père, Monique Thomassettie entreprit l’écriture de La Source d’Incandescence. La même année, elle rédigea La Source raphaëlle, un récit autobiographique hanté par cette disparition. Le voyage en Inde évoqué dans ce dernier texte est transposé dans le conte mais cette fois, dans une prose poétique et onirique où les symboles croisent le mythe. En postface de son conte, l’autrice reproduit un extrait crucial et éclairant de son récit. Il rapporte sa rencontre avec un enfant misérable qui, sans mendier, vint glisser sa main dans la sienne et chemina quelques instants avec elle. Il lui parut comme un ambassadeur de toute cette pauvreté riche seulement de « pouvoir traverser dignement ce monde d’injustices ». Ne pouvant rien pour lui, elle eut le sentiment de l’abandonner. Sa réapparition allégorique dans La Source d’Incandescence est une reconnaissance dans tous les sens du terme : à la fois gratitude et vision.

Mais franchissons cette porte.
Sur les chemins qu’elle suit « comme des points d’interrogation » la voyageuse – elle n’aura pas d’autre nom » traverse des fouillis d’arbres où l’on ne distingue plus les branches des racines, des clairières où l’accompagne le murmure des eaux « qu’elle comprend « comme la musique », aboutit à des temples isolés dont le temps érode les pierres et efface lentement les écritures dont elles sont gravées. Peu importe : « de l’art poussé à sa plus haute perfection demeure l’acte créateur, éternellement recommencé. Enseignement des œuvres englouties par le temps. » Plus loin d’autres temples s’enchevêtrent à des maisons dans une ville aux rues pleines d’une foule innombrable et tranquille dans le bruit des klaxons et la proximité des animaux partout présents.

Ce pays d’arbres, d’eaux et de villes écartées,  mi vécu et mi imaginé, est propice aux rencontres étranges.

Un moinillon, lointaine incarnation de Rimbaud verse des poudres colorées dans le creux des lettres d’inscriptions sacrées qu’efface le temps. Ailleurs la voyageuse ayant perdu son chemin interroge un aveugle qui lui chante sa vision intérieure. La réalité s’étage en plusieurs plans : la vertu du rêve, de la poésie et de la musique est de les réunir dans un langage total.

Dans le croisement des chemins, la voyageuse rencontre encore une manière de double inversé d’elle-même, son autre : l’oratrice. C’est une révoltée. Là où la voyageuse s’abandonne à la perception et renonce à l’obsession de « comprendre ce qui ne peut qu’être reçu », l’oratrice discourt, s’agite brûle d’un feu qui la consume. L’une et l’autre vivent d’un même cœur mais selon des voies différentes.

Au centre des rencontres, insaisissable, l’enfant. L’enfant né des eaux, l’enfant sylvestre, le dos vibrant de feuilles, l’enfant musicien, l’enfant mendiant couvert de haillons sous lesquels tremblent deux ailes. Toujours perdu, toujours retrouvé il confie à la voyageuse qui s’en retourne ce qu’elle est venue chercher : son viatique, l’ « Emotion messagère ».

Avec La Source d’Incandescence, éditée une première fois  en 2004 aux Editions de la Page et rééditée par les éditions M.E.O., Monique Thomassettie signe un conte envoûtant, sorte de long poème en prose dont la grâce onirique et l’exquise profondeur continuent longtemps de troubler les pensées du lecteur. Une réussite formelle, thématique et émotionnelle qui réside dans le mantra de sa voyageuse : « jongler avec les images, les adapter, les retourner, les danser. »

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MONIQUE THOMASSETTIE, LA SOURCE D’INCANDESCENCE – Conte, Editions M.E.O. 2022, 91 p., 14 €.

Le livre sur le site de vente en ligne Editions M.E.O.

Les livres de Monique THOMASSETTIE sur le site des Editions M.E.O.

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TOUTES RESSEMBLANCES de GUY STUCKENS (Ed. Traverse) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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Guy Stuckens est un touche-à-tout artistique. Sur le plan littéraire, il est l’auteur de déjà nombreux ouvrages : plaquettes de textes fictionnels, poétiques ou encore théoriques consacrés notamment au Mail art dont il est l’un des principaux représentants en Belgique.

Toutes ressemblances est un recueil de récits.
Rédigés à la première ou à la troisième personne selon le cas, les treize textes qui le composent témoignent d’une inspiration éclectique. Si Je comme Il sont toujours un autre, ils manifestent partout la trace d’un vécu personnel ou de l’histoire familiale.

Les deux premiers textes Un auteur fait son cinéma et Mémoires des ressemblances nous dévoilent l’origine du désir d’écrire de Guy Stuckens et sa vision très ouverte de l’art. Il écrit : « Une photo rappelle des souvenirs. J’ai commencé à écrire pour les mêmes raisons : pour pouvoir me relire sans prétention. Par après m’est venue l’idée de partager… avec qui peut bien être intéressé. ». Le partage : comme les cailloux du petit Poucet. Que d’autres ramassent et sèment à leur tour. Le projet du Mail art en somme…

A la guerre comme à la guerre s’ouvre sur une épigraphe de Jacques Prévert que chacun devrait méditer en ces temps de fougueux bellicisme : « La guerre serait un bienfait des dieux si elle ne tuait que les professionnels ». Le texte est un subtil va-et-vient entre la première et la seconde guerre mondiale via le regard des petites gens qui l’ont vécue comme combattants ou comme réfugiés. Tragédie sans cesse recommencée et avertissement toujours d’actualité : « En grattant un peu : chaque famille a connu, en son sein, des personnes qui ont dû trouver refuge à l’étranger, principalement pour cause de guerre, mais aussi pour simplement pouvoir vivre dignement. » À ce récit répond Enfin qui évoque la libération de Bruxelles le 3 septembre 1944 et, avant cela, la clandestinité forcée du narrateur qui se cache pour échapper au STO. Il n’est pas résistant mais réfractaire. Autre façon de résister, de s’opposer et de ne pas collaborer. Les armes ne sont pas tout. Ces deux textes sont les plus longs du recueil. Nul doute qu’ils portent l’empreinte de l’engagement de l’auteur pour la paix, lui qui, sur Radio Air Libre anime depuis plus de quarante ans l’émission La musique adoucit les mœurs, dédiée à la recherche de la paix. Ces récits de guerre offrent une parenté inattendue avec la nouvelle À l’Amigo, du surnom dérisoire des cachots du commissariat central de Bruxelles voisin de l’hôtel de luxe du même nom. Dans une veine que je pressens très autobiographique, ce récit relate les tribulations d’un militant pacifiste arrêté arbitrairement pour avoir distribué ses tracts durant une fête militaire. Le pauvre n’est pas rancunier. A ses yeux, les policiers sont des hommes comme les autres, peu enclins à courir des risques inutiles : « arrêter des pacifistes et des non-violents c’est moins dangereux que de courir après des criminels ». Dans un autre genre, cela rappelle l’esprit de Buffet froid de Bertrand Blier : ne pas arrêter les coupables de peur qu’ils ne contaminent les innocents en prison. Bon, le trait est un peu forcé mais quand même…
Cette arrestation arbitraire qui finit bien ricoche sur une autre qui finit mal : Noir, c’est noir. Mais ici, dieu merci, nous sommes dans la pure fiction puisque, criblé de balles, le narrateur-auteur perd tout son sang et est sans doute mort à l’heure où j’écris cette chronique.

Un autre texte est encore à lire entre les lignes : La bibliothèque. Un original a transformé sa maison en bibliothèque idéale. Sorte de musée littéraire, mouroir des livres qu’il ne lira sans doute jamais. Le narrateur lui rend visite. La suite est délectable et traduit une aversion pour toutes les nécropoles de l’art.

Deux autres récits Le harpon de cupidon et Nasir… et ses femmes évoquent les turpitudes de l’amour sur fond de misère ; un troisième (Donc il s’est tué) la déchéance de l’alcoolisme. C’est sobre, sans jugement ni leçon de morale.

Acte III, plus faible est précédé du détonnant L’Echappée belle, une pochade écolo-drolatique où des vaches pétomanes alimentent une société gazière. On se frotte les yeux mais on n’a pas tout-à-fait rêvé. L’auteur s’est basé sur un projet réel.

Le recueil se termine sur un clin d’œil à Radio Air Libre sur laquelle Guy Stuckens officie depuis si longtemps.

Toutes ressemblances se lit très agréablement même si on relève quelques coquilles.
Ces différents textes nous en disent bien plus qu’il n’y paraît au premier abord. Leur écriture simple et aisée est le reflet de l’auteur que je côtoie maintenant depuis plusieurs années dans son émission « Les rencontres littéraires de Radio Air Libre ».

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Guy Stuckens – Toutes ressemblances, Ed. Traverse, 2023 (138p., 15€)

Le livre sur le blog des Editions Traverse

Le livre sur le blog des Editeurs Singuliers

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LE RÊVE D’UN HOMME RIDICULE de FÉDOR DOSTOÏEVSKI (Actes Sud) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Dostoïevski est surtout connu pour ses romans aux vastes dimensions. Même ceux qui ne les ont pas lus ont au moins quelques titres en mémoire : Crimes et châtiments, Les frères Karamazov, l’Idiot…
Le rêve d’un homme ridicule
est au contraire un texte très court, peu lu et peu étudié au regard des autres œuvres majeures de l’auteur. Cette nouvelle sort cependant peu à peu de sa torpeur : entièrement construite sur un monologue et à condition que la traduction respecte l’oralité originelle du texte, elle se prête particulièrement bien aux adaptations scéniques. Elles se multiplient ces dernières années.

La traduction ! Impossible de parler de Dostoïevski sans aborder cet épineux problème. J’ai découvert son œuvre voici maintenant plus de quarante ans, dans les élégantes traductions de Boris de Schloezer et de Henri Mongault. Trop élégantes ? C’est en tout cas ce sentiment d’un « beau style » trahissant la langue russe qui a poussé André Markowicz à retraduire « tout Dostoïevski » pour le compte des éditions ACTES SUD. Son travail fait aujourd’hui autorité.

Pourtant, ce n’était pas gagné. Les réticences que Markowicz a dû vaincre ressemblent fort, toutes proportions gardées, à celles rencontrées en musique par les « baroqueux » et leurs interprétations historiquement informées jouées sur instruments d’époque. Tout en reconnaissant l’apport des traducteurs antérieurs, il fustigeait leur manie de franciser et policer la prose rugueuse de Dostoïevski afin de la conformer aux règles bien françaises du « bien écrire ». Son objectif : coller au plus près de la langue russe où se distingue moins qu’en français la frontière entre l’écrit et l’oral et surtout restituer le rythme et le souffle de la phrase dostoïevskienne. A cette fin, le traducteur n’hésite pas à nous brusquer : la concordance des temps n’est guère respectée, les répétitions sont nombreuses, la double négation (ne pas, ne jamais,…) le plus souvent bannie, le passé simple (sans parler du subjonctif imparfait) jeté aux orties et j’en passe. Markowicz rompt avec la traduction française « traditionnelle » trop soucieuse de tirer le texte traduit vers la culture de la langue d’accueil afin d’en rendre la lecture plus fluide et plus conforme à l’attente supposée du lecteur. A l’inverse, il cherche à préserver l’originalité du texte russe sans chercher à l’embellir et à le conformer à tout prix aux pratiques du français littéraire. Avant d’accéder au rang de nouvelle norme – il en est presque toujours ainsi des idées novatrices – la traduction de Markowicz a été vilipendée, d’aucuns n’y trouvant qu’un salmigondis indigeste. Ces outrances sont aujourd’hui largement abandonnées. Dans leur oralité retrouvée, les textes de Dostoïevski ont gagné en modernité : c’est qu’entretemps, la frontière entre le français écrit et le français parlé s’est à son tour estompée.
J’aime beaucoup la démarche de Markowicz et la trouve particulièrement adaptée aux longs monologues que sont Le rêve d’un homme ridicule ou Les carnets du sous-sol. Pour les œuvres de plus grande ampleur dans lesquelles la narration s’impose davantage, ses partis-pris, par leur distance avec la grammaire et la syntaxe française, confinent parfois – selon le mot d’Antoine Vitez – à de la sur-traduction. Au final chaque traduction est une recréation et le traducteur, comme le dit Markowicz lui-même, une sorte d’« usurpateur » auquel nous devons accorder une confiance quasi aveugle. Je me souviens d’une émission ancienne de Bernard Pivot. Hugo Claus était venu présenter son Chagrin des Belges (Het verdriet van Belgïe). A Pivot qui venait de vanter la grande qualité de la traduction, Claus objecta un laconique « qu’en savez-vous ? »… Pour ma part je me laisse guider par mon goût du moment et je relis encore avec plaisir les traductions plus anciennes comme d’autres goûtent La passion selon saint Mathieu dans l’interprétation d’Otto Klemperer.

Venons-en à ce Rêve d’un homme ridicule.
Cette courte nouvelle est une œuvre tardive. Elle est extraite de l’édition mensuelle d’avril 1877 du Journal d’un écrivain.
Ce journal n’a rien d’intime : guère d’états d’âme mais une suite de chroniques sur les sujets les plus variés en prise ou non avec l’actualité immédiate. On l’a comparé un peu abusivement à ce que seront plus tard le Bloc-notes de Mauriac ou les Actuelles de Camus. L’intérêt en est très inégal et souvent gâché par un nationalisme et un antisémitisme pénible. Mais comme une respiration bienvenue, quelques nouvelles s’insèrent dans ce corpus indigeste.

« Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. » .
Cette phrase lapidaire et énigmatique ouvre le long monologue d’un homme dont nous ne connaitrons jamais le nom. Depuis sa prime enfance il se sent ridicule. Ce sentiment se confond avec sa profonde inadéquation au monde ; le ridicule c’est l’absurde dans lequel il se débat. Pourtant, le temps passant, une forme de calme résignation le gagne avec la conviction que « tout lui est égal ». Tout est frappé d’irréalité. « Je me suis mis à entendre et à sentir par tout mon être qu’il n’y avait rien de mon vivant. »  Peu importe que le monde existe ou non, de toute manière il disparaîtra tout entier avec lui.
Fort de cette sombre sérénité, il achète un revolver et
attend le moment propice pour se suicider.
Deux mois plus tard, par une nuit lugubre l’homme est en chemin. Subitement, la vue d’une minuscule étoile très haut dans le ciel le convainc que rentré chez lui, il se brûlera la cervelle. C’est à ce moment qu’une petite fille pauvre et grelottante l’agrippe par la manche et le supplie de lui venir en aide : sa mère se meurt. Notre homme est pris de pitié mais plus encore de colère ; il rejette l’enfant et rentre chez lui.

De retour l’homme s’assied à son bureau, son revolver à portée de main. Le souvenir de la petite lui revient, obsédant. Pourquoi cette colère, pourquoi cette pitié fugace si tout lui est égal. Harassé, il s’endort. Commence un rêve étrange.

Son rêve le mène sur une planète qui ne lui est pas étrangère : c’est la parfaite réplique de la Terre sauf que les hommes y vivent dans un état de félicité extatique et fraternelle, en osmose parfaite avec la nature.
Ce n’est pas le paradis chrétien mais une sorte d’Âge d’or non encore souillé par le péché originel. Invité à participer à cette harmonie universelle, le narrateur en devient très vite l’élément corrupteur : «  ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s’enfonça dans leur cœur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie – la cruauté… Oh, je ne sais pas, je ne me souviens plus, mais, très vite, le premier sang jaillit (…). »

Le héros se réveille, ébranlé dans son être. Il n’est plus question de suicide. Une vérité l’habite désormais : l’harmonie entre les hommes est possible pourvu que l’humanité redécouvre les possibilités de bien qui gisent en elle. Cette vérité, désormais, il va la prêcher partout et quant à la petite fille, il la retrouvera…

Cette nouvelle déroutante et justement sous-titrée « Un récit fantastique » a suscité en moi l’écho d’autres lectures. Lors de l’une de nos dernières Rencontres littéraires sur Radio Air Libre, Philippe et moi avions évoqué Le journal d’un crime de Charles Bertin et sa parenté avec La chute de Camus auquel j’avais ajouté précisément Le rêve d’un homme ridicule. C’est que les trois œuvres confrontent un héros blasé ou indifférent à une sorte de traumatisme, de court-circuit existentiel : c’est la rencontre inopinée de l’Autre. Il en résultera une révélation de nature bien différente pour chacun.

Nous retrouvons dans ce beau texte, bien des invariants de l’œuvre de Dostoïevski : l’humiliation comme ferment d’un orgueil morbide ou, au contraire – voire simultanément – le chemin le plus court vers Dieu, l’excès de haine comme avatar de l’amour, ou, encore, la polarité extrême chez un même personnage entre tentation nihiliste et désir de rédemption. Deux autres motifs eux aussi récurrents, forment le pivot de la nouvelle : la fillette humiliée et le rêve.

La fillette offensée comme symbole de l’enfance outragée, vient hanter pratiquement toutes les œuvres majeures de Dostoïevski tels que Crime et Châtiment, Humiliés et Offensés, L‘Adolescent, Les Frères Karamazov, L‘Eternel Mari, L‘Idiot, ou Les Démons. Personnage d’arrière plan elle est peu ou pas caractérisée mais joue un rôle essentiel de catalyseur émotionnel. « Et bien sûr, confesse notre rêveur, je me serais tué sans cette petite fille. »  C’est elle qui lézarde la citadelle nihiliste dans laquelle le narrateur s’est isolé de ses semblables.

Cet ébranlement des mécanismes de défense psychique n’est pas encore suffisant… Le rêve comme chemin d’accès à une vérité plus haute est encore nécessaire. Là aussi, que ce soit par le songe, un état maladif ou la fulgurance d’une crise épileptique, l’œuvre de Dostoïevski abonde de ces états de conscience altérée qui libèrent l’homme intérieur dans sa pureté adamique. Le rêve est pour Dostoïevski l’antithèse de la raison au point que certains ont vu dans cet « homme ridicule » le prototype de l’homme européen pétri de rationalité et dans ces étranges habitants d’une planète rêvée, « au savoir plus profond et plus haut que celui de notre science », l’allégorie du petit peuple russe dans sa foi naïve et naturelle.

Je tiens Le rêve d’un homme ridicule pour un texte essentiel bien qu’à certains égards, atypique dans l’œuvre de Dostoïevski. Alors que la plupart de ses personnages transgressifs et névrosés échouent dans leur quête, se suicident, sont assassinés ou condamnés, le héros de sa nouvelle est sauvé du suicide par le sentiment même de sa culpabilité. Il prêchera désormais la vérité qu’il a découverte : le royaume de Dieu sur terre est possible dans « l’amour le plus élevé que le Christ a donné pour but à l’humanité ». Epilogue religieux ? Sans conteste. Mais une religion bien curieuse, sans prêtre ni église. Gide l’écrivait déjà : « je ne connais point d’auteur à la fois plus chrétien et moins catholique ». Ni moins orthodoxe ?

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Fédor DOSTOÏEVSKI, Le rêve d’un homme ridicule, trad. André Markowicz, Acte Sud (Babel), 1993

Le livre sur le site d’Actes Sud

MAROLLES La Cour des chats de VÉRONIQUE BERGEN (CFC Editions) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

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J’ai toujours détesté le Palais de justice de Bruxelles. Je le trouve fort laid. Cette disgrâce qui tient à mes goûts personnels en rejoint une autre, bien plus objective : celle de l’injustice faite aux centaines de familles délogées du quartier des Marolles pour permettre la construction de ce temple pharaonique et sinistre d’une justice alors implacable pour les pauvres.

Les Marolles : c’est à ce lieu depuis toujours en marge que Véronique Bergen consacre un essai passionnant qui lui tient d’autant plus à cœur qu’elle y a vécu de longues années.

Le texte, vibrant de passion, de tristesse et de colère, s’ouvre sur la sombre litanie des rues détruites, à jamais perdues. On en dénombre des dizaines. En majorité des impasses. Pourquoi donc cet acharnement ? Sous les prétextes sanitaires ou humanitaires, Véronique Bergen débusque la vieille obsession de contrôle panoptique des populations et singulièrement des plus défavorisées . La volonté planificatrice a toujours vu une sorte de défit ou de poing perpétuellement levé dans ce lacis de ruelles et de passages dérobés aux regards, qui a « servi non seulement la vie en marge, la clandestinité mais aussi les émeutes et la victoire des émeutiers dans l’attachement à la singularité du lieu ».  Dans cette affection passionnée, « nulle position de repli mais une ouverture au différent, une poétique du brassage, des alliances avec tout ce qui fait l’école buissonnière. »

Dès le XIIIème siècle, le rejet des Marolles hors de la première enceinte de Bruxelles signe une marginalisation structurelle qui, au fil du temps, va se retourner en une marginalisation choisie, vécue, incarnée en un esprit frondeur et contestataire servi par une langue d’essence séditieuse aux mots qui giclent – le brusseleer/marollien – et un humour retors, la zwanze, mélange subtil d’ironie fine et imagée, de sens de l’observation et de la répartie.
Rebelles aux principes de planification et de fonctionnalisme, les Marolles sont dès leur origine, « un corps sans organe qui pousse par le milieu » et s’étend en rhizomes. Pauvres elles sont de toute éternité le royaume de la débrouille, de la récupération : les chiffonniers y sont alors le maillon central d’une économie diffuse, fragile et solidaire.

Nez au vent, Véronique Bergen nous entraîne dans sa flânerie à l’écoute attentive de la vie des pierres et de l’histoire humaine qu’elles abritent, sans oublier le petit peuple des chats qui, au Moyen-Âge, régnait sur la Kattenhof, un terrain vague à l’emplacement de l’actuelle place Jean Jacobs. Elle s’enflamme à l’évocation des combats passés et présents avec leurs fréquentes défaites mais aussi leurs quelques victoires d’autant plus précieuses. En 1969, dans l’opposition aux travaux d’extension du Palais de justice, un slogan claque, aussi percutant que ceux des étudiants un an plus tôt : « nous logeons mal mais nous habitons bien ! ». Impossible de mieux dire l’âme des Marolles …

Le miracle du quartier est de se relever sans cesse, de « remarolliser ce que la Ville a voulu démarolliser / démoraliser », de se réensauvager sur ses ruines.   Mais le miracle a ses limites : tout ce qui a résisté à l’urbanisation sauvage et à la « brussellisation » est aujourd’hui menacé d’un mal plus insidieux : la « gentrification ». A Bruxelles comme ailleurs, tout l’art de l’attelage pouvoirs publiques – promoteurs est de laisser pourrir des îlots entiers pour les déclarer ensuite insalubres. S’ensuivent des rénovations parfois réussies mais assorties de nouveaux loyers impayables qui rejettent les pauvres (ou même de moins pauvres) hors des endroits convoités. Ainsi se défont progressivement la vie d’un quartier, le tissu social, les liens de solidarité entre les habitants. En filigrane l’essai de Véronique Bergen pose la question de la place de la pauvreté dans nos villes. Sous les vocables trompeurs de « revitalisation », de « mixité sociale » et de « quartiers en devenir » se dissimule une politique urbanistique qui sacrifie trop souvent les populations les plus précaires au profit de classes aisées et d’une vision productiviste tournée vers le tourisme. Mais la lutte est engagée : tout un réseau s’est mis en place qui entend sauvegarder les derniers espaces populaires : « un contre-feu vivace à la planification de villes- pour- personne ».

L’attachement de Véronique Bergen à ce quartier palimpseste où se superposent plusieurs couches architecturales, problématise notre rapport à l’histoire. L’autrice semble vouloir désamorcer par avance les critiques faciles des fanatiques de la marche en avant pour qui tout regard jeté dans le rétroviseur témoigne d’un conservatisme vieillot et stérile. A plusieurs reprises l’essayiste réaffirme la nécessité de conjuguer respect du passé et ouverture aux devenirs de la Ville. Indice de l’extrême cohérence de la pensée de l’autrice, c’est dans l’un de ses précédents ouvrages, Tout ange est terrible, consacré à Marie-Jo Lafontaine, que je trouve en germe l’expression la plus fine de cette conception éloignée de tout fétichisme des vieilles pierres. Dans des lignes consacrées à l’enfance, elle souligne dans l’œuvre de l’artiste l’émergence bienfaisante de « blocs d’enfance » compris non comme le retour nostalgique à un paradis perdu mais comme son rayonnement dans le présent. L’enfance, écrit-elle, « s’avance comme un chemin à tracer dans l’axe du devenir, à impulser dans le présent et dans le futur et non comme des choses passées à retrouver ».  Bruxelles et ses Marolles ont aussi leurs blocs d’enfance, de passé : les nier ou les détruire, c’est tourner le dos à la vie.

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Véronique Bergen, MAROLLES – La Cour des chats, CFC éditions, collection La ville écrite, octobre 2022

Le livre sur le site de vente en ligne des CFC Editions

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NO OU LE PACTOLE de RACHEL M. CHOLZ (La Lettre volée) / La lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND


M. Cholz est une jeune autrice française. Elle s’est installée à Bruxelles en 2010 et écrit dans des revues ou pour le théâtre. No ou le pactole est son premier récit publié.

L’autrice marche dans les pas de Noémie, une SDF de Bruxelles. Le texte est court, fragmenté en segments affûtés et nerveux. Nous ne sommes pas étonnés qu’il soit lauréat du Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre et comme tel destiné à être mis en voix et en scène. Le livre s’ouvre en effet comme s’éclaire une scène au théâtre. Sur le plateau un décor minimaliste : une place bordée de bancs. Noémie en est la reine : c’est là qu’elle vit. Nous la suivons au présent dans une succession de petits tableaux, parfois des instantanés. La phrase est brève, simple mais très inventive : elle jongle avec les détournements de sens, la polysémie et les paradoxes du langage, bousculant au passage les règles de la syntaxe. « Le bruit de la voiture électrique miniature et des voyelles de Noémie qui s’arrêtent toujours sur des K, à la fin des phrases. Les K de Noémie résonnent sous les balcons. Les K de Noémie s’entendent jusqu’au bout de la rue. Plus que les O. Les O de Noémie arrivent le matin. Les K de Noémie repartent le soir. Et des fois Noémie elle parle plus, elle est les deux, elle est le KO. Elle est un KO qui ne partira pas du banc, même si elle doit partir du banc, même si tous les bleus arrivent pour la dégager du banc et qu’elle les regarde comme des hématomes en plus, sur son corps tout KO. Puis finalement elle se lève avec plein de OK OK OK J’ME CASSSE ».

Un personnage cette Noémie ! Funambule sur le fil de sa déréliction, elle semble jongler avec tous les excès, les états d’âme explosifs et contradictoires, la violence, la tendresse et l’amour aussi. A sa manière, dans le tapage de son dénuement, elle est solaire. Une phrase dit tout : « Elle est comme ça. Entre deux extrêmes. Et puis les autres c’est pareil. Ils se battent, se mettent des gros poings et après c’est les gros câlins. Avec elle au milieu ».

Sur la place et autour des bancs devenus le centre du monde, gravitent toute une escouade de déshérités. Ils n’ont pas de nom, parfois même, pas de prénom : alors un détail vestimentaire un tic de langage, suffisent à les nommer, comme un lieu-dit existentiel – doudouneblanche, Mr 20 cents…  Ils s’écartent peu dans l’étoilement des rues commerçantes avec « leurs vitres qui déforment les gueules ou les rendent transparentes, les pommettes pleines de fringues neuves ».  On croise aussi quelques bourgeois furtifs au bout de la laisse de leur chien. : ils aiment bien qu’on parle de  leur animal mais pas trop longtemps ; un sourire crispé s’ébauche, une pièce tombe.  

Travaillant la page comme un espace, Rachel M. CHOLZ a également eu la bonne idée de convoquer différentes ressources typographiques : capitales d’imprimerie, caractères agrandis, énumérations verticales, espacements, déport du texte à gauche ou à droite, écrasement partiel d’une ligne par une autre… Le procédé n’est pas neuf mais l’autrice en use très à propos, toujours au service du texte. On ne peut que féliciter l’éditeur de l’avoir suivie dans cette audace.

No ou le pactole est une réussite. Son sujet prêtait à tous les stéréotypes, à tous les moralismes d’usage. L’autrice les évite. Elle swingue, boxe, nous tape dans les tibias : No ne veut pas de notre pitié, alors, nous apprenons à l’aimer.


Rachel M. CHOLZ, No ou le pactole, LA LETTRE VOLÉE, collection Lettres, 2022

Le recueil sur le site des Editions La Lettre volée

Le site de Rachel M. CHOLZ


LISEZ-VOUS LE BELGE ? LA BELGIQUE, L’OTAN ET LA GUERRE FROIDE – Le témoignage d’André de Staercke d’ESTELLE HOORICKX (Racine) par JEAN-PIERRE LEGRAND

Les Belles Phrases participent, pour la deuxième année consécutive, à l’opération Lisez-vous le belge ?

En connexion, cette fois, avec l’émission littéraire de Guy Stuckens Les rencontres littéraires de Radio Air libre.

La campagne de cette troisième édition court du 1er au 30 novembre 2022. Elle est organisée par le PILEn, nos contacts y étant Flore Debaty (chargée de mission) et Nicolas Baudoin (chargé de programmation).

Rappel des objectifs de l’opération :

« (…) célébrer la diversité du livre francophone de Belgique (…) faire (re)découvrir au grand public, toutes générations confondues, un panel varié de genres littéraires : du roman à la poésie, de l’essai à la bande dessinée, des albums jeunesse au théâtre ».


Estelle Hoorickx, La Belgique, l’OTAN et la guerre froide – Le témoignage d’André de Staercke

Essai (440 pages) paru en 2022 aux éditions Racine à Bruxelles, avec une préface de préface de Georges-Henri Soutou.


La Belgique, l’OTAN et la guerre froide est un ouvrage original et ambitieux. Il ressuscite un quart de siècle de la politique étrangèrede la Belgique dans le cadre de l’Alliance atlantique. Il couvre les années 1950 à 1976. Son angle d’attaque est inédit : il est centré sur un homme de l’ombre, un diplomate : André de Staercke.

Qui est André de Staercke ?

Né à Gand en 1913, dans une ancienne famille industrielle du textile André de Staercke fait toutes ses études chez les jésuites. Ces longues années de « jésuitière » – la formule est de lui – façonnent sa culture classique et chrétienne mais sans en faire pour autant un catholique pratiquant. La souplesse retorse des bons pères infuse cependant largement son tour d’esprit personnel, ce qui, plus tard, le rendra allergique à la raideur janséniste d’un Couve de Murville.  Il passe la Seconde Guerre mondiale à Londres, dans les valises du gouvernement Pierlot. Il devient alors un proche de Paul-Henry Spaak et de Winston Churchill. C’est de cette époque que date aussi une amitié profonde et durable avec le dictateur Salazar dont il apprécie l’intelligence rigoureuse alliée à une surprenante équanimité. Cette relation chaleureuse peut aujourd’hui nous choquer. Mais, après tout, de Gaulle lui-même s’effarouchait peu des horreurs perpétrées par le voisin Franco : en 1970, après son départ du pouvoir, c’est au vieux dictateur qu’il rendra visite à l’issue de sa longue balade en Espagne.

Après la libération, de Staercke devient secrétaire du prince-régent Charles. Il décrit l’homme qui « sauva le brol » comme ombrageux et solitaire. Il a les mots d’une Sévigné rehaussée de Saint-Simon lorsqu’il évoque l’amitié qui lie le prince au même Salazar :

« (…) leur caractère, leur pensée, leur timidité, leur repliement et jusqu’à cette secrète solidarité provenant, chez l’un comme chez l’autre, d’une extraordinaire accession au pouvoir qui laissait toujours quelque trouble et quelque incertitude, tout les rapprocha et les unit. »

A la fin de la Régence, en juillet 1950, de Staercke quitte la scène politique belge : direction l’OTAN, où il devient représentant permanent de la Belgique.

Une carrière à l’OTAN

L’OTAN … Dans son chapitre préliminaire, Estelle Hoorickx brosse rapidement un très intéressant tableau de la scène politique belge au sortir de la guerre et revient sur l’adhésion de la Belgique à cette organisation dès sa création le 4 avril 1949. Spaak est alors Premier ministre. A lire cette introduction -nécessairement synthétique, on retient l’image d’un Spaak exprimant l’angoisse du monde lors de son célèbre « Nous avons peur » prononcé devant l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Nous sommes frappés par un sentiment d’évidence.
Pourtant, d’autres historiens comme Rik Coolsaet rappellent qu’à la Libération, Spaak avait une tout autre idée en tête : la constitution d’un troisième bloc de l’Europe de l’Ouest piloté par la Grande Bretagne et faisant contrepoids aux deux Grands. Un traité d’amitié entre l’URSS et la Belgique était d’ailleurs sur le feu. Selon Coolsaet, ce sont les pressions américaines, les réticences britanniques mais surtout les perspectives – bien réelles – du plan Marshall qui auraient eu raison des convictions de ce pragmatique ondoyant qui, à cette époque, ne croyait guère en une réelle menace militaire soviétique. L’historien gantois va plus loin : en dramatisant soudainement son discours, Spaak aurait eu pour unique but de justifier sa subite volte-face.

Or donc, de Staerck devient rapidement et pour plus d’un quart de siècle le représentant permanent de la Belgique auprès du Conseil de l’Atlantique Nord, principal organe de décision politique à l’OTAN. Sa carrière est sur ses rails. Il va progressivement acquérir une influence considérable. Il est vrai qu’il est servi par les circonstances : son ami Spaak est ministre des Affaires étrangères entre 1954 et 1957 puis entre 1961 et 1966. Dans l’intervalle, il occupe le fauteuil de Secrétaire général de l’OTAN.

Partageant une même conception du monde d’après-guerre, les deux hommes s’épaulent l’un l’autre. Par ailleurs, unilingue flamboyant, Spaak tire sans nul doute parti de l’entregent de son ami dont l’aisance en anglais facilite les relations interpersonnelles au plus haut niveau international.

Une carrière au croisement de l’histoire

Estelle Hoorickx suit la carrière du diplomate en structurant son étude en trois volets qui épousent les grandes lignes de fracture de l’époque : la montée en puissance de l’OTAN entre 1950 et 1955, conjuguant Guerre froide et réarmement de l’Allemagne ; l’exacerbation des tensions entre 1956 et 1962 qui, sur le fond d’une paradoxale coexistence pacifique, culmineront lors de  la  seconde crise de Berlin  et de celle de Cuba : un concept cher à de Staercke en sortira, le couple défense-détente, la version politico-militaire de la confiance-méfiance. Enfin la période de Staercke se termine avec l’après-Cuba, qui s’étire jusqu’en 1975, année de la signature de l’Acte final d’Helsinki. S’insèreront encore, dans ce vaste panorama, les palinodies diverses entourant le projet avorté d’une Communauté Européenne de Défense, la crise de Suez, la guerre de Corée puis celle du Vietnam, le retrait de la France du Commandement intégré de l’OTAN, et on en passe…
En 1973, Renaat Van Elslande succède à Pierre Harmel aux Affaires étrangères. C’est le premier Flamand à occuper ce poste, ce qui en dit long sur l’outrageuse emprise francophone sur ce département. Le nouveau venu s’avère un furieux flamingant avec lequel de Staercke entretient des relations polaires. Ce changement de cap n’est sans doute pas étranger à la démission en 1976 de notre diplomate francophone de Flandre qui ne parlait pas le flamand.

Le multilatéralisme : la potion magique des petits États

Tout au long de son ouvrage, l’historienne montre bien tout le parti que la Belgique – et son représentant permanent – tire du multilatéralisme. Celui-ci démultiplie l’influence de notre petit pays en renforçant sa position de go-between entre les grands partenaires de l’OTAN voire même entre ceux-ci et l’URSS, contribuant ainsi à un relatif rapprochement Est-Ouest. Nous sommes sidérés des relations personnelles nouées entre Spaak et Khrouchtchev, qui accordait à l’influence de la Belgique un prix qui nous surprend aujourd’hui.

Sous l’impulsion de de Staercke, devenu le doyen écouté du Conseil atlantique, cet organe s’est progressivement mué en un instrument très souple de discussion et de travail, palliant au fil du temps le déficit de consultations réciproques qu’avaient souligné les grandes crises.

Au-delà de l’influence en coulisse d’un de Staercke et du rôle de premier plan joué par des ministres XXL comme Spaak mais aussi Harmel, le livre d’Estelle Hoorickx nous apprend – ou nous rappelle – combien, depuis sa création, l’OTAN fut sans cesse appelée à s’interroger sur elle-même, son utilité, sa fonction, le dosage du militaire, du politique et de l’économique dans l’action déployée et sur son rôle en-dehors du périmètre géographique de l’Alliance. La guerre en Ukraine renouvelle cette interrogation.

Á titre personnel, je suis frappé de voir combien, pendant des décades, la politique étrangère belge allia un atlantisme parfois complaisant à un multilatéralisme qui servait ses intérêts mais aussi sa phobie maladive d’une hégémonie franco-allemande. Tout cela ne fut pas sans conséquence sur la tournure que prit la construction européenne limitée à sa sphère économique. Consacré « Père de l’Europe », Spaak vit toujours celle-ci comme un des éléments d’un « Commonwealth atlantique ». L’Europe politique pouvait attendre…

En guise de conclusion

Une fois tournée la dernière page de La Belgique, l’OTAN et la guerre froide, on demeure admiratif mais un peu étourdi. Le travail est titanesque. L’auteure a brillamment exploité la montagne d’archives, d’articles, d’interviews à sa disposition. Dérivé directement de sa thèse de doctorat défendue en 2020, l’ouvrage présente les avantages et les inconvénients de cet exercice universitaire. Il explore son sujet dans le détail mais suppose acquises certaines connaissances qui échappent aux béotiens dont je fais partie. Certes, des notes éclairantes et nombreuses sont reportées en fin de volume mais cela rompt parfois le cours naturel de la lecture. Ne boudons cependant pas notre plaisir : ce livre est exigeant avec son lecteur mais il lui procure en retour une connaissance bien plus fine d’une période charnière de notre histoire.


Quelques mots sur l’auteure

Estelle Hoorickx est commandante d’aviation, docteure en histoire contemporaine et attachée de recherche au Centre d’études de Sécurité et Défense de l’Institut royal supérieur de Défense (IRSD). Elle a multiplié les articles très savants dans son domaine de prédilection :  l’évolution de l’environnement sécuritaire de l’UE et de l’OTAN.

L’éditeur

Créées en 1993, les éditions Racine occupent une position enviable dans le secteur de l’édition en Belgique francophone. Elles comptent à leur actif plus de 1000 titres et éditent chaque année plus d’une soixantaine d’ouvrages.

Deux pôles principaux structurent le catalogue de la maison : le « beau livre » (architecture et patrimoine, arts et arts décoratifs, histoire et régions, photographie, gastronomie, nature et jardins, tourisme…) et les livres d’essais (histoire, société, politique, économie…). Je vous invite à visiter leur site :  https://www.racine.be/fr

Jean-Pierre LEGRAND