LES PHRASES BELGES – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN (6) : VOUS QUI ENTREZ À MONTECHIARRO par JEAN-PIERRE LEGRAND et PHILIPPE REMY-WILKIN

LES PHRASES BELGES (9)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 6

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Cinquième tome : VOUS QUI ENTREZ A MONTECHIARRO

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle (5 romans). Il s’est poursuivi le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les 4 tomes réédités et le 5e, inédit (sorti le 12 mai).

Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, auront alterné mise en place et contrepoints. Et sollicité à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Vous qui entrez à Montechiarro, l’épisode final du cycle et du feuilleton, Philippe est aux commandes et Jean-Pierre au contrepoint.

Stupeur et tremblement !

Il s’agit d’évoquer à présent la dernière pierre d’un édifice. Pour rappel, un court texte, publié en 1996, avait livré un embryon de noyau narratif autour d’amours mystérieuses, celles de Laetitia et Raphael, se faufilant entre Venise et Berlin. Puis quatre romans étaient venus déployer la matière initiale, entre 2001 et 2016, un projet ambitieux et une réussite artistique qui laissent pantois. Le miroir des illusions, paru il y a 7 ans, paraissait conclure le cycle en beauté, avec le juste équilibre entre les réponses apportées et quelques points de suspension (et de suspense éternel), le parfait équilibre entre les attentes des lecteurs et les nécessités de la littérature la plus pure.

Stupeur et tremblement !

Comment Vincent Engel pourrait-il surprendre encore, séduire sans décevoir ?

Stupeur et tremblement !

Osons ouvrir le livre !

Le premier contact avec le livre

Belle couverture ! On feuillette. Mise en page soignée, 412 pages, une structuration dans la droite ligne du cycle : un prologue, trois parties situées à des époques différentes (1890-1900, 1926-1945 et 2020), un épilogue.

Vous qui entrez à Montechiarro par Engel

Le prologue

Baptiste Morgan, le héros de la partie III (contemporaine) du 3e roman (Les absentes), vient frapper à la porte de la Villa Bosca, à Montechiarro. Il compte séjourner chez Laetitia et Giovanni Della Rocca, protagonistes de la partie III du 1er tome de la saga (Retour à Montechiarro), et se présente à eux comme le petit-cousin de Sébastien Morgan, un personnage essentiel des parties II et III dudit premier tome. Et il ne vient pas les mains vides, il apporte « une lettre de votre ancêtre, Bonifacio Della Rocca » (tomes 1 et 4 surtout), les « partitions d’Alessandro Giacolli » (tomes 2 et 3 surtout) et un album photos (de Laetitia) réalisé jadis par Sébastien Morgan. Bref, le contenu du coffre aux trésors… du logement vénitien de Baptiste mais du cycle romanesque complet, sa source d’inspiration possible.

Stupeur et ravissement !

On croyait avoir compris jadis que Baptiste appartenait à une pseudo-réalité, étant un double de l’auteur Vincent Engel ayant vécu à Venise, en 1985, les aventures qui allaient, réinventées/déformées, lui inspirer le cycle qu’on était en train de lire. Mais la mise en abyme se brouille. Si l’auteur rencontre… ses personnages !?

La fin du prologue engendre des échos prodigieux :

« Je sais que vous êtes fermés, mais je vous en prie ; ceci est assez exceptionnel, non ? Il y a d’autres personnes dont j’aimerais vous parler. Je paierai ce qu’il faut, je ferai ce que vous voudrez. Mais je devais venir ici.

Il se tait. Visiblement Laetitia est bouleversée. Elle ouvre enfin la porte tout grand et, après avoir jeté un regard à la dérobée, l’invite d’un geste à entrer.

— Venez, murmure-t-elle. »

Qu’est-ce qui est « fermé » ? Le cycle depuis son 4e tome ? Qui doit savoir quoi ? Qui est bouleversé ? Qui entre/revient à Montechiarro ? Le lecteur, les personnages ou l’auteur ? 

Deux pages magistrales !

Stupeur et ravissement !

Comment rester ensuite à ce niveau d’inventivité ?

Stupeur et tremblement !

Première partie, Les morts, 1890-1900

Il y a trois lectures possibles de cette partie de gabarit moyen (une centaine de pages).

Au premier degré…

…on lit un roman autonome, la destinée émouvante de Roberto Coniglio, un vieux garçon velléitaire de trente-six ans, issu d’un milieu fort aisé mais de richesse nouvelle, de ces modestes (la génération précédente) qui ont pu prendre le train de l’histoire en marche. Roberto n’a jamais rien fait de sa vie, laissant à d’autres (son frère Andrea, un homme politique, et Broncci, le gestionnaire du domaine familial) les responsabilités de sa fortune. Végétant, au sens le plus fort.

Une part d’humanité connecte pourtant Roberto au lecteur : contrairement à Andrea, qui a des allures de jeune loup de Wall Street (si l’on me pardonne cet anachronisme), il consacre une grande partie de son temps à sa mère malade, tentant chaque jour d’améliorer son ordinaire. Même si celle-ci, dans ses moments de lucidité, semble le mépriser.

Tout est planté pour une Eugénie Grandet du célibataire sans consistance ni intérêt, un portrait sociologique ? Oui mais Vincent Engel offre une tonicité narrative que ne possède pas Balzac, il a digéré Flaubert ET Dumas. Donc un vrai roman va se déployer. Andrea veut se débarrasser de sa mère Roberta, qui gêne sa carrière politique, et il l’envoie à Venise, dans un asile, aux bons soins d’un très éminent médecin. En compagnie de son frère Roberto, qui veillera sur elle sur place mais pourrait aussi s’ouvrir à la vie, à l’aventure, à l’amour…

La suite ? Romanesque ! A tel point que j’ai distingué l’ombre de mon auteur préféré du XIXe siècle, Wilkie Collins, l’inventeur des romans policier et thriller (La dame en blanc, La pierre de lune et ses 50 ans d’avance !). Déjà Venise comme décor ! Puis un asile d’aliénés (San Clemente), une patiente (Cristina) croisée par hasard qui ne paraît pas si folle mais victime d’un complot, sa fille sublime (Alessia) qui veut sauver sa mère des griffes d’un père (Marco Volpe) aussi puissant que monstrueux. On espionne, on dénonce, on assassine. Peut-être n’est-il pas trop tard pour que Roberto s’émancipe de la tutelle de son frère et s’engage pour aider son prochain, tomber amoureux, courir la grande aventure ?

Le thème du Graal n’est pas si loin. La procession passe et Perceval hésite, sa mère lui a appris à se taire si on ne l’invite pas à parler, mais, s’il n’ose pas questionner, le Graal lui échappera.

Au deuxième degré…

…on retrouve la façon de Vincent Engel. Il reprend un personnage, Roberto Coniglio, laissé dans l’ombre d’un tome précédent, le fils d’un des personnages principaux de la partie I du tome 1 (Retour à Montechiarro). Ce faisant, l’auteur semble poursuivre la veine de son premier roman et satisfaire des attentes de lecteurs. Encore que… Le lecteur populaire préfère retrouver de livre en livre un héros récurrent, auquel il est attaché, qu’il connaît par cœur, dans lequel il peut se projeter. Mais Vincent Engel, là, démontre un côté plus balzacien, la volonté de peindre un grand tableau, qui s’élargit de livre en livre tout en peaufinant des détails, dans un double mouvement de la progression et du retour sur soi. Le désir de combler toutes les attentes ?

Au troisième degré…

…il y a à nouveau, après notre prologue et la partie III du 3e tome (Les absentes), une interrogation en surplomb sur le livre, les livres en train de s’écrire. C’est que… Les aventures de Roberto/Alessia/Cristina/Volpe renvoient au quatuor Baptiste/Letizia/Alba/Giancarlo dudit 3,III. S’insinue aussi une idée nouvelle : si le cycle se poursuit, c’est que l’axe de départ (les amours mystérieuses de Laetitia et Raphael) s’écarte pour laisser davantage de place à la connexion Della Rocca/Coniglio ou/et à la thématique de la mère souffrante, trop absente, persécutée.

Les invariants du cycle

Si l’on retrouve Venise ou Montechiarro, la judéité et Asmodée/Reguer, la femme axiale, le compositeur Giacolli, etc., certains invariants dégagent une philosophie de vie, un regard sur nos sociétés. Qui, soigneusement analysés, offrent une clé d’adéquation au monde. Dans une distorsion (très chinoise) entre des observations contradictoires, des forces opposées ou contrastées. C’est que tout mouvement finit par engendrer les mêmes mécanismes que ceux qu’il a renversés. Ce qui pourrait conduire les êtres lucides au renoncement. A quoi bon ? Puisque tout ce qui est a été et sera.

Ainsi…

L’amollissement ou la perversion qui suivent la réussite. Les tomes précédents ont montré la déliquescence de l’aristocratie (urbaine ou des propriétaires de domaines agricoles) et l’émergence de forces vives, une nouvelle haute-bourgeoisie. Mais, dès les générations suivantes, celle-ci présente à son tour des essoufflés et des repus, des profiteurs et des opportunistes.

Et pourtant…

La peste de Camus irradie Vincent Engel qui observe, détaille, fait mine de baisser les bras puis relance la mécanique de l’engagement et de l’amour, seules forces capables de nous tenir debout. Aussi nuancé soit l’auteur, il agit en citoyen et propose de travailler tous à l’amélioration du monde. A contrario, la vengeance et le goût du pouvoir métaphorisent ce qui pourrit l’homme. Comme la culpabilisation. Ou le dogme. Aucune idée ne mérite qu’on lui sacrifie un humain ? Tout humain mérite qu’on lui sacrifie une idée ? Une explication du Mal se confirme : l’adéquation, refusée à beaucoup. Qui ne peuvent aimer (Andrea jalouse son frère en extrapolant une relation privilégiée Roberta/Roberto alors que la mère ne jure que par Andrea… incapable d’offrir ce qu’offre Roberto), percevoir la beauté, etc.

JEAN-PIERRE :

Cette première partie est centrée sur Roberto Coniglio. Les lecteurs attentifs des volumes précédents peuvent aisément le situer. Ils connaissent bien ses père et mère ainsi que son frère. En revanche, ils savent peu de choses de sa vie, si ce n’est qu’elle s’est terminée sur un cul-de-sac : Roberto s’est suicidé.

Au fil de la lecture du Monde d’Asmodée Edern, nous avons déjà croisé plus d’un personnage ayant fait le choix d’en finir. Dans Les absentes, Arianna, la première épouse d’Anastasio Bruccola, est une sorte d’Ophélie qui, à sa manière, rompt toutes les amarres avec la vie triviale, vulgaire et repoussante imposée par les conventions du mariage. Dans Requiem vénitien surgit le cynique et jouisseur marquis Bulbo qui se précipitera dans le Grand Canal lesté d’une statue de Vénus. Sa toute-puissance ancrée dans le Mal est un trompe-l’œil et son suicide une forme d’implosion nihiliste. Bulbo m’évoque le célèbre propos d’Alexandre Dumas fils invitant à ne pas confondre les caprices de la force avec les dévergondages de l’épuisement. D’autres cas plus classiques sont incidemment évoqués dans Vous qui entrez à Montechiarro : le notaire Achilli choisit le poison pour mettre fin aux souffrances d’un cancer généralisé ; le père de l’instable Letizia, par la mort, échappe au déshonneur de la faillite. Cette succession de suicides interpelle. La préoccupation dont elle témoigne n’a cependant rien qui puisse surprendre chez un admirateur de Camus :

« (…) il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe).

Face à l’absurde, l’auteur français rejette l’option du suicide : elle trahit une résignation démissionnaire, une sorte d’abandon de poste paradoxal où l’individu s’affirme en se niant. Il ne s’agit pas pour Camus de résoudre l’absurde mais bien d’exister à la fois en lui et contre lui, d’exalter la vie en une révolte contre l’injustice et la mort.

D’une certaine manière, les suicides d’Arianna et de Roberto se répondent : leur tragédie réside dans une forme d’exténuation sans remède qui les évide. Pourtant, la révolte peut aussi porter en elle le suicide comme solution ultime. Par deux fois, Vous qui entrez… évoque Stefano Jona, le président de la communauté juive sommé de livrer aux autorités d’occupation la liste de tous les Juifs. Il préféra se suicider. Parfois, la dignité, moteur de toute révolte, est à ce prix.

Deuxième partie, Les errances, 1926-1945

Côté enchaînement des parties, Les errances poursuivent intimement Les morts. Pour rappel, Dans Retour à Montechiarro, chaque partie sautait une génération et les protagonistes étaient les petits-enfants des précédents. Ici, le récit débute en nous installant au côté de Stefano, le fils de Roberto et d’Alessia. Un 5e roman plus resserré, linéaire ? Pas tout à fait, vu la nature bicéphale de la trame, qui nous offrira bientôt un deuxième anti-héros, Cenzo.

Je ne vais pas énumérer encore les invariants mais prenons un peu de hauteur pour un rappel plus rare et conséquent. Vincent Engel, après nous avoir montré un personnage visité par la lumière, nous offre deux hommes saisis par les ténèbres. Ce qui ne veut rien dire quant au verdict final de la partie-roman.

Le pitch ?

Stefano, un jeune (26 ans) admirateur de Mussolini, vient de perdre son grand-père, Marco Volpe, qui l’a recueilli après une douzaine d’années passées dans les jupes d’une mère en fuite. Il a l’impression d’avoir connu l’enfer puis le paradis. Sauf qu’il apprend que Volpe l’a déshérité au profit du parti fasciste. Sa maîtresse, Lisa, échaudée, le quitte. Retour à la case pauvreté et solitude. Comment réagir ?

Cenzo, un autre jeune homme, est très amoureux de Clara, la fille d’un instituteur. Mais il est pauvre, issu d’un milieu très modeste, analphabète. Il devient milicien non par conviction mais pour améliorer son ordinaire, survivre, espérer.

Stefano et Cenzo vont se retrouver à Lipari, le premier dirigeant le second, cette île où sont envoyés tous les (faux) traîtres : communistes, homosexuels, anarchistes, libéraux, etc. Soit tous les êtres marginalisés par un régime autoritaire et fanatique.

Un moment de bascule !

Après une trentaine de pages, l’ombre de la suspicion déploie ses ailes d’ébène. Stefano rappelle tellement Salvatore Coniglio (tome 1), le fils d’Andrea (un cousin qu’il a d’ailleurs croisé aux funérailles de Volpe, l’assimilant à un arriviste de province) ; Cenzo rappelle tellement Roberto (le père de Stefano !) et Domenico Della Rocca (tome 3 surtout), les deux gentils inconsistants. Mon intérêt faiblit et je doute. Un bref instant. Comme s’il jouait à se faire/nous faire peur, Vincent Engel a frôlé ce qu’auraient pu écrire des créateurs plus limités mais la tentation est un acte réfléchi. Qui réfléchit la vie. Des choses peuvent sembler prêtes à se répéter mais elles ne seront jamais les mêmes. Après une pause, le récit s’emballe, bifurque, renverse la perspective. Un bond nous a emportés à Lipari et, là, Asmodée/Reguer veille sur les différents personnages, leurs rencontres. Stefano et Cenzo vont sombrer au plus bas du bas, dans l’horreur, subie et causée, pour se voir présenter un destin différent, une possibilité d’action et d’émancipation (vis-à-vis de la fatalité, de la programmation familiale ?). Comme Roberto jadis ? Oui, mais les trois jeunes hommes passent par le même carrefour pour emprunter une voie finale différente. In fine ? Une partie emballante et bouleversante !

Différents niveaux romanesques

Une fois encore, la partie (la plus longue du roman, près de 200 pages) peut se lire comme un roman autonome, mais elle offre aussi ce retour sur des personnages à peine esquissés ailleurs et qui vont prendre leur pleine mesure. L’avant-plan et l’arrière-plan sont interchangés d’un roman (ou d’une partie) à un autre. Ainsi en va-t-il de Cenzo et d’Ulisse Longo, le prisonnier qui va s’émouvoir de son malaise et lui apprendre à lire. Ulisse, le grand ami d’Agnese, la sublime héroïne de la partie II du premier Montechiarro, dont on reparlera tant et plus dans la suite du livre.

Au troisième degré, des idées doivent se percevoir de manière transversale. Ainsi, l’image du mycélium (l’appareil végétatif des champignons), le leitmotiv du Miroir des illusions, qu’on retrouve un peu partout dans les romans, renvoie ici encore à la manière dont la vie dispose ses pions, ou un créateur, qui dépose sur la table des créatures, les abandonne à leur gestation et les voit lui échapper. Parce qu’il suffit d’un rien pour aller à droite ou à gauche.

Vincent Engel joue avec les attentes du lecteur, ou ses propres pulsions, contrastées, la distorsion vécue par un romancier moderne, qui sait ses classiques par cœur et veut en décliner une variation, tout en n’étant pas dupe de ce que des siècles de commentaires et d’investigations analytiques ont produit. D’un coup, je pense à de grands romanciers anglo-saxons contemporains, « post-modernes », comme Charles Palliser (les 5 tomes du Quiconce), Iain Pears (Le cercle de la croix), John Fowles (La créature). Vincent Engel ne semble pas les avoir lus alors qu’ils sont ses frères artistiques, ce qui renvoie à des propos de Bernard Quiriny, qui s’étonnait un jour d’être associé intimement à de fabuleux auteurs de la fin du XIXe siècle (Villiers, etc.), qu’il n’avait pas lus « avant » mais « après », sidéré de se découvrir des « influences rétrospectives ».

Ce troisième niveau de lecture est fondamental pour apprécier l’envergure de l’auteur. C’est qu’il n’y a aucun systématisme, même si le nombre de personnages négatifs ou indécis est conséquent, ce qui peut ralentir la trame, avant que des impulsions extérieures (souvent Asmodée/Reguer) ne viennent les bousculer, inciter. Somme toute, le récit accolé à un vrai héros est plus simple que celui qui s’articule autour d’un anti-héros, ce dernier générant davantage évolution, révolution et donc surprise, suspense ontologique. Somme toute, les étoiles de l’univers engelien, sont situées dans les marges de ses romans, Asmodée/Reguer, Raphael et Laetitia, voire des figures discrètes comme Sara Levi, etc.

ZOOMONS sur une sélection d’observations et de sensations

On the Road to… Montechiarro

La manière dont Asmodée envoie nos protagonistes, séparément, vers Montechiarro, ce mouvement de convergence soudain amplifié, m’a rappelé un roman merveilleux de Joseph O’Connor, Inishowen, paru chez Phébus.

Confidence égocentrée

Les différentes missions, altruistes (porter une lettre du docteur juif Serfaty à sa sœur Rachele ; aller trouver Giacomo Pollini, un médecin fils d’une victime de Lipari) ou identitaires, menées par Stefano dans une Rome en pleine tourmente m’ont renvoyé à mon propre roman Onze Bruxelles, mais j’ai vécu mille convergences de vie ou de vue en cours de cycle, ce qui renvoie encore, qu’on me pardonne une posture romantique, aux « influences rétrospectives » de Quiriny ou aux synchronicités jungiennes, aux affinités électives de Goethe.

Asmodée

Asmodée et Tommaso Reguer semblent décidément une seule et même entité. Mais quoi, mais qui ? Extérieurement, il apparaît toujours comme un vieil homme massif (« petit et fort à la fois »), à la crinière et à la barbe blanches, abondantes, affichant un air facétieux et secourable. Je note qu’il possède des « yeux brillants, très enfoncés », « légèrement bridés ». Une allure de prophète juif ? Il balaie la religion mais vit dans le Ghetto, dans un appartement Rio tera Farsetti, au dernier étage d’un immeuble. Que déduire d’une survenue où il « tient un violon serré contre lui » ? Un écho au Requiem et à la famille juive d’un violoniste ?

Lors d’une rencontre avec Stefano, qu’il apaise après l’avoir hanté, il rappelle qu’Asmodée est un démon biblique (Livre de Tobie, chapitre 3, 8), que l’archange Raphaël aurait chassé du corps de Sara. Raphaël ! Sara ! Son nom signifierait « celui qui fait périr » ou « celui qui se met en colère », mais il assure n’avoir jamais tué personne, alors qu’on le découvrira plus loin brandissant un revolver, aimant la paix certes mais pas pacifiste pour un sou. Idée forte de l’auteur ! La bienveillance ne doit pas être passive et la capacité de révolte est essentielle :

« (…) mais les illusions que nourrissent le docteur Foa et les autres dirigeants de la communauté (juive) représentent un danger au moins aussi grand. »

Asmodée ! C’est quelqu’un qui révèle, aide à accoucher d’une idée, d’une action, d’une réaction :

« Il y a des combats qui peuvent encore être menés, peut-être même remportés. A moins que vous préfériez continuer à vous lamenter sur ceux que vous croyez avoir perdus… »

S’il a, selon Judith, la seule Juive du Ghetto qui se souvienne de lui, sauvé ou soutenu plus de vingt de personnes de sa connaissance (ô paradoxe puisque les rabbins n’arrivent pas à l’identifier !), ses interventions sont limitées, pas toujours suivies d’effet. Ainsi, à la fin, quand il pousse Agnese à suivre son cœur, on sait depuis le premier Montechiarro ce qu’il en a été. Et d’autres lui ferment carrément leur porte (Salvatore, Gioacchino).

Ce qui renvoie à une conviction profonde de l’auteur : il faut offrir à chacun un soutien, des coups de pouce, une oreille attentive mais ne surtout pas tout faire à sa place. Ne sera sauvé que celui qui veut se sauver au plus intime. Mon livre de chevet, adolescent, ayant été Les séquestrés d’Altona de Sartre, je ne puis que partager ce credo, une légère variation, plus aimable sans doute, du « Aide-toi, le ciel t’aidera ! ».

Alors, fantôme réel ou fantasmé, matérialisation du subconscient ou de la conscience en lutte, projection de l’auteur et instance narrative, incarnation d’une judéité débarrassée du religieux, héraut des idées phares de l’auteur ? Ou tout cela en même temps ?

Ecoutons-le :

« Ce qui se passe dans cette guerre sonne le glas des religions. Dieu n’existe pas de toute éternité. Ou, s’il existe, c’est dans un ordre de réalité imperméable au nôtre. Les humains vont finir par s’en apercevoir. Quoique …C’est si simple de croire, si rassurant ! (…) le vrai courage, c’est le doute. Le refus de toutes les réponses. (…) Je suis devenu tellement athée que je ne crois même plus au hasard. Mais je ne crois pas davantage que la tragédie soit l’essence de nos existences, et rien n’est plus obscène à mes yeux que d’offrir à la souffrance un sens et un rôle rédempteur. »

JEAN-PIERRE :

Présent dans tout le cycle, Asmodée Edern distille, volume après volume, une philosophie de la vie centrée sur l’ici-bas. La citation choisie par Philippe a également retenu mon attention. Asmodée – l’auteur lui-même ? – s’y révèle plus proche de l’agnosticisme que de l’athéisme. L’existence de Dieu n’est pas niée mais jugée inopérante pour ce qui est de nos vies concrètes. Son abandon de la foi est tranquille, serein. L’espérance chrétienne lui est étrangère et l’exemple du Christ peu inspirant dans sa dernière extrémité. Dans Les absentes, Asmodée affirme même :

« — Le Christ, tel qu’on nous le présente, n’est acceptable que jusqu’au jardin des Oliviers. Mais sa soumission absurde et cette mort qui est, appelons les choses par leur nom, un suicide, ça non. »

Oui, sans doute, au « Jésus philosophe » mais doublement non au « Crucifié » et à la valeur rédemptrice du malheur et de la souffrance. En fait, à la suite de Camus – toujours lui –, Asmodée Edern nous invite à habiter « un lieu privilégié et amer où l’espérance n’a plus de place », où le vrai courage, c’est le doute ; un monde dans lequel le secret d’une vie bonne réside dans la dignité que l’on aura été capable d’opposer à un univers qui, en soi, méconnaît toutes les valeurs humaines. Au « N’ayez pas peur ! » de la Bible fondé sur l’espérance, Asmodée substitue un « Soyez confiant, comme je m’efforce de l’être ! ». Il nous invite à porter notre désir sur le réel, sur le monde qui nous entoure et, qui sait ?, à nous en réjouir autant que possible.

L’Histoire

Elle n’est pas la motivation des romans mais un arrière-plan solide, documenté. La dégradation de la situation des Juifs en Italie depuis 1938, la Déclaration de la Race décrétée par Mussolini et les expropriations, le débarquement des Alliés en Sicile au début juillet 1943, les Russes qui humilient Hitler, Mussolini renversé puis réinstallé par les Allemands, la prise de Rome par les nazis, les nombreux Romains qui cachent des Juifs, etc. Et cette impression que les plats n’ont de cesse de repasser : Stefano est abordé par Ida Dalser, une femme de Mussolini internée/écartée à San Clemente (avec son fils Benito Albano) comme Cristina et Roberta jadis ; les Allemands envahissent l’Italie après les Autrichiens, les Français dans les tomes précédents, etc.

La roue de l’histoire ! Comme dans Intolérance, de Griffith. Le présent rappelle des épisodes passés et anticipe le futur (les bombardements sur Rome décrivent la situation de l’Ukraine en 2023).

JEAN-PIERRE :

San Clemente est l’un des fils rouges du roman, présent dans ses trois principaux volets. Cet ancien monastère, converti en asile psychiatrique pour femmes, est le lieu même de l’indignité humaine : à côté de malades mentales abruties de calmants y sont également recluses celles que l’ordre des familles a rejetées ou que des puissants ont voulu faire taire. Dans la troisième partie, nous retrouverons San Clemente transformé en luxueux palace, symbole de la complexité d’un monde dans lequel, du plus grand luxe et de l’art le plus raffiné, suinte un malheur que la plupart refusent de voir ou choisissent d’oublier. La beauté est l’enfant de l’horreur.

La création et le récit

Deux personnages apparaissent brièvement mais porteurs d’une forte charge électrique. Lucia et Francesco ouvrent la porte d’un autre roman. Qui n’existera pas ? L’arbitraire de la vie, de la création ?

« Qui étaient Lucia et Francesco ? »

L’interrogation quitte la page et vole vers le lecteur. Qui a envie d’en savoir plus, butte à cet instant sur l’art de Vincent Engel. Le créateur est omnipotent. Il fait et défait des destins de personnages. Pourquoi tel ou telle plutôt que celui-là ? Comme l’auteur refuse l’abus de pouvoir (et donc le sien sur ses personnages), il se raccroche à la théorie du mycélium. Qui sait ce qu’il en adviendra ? Mais être mis en récit ouvre à une sur-vie, mettre en récit gêne ceux qui veulent imposer un récit :

« N’était-ce pas parce qu’elle voulait faire entendre une histoire différente de celle imposée par son mari que Cristina Sarah Luzzatto avait été internée et assassinée ? »

Poutine et l’Ukraine ?

NB : On méditera sur le fait que l’auteur introduit une Lucia et un Francesco dans la partie III, contemporaine. Comme si…

Le style

Malgré ses adaptations aux différentes époques, Vincent Engel garde toujours une langue claire, fluide, au service de la narration, mais aussi inventive et agréable à la phrase, au mot. Humble et fière, tout à la fois :

« (…) des ombres le (Stefano) croisaient et chacun s’ignorait. C’était comme si le soleil désertait le monde à jamais et que celui-ci se trouvait englouti dans une nuit sans fin, glaciale et mortelle, mais dans laquelle, cruauté suprême, il serait interdit de mourir, et même de dormir. »

Un créateur de génie ?

Si l’on m’interrogeait sur mes prédilections en littérature francophone, j’évoquerais spontanément Luc Dellisse, Véronique Bergen ou Rossano Rosi, que j’adore lire à la page, je citerais des thrillers littéraires (soit des romans complets) de Jean-Marc Rigaux, Marcel Sel ou Alain Berenboom, je béatifierais l’Ulenspiegel de Charles de Coster, le plus grand livre des Lettres belges. J’avouerais encore ma fascination pour le parcours de Jacques De Decker, sa création de prototypes, son renouvellement perpétuel et sa malice. Mais… ce cycle de Vincent Engel ? Déjà, le premier tome, Retour à Montechiarro, a des allures de classique absolu, romanesque et littéraire. Mais le cycle ! Requiem vénitien, le tome 2, est un contrepoint si magistral au premier pan ; la partie III des Absentes un pic si extraordinaire de la série et il y a encore la capacité à redéployer l’intrigue globale et à la finaliser dans le tome 4. Mais, mais, mais… Après un prologue contondant, il y a cette partie II, qui apporte, en son final, un florilège de points d’acmé, de mises en abyme, de révélations. Avant de nous appesantir sur ce bouquet explosif, écoutons un moment notre auteur de chevet (de ces six derniers mois), ce qu’il disait en écrivant le livre que nous dévorons :

« Je suis en train d’écrire le volume qui va clore le cycle de Montechiarro. C’est une période très spéciale, charnière, car jusque-là je pensais que je n’écrivais pas sur moi, alors que je me rends compte aujourd’hui combien mes livres contiennent des choses qui me concernent. La boucle se referme, je me retrouve (pour reprendre une image forte de Retour à Montechiarro), pris dans l’œil d’un cyclone que je pensais avoir créé pour me cacher. »

Des choses qui le concernent ?

La grande affirmation de la judéité ?

Si la judéité infiltrait les romans depuis le début du cycle, elle restait relativement discrète. Relativement, vu l’importance de Reguer/Asmodée. Dans cette partie, elle prend beaucoup de place. Il y a, d’une part, un rappel de la manière dont la communauté juive a traversé la page d’histoire, mais la judéité figure surtout, à l’avant-plan, la rédemption et l’adéquation. A travers le personnage de Stefano, sa quête, son épopée.

SPOILER !

Après un premier jugement (intime, par Cenzo seul), Stefano a été abattu et laissé pour mort. Mais il survit et devient autre, il soumet ses démons et abandonne sa défroque de monstre. Il cherche Asmodée à Venise et loge dans le Ghetto, décide de prendre le nom de sa grand-mère, Luzzatto. Premier pas, dont il mesurera progressivement les implications. Cristina, sa grand-mère, était une Sarah juive, convertie pour épouser Marco Volpe. Stefano va se rapprocher du rabbin Ottolenghi, qui a bien connu Cristina et Alessia, et celui-ci les reliera à un très grand rabbin Luzzatto de la fin du XVIIIe siècle, puis il le mettra en contact avec un médecin juif de San Clemente, le docteur Serfaty, dont Stefano deviendra vite très proche.   

La suite ? Une immersion progressive dans le monde juif. Il est aidé par des Juifs, il aide des Juifs, il finit même par vouloir se convertir, ce que les rabbins lui refusent durant trois ans avant de céder. Ils voulaient le protéger des risques courus face aux nazis, le respectaient déjà comme… saint catholique. Son parcours devient messianique : il partage tout ce qu’il a, offre sa vie pour sauver ses prochains, etc.

Comment ne pas penser à Vincent Engel lui-même (il se raconte dans la partie III des Absentes), quand on voit Stefano se débattre pour savoir qui étaient vraiment ses parents ? Ou des Juifs (dont des rabbins) asséner que la vie est la valeur suprême, le cœur du judaïsme. Ce que contrepointe ou nuance une Sara Levi en ajoutant qu’il ne sert à rien de vivre si l’on ne vit pas avec dignité. Et Asmodée/Reguer ? Il est bien juif et il est la figure la plus solaire du cycle, la bienveillance, l’intelligence et le bon sens incarnés. Qui mettent l’amour, l’humanité, l’émotion au centre de tout, au-dessus de tout.

En clair, Stefano, qui préfère « risquer d’être au rang des victimes que la certitude d’être au rang des bourreaux », devient l’homme transfiguré, qui échappe à tous les conditionnements, la culpabilité, pour construire un monde meilleur, sincère et chaleureux, où la misère et la souffrance ne sont plus tolérées.

Le bonheur (qui est une adéquation au monde et à l’autre, à soi) est au bout du chemin (auprès de la Juive Ester ?) :

« C’était la 1ère fois de sa vie qu’il se sentait utile et justifié. »

NB : Asmodée est-il passé par cette rédemption ? Qui aurait muté un démon en ange ?

Révolte et résistance

Chez Vincent Engel, le judaïsme (débarrassé de Dieu) se veut humanisme. Cenzo, qui n’est pas juif, converge vers Stefano. Dans tous les sens du terme. Spatial et spirituel.

SPOILER !

Les troisièmes retrouvailles entre Cenzo et Stefano, à Montechiarro, débouchent sur un deuxième jugement qui renverse le cours du roman et propose une sorte de salut de l’humanité par la lucidité, la prise en compte, la capacité à ouvrir un nouveau récit en se désembourbant de ceux dans lesquels d’autres nous ont englués. Ce qui nécessite de vaincre le silence, le non-dit (qui détruisent le couple Clara/Cenzo mais Stefano aussi) :

« (…) des couches de silence étaient superposées les unes aux autres, jusqu’à former une chape impossible à soulever. »

Contrairement à son cousin Salvatore Coniglio, Stefano a su écouter les signes proposés par Cenzo ou Asmodée, son parcours est devenu initiatique, alchimique. Œuvre au noir, au blanc, au rouge. Le plomb vil devient or pur. Il est mort à lui-même pour devenir un être de lumière qui marche vers la sainteté laïque (tels les héros de La peste !), le judaïsme, l’amour, la réconciliation avec ses racines et son être, Cenzo devient son Jean… Baptiste (retenez ce prénom, dont il sera question dans la partie III encore !), qui adoube la métamorphose.

Sublime !  

La clé du cycle ?

Il est question d’amour et d’humanité, d’émotions, et les femmes semblent plus compétentes que les hommes, initiatrices donc. Du moins, souvent (car l’auteur n’est pas caricatural et envisage d’autres réalités, pour les deux sexes).

SPOILER !

Alessia et Cristina, on en est sûr à présent après que Volpe nous a fait douter, étaient des femmes remarquables, qui se sont sacrifiées pour la justice et la vérité. Mais que dire d’Agnese, l’héroïne de la partie II du premier tome, qui réapparait pleinement ici, la quarantaine, sa beauté émouvant Cenzo ?

Le choc est copernicien ! L’analyse dévoile le basculement lent et masqué du cycle. Les amours de Raphael et Laetitia sont secondarisées voire expliquées, placées au service narratif de l’axe central véritable du cycle. Agnese ! La mère de Vincent Engel, transposée et idéalisée. Qui n’a pu vivre sa vie et l’a vécue au service d’autrui. Qui a assumé toute la douleur du monde (les viols de ses filles, le massacre de ses petites-filles sont-ils une métaphore ?).

Comme Stefano et Cenzo, le lecteur (et l’auteur) marche(nt) vers le Graal ? Les passages lumineux succèdent aux passages lumineux, les révélations et les ascensions.

Ainsi, Stefano, qui loge là où a logé Asmodée, là où logeront un jour Candice puis Baptiste (Les absentes, partie III), se voit remettre un singulier colis par sa logeuse, une sorte de trésor qui anticipe (et duplique partiellement) le trésor découvert par Baptiste dans un coffre, ce trésor qu’il amène au départ du présent livre. Un trésor qui fait le lien avec le tome 2, Requiem vénitien : une quinzaine de feuillets, La chanson de l’oubli d’Alessandro Giacolli, le génie musical inconnu. Nul doute que le dernier poème des sept est l’épigraphe idéal d’une scène édifiante, majeure. Stefano, symboliquement, arrache sa mère et sa grand-mère à l’infâme Marco, en les faisant transférer depuis le caveau familial des Volpe. Il identifie alors Ida (l’autre femme, cachée, du Duce), Cristina et Alessia, trois incarnations de la femme, de la mère souffrante, passant des larmes au soulagement :

« Tu vois, Maman, je suis de retour, murmura- t-il. »

C’est ce que murmure Vincent Engel depuis 5 tomes, c’est ce qu’il réalise et réussit.  Il est de retour. Pour elle ! Et pour lui ? Le poème résonne étrangement :

« —  Il nous faudra

tout quitter

à jamais.

Il nous faudra

attendre

l’adieu

pour comprendre

enfin

que l’on aimait

ce qu’à jamais

on a perdu.»

Dans la scène finale de la partie, Agnese et Reguer dialoguent, ce sont bien les figures-phares du cycle. Laetitia et Bonifacio sont évoqués et donc mis à distance, en récit à l’intérieur du récit. Reguer, malicieux, relativise Asmodée (soit lui-même, comme s’il niait sa réalité ») : il « n’a été, pour votre grand-père, qu’une manière de nommer son désir – inconscient et inavouable – de bouleverser sa vie ».

Une fin en fanfare ?

Ça y ressemble bien. Mais il reste une partie et un épilogue !

Et au fond… Si Vincent Engel, à travers les femmes et mères souffrantes, les « absentes » du cycle, a offert mille vies à sa propre mère, à ses affres et à ses secrets, n’est-il pas temps d’évoquer un autre type de figure féminine ? Songeons aux Alba, Letizia, Donatella… On y arrive ? Et resterait encore, alors, à définir où se situent Raphael et Laetitia par rapport aux personnages réels transposés à l’infini dans l’intégralité du cycle.

Troisième partie, Les victoires, 2020

Stupeur et tremblement !

Il s’agit d’évoquer à présent le dernier morceau de la dernière pierre d’un édifice. Vincent Engel a réussi à nous séduire, nous surprendre durant le prologue, les deux premières parties, mais comment va-t-il pouvoir conclure une telle cathédrale littéraire ?

Stupeur et tremblement !

Je me rassure. L’important, dans la vie, c’est le voyage et non la destination. Donc, à ce stade, même une fin décevante ne me décevrait plus, tant la route, tout au long du cycle, a été longue et belle, tant je me suis convaincu de la nécessité de chacune des briques du mur Asmodée.

Stupeur et tremblement !

Tout de même…

Osons attaquer la dernière partie (une nonantaine de pages), le dernier sous-roman du cycle !

Un prologue masqué ?

Stupeur et… ravissement ! Encore !

Dès le début, un mail ! Une douzaine de pages envoyées par un certain Isaac, de nos jours (en 2020), à… son frère Baptiste, l’écrivain/héros de la partie III des Absentes, entraperçu dans le prologue.

Que se passe-t-il ? Un personnage (sub)réel vient révéler que Baptiste est un nom d’emprunt, un des deux pseudonymes, avec Alter (« L’Autre », le double par excellence), d’un écrivain dont le prénom a à voir avec la racine latine « vincere ». Il n’est plus question d’intuitionner, l’auteur baisse le masque et assume avoir parlé de lui jusqu’ici sans le savoir. Il n’y a plus de filtre, il vit la fiction-cadre qui génère l’ensemble du cycle. Mais y a-t-il frontière entre les deux ? Car Giovanni et Laetitia, que Baptiste veut visiter sont les descendants d’Agnese et de la première Laetitia (la compagne de Raphael).

Que se passe-t-il ? Isaac, de l’extérieur mais dans la proximité, raconte tout à la fois Baptiste et Vincent Engel, la créature et son créateur, qui se confondent. Sensation inusitée :

« ( ..) je n’ai jamais rencontré un homme qui se confiait comme ça. Aussi vite, aussi entièrement. »

Comme si l’auteur venait faucher l’herbe sous le pied des commentateurs futurs. Qu’y aurait-il encore à révéler ? Un peu comme si on achevait un grand livre publié dans une collection patrimoniale et qu’on avait droit à une biographie de l’auteur, quelques analyses de l’œuvre, une perception de sa gestation.

Isaac, c’est plus ou moins John Engel, le grand frère de Vincent, qui est parti vivre aux Etats-Unis pour se consacrer à la musique. Mais pas tout à fait. Car le frère dénonce son personnage, Vincent ayant mélangé, transposé des traits. Ils ont eu une vie de famille difficile. De l’argent, une belle maison mais une mère qui se mure dans le silence, arcboutée à un secret qui finit peut-être par la tuer (cancer sur de très longues années) ; un père très replié sur lui-même qui ne reconnaît pas les deux premiers enfants de la fratrie, issus d’un premier mariage désastreux ; les disputes, le non-dit, le manque d’intérêt pour les goûts artistiques des enfants, etc. Un photographe, Sébastien Morgan, un lointain cousin de leur père, a servi de révélateur (!) à Isaac et il lui faut partager ce qu’il sait. Pourtant, si les frères renouent, après un silence de quinze ans, Baptiste a initié les retrouvailles avec une lettre de dix pages et ses deux premiers livres, Memor et Errare.

A la fin de ce sous-prologue, on se met en mode pause, comme après le prologue du roman. On est soufflé. On avait applaudi la partie III du troisième tome du cycle, la mise en abyme, mais l’auteur nous conduit plus loin encore, puisque l’artifice recule pour dévoiler plus profondément un homme et le mécanisme de la création. Ce pourrait être une (nouvelle !) conclusion originale, inattendue et fracassante : l’auteur partage avec le lecteur un bilan de son œuvre, de sa vie, ce qu’il doit abandonner pour entamer un nouveau… cycle… de vie. Une grâce subtile écarte le voyeurisme et les platitudes de l’autofiction. Révélation ! Vincent Engel est pareil à la Laetitia qui posait devant l’objectif de Sébastien Morgan :

« Une nudité absolue, presque tragique, sans érotisme ni fausse pudeur. Rien n’était caché, mais rien n’était dévoilé. »

Un ultime roman ou… ?

La partie III commence. Comme une suite de la partie III du 3e tome, Les absentes, annoncée par le prologue du 5e roman.

En 2020, soit 35 ans après l’aventure de 1985, qui semble avoir, transposée, généré le cycle que nous avons lu ou lisons encore, Baptiste, en rupture de vie, a décidé de retourner à Venise, là où tout a commencé, son couple, son histoire d’amour avec la Sérénissime, les idées du cycle.

Mais les temps ont changé ! La pandémie Covid règne, Venise est désertée, les masques sont partout, qui ne sont pas de carnaval. Il est en thérapie aussi, depuis 4 ans, et sa thérapeute lui a déconseillé le voyage. Mais il pense que Venise demeure un point d’ancrage où il se sent autre, où il respire mieux, etc. Il y possède de grands amis, comme le chef d’orchestre Francesco Contessan, qui a jadis enregistré les œuvres de Giacolli, dont, lui, Baptiste, avait redécouvert les partitions. Il espère retrouver Asmodée Edern aussi, que Candice et lui assimilent après réflexion à Thomas/Tommaso Reguer. Même si celui-ci ne s’est plus manifesté depuis une lettre envoyée à la mort de sa mère. Ou revoir Alba Malcessatti, sa belle-mère, qui a tant inspiré Vincent (jusqu’à lui consacrer une grande partie du tome 4).

Letizia ! C’est elle qu’il fuit. Un roman nous a échappé, non écrit, l’épopée d’amour entre Baptiste et cette jeune femme si éclatante et perturbante. Trente ans de couple. Un jour, elle a fui Venise et ses parents (la folie ?), quelques années après leur rencontre vénitienne, elle est venue frapper à sa porte belge et lui a demandé de la sauver. Mais les troubles psychiques de Letizia ont fini par laminer la vie de Baptiste (qui a trop subi, accepté, pris sur lui), les éloigner. Depuis dix ans, il ne l’aimait plus mais ne parvenait pas à la quitter, il vient de sauter le pas. Letizia est restée un mystère. Il n’a jamais su ce qu’elle avait réellement vécu, si c’était son père ou sa mère qui la menaçait, ou son véritable prénom (« Letizia » la raccroche à une ancêtre, réelle ou fantasmée, la Laetitia… du « romansonge » initial). Perverse narcissique (ce n’est pas dit mais deviné), elle a fait le vide autour de Baptiste, écarté son amie Candice, etc.

Pour la deuxième fois depuis l’entame du livre, je ressens soudain un flottement mais celui-ci, une fois encore, va être vite balayé. Pour deux raisons. D’abord, il correspond à un passage obligé pour le héros, une plongée dans le vide, une confrontation avec la blancheur du néant qui rappelle ce qu’Hergé a tenté (et réussi) dans Tintin au Tibet. Ensuite, Baptiste, très vite, relance sa mécanique et celle du roman. Il veut démêler, comprendre. Il va voir Alba pour Letizia, il scrute le Net pour en savoir plus sur le photographe rencontré par son frère Isaac. Un Sébastien Morgan apparenté au père Auguste, aux secrets de famille et… à l’épopée du cycle. Or un vendeur, à Venise, possède un des dix exemplaires d’un album exceptionnel. Cette quête-là, de fil en aiguille, va le mener vers Montechiarro, vers Giovanni et Laetitia (les deux pages du prologue vont trouver suite), la Laetitia Jr, si je puis dire, petite-fille d’une Agnese Della Rocca elle-même petite-fille de la Laetitia originale. Que va-t-il trouver au bout de ses investigations ? Le secret de sa mère annoncé par Isaac ?

… une machine infernale ?

L’auteur le dit lui-même dans cette partie, comme s’il s’excusait auprès du lecteur ou du commentateur. On dirait le « rêve d’un fou », comme s’il n’y avait là « aucun sens ou trop ». Lui-même est dépassé par sa créature, tout ce qui s’impose à lui dans sa folie inventive, il lui arrive de ne plus pouvoir « déchiffrer », de se trouver « à deux doigts du bug fatal ». Rassurons-le ! Ce que Vincent Engel réussit, c’est créer un ensemble de récits et échos, qui mettent en appétit, soulèvent des questions mais proposent des réponses aussi, tout en instillant l’insondable brouillard, la note de musique eschatologique qui magnifie les textes mythologiques ou religieux fondateurs. Relisez La genèse, Œdipe-roi, L’épopée de Gilgamesh, Le roman de Perceval, etc., vous serez remués par les houles de l’implicite et du mystère.

Des traces, des indices…

L’influence du demi-frère Stephan sur Baptiste ; l’attraction des mauvais garçons sur Isaac, qui l’éloigne de sa famille, de son frère ; les passions successives de Baptiste pour la photographie, l’aquariophilie, la flûte irlandaise…

Des signes…

. Dominique Hardenne, Adam Weinberger, etc.

D’autres œuvres (hors cycle) de Vincent/Baptiste viennent passer le bout de leur nez.

. Albano.

Le vendeur de l’album Retour à Montechiarro (les photos de Laetitia et Montechiarro par Sébastien Morgan), un album rarissime, fait étrangement écho à Alba et à Benito Albano (le fils caché et interné du Duce).

.Venise.

Elle s’apparente à un carrefour, un lieu chargé, où l’on peut ouvrir de nouvelles pages de vie. Un décor magique hanté par le fantôme d’Asmodée/Thomas.

. Celnik.

L’un des héros du tome 2, Requiem vénitien, n’est-il pas… le grand compositeur de symphonies Mahler ?

Des idées contrepointées…

. Nos malheurs de « favorisés ».

Nous devons dédramatiser soit, mais nos traumatismes sont gérés par notre cerveau le plus archaïque, et celui-ci ne réfléchit pas et ne relativise pas, il agit, il réagit, incapable de relativiser.

. La vie. Elle est la valeur suprême, et il faut se détourner des remords, des regrets. Mais Vincent Engel se voue beaucoup au mémoriel.

. Dieu ? Baptiste, Asmodée et Vincent l’évacuent. Mais ils ne croient pas au hasard et sont fascinés par les coïncidences. Et Asmodée n’est-il pas une transposition du fait divin ?

. Baptiste. « Tu as choisi de te faire appeler Baptiste pour exister, et c’est ton droit. »  Oui, sauf que le même homme a entrepris jadis une procédure de… débaptisation.

. Asmodée. Un démon biblique mais un ange gardien, la bienveillance incarnée.

Mise en abyme de tout ce qui précède et rend fou !

A la page 351, il est question, de manière appuyée, du phénomène des coïncidences. Du coup, je songe à ma première rencontre avec l’écrivain Jacques De Decker, où le sujet des synchronicités jungiennes allait longuement nous retenir et… exploser dans ma vie chaque jour de la même semaine et ce comme jamais. Un Jacques qui allait me mener à Vincent Engel, d’ailleurs. Or… Je tourne la page. A gauche, il est écrit « covid » ; à droite, il est question du « 12 avril ». Et ? Jacques est mort le 12 avril 2020, fragilisé par la pandémie.

Une machine thérapeutique ?

Un autoportrait dénué de complaisance

Candice a reculé jadis devant ce « besoin de l’autre pour exister » qui mine Baptiste. Il a eu peur de s’engager puis peur de quitter, il s’est laissé soumettre, manipuler :

« (…) tu as le sentiment de n’avoir jamais vraiment vécu, sinon par procuration, à travers tes personnages de fiction et tes romans. »

Son rêve d’écriture ?

« (…) une carrière d’écrivain honorable, sans plus, des éditeurs belges puis parisiens, des ventes correctes mais pas exceptionnelles en baisse constante depuis ces dernières années. »

Une réaction en marche

Baptiste suit une thérapie depuis quatre ans, grâce à laquelle il mesure « les protections et barrières » qui lui ont « permis d’élever la dissociation au rang de discipline olympique ». Il a écrit des livres qui, à son insu jusqu’ici, ont dit sa vie et ses traumatismes. Mais ça ne suffit pas. Il doit affronter ses démons, aller plus loin. Dans sa vie, dans son livre en cours. Il n’est pas seul. On dirait un coureur cycliste sur les pentes du Tour de France, encouragé par un public averti et compatissant. Isaac, son frère, le secoue :

« Tu éprouves tellement ce besoin d’exister à travers les autres et de les aider. Mais tu dois réserver cet amour à ceux qui en sont dignes. (…) Tes deux romans sont pleins d’invention et d’effets-miroir. Tu savais sans savoir. (…) Désaltère-toi, frangin. »

Dés-Alter-toi ! Ses amies Candice et Gali lui conseillent de coucher sur papier (une page, ou une demie de préférence) la synthèse de ce qui a été mis à jour et d’arrêter son introspection permanente. Simplifier, pointer et affronter. Il s’y résout et y parvient en trois jours.

Baptiste/Vincent à nu !

Le héros (narrateur et auteur) nous offre sa fiche psy, l’ensemble de ses traumas majeurs, la plaie à laquelle son art s’abreuve, comme dirait Jean Genet : la peur de mourir, issue d’un accouchement compliqué, d’une maladie grave subie à un an ; la hantise de faire pleurer sa mère, une réaction aux souffrances causées à celle-ci par le grand demi-frère Stephan qui le pousse vers la tentation (ou la nécessité) de l’angélisme ; le sentiment d’abandon, vécu lors d’un camp patro où son frère, pris par d’autres relations, ne l’a pas protégé ; la maladie (et la longue agonie, des années) de sa mère, qui accentue et synthétise, métaphorise  les trois premiers traumas.

Marquant, inusité, émouvant. Un encouragement aussi à dire, à affronter, à résoudre. Par étapes. Dans la vie et dans l’œuvre.

Un roman ou des commentaires sur le cycle, l’auteur ?

La question se pose. Comment un lecteur lambda (je veux dire « non initié au cycle » ou « épris de romanesque et moins de littérature pure ») va-t-il appréhender cette partie ? Celle-ci, indéniablement, est une annexe au cycle, une postface adressée aux fidèles, alors que les deux premières parties pouvaient se lire indépendamment, tout en suscitant des appétits pour les autres tomes. La question se pose tellement que l’auteur se l’est posée. Il nous le dit :

« Baptiste devait trouver une manière simple et sobre d’exprimer en peu de mots ce qui avait été et ce qui n’était plus. Et puis, ne pas oublier que l’essentiel n’était pas là… C’était son versant qui importait. Et le chemin entrepris pour se retrouver libre. Libre et seul. »

Et Baptiste regimbe devant la postface de Sébastien Morgan, craint que des explicitations viennent anéantir la magie de son travail. Doutes qui mettent en abyme les craintes de Vincent Engel devant son propre livre, la difficulté de terminer une si longue et si puissante entreprise de création et de vie. Mais Engel est un romancier, qui chasse frénétiquement l’art ET le sens, Baptiste/Vincent va donc conjuguer deux finalités : finir son cycle romanesque et finir un cycle de vie. Les deux. Et le roman alterne avec son commentaire, et une analyse de l’auteur en sus :

« C’est particulièrement le cas de ce livre – et douloureusement, même si, d’une certaine manière, son récit est celui d’une rédemption, imparfaite par définition, la rédemption parfaite nécessitant, je le crois, l’abolition du temps et de la réalité, la réalité telle qu’elle s’est déroulée dans son insupportable unicité- ce qui est ne peut pas ne pas être, et ne peut pas être autrement. Non pas corriger le passé, mais le refaire, le revivre. (…) Ce livre n’en est pas vraiment un, dans le sens où il n’a pas vocation à être publié et commercialisé. »

JEAN-PIERRE :

Toujours servi par un art consommé de la construction romanesque, sublimé par un épilogue époustouflant, Vincent Engel s’est livré à un exercice de haute voltige. On pouvait tout craindre d’un nouvel opus qui risquait de donner à l’ensemble l’allure de ces maisons auxquelles chaque génération ajoute une nouvelle pièce et qui finissent défigurées. Il n’en est rien. Dans Le miroir des illusions, Vincent Engel nous peignait l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus noir. Avec Vous qui entrez à Montechiarro, le monde conserve ses noirceurs mais un de ses versants s’éclaire. Cet ultime (?) volume est celui de la rédemption, de la possible bifurcation des destins même les plus lourdement lestés. De ce point de vue, la période fasciste constitue sans conteste l’un des climax de l’opposition monstrueuse entre l’homme qui aspire à la liberté et à la grandeur et un monde déterminé à l’écraser. Les itinéraires de Stefano et Cenzo illustrent chacun à sa manière le retour à la dignité par le chemin de la révolte.

Roman de la révolte et de la rédemption, Vous qui entrez à Montechiarro est aussi une formidable mise en abyme du processus d’écriture du cycle entier : par son retour à Venise et sa découverte tardive de Montechiarro, Baptiste Morgan – le double de l’auteur – découvre les fils qui relient entre eux les épisodes épars qui tisseront l’ensemble romanesque qu’il va enfin pouvoir écrire. La confrontation de Baptiste Morgan avec ses propres personnages et, pour finir, le surgissement filigrané de Vincent Engel lui-même sont d’une habileté bluffante. Cet abolissement subtil de la frontière relative entre le roman et la vie de l’auteur agit comme une subite effraction de l’hors-champ qu’il s’était imposé jusque-là.

Vincent Engel nous donne encore ce que j’ai lu comme une véritable allégorie de la littérature et de son pouvoir libérateur. Gardien à Lipari, Cenzo est un illettré. Une relation de confiance se noue avec son détenu Ulisse qui accepte d’écrire pour lui une lettre d’amour à Clara, la jeune femme dont il est épris. Le jeune fasciste est bouleversé par le résultat :

« Comment Ulisse avait-il fait ? Lorsqu’il l’avait entendu lire la lettre de Clara, Cenzo avait fini par entendre la voix de son amour ; à présent, c’était la sienne, c’étaient ses mots tels qu’il aurait aimé pouvoir les agencer et tels qu’il en aurait été incapable, c’étaient les phrases accomplies qui, dans sa tête, restaient embryonnaires. Et pourtant, c’était lui, absolument. Le cœur de Cenzo révélé, sorti de la nuit confuse pour resplendir au jour, simple et joyeux…

Il ne put retenir quelques larmes, que l’obscurité voila et que la discrétion d’Ulisse acheva d’ignorer. Tout était parfait ; Ulisse avait usé de leur langue, de ses particularités. Il avait même utilisé une tournure que Cenzo n’avait jamais entendue ailleurs que chez lui.

— Comment as-tu fait ?

— Je t’ai écouté, c’est tout. Je vais te la relire. Dis-moi si tous les mots sont bien ceux que toi, tu utiliserais. »

Ce passage m’a reporté plus de quarante-cinq années en arrière lorsque je découvrais Les nourritures terrestres de Gide et son « Famille je vous hais ! ». Entortillé dans mes difficultés de l’époque, je compris qu’un écrivain pouvait en quelques mots choisis exprimer une pensée latente qui m’étouffait et mettre au jour une communauté des âmes insoupçonnée.

Clés

Agnese et la mère

Le photographe Sébastien Morgan, qui tente de capter Agnese en saisissant Laetitia Jr, ne serait-ce pas Baptiste/Vincent tentant de capter sa mère en saisissant tant et tant de figures d’« absentes », de « souffrantes » ? L’offrande de Sébastien à Agnese est l’offrande de Vincent à sa mère :

Elle : « Toi seul pouvais m’offrir ce qui est interdit aux mortels : abolir le temps, effacer ce qui fut : me réinventer une vie que je n’ai pas vécue, me conserver une jeunesse et une beauté qui ne sont même plus pour moi un souvenir. »

Lui : « (..) je ne sais plus qu’écrire mais je continue à écrire pour rester quelques instants de plus avec toi. Mais nous sommes nous jamais quittés ? »

Vincent Engel a fait revivre sa mère en lui offrant plusieurs vies mais il lui a offert le bonheur. En séparant Agnese de Salvatore, et on méditera sur la manière dont l’auteur a chargé son père (son silence, ses hurlements, sa tyrannie sont transposés dans un registre très supérieur de l’abus de pouvoir masculin : Volpe, Branquilla, etc.). En lui accolant un compagnon de vie ou de songe idéal, Sébastien Morgan, dont la figure interpelle d’autant plus qu’il semble un autre double de l’auteur (similitudes physiques, nationalité, goût pour la photographie, engagement citoyen, etc.). Œdipien ? Il m’a toujours paru que Freud avait à la fois discriminé un mécanisme et exagéré sa dimension sexuelle. Que penser de l’aspect séraphique de cet amour extraordinaire entre Agnese et Sébastien ? Si éthéré qu’il en exclut même la possession d’une représentation physique.

Agnese a pris la place de la Laetitia initiale comme axe majeur, elle apparaît au centre d’une triangulation féminine, qui architecture le cycle, entre deux Laetitia, sa grand-mère et sa petite-fille, qui trouvent chacune le bonheur à travers l’épopée, mais en modes contrastées : la grande aventure et le romanesque pour l’une, la voie tranquille et normée pour l’autre ; dans l’éloignement pour l’une, dans l’enracinement et la proximité pour l’autre.

Letizia et l’épouse

La mère ne prend pas toute la place dans ce cycle. Il est temps de rappeler une confidence de l’auteur. Il a écrit le « romansonge » à l’origine du cycle lors de son voyage de noces le long du lac de Garde. Donc, la nouvelle initiale, donc la mélodie des amours de Raphael et Laetitia, qui embrase le début du cycle et le hantera jusqu’à la fin du 4e tome, avait, je suppose, à voir avec celle qui apparaissait alors à Vincent Engel comme la femme de sa vie, à laquelle il allait dédier plusieurs livres.

Les choses ont mal tourné dans la vie privée de l’auteur, il ne s’en cache pas, et il y a dissociation entre la Laetitia aimée initiale et la Letizia fatale, bouleversante mais sulfureuse, dangereuse qui surgit dans les tomes 3 (Les absentes) et 5. La même femme rêvée puis vécue.

Les effets-miroirs et les renversements sémantiques sont hallucinants. L’épouse, quelque part, accouche de la mère, via leurs transpositions. Et l’ultime Laetitia semble la figure apaisée des précédentes. Letizia, comme la mère de Baptiste/Vincent, est rongée, détruite par le secret, le non-dit… et le poids du passé, un manque de soutien en amont.

Fascinant ! Sans happy end, il y a tout de même de quoi se sentir heureux en cette fin de cycle. L’auteur a accompagné la sortie de ses différentes créatures/fantômes, sans complaisance mais avec bienveillance. Exit Laetitia, Agnese et Letizia, etc.  Et peut apparaître un nouveau personnage, in extremis, qui ouvre un autre horizon.

Lucia !

Fiction

Baptiste rencontre Lucia, qui a quitté mari et médecine pour vivre sa passion pour la nature, l’agriculture en famille. Elle est très jolie et affiche un sourire éclatant (symbolique). Elle va l’emmener en camionnette vers Montechiarro, dans une atmosphère nouvelle d’évasion (du passé), de vacances (loin des habitudes), de communion (Mozart, Pink Floyd), de confession (leurs histoires de couples), de partage (Giacolli) :

« Lucia était une femme d’une quarantaine d’années, pas très grande, au visage très fin, yeux verts derrière des lunettes rondes, cheveux châtains. »

Ils ont une panne de voiture et s’arrêtent la nuit chez un villageois qui ne possède qu’une chambre et un grand lit. Baptiste ne contrôle plus ses émotions et révèle le traumatisme de la mort de sa mère, les souvenirs qui l’ont le plus marqué.

Commentaire

Vincent Engel fait apparaître la nouvelle femme de sa vie, Lucie. « Lucia » représente l’avenir, le nouveau « tout est possible », avec quelqu’un auprès de qui tout semble léger, naturel, évident. Qui lui dit simplement qui il est et ce qu’il doit faire, prenant le relais d’Isaac, Gali et Candice, balayant regrets et remords :

« Tu es fragile parce tu es trop gentil, et tu es trop gentil parce que tu crois que sans cela les gens ne t’aimeront pas. Mais les gens qui t’aiment n’ont pas besoin que tu sois trop gentil ; et les autres en profiteront sans vergogne. (…) tu n’as rien à prouver, Baptiste. Vis. C’est tout. (…) Coupe les fils, allège-toi. Tu es comme un sherpa qui porte les bagages de tout le monde et qui se rend compte au sommet qu’il n’a rien emporté pour lui. »

Fiction

La partie III se termine quand Lucia coupe le moteur de sa camionnette devant la Villa Bosca où Baptiste voudrait loger. Il lui dit de partir, il doit vivre cette aventure seul avant de la retrouver. Mais rien n’est acquis. Une pancarte dit que la pension (l’agritourisme) est fermée pour cause de pandémie. Comment vont l’accueillir Giovanni et Laetitia, si tant est qu’ils soient là ? Et Lucia d’asséner :

« Je ne veux pas que nous soyons juste un besoin l’un pour l’autre. »

Au maître de la dissociation, elle propose une distanciation amoureuse.

Conclusion de la partie

Comme lecteur enamouré du cycle, comme analyste passionné par le fait littéraire, le phénomène de la création, l’exploration de ses mystères, je considère ce final assourdissant et digne de l’élan orchestral qui mène le cycle au firmament de nos Lettres, du côté d’Ulenspiegel. Quant au lecteur « non initié », pas sûr qu’il reste en rade. Sans doute, déjà, sera-t-il porté par la vague romanesque des deux premières parties et avide d’en savoir plus sur l’auteur, son œuvre. Surtout, il est question de la difficulté d’exister, qui est commune à tous, et tout est si bien écrit, il y a tant de réflexions et d’idées…

Ah, mais… Une fois de plus, on croit que tout est fini, admirablement achevé et… il reste un épilogue… et une trentaine de pages !

Stupeur et tremblement ?

Ou confiance absolue…

L’épilogue

Une trentaine de pages ! C’est long. Mais il s’agit de conclure un cycle de plusieurs milliers de pages…

Cet épilogue se décompose en six segments, une alternance de deux fils, un Journal à Lucia (extraits) et la poursuite du roman proprement dit, avec la rencontre de Baptiste et de ses personnages Laetitia et Giovanni. Tout mériterait d’être commenté, tout est beau et fait sens. On récapitule, on avance, on pourrait parfois croire que l’auteur commente nos commentaires des pages précédentes. On revisite ses transpositions avant la grande révélation, ce secret qui a rongé la mère, qui a été plusieurs fois transposé, qui dévoile une ultime transposition (la véritable cause de la mort atroce des petites-filles d’Agnese).  

SPOILER !

Le secret final, celui de la mère, qui a rongé sa vie et provoqué (selon Isaac) son cancer, c’est la Shoah, ce qu’elle a vécu et perdu durant cette tragédie.

Mais… n’y a-t-il pas ici une fois encore transfert de données ? Comme Isaac faisait remarquer à son frère qu’il échangeait certaines de leurs caractéristiques, qui a subi la Shoah dans la vraie vie de l’auteur ? Sa mère ou son père ? Un autre livre, Oubliez Adam Weinberger, donne-t-il la clé ? La clé de toute l’entreprise du cycle ? Où l’autofiction qui a émergé in fine n’est pas la réalité mais un agglomérat de fragments authentiques. Une autofiction fictionnarisée ?

VINCERE et VINCENT ENGEL

Le dernier mot est en latin et en majuscules. En majuscules, parce que ce dernier mot offre une clé… finale. En latin, parce que le prénom de l’auteur du cycle ET donc aussi le prénom véritable de Baptiste, dans le récit-cadre, « Vincent » vient du latin « Vicentius », qui dérive du participe présent de « vincere », qui veut dire « VAINCRE ». Vaincre ?

SPOILER !

A dire le vrai, l’auteur a anticipé sa victoire, dans la fiction, en permettant à Cenzo et Stefano, qui ont épousé ses regrets et son impuissance, de réagir, de s’extraire de leurs démons, de revivre ou vivre enfin. Ce qui l’attend :

« Mais ce roman-là, tu devras le vivre avant de l’écrire. »

Si Vincent Engel n’a de cesse de rejeter Dieu et la religion, notons en souriant que son prénom fut très populaire chez les premiers chrétiens et connotait, semble-t-il, une victoire sur le Mal, la mort. Quant à son nom, « Engel » est évidemment d’origine germanique et signifie « ange ». Donc, vu d’un point de vue mystique, on aurait un auteur défini comme « un ange qui vainc la mort, le Mal ».

Difficile de ne pas voir dans ce mot final la mise en abyme d’une extraordinaire adéquation et d’une formidable réussite !

Clap de fin ?

Nous n’en avons pas fini avec ce 5e tome car… « VINCERE » renvoie aussi au titre de la partie III, Les victoires. Et, à y regarder de plus près… La partie III a cité les deux romans qu’aurait écrits le double Baptiste et ceux-ci, Errare et Memor, sont aussi des mots latins et ils renvoient aux titres des parties du présent roman, Memor et Les morts, Errare et Les errances.

Qu’en déduire, en note finale ? Vincent Engel a décidé de baisser le masque sur les rapports entre sa vie et son œuvre, il a décidé surtout de tourner la page sur des décennies de vie et de carrière, d’ouvrir un nouveau chapitre. Et il a récupéré son prénom. Dans une sorte de lâcher-prise au présent, avec acceptation du passé et accueil serein du futur. Comme si le cycle avait été une machine thérapeutique ? Une exploration abyssale du monde et de son monde ?

« En note finale » ? Hum… Nous n’en aurons jamais fini avec cet auteur et ce cycle ! Vincent Engel nous signale en off qu’un autre roman se connecte au cycle, La peur du paradis, qui narre les aventures et les amours d’une Lucia et d’un Basilio dans les Pouilles, vers 1920. La (première et anticipative) Lucia effleurée auprès d’un Francesco dans notre partie III ? Les grands-parents évoqués brièvement par la Lucia de 2020 en confidence à Baptiste, en tous les cas.

Qu’en déduire ? Vincent Engel a offert une machine de guerre romanesque et littéraire de très haut vol, qui combine la création pure et l’autofiction mais sans ostentation, sans « mauvais égocentrisme », l’appréhension du monde et de l’autre passant nécessairement par une quête de soi ouverte et généreuse, la construction d’un récit. L’œuvre est si riche et variée qu’on peut penser, selon les moments, à des créateurs aussi contrastés que Balzac, Proust, Dumas, Wilkie Collins ou Palliser.

Avec Vincent Engel, la supercherie littéraire, genre à la mode aux XVIIIe et XIXe siècles, devient une quête de l’authenticité.

JEAN-PIERRE :

Du haut de la dernière page de ce dernier volet du Monde d’Asmodée Edern, le point de vue est saisissant : le paysage qui se déroule devant nous est devenu une rareté ; il s’agit d’une œuvre totale qui sidère par la profusion de ses thèmes et emporte par sa virtuosité narrative. Je ne puis mieux conclure qu’en inscrivant mes pas dans ceux du grand critique que fut Jacques De Decker, qui, dès la parution du Requiem vénitien, écrivait :

« (…) l’autre message de cet épisode, c’est que les ouvrages de l’auteur pourraient bien un jour se disposer comme les tableaux du Tintoret : parfaitement autonomes, certes, mais prenant tout leur sens de l’ensemble monumental qu’ils constituent lorsqu’ils sont réunis. »

Troublant et prophétique.

Pour accéder à nos investigations complètes sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les cinq premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre feuilleton Les phases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

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LES PHRASES BELGES – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN (5) : LE MIROIR DES ILLUSIONS de VINCENT ENGEL par JEAN-PIERRE LEGRAND & PHILIPPE REMY-WILKIN

LES PHRASES BELGES (8)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 5

LE MONDE D’ASMODÉE EDERN

Quatrième tome : LE MIROIR DES ILLUSIONS

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle. Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les tomes réédités dès mai puis un 5e, inédit. Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Le miroir des illusions, Jean-Pierre est aux commandes, Philippe apportant ses contrepoints.

Le Miroir des illusions - couverture souple

Éditions

Avant la présente réédition (460 pages), le livre a d’abord été publié par Les Escales/Lattès (Paris, 2016) puis dans la collection 10/18 (Paris, 2018).

Le miroir des illusions

Le pitch

Sur le site de l’auteur :

« Genève, 1849. Le jeune Atanasio, tout juste arrivé d’un petit village de Toscane, apprend le décès de don Carlo, son protecteur de toujours. Le notaire lui remet une lettre cachetée du défunt, accompagnée de cinq portraits. C’est le legs d’un père à celui qui ignorait être son fils. Un legs doublé d’une mission : venger don Carlo par-delà la mort, en assassinant, selon un protocole strict, tous ceux qui ont empoisonné son existence.

Quarante-neuf ans plus tôt, dans un palais du Grand Canal, Alba vient au monde. Radieuse et sauvage, elle grandit en se moquant des hommes comme de la morale, et n’entend pas changer de vie en épousant le prince Giancarlo Malcessati, alias don Carlo.

Mais une nuit, au coin d’une rue mal famée, surgit Wolfgang. L’Allemand s’éprend aussitôt d’Alba. Entre eux, pourtant, il s’agira moins d’adultère que de crime…

De Venise à San Francisco, en passant par Milan, Berlin et New York, voici les destinées romanesques de personnages guidés par l’obsession de la vengeance, au prix du bonheur, de l’amour et, peut-être, de leur vie. »

Suite… et fin ?

Quatrième volume du Monde d’Asmodée Edern, Le miroir des illusions présente, lors de sa parution initiale, toutes les apparences d’un point final apporté au cycle. En effet, depuis Retour à Montechiarro – et, avant celui-ci, le « romansonge » Raphael et Laetitia –, une énigme demeure. Elle est d’autant plus lancinante qu’elle constitue la pierre angulaire de tout l’ensemble. Quel est le sens de la malédiction qui, de livre en livre, semble poursuivre Raphael et Laetitia ? Et pourquoi donc la mère de celle-ci, Alba Macessati, s’oppose-t-elle avec un acharnement obsessionnel à l’union des deux jeunes gens ?

Le lecteur va enfin découvrir la vérité au terme d’un jeu de pistes haletant où, au gré d’indices trompeurs, l’on se fourvoie sans cesse : l’effet de surprise est maintenu jusqu’à la dernière ligne. On le sait maintenant, le cycle ne se referme pas pour autant : c’est Vous qui entrez à Montechiarro qui en sera la clôture, à la manière, écrit l’auteur, « d’une fin qui se veut recommencement ».

PHIL :

Une deuxième énigme concerne le devenir des deux amants mythifiés par le cycle et l’intensité de leur relation, son côté inexorable. Que leur est-il arrivé en Amérique ?

L’auteur, Vincent Engel, ne triche pas avec son lecteur. Après l’avoir pris deux fois à contre-pied (ce qui est la marque du respect et de l’art), dans Requiem vénitien puis Les absentes, il lui offre, quand celui-ci ne l’attend plus (et, donc, le prenant à nouveau à contre-pied), une vraie fin. Sauf qu’entretemps… un autre fil narratif s’est faufilé puis a pris le relais, et celui-là trouvera son épilogue dans le tome 5.

Mais…

Raphael et Laetitia ! La matière du « romansonge » est réintégrée ici, notamment le moment de la rencontre, du coup de foudre. Mais la problématique de leurs origines rebondit. Une autre originalité ? Vincent Engel ne nous offre pas un Raphael et Laetitia en Amérique, nous n’aurons accès qu’à des bribes de l’épopée. Il ne retrace pas non plus toute leur aventure amoureuse. Non, il choisit de reprendre l’affaire de ces amours loin en amont, à partir de l’histoire des parents de nos deux héros. D’ailleurs, Raphael et Laetitia ne sont même pas cités sur la quatrième de couverture, soit dans le résumé du récit retranscrit supra !

Premières impressions

Un cours prologue nous dévoile d’emblée la vengeance diabolique ourdie par le prince Malcessati alias don Carlo : quatre meurtres sont au programme imposé à celui qui apparaît comme son fils naturel. Cela sonne comme le début d’un opéra de Verdi, façon Simon Bocanegra. J’avoue être un peu inquiet : voici dès l’abord une barque bien lourdement chargée. Pourtant, passée cette première réticence, je suis pris par l’intrigue arachnéenne tissée par l’auteur. À chacun de ses mouvements, le lecteur s’empêtre davantage dans un mystère qui ne se dévoilera – en est-on d’ailleurs certain ? – qu’à la toute fin du roman. L’atmosphère générale est celle d’un véritable thriller.

Comme pour les volumes précédents, la construction est méticuleuse : encadré d’un prologue et d’un épilogue, le récit se déploie selon la division tripartite chère à l’auteur. Trois périodes temporelles strictement contiguës se succèdent de 1800 à 1853. La première (1800-1825) est centrée sur Alba, flamboyante et capricieuse jeune femme. Elle abandonne sur le carreau le prince Malcessati, son mari trompé et empoisonné, ainsi que Wolfgang von G***, son amant éconduit et laissé pour mort lors d’une meurtrière cavalcade. Peu adeptes du pardon des offenses, les deux hommes poursuivront la belle et ses deux enfants d’une vengeance diabolique. La deuxième période (1825-1849) constitue le temps long des machinations parallèles tramées par les deux mâles bafoués. Le dernier tour d’écrou donné à cette vengeance occupe les quatre dernières années (1849-1853). Toutes les pièces du puzzle sont ajustées avec une minutie extrême. On imagine l’auteur reportant sur une ligne du temps tous ses personnages et leurs éléments biographiques : les dates, les âges, tout est cohérent et il paraît impossible de prendre l’auteur en défaut. On devine qu’il a pris beaucoup de plaisir à monter ce mécanisme d’horlogerie.

Par rapport aux autres volumes du cycle, Le miroir des illusions présente une particularité : il est bien moins enraciné qu’eux dans l’Histoire, qui se limite ici à un décor d’arrière-plan même si, indirectement, les mentalités du temps, dont au premier chef la sujétion des femmes et la tyrannie du mariage, ne sont pas étrangers à l’engrenage qui se met en place.

PHIL :

Un « véritable thriller » et l’Histoire en retrait ? Avec Retour à Montechiarro, Vincent Engel avait réussi un roman complet (un futur grand classique de nos Lettres), à la fois romanesque au sens populaire (amours, vengeances, rebondissements, mystères), et littéraire (écriture, vision du monde, interrogations sur la vie, etc.). Il a pris la tangente de la littérarité dans le deuxième tome puis juxtaposé les deux manières dans le troisième. Ici, il joue à fond la carte du romanesque. L’Histoire n’est pas absente mais limitée : l’occupation française ; les différentes factions qui s’agitent dans les coulisses du devenir vénitien, représentées par les amants d’Alba.

Alba ! Elle est d’abord une vraie héroïne, malmenée par l’époque, les divers comportements masculins. Ses qualités vont progressivement déraper. C’est que tout excès dans un élan finit par générer son contraire :

« Elle l’avait effrayé par sa fougue désespérée, par une avidité qu’il ne lui connaissait pas, une violence des gestes, des morsures, des ongles plantés dans son dos, une manière de se cabrer, de crier, de mener la danse, effrayé et émerveillé en même temps, tandis qu’elle découvrait dans ce lit, ruisselante de sueur, dévorant le corps de son amant, combien elle s’était perdue, combien Venise lui manquait, combien son père avait dû être désespéré et épuisé pour croire qu’une vie avec Giancarlo la rendrait plus heureuse que l’existence qu’elle menait à Venise. ».

Chez Vincent Engel, chaque personnage a l’occasion de nous émouvoir et de nous mettre de son côté. Comme l’auteur le démontre, il suffit d’un rien pour basculer à droite ou à gauche :

« Notre destin ! C’est ce que nous serons devenus à défaut d’avoir été tout ce que nous aurions pu, si les circonstances avaient été différentes. »

Pour les gourmets avides du cycle complet, notons que l’Alba de ce 4e volet semble inspirée par l’Alba du 3e (qui vit en 1985). Engel multiplie les niveaux de lecture et offre des plaisirs étagés. Un auteur gastronomique ?

Des personnages aussi perturbés que perturbants

Au regard des 460 pages du roman, les personnages principaux sont peu nombreux. Ce resserrement sert fort bien la tension de cet implacable thriller. Outre notre vielle connaissance Asmodée Edern, nous découvrons deux nouveaux venus, Atanasio et Wolfgang von G***, et retrouvons quelques personnages à germination lente comme l’auteur en a le secret. Leur silhouette a passé ici ou là de manière fugace sans que l’on n’en apprenne grand-chose. Ainsi dans Retour à Montechiarro, Asmodée Edern sème à leur sujet quelques maigres informations qui lèveront plus tard :

« Giancarlo Malcessati ? Il est mort et je l’ai très peu connu. Vous devinez facilement combien sa femme (Alba) fut belle et intelligente, deux qualités qu’elle a d’ailleurs remarquablement conservées. Son père, Girolamo Acotanto, n’était pas un mauvais homme, mais un exécrable gestionnaire. Il a cru sauver sa fille du naufrage en acceptant ce mariage ; il ne se doutait certainement pas que cette union serait désastreuse. Par la grâce tardive de Dieu sait qui, Malcessati a entièrement disparu puisque, à l’évidence, pas une parcelle de lui n’est venue se mêler à l’éla­boration du corps et de l’esprit de cette ravissante Lætitia. »

Plus loin, il ajoute qu’il ne sait « presque rien de la princesse Malcessati ». Ce quatuor de personnages va pleinement se déployer dans le 4e volet.

Girolamo Acotanto est le père d’Alba. C’est une figure paternelle dont nous avons déjà croisé quelques variantes dans le cycle.  Dévasté par la mort de son épouse, c’est un père aimant mais triste, permissif par lassitude (une vie jalonnée de trop d’échecs et de meurtrissures). Bon mais faible et presque ruiné, il n’entrevoit pas d’autre solution qu’un mariage aux forts relents de maquignonnage pour sauver la position de sa fille Alba, jeune fille trop sûre du pouvoir de son exceptionnelle beauté, ivre de sa liberté et cruelle tantôt par désinvolture, tantôt par calcul. Elle a vécu jusqu’ici dans le mirage d’une aisance trompeuse et de rêves entretenus par son père. Le mariage avec le prince Malcessati, de vingt ans son aîné, maintient quelques années l’illusion d’une existence insouciante et brillante. Ses passions deviendront froides et calculées : « si la fougue s’en mêle c’est pour l’émoi de ses sens et de son corps, pour lesquels l’autre n’est qu’un adjuvant impersonnel ».

Giancarlo Malcessati est l’un des personnages les plus noirs du cycle. Passionné de chevaux – les seuls êtres qui ne l’ont jamais déçu –, c’est ce que l’on nomme aujourd’hui un « pervers narcissique ». Sa double identité civile (Malcessati/don Carlo) est allégorique de sa double personnalité plaisamment mondaine au grand jour mais férocement manipulatrice dans l’ombre de la vengeance.

Wolfgang von G*** est un « Goliath long aux traits fins et résolus, au regard franc et clair, mince et musclé ». « Mélange de force et d’abandon, de contrôle et d’impulsivité », il appartient lui aussi à la catégorie des manipulateurs. Sa douceur peut se lézarder de tensions inexplicables et son visage se défigurer d’une colère irraisonnée. Il porte en lui une violence terrible mais le plus souvent contenue. Ne serait-il pas, se demande Alba, « ce genre d’homme qui, privé de ses rêves, détruit tout plutôt que d’en laisser le fruit à d’autres » ? Tout jeune homme, il a empoisonné le mari de sa mère, qui s’apprêtait à le déshériter après que celle-ci lui eut avoué que leur fils n’était pas le sien. Wolfgang aussi se dédouble : il adopte la fausse identité de Hans Kapper.

PHIL :

Vincent Engel fait souvent écho à cette théorie qui m’est chère, celle des « artistes sans art ». Dont on parle ailleurs dans nos épisodes.

Atanasio est, par ordre d’apparition, le premier personnage du roman. Il découvre son ascendance supposée en même temps que nous, par la lecture des instructions que lui a laissées don Carlo, dont il serait le fils naturel, fruit de son amour pour une mystérieuse Maria, elle aussi décédée dans des circonstances énigmatiques. Confié par le prince à un couple de métayers, l’enfant a été élevé par eux, sachant qu’ils n’étaient pas ses parents mais dans l’ignorance de ses origines véritables. Son instruction a été confiée au précepteur Ludovico agissant sur les strictes consignes de don Carlo.

Quelques personnages secondaires fleurissent au fil des pages tels les époux von Rüwich, parents adoptifs de Raphael, Jacopo, l’amant vénitien d’Alba impliqué dans les réseaux carbonaristes et Ludovico. Ce dernier mérite une mention spéciale. Désigné précepteur d’Atanasio par don Carlo, il est la « voix de son maître », son régent. S’il arpente avec son élève les chefs-d’œuvre de la littérature, c’est au service d’une pernicieuse inversion des valeurs qu’illustre bien sa vision de l’Othello de Shakespeare. Pour ce pédagogue dévoyé, seul Iago fait preuve de courage et de détermination ; Desdémone est une traîtresse qui mérite de mourir. Sous les auspices du prince et de son affidé, l’éducation d’Atanasio relève d’un dressage dont les visées ont les relents des fascismes futurs : faire d’Atanasio un être à la fois fort et asservi qui, à l’instant propice, se fera l’instrument docile et implacable de la vengeance de son mentor.

PHIL :

Encore un invariant de l’œuvre engelienne : l’alternance d’utopies et de contre-utopies, de pédagogues idéaux (Asmodée, Ulisse, Baldassare, etc.) et infernaux.

Parmi les personnages secondaires, il y a Giovanni, le gondolier vénitien, l’ami d’enfance d’Alba. C’est peut-être le personnage masculin le plus positif et pur. On devine qu’il aime Alba mais il ne la force jamais, il la respecte, la protège et fondera un couple uni au côté d’une jeune femme simple et fiable aux antipodes de son amour impossible. Une sorte de contrepoint réaliste au couple idéalisé Raphael/Laetitia ? Contrepoint qui se répète dans le cycle, depuis le « romansonge qui le prologue.

J’ai laissé Raphael et Laetitia pour la fin…Les deux amants éperdus filigranent jusqu’ici tout le cycle toscan, qu’ils habitent en creux. Si le présent opus les donne davantage à voir, et singulièrement Raphael dans son enfance manipulée par Wolfgang alias Hans Kapper, ces deux personnages parfois me déconcertent. À la fois vent debout contre les convenances et la malédiction qui les poursuit, ils semblent à d’autres moments une cire molle sur laquelle s’imprime le cachet des événements provoqués par d’autres. Lorsque la machination qui menace de les broyer relâche son étreinte, ils s’abandonnent à une vie hédoniste et tranquille. Ainsi, à New York, où ils se croient à l’abri, les deux amants « vivent l’existence la plus insouciante et la plus heureuse qui soit. (…) Toute leur journée est organisée autour des loisirs et des plaisirs qu’ils y goûtent ». Cet éden dont ils sont constamment menacés d’être chassés semble être leur principal horizon.

Un roman de la manipulation et de la vengeance

La manipulation est inhérente à l’animal social que nous sommes au point qu’agir sans filtre aucun est souvent le signe d’un désordre psychologique ou d’une personnalité mal construite.  Fréquemment, manipulation bien ordonnée commence par soi-même. Proust l’illustre admirablement dans La recherche. Contre toutes les évidences, Swann se convainc lui-même des qualités d’Odette jusqu’à ce que l’illusion qu’il a lui-même entretenue se dissipe sur un constat amer :

« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

Du reste, dans nos relations avec autrui, il est rare que n’entre pas une part de séduction dans la manière propre à chacun d’amener une personne à soi en la distinguant du groupe dans lequel elle se confond, en la persuadant, de bonne ou de mauvaise foi, qu’elle se démarque. Rien de très blâmable à tout cela.

Mais…

La séduction peut prendre un tour malsain lorsque l’autre est réifié, nié dans son identité. Il s’agit alors d’une séduction à sens unique où « le pervers narcissique cherche à fasciner sans se laisser prendre ». C’est exactement dans ce registre que s’inscrit Wolfgang von G***. Sous la fausse identité de Hans Kapper, il se rapproche de la famille adoptive de Raphael. Son but est de s’insinuer et de se ménager un ascendant croissant sur le jeune garçon en suscitant entre eux deux une forme de complicité admirative et confiante. Sa priorité est de « s’assurer le contrôle de Raphael pour faire de lui, en temps voulu, l’instrument de sa vengeance ». Et surtout, « en évitant de s’attacher ». La personnalité narcissique de Wolfgang se trahit dès sa première entrevue avec Raphael :

« (…) il avait été frappé par le physique de l’enfant qui lui avait paru le portrait craché de sa mère, alors qu’il peinait à y retrouver ses propres traits. (…) Pour lui, cette physionomie sombre et solaire à la fois était le fruit de l’implacable volonté d’Alba et de son caractère dont il avait découvert la part terrifiante : elle avait réussi à nier l’amour de Wolfgang. »

Outre qu’elle est l’instrument d’un châtiment préparé de longue main, l’emprise que Wolfgang se ménage sur le jeune garçon a peut-être aussi une autre visée : effacer du visage de l’enfant les traits de sa mère en imprimant dans son regard une aimable image de lui-même.     Cependant, la motivation principale est la vengeance :

« (…) le seul sentiment qui puisse dominer votre vie au point que celle-ci n’ait plus de sens en dehors de celui-là, au point que toutes vos actions et toutes vos pensées soient dictées par ce sentiment. » 

De toutes nos passions, la vengeance seule peut durer aussi longtemps qu’une vie.Elle est, écrit très justement Vincent Engel, « la volonté désespérée d’abolir le passé, d’annuler ce qui avait eu lieu, ou du moins lui substituer un acte aussi violent qui rétablirait l’équilibre ».

Spéculaire et donc narcissique dans la mesure où le vengeur instaure une relation duelle où il reproduit en miroir ce que l’autre est censé lui avoir fait subir, la violence vengeresse est aussi profondément érotisée. C’est manifeste dans le cas d’Atanasio : il est  hanté par la scène violente et humiliante de sa première expérience sexuelle, son souvenir traumatique imprègne ses jouissances les plus sadiques. La dimension érotique de la vengeance en est à la fois l’adjuvant le plus capiteux et la limite la plus déceptive : elle ne survit pas à son assouvissement. Wolfgang alias Hans en fait l’amère expérience :

« Alba était morte. La nouvelle avait stupéfié Hans et l’avait laissé accablé. Il avait cherché à se ressaisir, à se moquer de lui : n’était-ce pas ce qu’il avait cherché toutes ces années durant ? La vengeance ! Elle était venue, cette heure à laquelle sa vie avait tenu, autour de laquelle toutes ses pensées, tous ses gestes s’étaient organisés. Regrettait-il de n’avoir pas été l’artisan de cette mort ? Non. Elle le laissait comme veuf de sa haine, de sa rage. Avait-il espéré nourrir ses dernières années du dépit d’une femme défaite, solitaire dans son palais, ressassant ses échecs et redoutant le coup fatal venu d’outre-tombe la punir de ses fautes ? Sans doute oui, quelque chose de cette sorte. Un dessein qui aurait reculé de quelques années l’impression de vacuité absolue dans laquelle il se retrouvait. »

Cet écueil, don Carlo a trouvé le moyen de le contourner. Tout à son idée fixe de punir ceux qui lui ont fait tort, le prince a compris que la jouissance de la vengeance est davantage dans le chemin tortueux qui y mène que dans sa réalisation : il ne faut donc pas en hâter le terme :

« Contrairement à lui (Wolfgang), Giancarlo n’aimait pas tant la résolution de la vengeance que sa construction. Celle-ci ne procurait qu’un long et savoureux frisson, une excitation continue comme dans l’étreinte la montée vers la jouissance ; on se vengeait comme on aimait, on caressait son projet comme la peau de sa maîtresse, on sophistiquait son plan comme on découvrait de nouvelles sources de plaisir. Mais, après la jouissance, une fois vengé, on ne se retrouvait pas, essoufflé, au côté d’un être aimé et nu, mais debout, solitaire et vêtu de deuil, devant un cadavre. Le deuil que l’on portait était celui-là même de sa vengeance, de ce qui avait aidé à vivre. »

Don Carlo a donc choisi de mourir avant ce « sombre orgasme ». Cela en fait le plus pervers des trois personnages criminels du roman : son seul plaisir est de faire souffrir ceux que sa haine désigne et dont il guide les pas vers un dénouement tragique dont ils ignorent tout de la part qu’ils y ont prises eux-mêmes. Sa mort ne marque pas le terme de son projet criminel mais constitue au contraire le point de départ de son exécution concrète. En la personne d’Atanasio, il s’est choisi un exécuteur, un ange exterminateur. En guidant son éducation, don Carlo s’est assigné un seul but : transformer Atanasio en un bourreau insensible, dépourvu de tout attachement. L’aliénation du jeune homme est profonde : il a parfaitement la possibilité de refuser la mission qui lui est confiée ; il l’accepte pourtant sans la moindre hésitation.

Vincent Engel m’a confié que l’une des scènes les plus démoniaques du roman s’inspirait de pratiques réelles d’éducation des jeunes SS. Ceux-ci se voyaient offrir un chien qu’ils étaient chargés de dresser. À la première incartade de l’animal devenu leur meilleur compagnon, ils avaient ordre de l’abattre. Cette anecdote, directement transposée dans le roman, illustre de manière éclairante un mécanisme psychologique bien identifié par la psychanalyse : l’incitation au sadisme. Ce n’est pas pour rien que la figure de Iago est abordée avec insistance dans la partie du roman relative à la formation du jeune Atanasio. Comme l’écrit Steven Wainrib, le « couplage Iago-Othello » est un modèle d’induction du sadisme. Iago s’empare du psychisme d’Othello en suscitant et utilisant sa détresse. Don Carlo agit de même : il cultive chez Atanasio l’angoisse concernant son image, sa capacité à être aimé de manière à le placer sous son absolue dépendance en suscitant un sentiment de fidélité aveugle.

En faisant de la vengeance un point central de son roman, Vincent Engel s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont Le comte de Monte-Cristo n’est pas le moindre représentant. Vincent Engel admire Alexandre Dumas ; d’ailleurs, Dantès est directement évoqué à plusieurs reprises dans le roman suivant du cycle.

Tout comme chez Edmond Dantès le désir de vengeance de Malcessati et de Wolfgang von G*** n’a rien d’étonnant : il s’origine dans une atteinte délibérée à leur vie qui ne relève nullement d’un fantasme délirant ou d’une paranoïa quelconque. Ce qui est plus surprenant, c’est la démesure du passage à l’acte qui, particulièrement pour Malcessati, est sans proportion avec l’outrage subi. À l’instar du héros de Dumas, tous les deux souffrent une véritable Passion et reviennent d’entre les morts pour juger les vivants. Chacun est animé d’un sentiment de toute-puissance qui le place au-dessus de l’humaine condition et l’autorise, comme le dieu de l’Ancien Testament, à faire retomber les fautes des pères – ici des mères – sur leurs enfants. Ce qui distingue ces personnages, c’est leur rapport au doute. Wolfgang von G***, comme Dantès, en vient à douter de la légitimité de sa vengeance et de la pertinence d’y avoir assujetti presque toute sa vie d’homme. Don Carlo est effleuré par ce sentiment mais  il s’en est prémuni par avance : un autre exécutera, après sa propre mort, la sentence qu’il a prononcée.

PHIL :

Les deux vengeurs/manipulateurs (Carlo et Wolfgang) sont placés dans une singulière symétrie, chacun formatant avec un cynisme ignoble un disciple enamouré (Atanasio et Raphael) et chacun aboutissant au même carrefour de l’accomplissement, du doute et du renoncement. Reste à voir si la symétrie se poursuivra jusqu’au bout ou si les voies finales empruntées seront contrastées.

Où l’on reparle des champignons

Nos actes sont aussi mystérieux que nos pensées. Leur motivation réelle nous échappe, la raison de leur surgissement soudain nous demeure obscure. Que dire alors de leurs conséquences ? Notre vie est tissée de bifurcations, de ruptures inattendues, de rebonds et sursauts. Face à cette inextricabilité des causes et des conséquences, la métaphore des champignons éclot dès Retour à Montechiarro :

« Des champignons, s’exclame Asmodée Edern, (…) essayez d’en cultiver, vous ne produirez au mieux que d’insipides morceaux de caoutchouc. Il n’est pas possible de prédire avec précision où et quand surgiront les plus savoureuses et les plus rares espèces ! Car ce qui jaillit de terre et dont nous nous délectons – quand c’est comestible – n’est que le stade ultime d’un processus souterrain largement incontrôlable. Le mycélium s’étend, se ramifie, se cherche un autre mycélium. Tout à coup, la rencontre se produit. Si la chaleur et l’humidité idoines s’en mêlent, le fruit bondit de terre en un jet victorieux. On l’attendait ici, il jaillit là ; on le voulait aujourd’hui, il ne viendra que demain. Le champignon est enfant de bohème… Ce mycélium qui s’étend, c’est notre volonté, notre pouvoir ; quand l’union est harmonieuse, quand les forces se complètent, se conjoignent en un pouvoir qui construit, le champignon est succulent ; quand l’un domine l’autre et accapare sa force pour bâtir un pouvoir qui contrôle et domine surgit l’amanite phalloïde ! ».

La rencontre des mycéliums est à l’image de nos destinées : elle relève de lois qu’à défaut de les connaître nous nommons « hasard », « coïncidence » ou encore « providence ». Elle est imprédictible pour la seule raison qu’un certain nombre de ses variables nous resteront toujours inconnues.

Asmodée Edern s’apparente à un ange gardien à la bonté facétieuse : il aime susciter des rencontres et prendre le risque qu’elles ne se produisent pas. Il ne se prétend pas l’incarnation du Bien : il n’est ni Dieu ni l’un de ses saints ; sa spiritualité se passe de religion mais aussi de divinité. La souffrance lui est odieuse comme une obscénité dans laquelle ne gît aucune rédemption. Asmodée ne se résout pas à ce que « l’arbre de nos possibles pousse à l’envers ». Une dimension spinoziste colore sa volonté incessante de susciter les bonnes rencontres et de favoriser chez chacun la capacité à persévérer dans son être le plus authentique : la vie, pour lui, devrait être un déploiement et non un repli progressif. À l’inverse, don Carlo campe sur le versant maléfique de la théorie des mycéliums. Elle fonde sa stratégie du mal. Dans sa lettre cachetée déposée chez le notaire à l’attention d’Atanasio, il écrit :

« Depuis des années, j’ai posé des actes qui sont autant de mycéliums lancés dans l’aléatoire relatif de l’existence. Tu es l’un d’eux. Il y en a d’autres et j’ignore les fruits que produiront vos rencontres futures. Je l’ai voulu ainsi. Ce que je sais : l’introduction de ton mycélium sera déterminante, un puissant automne dans un sous-bois gorgé d’espérance et de désespérance, bientôt couvert de champignons à la comestibilité encore indéterminée. Cela me suffit ; je ne veux plus laisser au réel la chance de me déce­voir. Et pour ce qui est du poison, j’en ai absorbé assez pour me pourrir le corps et m’ôter tout espoir d’échapper à la plus misérable et effroyable fin, dont l’accident qui m’a cloué sur cette chaise et poussé à rédiger ce testament est une péripétie majeure. Je n’ai pas tout laissé entre les seules mains du hasard et c’est la raison de mon autre passion, qui n’a jamais manqué de t’intriguer. Lorsque je t’amenais auprès des enclos où caracolaient mes chevaux. »

La métaphore des mycéliums se conjoint ici à celle des chevaux, la seconde passion de don Carlo. Ce sont des animaux que l’on dresse et dirige. Il présente d’ailleurs les cinq portraits qui accompagnent sa lettre cachetée comme ceux de cinq chevaux que, par-delà sa mort, il fantasme de conduire, comme à la longe, vers le drame final. Revendiquée avec le même entrain par Asmodée Edern et don Carlo, l’image des mycéliums ne serait-elle pas aussi une allégorie de l’ambivalence de toute théorie, que chacun peut tirer à soi selon ses propres visées ?

Tristan et Yseult

Alors que Wolfgang la presse de s’enfuir avec elle, Alba s’interroge :

« Bien sûr, elle aurait voulu comme Wolfgang n’être qu’à deux, affranchis, et à Venise ; mais avait-il songé à Tristan et Yseult, qui se retrouvèrent libres et pour ainsi dire nus dans la forêt après que le roi Marc les eut chassés, et qui finirent par ne plus supporter l’ennui de cette vie qu’ils avaient crue idyllique ? »

La réponse de Wolfgang fuse :

« Tristan et Yseult n’ont pas été à la hauteur de leur amour. »

Ce renversement du mythe de l’amour absolu a de quoi surprendre. Mais, à la vérité, rien dans la vie ne peut être à la hauteur de cet amour. Tristan et Yseult s’aiment, c’est entendu, mais que dire de plus ensuite ? Répéter en boucle, comme le suggère Michel Zink, le mot « amour » ? Dans la vie, nous souffle François Mauriac, « Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort ». Libre, violente, excessive, passionnée ou désespérée mais sachant au besoin tenir ses émotions à distance, Alba ne veut rien de tout cela : ni l’amour serein de deux amants légitimes ni sa dégradation en un banal adultère. Alba est décidément un personnage complexe. L’évocation d’Yseult m’a immédiatement fait songer, par contraste, à La plage d’Ostende de Jacqueline Harpmann. Son héroïne, Émilienne, décrit ainsi le sortilège de son amour pour Léopold :

« Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi. Il se serait défendu s’il l’avait pu. »

Alba est à l’extrême opposé de cette attitude. Très tôt, cette dépossession de soi, elle la ressent comme une menace. Plus encore lorsqu’elle se mue en une emprise la conduisant sur la pente du crime. Plus jamais ensuite elle n’aura d’autres amants que de passage.

L’ombre de Tristan et Yseult s’étend à Raphael et Laetitia, tant c’est aussi un philtre d’amour qui semble les avoir précipités dans les bras l’un de l’autre. Hans Kapper n’a rien négligé pour forger les inclinations de Raphael et rendre, le moment venu, l’attrait de Laetitia irrésistible : pendant plus de vingt ans, il a « instillé chez le jeune homme un poison subtil », « l’a à jamais rendu insensible aux beautés septentrionales et asservi, comme le philtre l’avait fait pour Tristan et Yseult, à cette beauté pour laquelle son cœur avait été patiemment façonné ». Ce couple s’oppose trait pour trait à celui, diabolique et éphémère, d’Alba et de Wolfgang.

L’amour et la haine

L’amour et la haine ne sont pas si éloignés qu’ils paraissent, opposés mais contigus. On passe d’autant plus aisément de l’un à l’autre qu’ils obéissent à des lois semblables. Wolfgang von G*** en est la parfaite illustration. Rejeté par sa maîtresse, il transpose dans ses relations avec l’enfant, mais en la renversant, l’asymétrie de ses sentiments amoureux. L’amour que l’enfant lui témoigne devient le support de sa haine :

« Il avait découvert, à travers ces années, que la haine était aussi difficile que l’amour, et aussi dévorante. Mais peut-être aussi nourrissante, capable de combler un homme ou une femme, et de lui faire oublier tout le reste – surtout quand ce reste pesait si peu. Aimer quelqu’un qui ne vous aimait pas ou qui ignorait tout de votre amour était une douleur, une souffrance que l’amoureux transi prenait souvent plaisir à maintenir, car le sentiment sans écho, le don sans réciprocité est préservé de l’usure et de la déception. L’autre demeurait inaccessible, sans doute, mais inaltéré, soumis à l’image que s’en était forgée l’aimant. Dans la haine, Hans avait retrouvé la même alchimie terrible : haïr quelqu’un qui vous aimait, ou quelqu’un qui ignorait tout de votre sombre passion. »

Wolfgang alias Hans traîne aussi avec lui une enfance toxique – meurtre du père légitime, suicide de la mère – dont il espérait guérir dans les bras d’Alba. Ses relations avec elle s’en ressentent : la chaîne rompue de l’amour maternel a contribué à une personnalité inaboutie ivre d’un désir de fusion et de contrôle. Certes, l’élément déclencheur de sa vengeance est la trahison d’Alba mais on subodore que la frustrante impossibilité d’une union totale avec l’autre, que chacun expérimente dans sa vie, ne pouvait chez cet être incomplet mener qu’au langage de la violence.

L’inceste

Depuis les premières pages du cycle, le soupçon d’inceste pèse sur Raphael et Laetitia. Sont-ils demi-frère et demi-sœur ? Nous ne dévoilerons pas ce secret. L’important c’est que tous deux acquièrent en chemin la certitude du lien de sang qui les unit.

Avec des variantes importantes, l’interdit de l’inceste est présent depuis des millénaires dans toutes les cultures et singulièrement dans la culture chrétienne, qui en a élargi le périmètre. Dans ce contexte, Raphael – davantage que Laetitia – affiche une conception très singulière du tabou universel :

« Quels terribles secrets abritent les familles ! Pour autant, cela mo­difiait-il quoi que ce soit à l’amour qui nous liait ? Depuis la naissance de son fils en Toscane, Lætitia savait qu’elle ne pourrait plus enfanter ; et ce qui avait terni notre joie apparaissait désormais comme un signe du destin bénissant notre union. Mais Lætitia partagerait-elle cette vision ou, terrifiée par le poids du tabou majeur, me rejetterait-elle ? »

Subrepticement, Raphael tourne le dos à la condamnation sociale et culturelle de l’inceste pour n’en retenir que les conséquences biologiques : la stérilité supposée de Laetitia bénit leur union.  D’absolu, l’interdit se fait plus relatif.

Il est toujours amusant et instructif de repérer les parallèles entre la fiction et la réalité. À côté d’un bienvenu durcissement de la condamnation de l’inceste, la jurisprudence récente présente elle aussi certains accommodements tout aussi légitimes. Ainsi, en 2017, alors que la loi ne permet pas à deux individus de reconnaître leur enfant s’il est issu d’une relation incestueuse, la Cour d’appel de Caen a refusé de faire disparaître l’un des deux parents de l’acte de naissance d’une petite fille, dont le père et la mère ont découvert après la naissance qu’ils étaient demi-frère et demi-sœur.

Sous le regard d’Antigone

Antigone est citée à huit reprises dans le roman. Chacun connaît ce mythe introduit par Sophocle et le théâtre grec. Antigone est née de l’inceste involontaire entre Œdipe, fils de Laïos, et Jocaste, reine de Thèbes. Elle est donc à la fois fille et sœur d’Œdipe. Elle est aussi la sœur d’Étéocle, Polynice et Ismène, les autres enfants d’Œdipe et de Jocaste.

 À la mort de leurs parents, Etéocle et Polynice se partagent le pouvoir sur Thèbes : ils seront rois à tour de rôle, une année sur deux. Au terme de la première année, Étéocle refuse de céder la place à Polynice, qui déclenche alors la guerre avec le secours d’armées étrangères. Les deux frères s’entretuent et le pouvoir échoit à Créon, oncle d’Antigone. Pour assoir son autorité, Créon ordonne des funérailles grandioses pour Étéocle et refuse toute sépulture au traître Polynice dont la dépouille sera abandonnée aux corbeaux. Antigone ne peut accepter que l’âme de son frère soit condamnée à une errance éternelle. Elle projette d’ensevelir son frère en secret avec l’aide de sa sœur Ismène. Prudente, celle-ci refuse. Antigone agira donc seule. Après une première tentative avortée, Antigone est arrêtée. Créon qui répugne à supplicier sa nièce lui enjoint de renoncer. Antigone s’obstine au nom des lois non écrites qui s’imposent à la conscience de tous. Elle est donc condamnée à mort.

Intransigeante, ivre d’absolu, généreuse et cruelle, fascinée par la mort, Antigone a pu être qualifiée de « diamant noir ». C’est un personnage ambigu. Il n’est donc pas surprenant qu’elle inspire des personnalités aussi différentes qu’Alba et Raphael. Sans doute l’inflexible Alba voit-elle avant tout en Antigone le symbole d’un refus de l’oppression masculine et d’une intransigeance sans partage qui correspond bien à sa personnalité rebelle et parfois capricieuse. On n’est pas étonné que ce soit par la musique de Mendelssohn que Raphael, au naturel plus doux, soit éveillé au mythe d’Antigone. Lui, qu’une éducation largement orientée par Wolfgang incline davantage à la soumission, se dévoile à lui-même lors de l’écoute de cette magnifique musique de scène. Pourtant plus proche de la prudence d’Ismène, il est touché par une forme de révélation qui change peut-être – à l’instar, chez les mycéliums, du plus ou du moins de chaleur à un instant donné – le cours de sa vie :

« Mais il est des circonstances où on ne peut pas être prudent, n’est-ce pas ? Quand je dis que l’on ne peut pas, je pense qu’on a même l’obligation de ne pas l’être. L’imprudence est parfois la seule réponse à l’injustice. »  

Le refus d’Antigone et la révolte camusienne se rejoignent.

La consolation de l’art

Asmodée Edern surgit le plus souvent dans la vie des personnages du cycle à un moment de souffrance, d’équilibre instable, de crise, de doute existentiel, de bifurcation possible vers le Bien ou le Mal. Alors, il emmène le pauvre égaré devant les toiles de Véronèse, Titien ou Tintoret, avec une prédilection pour ce dernier, le plus indépendant et le plus rebelle des trois. Qui, par ses audaces et la sensualité cachée de ses toiles, nous suggère que l’on ne peut pas vivre uniquement de prières et d’élévation ; « il nous faut aussi le contact d’une peau contre la nôtre ».

J’ai toujours, dit Asmodée, « considéré que le spectacle de l’art était le plus puissant des réconforts. L’art se construit souvent sur la souffrance et l’ordure, qu’il distille en beauté. Et notre émotion tient autant dans la splendeur que dans le souvenir de l’horreur ». Dans un monde lacéré de souffrances, l’art témoigne que du pire peut sortir le meilleur. Il nous met aussi subtilement en garde contre les puritanismes et fanatismes de tout ordre. Un autre monde est possible si nous ne renonçons pas à la lutte acharnée pour la beauté.

Conclusions

« Mais la vengeance a-t-elle jamais consolé d’un amour perdu ? » Rarement épigraphe a été mieux choisi : tout le roman en découle et y aboutit. Mené comme un thriller dont le suspense ne faiblit à aucun moment, le roman explore les affres de la vengeance et le mécanisme de l’emprise. L’entrecroisement des destins, le dédoublement des identités et les généalogies tourmentées auraient pu perdre le lecteur. C’était sans compter avec une passion d’enfance de Vincent Engel : le jeu de Lego ! La construction du récit est joyeusement complexe et totalement imparable. Le plaisir de la lecture est constant comme dans les meilleurs Dumas.

PHIL :

Il y a quelque chose de l’effet Rashomon dans ce livre. Comme dans le film de Kurozawa, qui a été précédé par La pierre de lune de Wilkie Collins (pour moi, le plus grand roman romanesque du 19e siècle), nous percevons le récit différemment au gré des angles offerts par les différents protagonistes. Ainsi, auprès de don Carlo, nous percevons Alba comme un monstre, une de ces femmes fatales des films noirs américains. Mais de la découvrir ensuite enfant puis adolescente à Venise chamboule la perspective.

Manipulation et vengeance ! Ces deux thématiques sont si présentes, absorbantes, et si sombres, qu’elles induisent mon bémol à propos de ce 4e volet. À y regarder en surplomb, les autres volets voient la lumière s’infiltrer à travers les ténèbres. Asmodée, Baldassare, Bonifacio, Ulisse, Agnese, etc. déposent des touches de sublime sur la noirceur du monde. Ici… Même les amours de Raphael et Laetitia mettent parfois mal à l’aise…

Mais…

Mon bémol se situe a posteriori de ma lecture du cycle entier et en comparaison des autres pans de l’ensemble. Un hasard a voulu que je lise Le miroir avant les 3 premiers tomes. Ma première lecture (en fin 2022) avait été très positive. Dans un premier article, sommaire, paru en janvier 2023 dans Les belles phrases, j’avais décrypté toutes les lignes de force de l’auteur, perçu, très ému, de nombreuses convergences avec mes prédilections de lecteur, d’auteur :

« Le nombre de pages, les années qui défilent, le titre, les décors (Venise et ses palais déliquescents, ses gondoles et ses ponts, Milan et son opéra, l’Allemagne, les États-Unis, Genève), les thématiques (la vengeance, l’amour passion), l’époque (19e siècle), la bande sonore (Liszt, Schubert, etc.), tout concourt à nous transporter dans un univers d’un autre temps, qui croiserait Balzac et Dumas. Il fallait oser aller à contre-temps tout en échappant aux écueils de l’entreprise, en modernisant l’ensemble en douceur, en privilégiant une grande fluidité de langue et de mouvement. Au large les digressions pesantes et les descriptions trop longues ! Toute la place est offerte aux personnages et aux trames qui les connectent, les décors et les atmosphères sont esquissés à la manière d’un coup de crayon d’Hugo Pratt, un pointillé laissant notre imaginaire compléter le tableau à partir de nos réminiscences de films, de documentaires. »

Ah ! Encore !

Toute l’œuvre de Vincent Engel est peuplée d’échos, de signes. Volontaires et donc conscients pour la très grande majorité, bien sûr. Mais… Vouloir contrôler et créer la magie est peut-être dangereux, elle pourrait quitter les pages et s’insinuer dans la vie. Pour le pire, ou pour le meilleur. Et donc… ? La femme du gondolier Giovanni, qui figure dans le récit l’épouse réelle, la moitié d’un couple qui vivra tranquillement sa vie, hors dérives du rêve, de l’ambition, de la jalousie, etc., et prolonge le contrepoint conjugal du « romansonge » initial, s’appelle Lucia. Comme le personnage qui clôt le 5e tome (publié en 2023), en écho à la compagne actuelle de Vincent Engel, Lucie. Celle-ci lui a ouvert une nouvelle et heureuse tranche de vie, mais… avant 2016, lors de l’écriture du Miroir, il ne la connaissait pas. Prémonition ?

En off, l’auteur, alerté, s’amuse de mon trouble et l’aggrave : il a rencontré sa Lucie après l’écriture d’un ouvrage pour la jeunesse, Et si Lucie…, publié en 2019. Prémonition !

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les quatre premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre revue en ligne Les phrases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

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LES PHRASES BELGES (7) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : « LES ABSENTES » de VINCENT ENGEL par Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

LES PHRASES BELGES (7)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 4

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Troisième tome : LES ABSENTES

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle. Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les tomes réédités dès mai puis un 5e, inédit. Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Les absentes, Jean-Pierre est aux commandes dans les deux premières parties, Philippe dans la troisième.

Editions

Avant la présente réédition (639 pages), le livre a d’abord été publié par Lattès (Paris, 2006).

Puis par Le livre de poche (Paris, 2008).

Le pitch

Sur le site du Livre de poche :

« Dans la Toscane du XIXe siècle, autour de Montechiarro, grandissent Gioacchino Brucola et Domenico Della Rocca. Le premier, enfant sensible mais désabusé, va conduire sa famille à la ruine avant de vivre une vie d’aventures qui le mènera de Venise aux Pouilles, en passant par Paris. Quant à Domenico, abandonné par sa mère, la belle et sombre Laetitia, il demeure inconsolable et s’enferme dans ses songes. Tout les sépare et pourtant le même chagrin les ronge, l’absence d’une mère, l’absence d’une femme. Quelquefois, nos fragilités tissent des liens à notre insu, et la vie rejaillit.

Vincent Engel signe ici le second volet de sa grande fresque familiale, Retour à Montechiarro. »

Curieusement, ce texte de présentation fait l’impasse sur le deuxième roman du « cycle toscan », Requiem vénitien, et, plus encore, sur la troisième partie des Absentes, la plus longue (la plus importante ?). Le site de l’auteur, a contrario, place ce troisième fil au centre de ses préoccupations :

« C’est l’histoire d’un jeune homme, Baptiste Morgan, qui rêve de devenir écrivain et dont la mère est en train de mourir d’un cancer. Lors d’un voyage à Venise, en 1985, il vivra une éducation sentimentale et littéraire au terme de laquelle, grâce à des éléments disparates récoltés dans la Sérénissime sous les auspices d’un maître mystérieux, il pourra peut-être, à travers l’écriture d’un roman, apprivoiser l’absence. »

Tout en évoquant les deux autres fils, comme s’il y avait un grand écart entre les deux blocs narratifs :

« C’est (NDLR : aussi) l’histoire de deux familles toscanes, les Brucola et les Della Rocca, au dix-neuvième siècle, unies par une haine et une vengeance absurdes, à travers le destin de deux hommes marqués l’un et l’autre, mais si différemment, par l’absence de quelques femmes, mères ou amantes. De leurs destinées resteront quelques traces qui serviront peut-être, un siècle plus tard, à un très jeune écrivain en herbe confronté à la maladie de sa mère. 

  1. LES OUBLIÉES (1810-1889)

par Jean-Pierre Legrand (Philippe Remy-Wilkin au contrepoint)

Retour dans le Val d’Orcia

Année 1833. Nous sommes dans le Val d’Orcia, dans le domaine des Brucola, à deux pas de Montechiarro et de la villa Bosca. En pays de connaissance donc. D’autant plus qu’en tournant la dernière page de la première partie de Retour à Montechiarro, nous quittions un drame sanglant survenu en 1889 : Gioacchino Brucola se tirait une balle dans la bouche après avoir sauvagement assassiné le comte Della Rocca, qu’il tenait pour responsable de la débâcle familiale. Traité de manière elliptique, le personnage de Gioacchino échappait pour une large part à notre vue.

Avec Les oubliées, nous remontons le cours de son histoire familiale. Nous découvrons l’âcre ressentiment, fait d’humiliations et de blessures narcissiques, qui lentement va le dévorer. L’intérêt de la narration se déporte du dénouement que nous connaissons déjà vers la trajectoire qui y conduit et dont nous ignorons tout.

PHIL :

Notons une sorte de prologue, en 1810, avec un court fil narratif autour d’une Arianna, devant épouser Anastasio Brucola, le père de Gioacchino : Arianna sera le premier fantôme du roman, hantant aussi bien son fils que Domenico Della Rocca, sorte d’écho au fantôme de la mère de ce dernier, Laetitia.

Un détail technique : « Brucola », dans cette édition, remplace les « Bruchola » des éditions précédentes (et nous avons uniformisé, par souci de cohérence, dans les citations du début d’étude).

Un contrepoint : un lecteur qui lit les romans du cycle dans le désordre, ou qui ne les lit pas tous, n’aura pas la même perception, certaines fonctionnalités n’entreront pas en ligne de compte. Chaque roman, chaque partie offrent donc différents niveaux de dégustation… comme la vie. Une mise en abyme de la recherche de l’or des temps ? Qui ne se gagne que par l’approfondissement, l’élargissement de la focale ?

Des personnages contrastés

Les oubliées nous replongent dans les années du Risorgimento. Une petite noblesse de propriétaires terriens, incarnée ici par les Brucola, s’accroche à son passé et exploite sans vergogne une paysannerie misérable. Mal gérés, leurs domaines s’appauvrissent. Le faste dispendieux de fêtes incessantes camoufle mal la déliquescence de cette société à bout de souffle qui sera bientôt supplantée par la bourgeoisie montante.

C’est sur cet arrière-plan de profond déclin que se dessinent différentes figures. Tout d’abord, Anastasio Brucola. C’est sur lui que repose l’avenir de sa lignée. C’est un médiocre, qui respire la fin de race :

« (…) un front lisse que ne ridait aucune pensée trop profonde, aucune inquiétude véritable ; un ventre qui marquerait, au gré des ans, la satisfaction d’exister et celle, plus grande encore, de s’en aller, d’un pas mesuré, vers un repos éternel. »

Par son oisiveté dolente Anastasio exprime à merveille l’usurpation sociale qui asservit la paysannerie pauvre à la noblesse provinciale. Elle se prolonge de l’assujettissement des femmes à la suprématie satisfaite de leurs maris. Précisément, la grande affaire du moment est de trouver pour Anastasio l’épouse qui assurera sa descendance : c’est la mission que s’est assignée sa sœur aînée Paulina qui, à 29 ans et sans mari, s’est promis de ne quitter le domaine qu’une fois confortée la pérennité de la lignée. Paulina est un concentré de ressentiment : victime de son milieu, qui tôt transforme les jeunes femmes en vieilles filles, elle devient un bourreau dont l’acrimonie ronge la vie, la sienne et celle de ses proches, qu’elle s’emploie à dévaloriser.

Suit une triade d’épouses. La première est la délicate Arianna, une sorte d’Ophélie, dont elle partage le triste destin, une fleur qui désormais sera « sans rêve, soumise à la cueillette ou à la faux du faneur ». A ce titre elle constitue un double inversé de la princesse Laetitia : l’une refuse le triste destin des femmes en s’enfonçant dans la mort, l’autre en bravant tous les interdits imposés à son sexe. La deuxième épouse, Cristina, ramène un peu de vie mais meurt en couches. La dernière sera la bonne, Albertina, une jeune brunette que Paulina a jetée dans le lit de son frère et qu’Anastasio consent à épouser la cinquantaine sonnante. C’est une orpheline bien née mais désargentée. Eduquée pour jouer le rôle ancestral dévolu aux femmes, c’est avec une sorte de passivité débonnaire qu’en bonne épouse elle offre « ses entrailles, son corps, sa jeunesse, sa vie, ses rêves ».

Quatre garçons naissent : Guglielmo, l’aîné, jouisseur libidineux, pervers et influençable ; Gioacchino, un garçon sensible mais que les blessures narcissiques déportent vers le Mal – nous reviendrons à lui plus longuement – ; Alfredo, plus en retrait, dont la spiritualité se dévoie en superstition, et Geronimo, déficient mental profond, qui sera traité comme une bête.

PHIL :

Arianna est une mise en abyme de l’art romanesque de Vincent Engel à travers le « cycle toscan » (ou « monde d’Asmodée Edern »). Sublime mais abstraite de la vie, elle illumine quelques pages et disparaît, en ayant creusé l’appétit d’investigation du lecteur. Quel est le lourd secret qui la leste ? Un inceste ? Qui renverrait là aussi à l’un des leitmotivs qui parcourent la fresque globale. Ange et futur fantôme ?

Gioacchino : le chemin de la perversion

Les oubliées est un récit dur, violent, sans guère d’espoir. Il est largement centré sur le personnage de Gioacchino, le deuxième de la fratrie Brucola. C’est un être sombre et cruel ; une nouvelle variation sur le thème du Mal mais plus encore sur l’intrication indémêlable de non-dit, d’affections défaillantes, d’idéaux fracassés et de blessures intimes qui peut y mener. Vincent Engel réalise un tour de force : il campe un personnage qui franchit toutes les limites de l’horreur sans que jamais le sentiment d’humanité qu’il inspire ne se désintègre totalement. Au-delà du dégoût mêlé d’effroi, quelque chose encore vibre en nous à la vue des failles de ce vieil enfant meurtri qui n’a tenu aucune des promesses qu’il portait en lui. La vision terrifiante du Mal plonge dans la complexité extrême de l’âme humaine.

A l’ombre d’un père jouisseur et complaisant, d’une mère à la mollesse béate, Gioacchino est tout d’abord un jeune adolescent sensible que l’absence d’autorité véritable et l’aisance de sa situation ont rendu très sûr de lui. La vie lui plaît dans l’espèce de permanence dont témoignent les êtres qui l’entourent et les commodités liées à sa classe sociale. Le temps est pour lui une notion encore abstraite qui n’a « d’autre fonction que d’accroître sa force et de le faire grandir, ainsi que ses frères ». Les gens sont ce qu’ils paraissent être. Gioacchino a confiance en eux autant qu’en lui-même. Cette coïncidence presque heureuse va pourtant s’évanouir sous l’effet dissolvant du doute, de la haine et du cynisme instillés par la tante Paulina qui, profitant de l’effacement des deux parents, s’arroge l’autorité familiale. Lors d’une violente altercation, celle-ci humilie l’adolescent et le renvoie à une vision désabusée et instrumentale du monde :

« Tu es un idéaliste, mon pauvre enfant ! Tu te laisseras dévorer tout cru, et les autres triompheront sur ton cadavre ! Vois les choses comme elles sont et non comme tu les imagines ! Et les choses sont laides, Gioacchino ; les gens trichent, mentent. Les hommes ne pensent qu’à profiter des femmes, les femmes ne pensent pas ! »

Ebranlé, Gioacchino se prend à épier ses proches. Le processus est inexorable et désastreux : « il découvre des étrangers » en même temps que les complaisances sexuelles imposées par son père et son frère aîné aux jeunes servantes. Lui-même, blessé dans son orgueil, rencontre un monde avili. Sur cette faille se construit une personnalité de plus en plus perverse et narcissique bâtie sur l’emprise, la puissance sexuelle et la jouissance obtenue de femmes toujours davantage réifiées.

Le déroulement du roman suit de manière très subtile l’évolution de cette perversion, qui chemine de la rancœur à la haine. Gioacchino bâtit progressivement une vérité alternative de plus en plus prégnante. Il développe une sorte de narratif autobiographique où se mêlent l’ombre des premières épouses de son père et les prétendues menées hostiles de Coniglio et Della Rocca :

« Petit à petit, cette légende construite sans grande cohérence se substitua à sa mémoire, ou s’y imbriqua si intimement qu’il ne fut plus possible de nettoyer cette dernière ni d’y trier la part de vérité et celle d’invention. »

L’enchaînement progressif des échecs est dévastateur. Le mur du mensonge monte d’autant plus haut qu’il n’y a plus derrière que le vide et son risque de décompensation psychologique.  Pas de marche arrière possible pour qui ne craint plus qu’une chose : l’humiliation. Elle viendra et, avec elle, l’horreur et le crime.

PHIL :

Cette partie I séduit nettement moins que Retour à Montechiarro sans que, par un faux paradoxe, cela ne nuise à sa réussite. L’auteur a volontairement édifié un microcosme Brucola qui est une contre-utopie glauque en contrepoint du cénacle lumineux (Bonifaccio Della Rocca/Baldassare/Coniglio) offert par le premier tome du cycle. Un repoussoir des valeurs idéales véhiculées ailleurs ? Une lecture élargie de l’œuvre de Vincent Engel dévoile une reproduction de ces schémas Black Book/White Book. Qui disent la vérité d’un monde ô contrasté. A tel point qu’à croiser les dérives complotistes des Brucola, leur fabrication d’un récit alternatif, on songera à Poutine, Trump et autres monstres politiques.

L’empreinte des femmes

Focalisées sur Gioacchino Brucola, Les oubliées portent néanmoins l’empreinte profonde des femmes. Tout d’abord, la princesse Laetitia dont l’évocation reste très impressionniste et énigmatique. Elle nous demeure inaccessible. Depuis le « romansonge » Raphael et Laetitia, le halo de sa beauté solaire continue de filigraner l’œuvre. Mais, dans son sillage, par un paradoxe qui est aussi celui de la vie, l’ombre domine : par son départ, elle a livré son fils à une insondable tristesse ; par sa présence fantasmatique et idéalisée, elle a cristallisé chez Gioacchino un désir frustré, ferment de sa haine à l’égard des Della Rocca. Lumineuse, Laetitia a pourtant la semblance d’un sortilège.

Pour ce qui est de la lignée des Brucola, la triade des épouses sonne comme l’écho de son épuisement, comme si sa perpétuation se heurtait au principe de sa disparition inéluctable. Arianna se donne la mort, Cristina meurt en couches et Albertina s’efface, laissant tout l’espace à Paulina qui lentement se dessèche et se confit en aigreur et dévotion.

Laetitia mise à part, deux femmes font jeu égal avec les hommes : la marquise Hélène (nous ignorons son nom véritable, elle a toutes les allures d’une courtisane) et Silvia. Cette dernière est une pauvresse, compagne de Gioacchino et mère de ses deux enfants, Nicolas et Aurora, que nous retrouverons plus tard. Elle est devenue l’unique femme avec laquelle il puisse coucher sans la violer. Elle seule peut l’affronter, lui dire la vérité. Devant elle, tête basse, le regard perdu, misérable, peut-être se souvient-il de l’adolescent qu’il fut au seuil de sa vie dissolue et meurtrière. Hélène mérite qu’on s’y attarde. Très belle, riche et spirituelle, c’est une femme aux mœurs fort libres, sexuellement exigeante et qui choisit ses amants avec le même soin qu’un maquignon ses chevaux. C’est une mondaine dont la seule raison de vivre est « de jouir de tout et de tous ». Le personnage est néanmoins intéressant en ce qu’il inverse les rôles habituels d’un jeu sexuel dominé jusque-là par les hommes. Mais, surtout, c’est la première des femmes du roman qui, explicitement, revendique les plaisirs du sexe et attend de son partenaire qu’il les lui procure. Dans l’ironie de sa maîtresse insatisfaite, Gioacchino, pauvre guerrier en déroute, verra le rappel insupportable de sa faiblesse insigne.

Dans notre étude du premier tome du cycle, j’avais avoué mon trouble face à la morne trivialité qui, dans Retour à Montechiarro, nimbait tout ce qui touche à la sexualité. Ici, le plaisir féminin surgit mais sans perdre le caractère instrumental qu’il semble avoir emprunté à celui des hommes. Il faudra attendre le volet suivant des Absentes pour découvrir une relation homme-femme plus équilibrée. Je n’en fais nullement grief à Vincent Engel. Son roman plonge ses racines dans un XIXe siècle qui ignore encore presque tout du plaisir féminin.  Les relations sexuelles sont alors perçues comme violentes, intenses mais brèves, « marquées par l’ardeur conquérante de l’homme et la vigueur de son assaut » qui, dans la croyance de l’époque, conditionnent la jouissance de la femme. Le romancier pouvait difficilement adoucir le trait sans sombrer dans l’anachronisme.

PHIL :

On ne peut évoquer « l’empreinte des femmes », fascinante, omniprésente dans cette partie, dans ce roman et dans le cycle entier, sans mettre en avant le thème de la mère, de la « mère absente ». Il surgit dès la première page, pour expliquer ce que devient Paulina :

« (…) la vie avait choisi pour elle, elle était restée parce que les autres étaient parties, à commencer par leur mère, morte avant que le fils tant attendu eût atteint sa dixième année. »

Comme Jean-Pierre l’a souligné, c’est l’absence des parents (mais, en fait, surtout l’absence de la mère) qui détruit Paulina tout en lui conférant un grand pouvoir. Son influence maléfique va corrompre le sensible Gioacchino et donc modeler sa trajectoire, celle de toute la famille et celle du sous-roman (les 225 pages de la partie 1), jusqu’à influer sur le cycle entier via la disparition de Bonifacio Della Rocca, le père de Domenico, etc. C’est, archéologiquement, le premier vestige d’un invariant qui se répercutera avec Laetitia, Arianna, la mère du héros de la troisième partie (le double de l’auteur), etc.

Un peu comme si l’on butait contre un péché originel, ou son explication. Même si les personnages ne réagissent pas identiquement à la perte.

A contrario de la femme « absente » (« oubliée », souffrante », « fantôme »), il y a une autre figure de femme, trop présente, manipulatrice, égocentrée et perverse, machiavélique et maléfique. Une démone ? La tante Paulina dans la partie I, la mère de la Letizia vénitienne de 1985 dans la partie III ; Donatella dans le Requiem ; Alba dans Le miroir des illusions (tome 4 du cycle, dont nous parlerons plus tard). Et, implicitement, déjà la mère énigmatique de Laetitia dans le « romansonge » initial ?  

La musique et l’ineffable

Dans le « romansonge » déjà évoqué, Raphael et Laetitia se rejoignaient dans l’ineffable des premières notes d’un quatuor de Mozart. Dans mon commentaire, j’avais souligné la joliesse de cette idée et l’importance de la musique pour Vincent Engel. Conjoindre la révélation amoureuse et l’expérience musicale m’était apparu d’autant plus pertinent que l’une et l’autre ont en commun quelque chose qui nous dépasse et constitue le vecteur d’une connaissance qui échappe à la raison. Cette scène constituait un climax dans le récit. Elle trouve un troublant symétrique dans Les oubliées où, sous les doigts de la princesse Laetitia, un mélancolique adagio déroule son ensorcellement et murmure à la conscience de Gioacchino l’ultime avertissement du destin. Ce dernier, venu surprendre Laetitia, ignore encore qu’elle est enceinte :

« Il attacha son cheval à un arbre et s’approcha de la fenêtre comme un voleur. C’était un adagio mélancolique qui, imperceptiblement, dessinait dans son âme les contours du vide qui risquait de le submerger – un vide qui, peut-être, murmurait le piano, n’était pas inéluctable ; Gioacchino n’était pas encore ce qu’il s’efforçait de devenir avec un acharnement endiablé, ou désespéré. Il arriva sous la fenêtre et se dissimula dans un énorme laurier-rose.

Il aperçut le profil de Lætitia, ses mains fines qui cares­saient les touches. C’était pour lui qu’elle jouait ainsi abandonnée, souriante (…). Gioacchino ne remarqua pas tout de suite que les mains de Lætitia étaient restées suspendues en l’air avant de se reposer sur les genoux. Le silence qui prolongeait cet adagio, c’était encore la voix de Lætitia. Le bruit du tabouret mit fin à l’enchantement. Gioacchino sursauta ; la pianiste s’était relevée et cambrait son dos, la main posée dans le creux des reins. Son visage était serein, angélique, si diffé­rent du masque impénétrable et dur qu’elle avait opposé à Gioacchino lors de leur première rencontre, plus désirable que jamais. Gioacchino n’avait qu’un pas à franchir, un bond et il se retrouverait devant elle ; elle tressaillirait sans doute, mais il l’apaiserait aussitôt, il avouerait le charme subi à son écoute, il redeviendrait l’adolescent ébloui, il la supplierait de reprendre ce morceau si… Ses yeux quittèrent le visage de Lætitia et descendirent, glissèrent sur son cou, sa gorge – le souffle du chevalier se faisait douloureux et court –, sa poitrine, son ventre… Il suffoqua, avortant le geste dont il n’avait pas encore posé l’ébauche. Ce ventre n’était pas celui de la cavalière surprise dans sa randonnée. Il s’était arrondi, une sphère douce et délicieuse sur laquelle Lætitia avait posé la paume, et qui parut à Gioacchino la plus monstrueuse des obscénités. »

Magnifique, cette page constitue à mes yeux le véritable pivot des Oubliées. Tout est encore possible. Gioacchino peut, s’il en a le mouvement, échapper à ce que lui dictent sa rancœur et sa volonté de domination. L’adolescent ébloui de jadis perce encore sous l’homme déjà cynique et violent. Mais l’enchantement se dissipe lorsque la musique cesse et, avec elle, cette espèce de connaissance subliminale qu’elle lui suggérait.

Nous retrouverons la musique et son pouvoir étrange aussi bien dans Les fantômes que dans Les souffrantes, où elle prendra une dimension quasi épiphanique. Nul doute que Vincent Engel partage, sur ce plan, l’esthétique romantique : la musique est l’art suprême, celui qui, peut-être, exprime le mieux l’indicible et l’essence même des choses.

PHIL :

Je ne puis que surenchérir, et renvoyer au Requiem vénitien, où la scène majeure du livre se déroule en musique, une musique, celle du mystérieux Giacolli, qui fait choir tous les masques, mettant à nu les sensibilités et les idées occultées. Nous nous étions appesantis sur ces pages sublimes. Mais la partie III des Absentes plongera plus avant encore dans la matière musicale, nous y reviendrons.

La Toscane : paysage humain

Comme dans Retour à Montechiarro, la Toscane imprègne les pages de sa beauté envoûtante. Ce qui m’a toujours frappé, dans ces paysages, c’est l’alliance indissoluble de la beauté et de l’activité humaine. Cela n’a pas échappé à l’auteur :

« (…) la vie était douce et Bonifacio l’aimait ordonnée et précise comme ces oliviers et ces vignes aux rangées rigoureuses et souples à la fois, qui donnaient, avec la mosaïque des champs en leurs états variés – de l’or du blé fauché aux bruns infinis de la terre labourée –, sa perfection au pays. Tout ici, depuis des siècles, avait été dessiné par le labeur de l’homme : les courbes, les chemins, les allées de cyprès ; il n’y avait pas un détail qui n’eût été apporté délibérément pour embellir le paysage et y rendre la vie plus simple. Bonifacio était res­ponsable de ces terres et de ceux dont la survie dépendait de ce que l’on produirait. La beauté, ici, était le signe de la réussite et de l’efficacité. »

Contrairement à ce que suggère une vision contemplative de la nature, les paysages qui nous touchent le plus par leur harmonie sont bien souvent de « fabrication humaine » : ils ont été largement sculptés de notre main. Dans le cadre du roman, cela débouche sur un paradoxe, qui signe l’incomplétude atavique des hommes, leur véritable péché originel : des générations de paysans ont fait de la Toscane un jardin splendide, dans lequel ils devraient pouvoir être heureux, et pourtant… Le malheur qu’entretiennent les hommes « est une injure à la beauté du monde ».

Le gras et le maigre 

Dès la lecture de Retour à Montechiarro, un détail m’a intrigué : l’importance récurrente donnée par l’auteur à certains traits physiques et, singulièrement, à l’obésité ou à son contraire, la minceur voire la maigreur. Cela fait curieusement songer à une forme de physiognomonie, très en vogue au XIXe siècle. Ainsi, dans le premier tome du cycle : Colluci, le fasciste, est un gros préfet haletant ; Agnese éprouve une répulsion pour le « corps puant et gras » de son odieux époux ; Filippo, le fils du notaire qui tourne autour de Michaella, est gros, flasque et vicieux… La constante traverse Les oubliées : Anastasio ne cesse de prendre de l’embonpoint ; son fils le surprend,  soufflant et transpirant, entre les jambes d’une bonne ; Albertina gonfle à vue d’œil, finit « paissant et béate » ; le très vicieux aîné de la fratrie Brucola devient « bouffi, laid à faire peur, le visage colonisé par l’alcool et la vérole » ; le cadet, déficient mental, enfle jusqu’à « une rose obésité qui parachève sa ressemblance avec les cochons ».

A l’autre bout du spectre, dans Retour à Montechiarro, Sébastien Morgan est un jeune éphèbe à la stature adolescente ; dans Les absentes, Alfredo, le moins barré des frères Brucola, est mince et d’une élégance naturelle ; Mestri le précepteur dévoué de Domenico, est long et maigre, l’intègre Coniglio père se signale par sa mince silhouette…

Face à cette accumulation certes répartie sur plusieurs centaines de pages, on discerne un motif qui semble nouer l’ascèse physique à l’ascèse spirituelle ou, à tout le moins, à une forme de maîtrise dont elle serait en quelque sorte le miroir. Certes, des exceptions significatives échappent à cette typologie. Ainsi Paulina se dessèche sur pieds, un peu comme si le resserrement pathologique sur sa hargne répondait à l’hubris obèse des autres membres de la famille. Et puis Gioacchino, figure du mal, est plutôt svelte et bel homme. Il n’échappe qu’en partie à cette dialectique « du gras et du maigre ». En effet, la cinquantaine venant, on le voit « resté mince, nerveux, souple et violent », comme « un chef ». Mince, ajoute l’auteur, « la seule résolution de sa jeunesse qu’il avait tenue ». Sa seule réussite ?

L’anticipation

PHIL :

L’anticipation ou la duplication, un phénomène récurrent du cycle ! Paulina manipule des poisons, un futur thème central du Miroir des illusions, le tome 4. Gioacchino est envoûté par la musique de Giacolli comme Donatella dans le Requiem, etc.

En collatéral, on méditera sur la signification souterraine d’une Beauté s’infiltrant dans l’âme des apôtres du Mal. Pourquoi ne parvient-elle pas à incurver leurs trajectoires ? Que signifie la distorsion entre leur perception et la suite qu’ils lui donnent ? S’agit-il d’ « artistes sans art » (selon une formule du cinéaste Jules Dassin), qui perçoivent trop pour se contenter de leur état mais sans avoir les moyens d’accéder à un autre état, dont l’entrevision les aveugle, les chavire, les consume de frustration et d’impuissance ? Il n’est qu’à écouter le père Baldassare (très peu chrétien, sur le coup) :

« (…) je doute que vous soyez jamais en mesure de comprendre. (…) Vous êtes transparent comme du verre blanc, Gioacchino. (…) L’amour est un mystère que vous ne percevrez jamais (…). »

2. Les fantômes (1850-1919)

par Jean-Pierre Legrand (Philippe Remy-Wilkin au contrepoint)

Retour à la structure tripartite 

Après l’intermède du Requiem vénitien, nous retrouvons la structure tripartite chère à l’auteur. Alors que Les oubliées s’achevait en 1889, cette partie II s’ouvre dans les mêmes lieux en 1850. Cette construction particulière créée un assemblage narratif très original, que l’on dirait chevillé à tenon et mortaise. L’effet de renforcement mutuel des deux récits est très réussi. La troisième partie commentée par Philippe nous fera faire un bon dans le temps, comme c’était déjà le cas dans Retour à Montechiarro, tout en entretenant des liaisons plus ténues mais extrêmement subtiles avec les deux autres volets.

            Focus sur des personnages attachants : Alberto Achilli, Clara De Pretis, le père Baldassarre, Pietro Mestri et Aurora

Ces personnages sont déjà apparus dans Retour à Montechiarro, Requiem vénitien ou encore dans Les oubliées mais, pour certains d’entre eux, selon un tour elliptique qui est une des marques de fabrique de Vincent Engel. L’auteur excelle à semer dans notre imaginaire des ébauches de personnages qui ne connaîtront leur plein épanouissement que plus tard dans le cycle. On les reconnait alors comme le son d’une voix que l’on sait avoir déjà entendue. Parfois, comme le père Baldassare ou Alberto Achilli, on croit les bien connaître, mais c’est une autre facette de leur vie ou de leur personnalité qui se dévoile.

PHIL :

J’ai parfois songé au formidable Rashomon (Akira Kurosawa, Japon, 1950), un film qui voit divers témoins raconter un fait divers, criminel, en lui offrant des perspectives très contrastées, jusqu’à multiplier l’appréhension d’un réel fuyant. Cette fiction a donné son nom à l’« effet Rashomon »,  qui inspira un épisode très remarquable de la série télévisée The Alfred Hitchcock Hour (qui a succédé à la mythique Alfred Hitchcock Presents). Dans J’ai tout vu, un motocycliste est renversé par un chauffard à un carrefour et les évocations des différents témoins se télescopent plus qu’elles ne se recoupent.

JEAN-PIERRE :

Trois couples vont se constituer au fil de la narration. Il serait malvenu de déflorer le récit. Retenons simplement ce fait rare dans tout le cycle : il s’agit de trois unions heureuses. Elles sont toutefois très dissemblables l’une de l’autre dans leur rapport à la sensualité et l’accordance des corps et des âmes qui s’étage de la félicité physique à l’offrande quasi mystique du corps en passant par l’amitié sublimée en amour d’un mariage tardif.

Au plaisir des retrouvailles se mêle l’émotion d’un adieu à l’un des personnages les plus attachants du cycle romanesque : le père Baldassare. Curieux bonhomme que ce prêtre au sacerdoce très laïc, qui préfère la terre au ciel, ne se reconnait guère dans une Eglise alliée des puissants et n’est pas loin de partager la lucidité ironique de ceux de ses paroissiens qui « in petto, clament l’inanité de la foi pendant qu’ils accomplissent leurs dévotions ». On devine dans ce cœur profondément miséricordieux, une spiritualité généreuse qui néanmoins incline vers l’athéisme : Dieu répète-t-il, « n’est qu’une image qui signe le manque d’imagination des hommes ». Peut-être le ciel de Baldassare est-il vide mais je pressens chez le vieux prêtre le désir ardent et néanmoins peu convaincu qu’il en soit autrement. A l’instant de mourir, ce n’est pas un sentiment de déréliction qui monte en lui mais le chant du monde. A la fin des fins, seul vivre aura importé.

PHIL :

Une confidence de Vincent Engel en off :  

« La mort de Baldassare, dans Les absentes, est un pastiche d’une phrase de Camus, je crois dans La mort heureuse, où il écrit qu’il aimerait mourir sur un chemin de Toscane, entouré de ces paysans. »

            Domenico : sous le signe de l’éducation sentimentale

            Le voyage de Domenico Della Rocca en Amérique, qui répond à l’invitation du mystérieux Thomas Reguer, occupe l’essentiel de cette partie du roman. Je dois bien avouer que Domenico n’est pas le personnage qui me passionne le plus. L’intérêt que je prends à sa récurrence est moins vif que pour d’autres et ceci d’autant que le récit lui-même, sauf en son début, m’a semblé moins captivant. Ce périple accuse quelques longueurs tandis que l’Amérique évoquée relève davantage d’un décor sans être aussi consubstantielle au récit que ne l’est par ailleurs la Toscane.

Ce n’est évidemment pas par hasard si Domenico rejoint l’Amérique : sa mère s’y est enfuie et son sort sur ces terres encore ensauvagées est resté mystérieux. Morte peut-être ou toujours en fuite sous une autre identité ? Mystère… Comme pour la princesse Laetitia quelques décennies plus tôt, le Nouveau Monde se charge pour Domenico de la valeur symbolique d’un possible renouveau personnel. Pourra-t-il saisir cette opportunité ?

Domenico est un être mélancolique enfermé dans le chagrin et les interrogations sans fin de l’abandon : il peine à « se placer dans le camp de la vie ». Thomas Reguer l’a bien compris qui, l’accueillant dans sa bibliothèque new-yorkaise, évoque d’emblée sa passion des livres et en particulier son admiration pour L’éducation sentimentale de Flaubert. Ce chef-d’œuvre «  ne parle de rien ou, plus précisément, du temps qui passe et d’une vie qui, de projets avortés en renoncements médiocres, échoue dans l’impasse d’une vieillesse où deux amis qui ont, en leur jeunesse, rêvé de gloires et d’amours resplendissantes se disent que le meilleur moment de leur existence fut une lointaine visite dans une maison close – scène que, non seulement, le romancier a pris soin de ne pas relater en son temps, mais qui s’avère en outre être une débâcle complète ! ». Faux roman de formation, puisqu’il y est surtout question de l’apprentissage désabusé de l’échec, L’éducation sentimentale équivaut à une parabole des vies manquées. Cette veine intertextuelle, qui culmine dans la fin des Fantômes, se prolongera dans Les souffrantes mais davantage cette fois sous l’angle des tourments de la révélation amoureuse et de la réalisation de soi.

Un épisode charnière

Dans un essai très éclairant, Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel expose que tout événement – c’est-à-dire l’ensemble constitué par un acteur (moi et/ou un semblable), un fait (qui m’implique en tant qu’être humain), un contexte et une réaction (mon action ou son absence) – débouche sur un résultat. Ce résultat peut être de trois ordres : un piétinement, marqué par le statu quo par rapport à la situation initiale ; un dépassement, quand le fait initial est résolu et que l’acteur se trouve dans une situation nouvelle ; le déplacement, enfin, qui est un refus d’assumer la réalité. Dans ce dernier cas, la résolution, ou ce que l’on imagine en tenir lieu, ne portera jamais sur le fait lui-même mais sur l’acteur ou sur le contexte. C’est par la confrontation aux événements, écrit l’auteur, que « l’individu et le groupe parviennent à définir leur identité respective et leur rapport au réel. L’événement est l’unité minimale du devenir humain et social ».  

La partie des Fantômes représente un épisode charnière des Absentes, que la grille d’analyse ci-dessous permet de mieux cerner. Il est placé à la jointure de deux pôles opposés : le pôle Gioacchino Brucola, qui croit assumer son destin et la devise familiale (« Un jour triomphera ! ») par un déplacement vers une réalité reconstruite et toujours plus délirante (sans oublier Arianna, dont le suicide constitue un déplacement radical) ; le pôle Baptiste Morgan, qui progresse vers un dépassement par l’écriture. Entre les deux, Domenico est assez emblématique d’une forme de piétinement : les seuls actes vraiment déterminants qu’il pose, comme le voyage en Amérique, lui sont suggérés sans qu’il ne parvienne jamais à en tirer une dynamique qui pourrait le faire sortir de son orbite mortifère. A d’autres moments, le parti pris de la vie lui est comme imposé de l’extérieur : l’amour qui lui échoit doit peu à son élan personnel.

PHIL :

Fascinant ! Car ce que tu dis doit renforcer notre admiration pour Vincent Engel. Qui apparaît dans tes lignes (et dans toute notre étude, j’espère) comme un très grand créateur, conjuguant le cœur et l’esprit, l’art et la construction savante, l’intuition et l’analyse.

En clair ? Quand nous sommes déçus par une partie de tel ou tel livre, c’est à chaque fois une réaction première, un deuxième niveau d’interprétation finit par révéler que la déception des attentes primaires était une nécessité artistique. Il est naturel qu’une contre-utopie (partie I) ou une phase de piétinement (partie II) emportent moins que le dépassement ou l’utopie. Mais l’élaboration d’un univers complexe et hautement signifiant impose d’en passer par ces sas de trivialité, de médiocrité ou d’horreur avant d’accéder à l’idéal, à la beauté, à l’éthique, qui n’existeraient pas sans leurs contrepoids. Pas de lumière sans ténèbres, sans ombres !

Je ne suis pas un magicien

« Je ne suis pas un magicien ! » Asmodée Edern, alias Thomas Reguer, le répète dans chacune des trois parties du roman. Mais qui est-il ? Au fil des pages, sa physionomie générale se précise mais ses traits demeurent flous. Sa présence à des époques éloignées l’une de l’autre évoque la Bible plus que l’état civil. Sa silhouette est massive, la chevelure blanche et abondante, le regard étincelant et malicieux. C’est à peu près tout. Il ne change pas l’eau en vin et ne peut non plus garantir qu’aucun cheveu ne tombera de la tête du juste. Sa mission est plus modeste : il assure une fluidité inattendue et temporaire dans le champ des possibles, favorisant quelques rencontres ou ranimant un désir enfoui. Une sorte de dieu ne se prenant pas pour Dieu : en somme la quintessence du romancier…

PHIL :

La magie ! Reliée à l’art du romancier. Elle apparaît encore vers la page 284, au premier degré cette fois, quand Domenico se soumet à une séance de spiritisme pour retrouver ses parents, découvrir la vérité. Le lecteur est haletant. Le père mort, Bonifacio, semble sur le point de répondre aux questions du fils, mais « quelqu’un interfère ». Domenico saura-t-il (saurons-nous) si sa mère, la Laetitia du « romansonge » partie aux States, est vivante ?

Tout commence par des images

Qu’est-il venu faire là ? se demande Domenico à plusieurs reprises au cours de son voyage en Amérique. Cette question se confond avec une autre : que lui veut donc exactement Asmodée Edern ? Réponse : lui montrer des images.

Dans l’essai de Vincent Engel déjà cité, tout un chapitre est consacré à l’image. Le réel comme tel est insaisissable. L’enfant part à sa conquête par les images qu’il en capte : c’est par l’image que s’articule notre premier rapport au réel. Les mots sont seconds.

A Domenico qui s’étonne qu’il ne soit pas venu lui parler en Toscane, Asmodée Edern répond posément :

« J’aurais pu le faire (…). Et je m’y serais sans doute résolu si vous n’aviez pas répondu à mon invitation. Mais j’ai des choses à vous montrer. Les mots sont importants, certes, mais les images sont à la source de tout, ne croyez-vous pas ? »

L’absence de sa mère a creusé en l’âme de Domenico un grand vide qu’il a peuplé d’images qui le détournent de la vie.  En suivant les traces des deux amoureux en fuite, les pérégrinations dans lesquelles l’entraîne Asmodée n’ont pas d’autre but que de lui constituer une sorte de nouvel imagier qui le conduise au plus près de la réalité de sa mère et de la sienne propre : Domenico est le fruit de deux amours hors du commun. Le temps est venu de quitter l’ombre pour la vie.

La mort, artiste incomparable…

Il y a plus de vingt ans, La sculpture du vivant, le beau livre de Jean-Claude Ameisen, m’avait beaucoup frappé. Il nous expliquait combien la mort était au cœur du vivant : dès notre vie embryonnaire, la mort cellulaire jouait un rôle essentiel dans la constitution de notre corps, en creusant des cavités dans nos organes ou encore en éliminant les tissus qui séparent nos doigts, permettant de la sorte leur individualisation. La conclusion s’imposait d’elle-même : la mort sculpte le vivant. Tout cela m’est revenu à la lecture de l’incipit des Fantômes :

« La mort d’un proche offre parfois à ceux qui survivent la possibilité d’une vie nouvelle. »

La mort sculpte les destins…

La mort est omniprésente dans le « cycle toscan » et singulièrement dans Les absentes. Dans la présente partie du roman, les ombres d’une jeune suicidée et d’une mère disparue ont hanté l’enfance de Domenico avant de s’évanouir, le laissant sombrer seul dans la mélancolie. Ces visions « ne l’ont pas empêché de voir ou de comprendre ce qu’il se passait autour de lui, mais d’y prendre une part active ». Jusqu’à son voyage américain, Domenico se tient davantage dans le monde des morts que dans celui des vivants. Quelles raisons poussent donc les uns à rechercher la compagnie de leurs semblables et les autres à la fuir, se demande son précepteur Piero Mestri ? Cette question sera aussi celle dont Baptiste Morgan, dans la partie III, envisagera de faire le sujet de sa thèse de doctorat : effet miroir loin d’être isolé.

De part et d’autre des Fantômes, Les oubliées et Les souffrantes s’ombrent de la mort de deux mères. Celle de Gioacchino Brucola, qui semble se dissoudre dans le réel, et celle de Baptiste Morgan, qu’un interminable cancer ronge tout autant peut-être que l’existence de son fils. Par un effet de symétrie, que l’on retrouve aussi entre la devise des Brucola (« Un jour triomphera ! ») et l’ambition avouée de Baptiste (« Un jour, moi aussi, je triompherai. »), ces deux morts sont décrites avec des mots quasi identiques dans les deux parties séparées du roman :

« C’était une mort de vieille femme. C’était le terme d’une longue maladie (…) Un point d’orgue (…) Pas le presto violent des mères déchirées par la naissance d’un fils assassin, l’allegro sinistre du meurtre ou l’orgueilleuse marche funèbre des suicides. »

Vient ensuite la mort concrète de la vieille mère Brucola :

« Tout se préparait note à note, tout dont on ne savait rien, des détails qui ne se percevraient que lorsque, tous en place, le tableau final surgirait et que la mort, en artiste consommée, se retirerait sans attendre d’autre hommage que la densité particulière du silence prolongeant le désaccord ultime. »

A laquelle répond celle de la mère cancéreuse :

« Tout s’était préparé par effacement progressif et imperceptible ; ne restaient que peu de forces et d’humanité, les miettes d’une vie et d’une affection qu’un dernier souffle allait disperser, dissiper dans l’air des mémoires blessées. Alors, le tableau final de l’absence surgirait et la mort, en artiste consommée, se retirerait sans attendre d’autre hommage que la densité particulière du silence prolongeant le désaccord ultime. »

Après que tous les autres registres de la mort ont été illustrés (mort en couche, mort violente, suicide), chaque volet du roman redouble l’image de la mort ordinaire, qui encercle le texte comme notre vie, qu’elle évide autant qu’elle la transcende en lui donnant la possibilité d’un relief. La mort est artiste. A l’homme de l’être aussi. Pour conjurer l’absence.

PHIL :

La dernière page de la partie donne un écho prodigieux à ce que tu assènes :

« Vous vous rendez compte ? Celui qui a assassiné mon père m’a offert, d’une certaine manière, celle qui m’a sauvé ! »

La vie qui procède de la mort ? Tout cela renvoie aux trois phases alchimiques (œuvres au noir, au blanc, au rouge) qui mènent au Grand Œuvre/Magnum opus, le passage du plomb à l’or pour le commun, de l’être humain à sa régénération pour les initiés.

Décidément, l’œuvre de Vincent Engel n’en finit pas d’offrir des échos vertigineux…

De l’inconvénient d’être né

Une esthétique de la vie se dégage du roman de Vincent Engel. Dans son foisonnement, la vie est tissée d’impromptus de bifurcations, de chutes et de rebonds qui donnent à nos existences l’allure d’un fait divers. « Regrettez-vous d’être en vie ? » demande Thomas Reguer à Domenico. Car, sauf à cultiver inlassablement l’inconvénient d’être nés, nous ne pouvons que prendre acte des hasards qui nous ont tirés du néant et, tant qu’à faire, nous camper résolument du côté de la vie et donc affronter le réel. Les regrets et les remords sont des passions tristes. « On ne peut s’y livrer sans renier ce que l’on est devenu », dit quelque part l’un des personnages du cycle.

3. Les souffrantes (1985)

par Philippe Remy-Wilkin (Jean-Pierre Legrand au contrepoint)

Alors que la présente réédition compte 639 pages, la troisième partie, si négligée par l’éditeur originel (voir supra) et certaines lectures superficielles (parcourues sur Babelio), court sur plus de 280 pages (contre 220 et 130 pour les deux autres), soit quasi la moitié de l’ouvrage.

Arrivés à ce stade du « cycle toscan », faisons le point. Un « romansonge », Raphael et Laetitia, a offert aux lecteurs un noyau narratif romantique, romanesque et gorgé de zones d’ombres. Qui a à ce point trotté dans l’imaginaire de l’auteur qu’il a décidé d’y revenir, de l’engloutir sous des déploiements nouveaux. Ainsi naquit le premier tome, Retour à Montechiarro, puis l’idée du cycle, sa spécificité. Or le deuxième tome a déconcerté, prenant à contrepied les attentes des lecteurs ou de la critique (à tort mais il faut un surplomb sur la fresque entière pour mieux en percevoir les objectifs et l’éclat), tant et si bien que Les absentes ont été considérées, à leur sortie, comme la véritable suite de Montechiarro, sans l’être pourtant mais suffisamment (retour de personnages, développements d’histoires restées dans l’ombre). Une sensation qui ne s’adresse qu’aux deux premières parties, la troisième déconcerte davantage que le Requiem.

Or…

Première ligne, premier choc. Un Baptiste Morgan apparaît, qui sera le héros d’un roman autonome, Les souffrantes. Morgan ! On a rencontré un premier Morgan dans le « romansonge » (narrateur bis du récit bis, celui des amours de Laetitia et Raphael) puis un deuxième dans les parties II (jeune) et III (vieilli mais décisif) de Montechiarro. On sait par ailleurs que Vincent Engel a pris ce nom comme pseudonyme pour diverses créations. Donc…

Copernicien ! Dans la partie III du tome 3 du « cycle toscan », Vincent Engel ose se mettre en scène dans son propre roman. Vincent Engel est né en 1963, Baptiste a vingt-et-un ans en 1985. Les deux sont nés à Uccle, suivent une licence ès lettres à Louvain-La-Neuve, éprouvent les mêmes aspirations : être écrivain (et publié, reconnu, plébiscité) et professeur d’université. Ils ont le même rapport conflictuel (ou d’incompréhension plutôt, de difficulté de communication) avec le père ou la fratrie, le même drame d’une mère atteinte d’un cancer et à l’agonie depuis des années. Etc. Nombriliste ? Que du contraire. L’auteur ne va pas donner une si belle image de son personnage, il va réussir à ressusciter le jeune homme qu’il a été dans toutes ses dimensions, promesses et fragilités :

« Certaines filles l’avaient trouvé attachant et d’autres, plus nombreuses, l’estimaient assez séduisant, grâce surtout à son regard bleu très vif (…) mais aucune n’avait durablement résisté aux représentations narcissiques et misérables (…). »

Candice, une jeune femme de son âge, le voit « prétentieux, mégalomane, égocentrique », lui-même se juge parfois sans aménité, s’estimant « ridicule » en compagnie de gens accoutumés aux raffinements, déplorant une « pitoyable prestation » lors d’une soirée mondaine, etc. Autofiction ? Oui et non. Vu qu’il n’est pas question de régler des comptes, de se valoriser, de se raconter en long et en large mais de se prendre comme outil au service de la création et peut-être même plus largement d’un rapport à la vie, à l’autre. Il est aussi (et surtout ?) question de rendre hommage à une mère disparue, de lui offrir un requiem littéraire qui balaie la difficulté de l’adéquation à la souffrance. Dire la perte par effleurements, sans l’attaquer de front mais en tournant sans cesse autour, en la transformant en un thème dominant protéiforme, comme si toutes les pages chantaient la mère, sans beaucoup la citer, et la réalisation du fils, son attente maternelle :

« Faites-lui une place et vivez. Ecrivez aussi, pour conjurer l’absence. »

Une extraordinaire mise en abyme !

Que nous offre Vincent Engel dans cette partie ? Un long « romansonge » ! Car Baptiste est à peine entrevu dans sa vie réelle (études, famille, rêves) qu’il y est arraché par un coup de baguette romanesque : il reçoit une lettre d’un membre d’un comité de lecture qui lui offre un séjour illimité dans son logis à Venise. Malgré ses doutes (un piège, une farce ?), Baptiste fonce vers l’imprévu, le roman. Le réel, dès lors, s’insinue discrètement au fil des pages mais il cède le terrain à la fiction, à une aventure tellement romanesque qu’elle s’assimile à un songe.

Que nous offre encore Vincent Engel ? Via Baptiste, une variation sur le thème de Frédéric Moreau, un hommage à L’éducation sentimentale de Flaubert, que lui enseigne son mentor universitaire.

Que nous offre surtout Vincent Engel ?  Il invente une fiction dans la fiction qui brouille les cartes du réel et peut laisser entendre la manière dont il aurait reçu les éléments qui vont lui permettre d’accoucher du « cycle toscan » :

« Vous êtes écrivain, profitez-en ! La famille Malcessati semble n’exister que pour nourrir l’imaginaire d’un de vos semblables (…) Ce que je sais de l’histoire ancienne de cette famille est extravagant et captivant (…). »

Si Baptiste Morgan est son double avéré, Vincent Engel a-t-il vécu cette aventure à Venise ? Dont tous les éléments, judicieusement interpolés dans le récit, pourraient être ceux qui ont inspiré les ressorts des fictions historiques que nous venons de lire, par le jeu de la transposition.

La machinerie est à ce point ingénieuse qu’un cinéphile songera au Cabinet du docteur Caligari. Ingénieuse et originale. On peut aussi lire le récit III du tome 3 du « cycle toscan » comme un récit-cadre escamoté car rejeté à la fin des récits rapportés/imaginés dans lesdits trois tomes. Tout en songeant aux sublimes supercheries littéraires des siècles passés (James Macpherson et la poésie d’Ossian, Mérimée et le théâtre de Clara Gazul, Lamothe-Langon et les archives secrètes de la police de Paris, Abel Chevaley et la véritable histoire de la Bête du Gévaudan, etc.).

JEAN-PIERRE :

Cette mise abyme agit comme un coup de grisou. On ne s’y attend pas du tout : elle relance toute la dynamique du livre, en évitant au passage le risque de ronronnement d’une suite qui, par sa structure, aurait semblé n’être qu’une variation du premier épisode. Avec virtuosité, Vincent Engel nous fait ricocher sur un autre niveau de réalité tout en maintenant l’arrimage au Monde d’Asmodée Edern.

Un premier degré émouvant et captivant

On intellectualise beaucoup. Mais le récit se lit fort agréablement sans réflexion en surplomb.

Baptiste n’est pas qu’une projection de Vincent Engel, il est moi, nous, il renvoie à une certaine jeunesse éternelle, dans ce qu’elle a de plus pathétique (radicalité, maladresse, quête de valorisation, vanité) mais dans ce qu’elle a de plus sublime aussi (quête de l’idéal et du destin, goût du voyage et du risque, ambition et rêves). Cette scène où il parle trop au lieu d’oser un geste simple, s’aventure dans des polémiques stériles sur Stravinsky, le ballet, etc. Cette aspiration à être envisagé comme un livre à décrypter :

« Il fallait juger sur d’autres éléments (…). »

Baptiste, au-delà de son cas, nous interpelle aussi sur les heurs et malheurs d’une vie de créateur en sa genèse :

« Il balançait entre l’espoir et la lucidité, se nourrissant des anecdotes apprises aux cours d’histoire littéraire sur les déboires des plus grands à leurs débuts. »

Et puis, au-delà des contenus littéraires, il y a un récit palpitant, qui rencontre un fantasme enfoui en chacun de nous. Se voir offrir un séjour prolongé dans une ville de rêve, pouvoir couper les ponts avec le quotidien (études ou métier, famille et amis), pouvoir gérer son temps en toute liberté et s’accorder un lâcher-prise absolu où l’on est ouvert à l’autre, à la rencontre, à l’imprévu. Être submergé par le déluge des éléments constitutifs d’un roman romanesque : coffre à trésor et à secrets escamoté par un téléviseur, belles dames à sauver (physiquement et moralement), jeunes beautés célibataires à intéresser, Mentor providentiel qui veille sur son Télémaque, dangers à fleur de peau et menaces diffuses (ombres de la mafia, de la folie), mystères et énigmes en cascade, invitations à intégrer des univers a priori interdits (studio d’enregistrement auprès d’artistes de niveau international, salon mondain fréquenté par la plus haute société et une élite artistique, intellectuelle), etc.

L’art romanesque

. La distorsion

Je retrouve ma religion du contrepoint chez Vincent Engel, très profondément enracinée, portée à un niveau alpin. Dans le fond et la forme. Une distorsion, qui touche quasi toutes les réalités, mise en abyme dans le doctorat entrepris par Baptiste :

« (…) à travers la littérature (…), découvrir, analyser et comprendre les raisons qui poussent les uns à rechercher la compagnie de leurs semblables et les autres à la fuir. »

. Le style

On a évoqué plus haut le regard « alternatif » de l’auteur mais la langue épouse le même mouvement. Après le lyrisme et le classicisme de parties ou de tomes précédents, Les souffrantes sont écrites d’une manière moderne, simple et rapide, ce qui n’exclut pas des saillies plus poétiques :

« Le ciel changeait, alternant des lambeaux de soleil froid et des écharpes de brume glacée. »

. Les personnages

Ils ne sont guère nombreux, eu égard aux 280 pages, ce qui tranche considérablement avec le foisonnement des livres/parties précédents. En Belgique, il y a Baptiste et ses parents (avec de brèves allusions à une fratrie, des amourettes, un mentor universitaire). A Venise, dans une ambiance de théâtre ou d’opéra, de carnaval masqué, Baptiste croisera le fantomatique Asmodée Edern, les musiciens Candice et Stefano, le trio vénitien des Malcessati (Alba, Letizia et Giancarlo).

Giancarlo Branquilla, issu de la meilleure bourgeoisie milanaise et soupçonné de liens avec la mafia ou un parti néo-fasciste.

Alba (Branquilla, mais on ne le dit pas), princesse Malcessati, « une très belle femme, très italienne, sombre et rayonnante », qui doit avoir « une élégante cinquantaine ». On finira par s’interroger sur l’agression qu’elle a subie (« dans une ville si sûre », « pour la première fois ») et qui lui permet de faire entrer Baptiste dans sa vie ou dans son histoire. A moins que ça ne soit l’inverse ?

Letizia, la fille d’Alba et Giancarlo, « froide et butée », « une voix plus grave encore » que celle de sa mère, « coupante » comme celle du père, « troisième beauté de la soirée » qui condense les charmes des autres mais s’avère « effrayante, indomptable », « inaccessible ».

Candice, « une ravissante jeune femme aux longs cheveux châtains, au visage tendu », mais aussi (distorsion de l’interprétation) une « beauté un peu convenue », « un peu coincée et pas très drôle ». Elle mène une carrière brillante mais n’est guère heureuse, elle se voue à la musique de manière monacale est demeure fort solitaire, orpheline d’un mentor mystérieux, Thomas Reguer, attirée par Baptiste mais irritée aussi, jalouse encore des attentions prodiguées au jeune homme par le mentor Asmodée, qui pourrait bien être Thomas.

Les invariants du « cycle toscan »

Plusieurs thèmes sont fortement amenuisés par rapport aux tomes précédents (aux parties précédentes) et on ne les relèverait pas si on n’avait pas lu l’ensemble.

On se situe au présent (légèrement décalé, 1985) et aucune grande page historique ne se déploie. Mais l’Histoire faufile ses différents parfums à travers les explorations de palais, de tableaux, etc. Ou l’apparition des partitions d’un musicien du XIXe siècle, leur résurrection (ou leur baptême ?).

Je ne crois pas que Montechiarro soit évoquée, la Toscane à peine, en allusion au Toscan qui épouse l’aïeule d’une héroïne.

On a ici une variation du thème en distorsion création d’une utopie/regret d’un paradis perdu. Baptiste recherche une utopie individualisée à travers la femme qui serait la moitié idéale, qui le comprendrait, tirerait de lui le meilleur :

« Candice lisait la vérité de son âme, de sa vie (…). »

Venise symbolise le contraire du paradis perdu, le paradis prospectif, la nécessité pour un créateur de s’extraire de son moi (qui englobe ses parents, « reflets de votre conscience »), de son contexte privé et sociétal pour trouver un lieu qui échappe à l’emprise du réel/quotidien, ingérer un imaginaire puissant.

Le Mal est là mais amenuisé à la dimension d’une tragédie individuelle (qui fait souffrir la jeune Letizia Malcessati ?), réduit à quelques ombres (Alba, la mère de Letizia, est-elle folle et emporte-t-elle sa fille dans ses délires ? Giancarlo, le père, est-il un mafioso qui a abusé de sa fille ?), aux limites de la bienveillance humaine, de la communication (rapports Baptiste/père, Baptiste/Candice, etc.). Quoique. Il y a ce rappel, lancinant, du poison de la jalousie et de l’égocentrisme (qui, dans leurs formes les plus accentuées, ont donné les dérives haineuses de la Donatella ou du Bulbo du Requiem, etc.) :

 « Ils (NDLR : les musiciens) ne veulent pas être ovationnés ; ils veulent l’être plus que les autres. »

On retrouve quelques (rares) réflexions sur la place ou l’apport des Juifs, mais le Ghetto, lui, le premier de l’Histoire, apparaît comme un phare dans la Cité des doges.

D’autres thèmes, au contraire, sont toujours aussi omniprésents.

. La musique/l’art

La musique est la deuxième grande passion de Baptiste. Il se promène partout avec un baladeur, quand il n’assiste pas à un concert ou un enregistrement, fréquentant musiciens (la flûtiste Candice Elenord et le chef d’orchestre Stefano Contessan) ou mécènes (la princesse Alba Malcessati). Si l’on tirait un film à partir de cette partie (elle s’y prête merveilleusement), la bande sonore est déjà constituée : Nocturnes de Chopin, Neuvième symphonie de Dvorak, symphonies de Mahler, concerto opus 61 de Beethoven, Création de Haydn, tel ou tel lied de Schubert, œuvre religieuse de Vivaldi (Stabat Mater, Nisi Dominus), Messe du couronnement ou 25e symphonie de Mozart, Songes d’amour de Liszt. Resterait à inventer la musique de Giacolli, ce génie inconnu du XIXe siècle en avance de cinquante ans sur son temps, qui aurait inspiré Mahler (Vincent ENGEL, en off : « C’est chose faite ! Line Adam a composé la musique de La chanson de l’oubli, que nous enregistrons début octobre pour une sortie du CD en décembre 2023). Une gageure, soit.

Plus globalement, les références artistiques foisonnent, sans nuire à la fluidité de la narration (ou si peu), en la coloriant plutôt d’une résonance approfondie : Mort à Venise (le film de Visconti), Le loup des steppes ou L’éducation sentimentale (des romans de Hesse et de Flaubert), les Primitifs flamands et la peinture italienne, Tintoret (L’enlèvement du corps de saint Marc) et Titien (La présentation de la Vierge au Temple), etc.

La musique (l’art) ne se réduit pas, cependant, à un décor sonore. Elle joue un rôle de révélateur. Le véritable Baptiste, le Baptiste profond, essentiel, hors masques apposés par une réaction à des circonstances de vie, ne peut s’appréhender qu’à travers son rapport à elle, à l’art :

« Baptiste ne trichait pas quand il écrivait, quand il évoquait ses compositeurs favoris (…). »

La musique scrute les âmes et les interpelle, les interroge. Ici encore, en écho à ce passage long et magnifique du Requiem, où chacun révélait son être intime en écoutant la musique de Giacolli, qui allait pourtant être rejetée dans les limbes. Mais justement ! Cette musique de Giacolli réapparaît ici de manière prodigieuse. Grâce à Baptiste ! L’œuvre du héros du Requiem (déjà évoquée dans les parties I et II du livre) est ici redécouverte et jouée, applaudie. Ce qui renvoie au destin tragique des créateurs, appelés à être en avance sur leur temps et donc moqués, ignorés, déconsidérés avant d’être portés au pinacle (NDA : cinéphile, j’ai découvert l’ampleur tragique du phénomène à travers l’histoire du cinéma, car il concerne un très grand nombre de cinéastes ou films aujourd’hui plébiscités, de Griffith à Von Stroheim ou Welles, Tati, en passant par L’impossible monsieur Bébé, La nuit du chasseur, etc.).

JEAN-PIERRE :

La musique est à la fois l’occasion d’une mise en abyme très subtile et d’une réflexion sur la filiation. Mahler est l’un des compositeurs préférés de Vincent Engel mais aussi de Baptiste Morgan, son double littéraire. Le musicien paraît bien être également le « piloti » (pour parler comme Aragon) du compositeur Jonathan Celnik, élève de Giacolli que nous avons croisé dans la deuxième partie. La première symphonie de Celnik, qui débute par « un long, très long sifflement sur quelques notes tenues par les cordes les plus hautes et les flûtes », fait immédiatement songer à la symphonie Titan de Mahler tandis que le lied Eines verlorenen Gesellen,également au programme du concert auquel assiste Domenico, évoque d’emblée son lied Eines fahrenden Gesellen.

Il est aussi question de la filiation dans sa richesse et sa pesanteur. Par leur audace, les partitions (retrouvées) de Giacolli redonnent crédit à un autographe contesté, attribué à Mahler, dans lequel ce dernier reconnaît tout ce que sa musique doit à un prédécesseur qu’il a contribué à éclipser :

« Ah, s’exclame Asmodée, j’ignorais que Mahler avait écrit cette lettre, bien que j’aie toujours – du moins depuis que j’ai pris possession de ces partitions – deviné une filiation. Filiation ; toujours des pères, toujours des fils ! ».

Il n’y a pas de génération spontanée, pas plus en art qu’ailleurs, mais partout et toujours une filiation tue, avouée ou revendiquée, dont on doit s’affranchir mais qui est impossible à renier.

. Venise

La cité avait été traversée par les protagonistes des parties I et II, mais brièvement. On pourrait sous-titrer Les souffrantes « Venise en hiver ». Baptiste est appelé à y résider du 26 décembre au 15 janvier, ou « plus longtemps » même, s’il le souhaite. Venise est le décor du « romansonge » qui couvre la plus grande partie de cette troisième partie du livre, des allures de parenthèse enchantée (cette fois, au sens fort du terme). Mais, après la Venise du XIXe siècle, voici celle de la fin du XXe. Elle semblait très menacée, elle a survécu, aux combats, aux outrages du temps et aux rénovations les plus barbares, mais elle s’est largement transformée en une sorte de « Disneyland », « la plupart des Vénitiens habitent dans des appartements pourris » ou quittent leur ville, les « grandes et vieilles familles » ont revendu ou  « revendent leurs palais ». Un Disneyland peut-être présent depuis des siècles :

« Venise a posé les piliers du monde moderne : le commerce et le pouvoir comme valeurs suprêmes, et la culture pour faire diversion. Sans oublier le ghetto. »

Il existe une alter-Venise, l’authentique, ce qu’il en reste, mais il faut la mériter hors des sentiers battus (c’est le cas de le dire), soit hors du mainstream, de la doxa, etc. Ce qui élève la Venise de Vincent Engel au statut de métaphore de son rapport au réel, entre passion pour le passé et mise en doute de ce qui l’a fondé, élans romantique/idéaliste et lucide sinon amer, etc.

. Le romantisme

Il a beau être contrebalancé par sa mise en question, il déferle. Depuis la pose du héros :

« (…) l’image qu’il aimait donner de lui : celle d’un être original, différent, égaré dans son siècle, victime d’une sensibilité trop vive et de l’incompréhension universelle. »

Ou la citation du « Testament de Heiligenstadt » de Beethoven (qui fait très Saint-Clair, ce personnage de Mérimée évoqué dans un épisode précédent de notre feuilleton) :

« Ô vous qui me jugez haineux, têtu, misanthrope (…) comme vous êtes injustes ! »

 Jusqu’à la quête de l’Idéal, quand Asmodée lui fait observer qu’il ne sait ni mentir ni dissimuler, ce qui le rend fragile, mais lui conseille pourtant de ne surtout pas changer :

« Vous y perdriez plus que votre âme. »

Si Balzac a quitté progressivement le romantisme pour le réalisme, il n’en demeure pas moins impliqué dans un élan, une réponse à cet élan, or le « Venise, j’arrive ! » de Baptiste fait écho à l’apostrophe du Rastignac de la Comédie humaine à Paris, avec une nuance de second degré de la part de Vincent Engel pour son double, ce qu’il a pu être à vingt ans. 

. La culpabilisation et la culpabilité

Sans elles, « les Eglises s’effondreraient et les hommes seraient libres ». Elles sont donc agressées frontalement un peu partout dans l’œuvre de Vincent Engel. Le père de Baptiste, dans une sorte de récit-cadre situé au début et à la fin (récit-cadre dans le récit-cadre, comme dans le « romansonge » Raphael et Laetitia, matrice du cycle), n’a de cesse de lui répéter qu’il est trop absent alors que sa mère souffre, meurt. Il lui reproche de koter à Louvain, de partir en voyage. Mais sa mère meurt depuis huit ans et il doit vivre, s’émanciper, exister :

« Un écrivain devait aussi nourrir son imagination… (…) Baptiste devait vivre ; une œuvre l’attendait pour naître. »

D’ailleurs :

« Les disparus ne nous demandent pas de passer notre existence à pleurer leur sort ; ils veulent retrouver leur dignité, vivre à travers nous, et rire, et aimer. »

Le choix, douloureux, définit le genre humain, l’émancipation, tel que ressenti par les créateurs depuis la nuit des temps, il suffit de songer à la parabole du Jardin d’Eden ou aux premières pages du Perceval de Chrétien de Troyes. Le nœud gordien. Coupé d’un coup sec par Alexandre le Grand. Il y a encore la perception, pour tout créateur, et comme l’a rappelé Jean Genêt, qu’un artiste doit s’abreuver à une « plaie » intime. Donc la mère, à travers sa souffrance et sa mort, offre un approfondissement de conscience à Baptiste, qui le légitimera comme créateur. Le don ultime ? Mais le père lui-même apporte son obole au Bildungsroman du fils. Non pas directement, comme il le tente maladroitement, mais par réaction. Le fait d’être sans cesse remis en question, soupçonné, développe sans doute chez l’auteur une capacité d’analyse qui est une voie de salut puis de réalisation intellectuelle et artistique. La critique à l’égard de son père, dont Baptiste juge les incohérences et les manquements, laisse surgir l’amorce de la compassion et l’espoir d’une future communication :

« Il (NDLR : ton père) t’adore mais il est incapable de l’exprimer. (…) Un jour, ils pleureront tous les deux. Resteront-ils alors à distance l’un de l’autre ? »

JEAN-PIERRE :

Je rebondis sur la nécessité d’émancipation, que réclame une vie pour s’accomplir, et notre rapport à la mémoire. Le thème semble obséder notre auteur qui, par trois fois dans tout le cycle, cite ce verset de la Bible :

« Laissez les morts enterrer les morts. » 

. Une profession de foi se dessine

« Ce n’était pas tout de naître ; il fallait gagner le droit de vivre. »

D’où un rapport engagé à la vie, au monde.  Et à la littérature.  Une apologie de la fiction :

« Qu’est-ce que la réalité sinon un mensonge bien raconté ? »

Où l’artifice est escamoté :

« (…) il ne faudrait jamais dévoiler l’envers du décor, les trucs de la construction. »

Apologie qui s’accompagne d’un doute récurrent et oppressant :

« Folie ; c’était le mot (il l’avait noté dans son carnet) qu’il avait utilisé quand, à quatorze ans, il n’avait pas compris que l’étrangeté du comportement de sa mère était causée par une souffrance qu’elle tâchait de dissimuler. Si la folie tenait à l’incompréhension, à quoi servait de créer ? Certainement pas à guérir sa mère. Peut-être à la comprendre, une folie englobant l’autre. Les épisodes de la vie d’une malade, de la progression de son mal ; les chapitres d’un livre. Où était la mesure ? Nulle part. On ne pouvait glisser que d’une inadéquation à l’autre. Folie… (…) il fallait qu’elle meure pour que l’écrivain en vous ait une chance de naître. »

Faut-il se réfugier dans un lâcher-prise faussement paradoxal ?

« Serez-vous un jour au Panthéon des lettres ? Je l’ignore. Vous en rêvez, comme chacun, sinon on n’écrirait pas – et méfiez-vous de ceux qui prétendent l’inverse ! (…) Une chose compte : réaliser son travail, son œuvre du mieux qu’on peut. (…) On n’écrit jamais tout à fait l’histoire que l’on projette. (…) Il faut accepter d’être surpris par ce que nous écrivons… un roman n’est pas une part de vous, il n’en est que la formulation toujours incomplète – sans quoi, quel besoin d’écrire, n’est-ce pas ? »

Loin de toute position binaire, toute pièce a un endroit et un envers :

« C’est la frustration qui vous guide, qui vous motive ! (…) Vous cherchez à inventer pour combler ses (du père) silences et ses omissions, et vous fuyez les trop-pleins dont il vous a gavé (…). »

. Les femmes assimilées, de livre en livre, à un Graal insaisissable

Il y a l’absence des mères disparues (dès l’épigraphe du livre) et l’abandon par les femmes aimées (dès le deuxième épigraphe). Il n’est qu’à consulter les titres : Les absentes (titre générique du livre) ; Les oubliées, 1810-1889 ; Les fantômes, 1850-1919 ; Les souffrantes, 1985. De manière orchestrale, tout renvoie à la femme, son absence, son abandon, sa nature différente, sa condition tragique, l’incompréhension entre les sexes, de par la grossièreté d’une majorité d’hommes.

. L’écrit qui fait exister plus réellement

Qui est un sur-réel. Le carnet de Letizia, les partitions de Giacolli, l’enveloppe du XIXe siècle…

« C’était donc possible, cette magie de l’art qui disait l’essentiel entre des mots qui parlaient d’autres choses, d’un autre que soi. »

. Les jeux littéraires

Les effets de miroir, échos, etc. sont innombrables, jusqu’à donner le vertige, ou l’illusion d’un monde sur-réel à décrypter.

. Berlin

Une fois encore, la cité allemande apparaît comme un alter-monde par rapport à Venise, Montechiarro, l’Italie. Quand la Belgique est assimilée au non-être (romanesque ?), un microcosme qui asphyxie la création mais « un lieu de repos idéal ».

 . Thomas Reguer/Asmodée Edern

Ils semblent à la fois des marionnettes de l’auteur (ou son incarnation dans le récit, l’incarnation de sa fonction) et des marionnettistes (ou, plutôt, des impulseurs de l’action, de la vie des personnages).

Un mystère semble levé ou amenuisé. Il s’agirait d’une seule et même personne ; une sorte de mentor idéal, pour Candice jadis, pour Baptiste aujourd’hui :

« Thomas n’avait rien dicté ; il l’avait simplement poussée dans le dos, d’une pression légère, amicale – et décisive. »

Vincent Engel revendique la nécessité de la transmission et du mentorat :

« Filiation ; toujours des pères, toujours des fils. »

Mais celui-ci doit émanciper, libérer et non contraire, asservir à un diktat assourdissant, comme celui du père.

Reste un doute (engelien). Si on lit attentivement les descriptions opérées par Baptiste et Candice, on constate qu’elles peuvent se compléter mais qu’elle ne se recoupent pas tant que cela : Asmodée apparaît au premier comme « un vieil homme d’assez haute stature, à l’épaisse crinière blanche et au sourire carnassier », Thomas à la seconde comme « un curieux personnage, mélange de simplicité et d’aristocratie, vieux sans aucun doute mais dont l’éclat des yeux transformait tous les autres convives en vieillards moroses guettant un trépas bienfaisant ».

Ce qui me fait penser à une expérience scientifique : on place un tableau quelques secondes devant les yeux de divers spectateurs, on leur demande ce qu’ils ont vu et ils exposent des réalités contrastées, tout en reflétant chacun des fragments de réalité.

Réalité ? Personne, à Venise, pourtant, n’a jamais eu vent de l’un ou l’autre.

PS

Un lecteur hyper-attentif remarquera qu’aux pages 148 (partie I) et 288 (partie II), de brèves descriptions de Thomas recoupent cette fois… celle d’Asmodée ! Pour la toison blanche, du moins, car il n’est pas question de sa taille imposante.

. Raphael et Laetitia

Le leitmotiv de leurs amours passionnées et interdites (par la mère de la jeune femme), de leur disparition parcourt cette partie comme les deux premières et tous les romans du « cycle toscan », qui est aussi le cycle de leur mystère. La princesse Alba Malcessati rappelle la mère de Laetitia (elle a d’ailleurs vécu elle aussi du côté du Lac de Garde) mais aussi le Bulbo du Requiem, ce marquis né dans l’art et qui ne le comprend pas, le vomit par tous ses pores : officiellement mélomane et mécène, elle n’a de cesse de se moquer de tous les gens qu’elle met sur scène. La jeune et très belle, l’inaccessible Letizia de 1985 est hantée par la Laetitia du XIXe siècle :

« Une de mes aïeules, il y a près de cent cinquante ans, s’est retrouvée à Venise où sa mère l’avait traînée pour fuir un jeune garçon. Un Berlinois, rencontré par hasard, lui aussi. Elle s’opposait au mariage de sa fille. On n’a jamais su pourquoi. J’ignore comment elle a rencontré ici un gentilhomme toscan et pourquoi elle a accepté de l’épouser. »

Baptiste suggère que les deux amoureux devaient avoir le même père ou la même mère.  Letizia ricane :

« (…) la plupart des évidences sont suspectes. »

Mais alors… ? Le thème de l’inceste s’immisce dans le récit (comme dans les parties I et II du livre). Qui tourmente Letizia ? Sa mère, qui tenterait de l’entraîner dans un délire, de l’éloigner de son père, ou son père, qui pourrait avoir abusé d’elle ? Qui menace, qui protège ? Letizia est-elle seulement menacée ou souffre-t-elle d’une névrose, de mythomanie ? Des atmosphères de films mythiques (Sueurs froides/Vertigo d’Hitchcock ou Laura de Preminger) imprègnent Les souffrantes. Et le lecteur des tomes précédents, saisi de vertige. Letizia est structurellement polysémique : la femme fatale (inaccessible mais séductrice) qui entraîne le héros dans l’action et le danger, la victime ou la névrosée, la source d’inspiration de Baptiste pour ses romans à venir, une infiltration de la fiction dans le réel. Une fiction qui aurait in fine ses limites ou ses dangers. Et Baptiste devra choisir s’il remonte à la surface de sa vie ou plonge dans ses rêves :

« Une malédiction ancestrale qui se répétait, cent cinquante ans plus tard ? Ou – et l’esprit cartésien de Baptiste reprit un moment le dessus – une mise en abyme dans le roman d’une folie singulière ? »

Alors, réalité ou chimères ? Quand Letizia s’adresse à Baptiste, on croirait entendre une apostrophe de l’auteur à son lecteur :

« Je vous embrouille avec une histoire romantique. »

Notre héros lui-même doute :

« Letizia n’était peut-être qu’un songe. »

Et Giancarlo lui révèle le résultat de ses investigations : aucune Laetitia Malcessati n’aurait vécu à l’époque (du « romansonge »), aucune Malcessati n’aurait jamais épousé de noble toscan, etc. Mais le père de Letizia est suspect. Et la clé est peut-être à aller quérir dans la bouche du musicien Stefano Contessan, vers l’épilogue, qui, alerté par Baptiste, s’est tourné vers la police, les autorités…

JEAN-PIERRE :

Le mystère Raphael et Laetitia pousse ses ramifications dans tout le cycle. Très habilement, Vincent Engel ferme des pistes pour en ouvrir d’autres. Domenico, le principal intéressé, en restera pour ses frais. Les révélations attendues de Thomas Reguer se terminent par des « points de suspension » sur lesquels « Raphael et Lætitia s’échappent pour toujours, laissant à qui les suit le soin d’imaginer les causes les plus farfelues aux actes dictés par le destin ». Une éthique de la fiction s’installe, fondée sur l’affirmation de la liberté de l’auteur autant que du lecteur, qui questionne notre attitude face à la vie et à l’imaginaire. A quoi bon notre frénésie d’élucidation ? Même s’il était parvenu à reconstituer tout l’enchaînement des faits, Domenico (et, incidemment, le lecteur) n’y aurait sans doute rien gagné. Cela expliquerait-il « pourquoi envers et contre tout, Raphael et Lætitia se sont rencontrés et aimés comme il semble que l’on ne peut s’aimer que dans les livres, voire les mythes » ?

. Le grand écart entre la femme rêvée et la femme réelle

L’une est la créature littéraire et fantasmatique, des allures de sirène. L’autre une incarnation adaptée aux limites du réel. La distorsion Letizia/Candice rappelle un détail marquant du prologue du « cycle toscan ». Dans le « romansonge » Raphael et Laetitia, le héros (ou narrateur du récit-cadre) est entraîné dans la quête du narrateur bis mais, en cherchant une héroïne de légende, il trouve une femme réelle, qui sera une épouse qui éblouit son cercle de relations.

. Le contenu du coffre/trésor

Une métaphore des secrets distillés par l’auteur, une incarnation ludique de son imaginaire ? Si l’enveloppe « Caro Amico » ne permet pas d’identifier a priori le destinataire, la date et le lieu (9 juillet 1879, villa Bosca) renvoient vers Montechiarro et les deux premières parties du présent livre. L’élan de la lecture du présent livre (mais pas une analyse rationnelle) suggère que la missive est l’appel du comte Bonifacio Della Rocca à Asmodée (pour lui confier son fils), que le pistolet est celui avec lequel l’immonde Gioacchino a tenté de tuer Reguer à Venise, dans les parties précédentes donc. Les partitions, elles, prolongent le tome 2, Requiem vénitien.

. Giacolli et Marcelo

Baptiste retrouve les partitions du premier (un cycle de chants, un septuor, une messe, des sonates et quelques pièces courtes) et songe à faire de l’énigmatique compositeur un personnage de roman (ce qu’il est, pour Vincent Engel, depuis le tome précédent). Ses amis musiciens louent « un très bel opéra », l’Arianna (Arianna !) de Benedetto Marcello… l’inspirateur de Giacolli (mis en exergue déjà dans le Requiem).

. Des anticipations des romans à venir

Le quatrième tome, Le miroir des illusions, est annoncé par le mélange social des Malcessati, la métaphore des champignons, la Laetitia du « romansonge » et de Montechiarro, etc. Giancarlo, le mari de la princesse Alba et père de Letizia, est si mystérieux qu’il en appelle à son tour un déploiement narratif. Ou le contenu du carnet de sa fille (enfermé lui aussi dans le coffre aux secrets). Dans le cinquième tome, qui devrait conclure le « cycle toscan » ?  

. L’irruption de l’œuvre complète de l’auteur

Baptiste écrit à Venise un livre, Le mariage de Dominique Hardenne, que Vincent Engel publiera sous le pseudonyme de… Baptiste Morgan.

Conclusions sur les trois parties, le roman

PHIL :

Si Retour à Montechiarro avait emballé le public (jeunes, libraires, etc.), la suite du « cycle toscan » soulève un malentendu en incurvant l’œuvre vers la littérature la plus élevée. Certes, chaque livre, ou chaque partie peut se lire au premier degré avec plaisir, mais, à dire le vrai, il s’agit ici de romans pour gourmets, qui ont décidé de passer la soirée dans un restaurant gastronomique, dans un lâcher-prise où le patron/cuisinier distribue à son gré et selon son inventivité du jour saveurs et septième ciel.

« (…) la modernité est dans le classicisme, à condition de se débarrasser de l’idéologie du classicisme. »

JEAN-PIERRE :

Si nous comptons le « romansonge » Raphael et Laetitia, nous en sommes maintenant au quatrième opus du « cycle toscan ». La magie opère toujours. L’écriture est aisée, sans lourdeur, tantôt vive et rapide mais sachant au besoin atteindre un lyrisme poignant. Le foisonnement des personnages et les rebondissements multiples n’égarent jamais le lecteur : sans savoir où l’auteur le mène, il reste néanmoins sur le chemin.

Certes, chaque livre peut se lire séparément mais la saveur la plus subtile ne se goûte vraiment que dans la saisie du réseau de relations, de récurrences diverses, de forces et d’attractions qui font de l’ensemble un monde. Le monde d’Asmodée Edern.

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les trois premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre revue en ligne Les phrases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

.

LES PHRASES BELGES (6) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : REQUIEM VÉNITIEN de VINCENT ENGEL par Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 3

LE MONDE D’ASMODÉE EDERN

Deuxième tome : REQUIEM VÉNITIEN

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle (5 romans). Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les 4 tomes réédités et le 5e, inédit (qui sort le 12 mai). Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Requiem vénitien, Philippe est aux commandes et Jean-Pierre au contrepoint.

En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :

En mai, nous avons livré une analyse du premier tome du cycle, Retour à Montechiarro :

Editions

Avant la présente réédition (262 pages), Requiem vénitien est d’abord paru chez Fayard, une grande enseigne parisienne, en 2003.

Il a été réédité ensuite, en 2004, par Le livre de poche.

Et voici la nouvelle édition, cher Ker Editions, disponible aussi sur Amazon et via le site de Vincent Engel.

Le pitch ?

Le site de l’auteur reprend la quatrième de couverture de la première édition, telle qu’elle figure (à quelques retouches près) sur le site des éditions parisiennes Fayard :

« Berlin, 1879. Le compositeur Alessandro Giacolli entame sa trentième année d’exil. Depuis son arrivée en Allemagne, il reste étrangement infécond. Rongé par l’échec, il envoie Jonathan, un jeune disciple, enquêter à Venise où l’Histoire a fait de lui un créateur maudit, proie des fantômes et d’une mémoire sans merci.

Là-bas, en 1848, outre l’indifférence du public, le mépris du tout-puissant marquis Bulbo – insupportable rhéteur pour qui l’art n’est que vanité -, et le complot ourdi par une femme dépitée, Giacolli doit affronter les dangers de la guerre d’indépendance menée contre les autorités autrichiennes. Un vent de liberté souffle à peine sur la république vénitienne que déjà on redoute le pire dans ce combat inégal contre un Empire à son apogée. La terreur envahit Venise assiégée, bombardée, livrée à la famine et au choléra. Giacolli doit fuir ; il abandonne ses partitions derrière lui, ayant perdu foi dans les hommes autant qu’en lui-même. Le renoncement et la folie le guettent.

Pour sauver son maître, Jonathan sait qu’il doit renouer les fils du passé et, avec la même ferveur, s’attacher à la reconstitution d’une Venise méconnue. Au cours de son voyage, le jeune homme croisera, parmi les ombres ressuscitées, un orphelin à la voix ensorcelante, des musiciens du ghetto juif suspectés de soutenir la révolte, un médiocre librettiste révolutionnaire. Ou encore les héros bien réels de cette révolution à l’italienne toute imprégnée de beauté lyrique : Verdi, chantre de l’indépendance ; la Taglioni, incomparable ballerine romantique compromise avec les autorités autrichiennes ; Daniele Manin, libérateur de cette fière république. Chacun d’eux fait miroiter une facette de Giacolli ; et malgré la vérité, versatile, fuyante, Jonathan dresse le portrait inoubliable d’un artiste qui se croyait perdu pour la gloire et pour l’éternité. »

Premiers pas dans le livre

PHIL :

Comme dans Retour à Montechiarro, le roman est découpé en diverses époques mais la gestion de celles-ci a changé. Il ne s’agit pas ici de juxtaposer trois romans concernant une poignée de personnes à la fois différentes et connectées, mais d’alterner deux fils narratifs, présent (1879) et passé (1847-1849), qui explorent les mystères d’un même personnage, le compositeur Alessandro Giacolli.

Le roman devrait s’en trouver densifié. Je l’attaque avec appétit. D’autant que j’ai adoré Retour à Montechiarro, et que celui-ci s’ouvrait sur une de ses brèches narratives : un des personnages principaux (de la première partie), le père Baldassare, multipliait les allusions à un grand échec de sa vie : ne pas avoir pu protéger un grand compositeur, en avance sur son temps, contre les malversations pathologiques d’un marquis vouant l’art et la création aux gémonies. Or cette zone d’ombre se déploie ici, toute la place étant dévolue à la vie et aux tourments du sieur Giacolli, aux manigances du marquis (Bulbo), bien secondé, si je puis dire, par une courtisane (Donatella) aussi éveillée intellectuellement et séduisante que jalouse, opportuniste, mesquine sinon névrosée.

A dire le vrai, le plaisir de voir se prolonger Montechiarro, d’en explorer des mystères retombe progressivement : les atermoiements du compositeur m’agacent, l’histoire tarde à démarrer. En clair ? J’ai l’impression d’un décor magnifiquement planté (descriptions de Venise, portraits des personnages, page d’histoire méconnue) mais où manque une animation narrative.

Soudain…

Bascule dans la lecture ! Ou des difficultés d’appréhender un projet littéraire, de s’y adapter…

PHIL :

Le flux de mes perceptions s’est incurvé d’un coup, comme si je connaissais mon chemin de Damas. Un phénomène qui m’est arrivé lors de plusieurs grandes lectures, A l’est d’Eden de Steinbeck ou L’éducation sentimentale de Flaubert, par exemple. Dans le cas du Requiem vénitien, le bouleversement survient lors d’un moment très particulier. Alors que plusieurs protagonistes assistent à un concert, l’auteur nous précipite dans leurs cogitations les plus profondes et complexes. Comme si la musique dénouait les âmes et les secrets :

« Kyrie. Faut-il avoir pitié de toi, Alessandro ? Es-tu vraiment ce musicien maudit, victime d’un tyran de salon ? Victime pascali laudes… Ceux qui ont échoué n’ont plus qu’une ambition : récolter l’admiration charitable de ceux qui s’apitoieront sur leur naufrage. Certains organisent leur échec aussi soigneusement que d’autres leur victoire. Le talent effraie et la vocation aussi. Tous les prophètes ont d’abord fui l’appel divin. La création est une divinité exigeante et sans pitié. Elle a choisi la postérité en guise de paradis et les élus sont rares. Ils ignoreront toujours tout de leur élection, dont ils ne douteront jamais autant qu’à l’instant de leur mort. C’est cruel. Mais nul n’est contraint de créer. Mieux vaut d’ailleurs ne jamais commencer, fuir comme Jonas au fond de la baleine d’une vie terne plutôt que de renoncer. Sans quoi, il n’est plus possible d’oublier. On tente des retours mais on a perdu le rythme et la voie. On erre, attiré par des échos taquins et insaisissables, et l’on se perd. Tu le sais, Alessandro ; tout renoncement est pire que la mort. 

Mais sans doute suis-je injuste envers toi. Tu n’es pas dupe. Tu étais sur le bord du canal, ce matin où une sonate est venue te signifier qu’il fallait la suivre ou plonger. Tu n’as pas choisi le canal et son oubli définitif. La sonate menait à Paolo, et Paolo exigeait la messe. C’est du moins ce que tu as choisi de croire. Tu ne sais rien, finalement, de ce que désire cet enfant. Tu t’es bien gardé de lui poser la question, lui dont la voix s’élève à présent, merveilleuse et claire, dominant l’orchestre et le chœur. Tu ne l’écoutes que lorsqu’il chante ta musique, et parfois même les paroles que tu lui imposes. Te sers-tu de lui ? Tu rétorques que le mal n’est pas grand puisque tu l’aides en retour. En es-tu sûr ? Tu veux en faire un soliste réputé ; mais est-ce possible en demeurant dans cette ville assiégée, délabrée, fissurée, qui ne vit plus que nourrie de chimères et de nostalgie ? Ici, tu seras toujours confronté aux projets lyriques et absurdes de Federico, aux caprices cruels du marquis. Il est vieux ? D’autres viendront. Tu en as besoin. (…) Je te le demande, Alessandro Giacolli, auteur de cette musique remarquable et que si peu remarqueront, toi qui penses me célébrer en chantant tes louanges et ton miserere : songes-tu parfois à ce que ressentent ceux qui sont assez fous pour t’être proches ? Paolo, Anna, et même ce pauvre Federico qui est monté dans la galère de l’art avec moins de bagages et d’armes que toi ; il a besoin de toi, même si son projet est voué à l’échec, et ton orgueil refuse d’entendre ce cri de détresse. Écrire un opéra populaire à la gloire de Manin serait-il déchoir davantage que de composer une messe pour un orchestre d’enfants incapables de l’interpréter devant une dizaine d’auditeurs ? La pitié, Alessandro, n’est pas là où tu le crois. » 

Je suis ébloui par ces lignes d’un registre élevé, celles qui suivent. La plume de Vincent Engel scrute les esprits comme la caméra d’Ingmar Bergman les visages en chasse d’interrogations existentielles (sur l’art, la famille, la responsabilité). Or, plus tard, je découvre cet extrait-là (prolongé par d’autres du même acabit) sur le site de l’éditeur Fayard, l’éditeur y a donc vu lui aussi un point d’acmé du livre. Une observation attentive me permet de déceler une série de modifications entre ce texte et celui de la nouvelle édition, ce qui renvoie à l’importance des pages pour l’auteur lui-même, qui a ciselé la moindre tournure.

Quelles conclusions retenir de la progression de ma lecture ? Au-delà des subjectivités, il y a une vérité dramatique. La plupart d’entre nous, sinon tous à des degrés divers, sommes formatés et nous attaquons un livre, un film, la rencontre, la vie en fonction de nos conditionnements, loin d’un lâcher-prise sain et salutaire. Qui ouvrirait. A l’autre. A une extension possible de soi. En clair ? Nous devrions tous avoir la patience d’accepter de passer par des sas de préparation, où l’on se mettrait à nu, déposant les vêtements de nos attentes au vestiaire, avant d’aller oser en essayer d’autres. En plus clair encore ou en plus concret ? J’ai attaqué ce roman comme une suite de Retour à Montechiarro, en espérant le même menu romanesque. Mais Vincent Engel est un vrai créateur, il ose, il se renouvelle. Et il affichait pourtant son projet : Requiem vénitien. L’entreprise est donc beaucoup moins romanesque au sens grand public du terme (saga, rebondissements, amours compliquées, etc.) et beaucoup plus littéraire. Le récit, somme toute, n’est qu’un fil rouge attrayant pour plonger dans une série de contenus conséquents, le souffle de Montechiarro cède la place, ici, à un creusement en profondeur, à des investigations démultipliées. L’écrivain démontre qu’il est capable de doser très différemment ses ingrédients et offre, en deux romans, deux leçons à intégrer à un art du récit, du roman, de l’écriture. Je devrais idéalement reprendre le roman à son début, ma mire de lecture adaptée et réglée. Mais je poursuis, dorénavant revigoré, éveillé, prêt à accueillir diverses salves de sensations, à discriminer plus attentivement les strates narratives.

JEAN-PIERRE :

Moins sensible que Philippe au grand souffle romanesque, je n’ai pas été perturbé par le contraste entre Retour à Montechiarro et Requiem vénitien. D’emblée, j’ai été séduit par la tonalité plus chambriste de ce dernier roman. Au grand mouvement qui subjugue et emporte se substitue un réseau de relations subtiles entre les personnages, leurs caractères, leurs attentes, l’époque. Le resserrement de la focale s’accompagne d’une phrase plus ample dans le chatoiement d’un style parfaitement accordé à la complexité des âmes qu’il peint. Ainsi, je n’ai jamais lu ailleurs description plus sensible de l’inspiration musicale :

« Il déboucha sur le quai de Cannaregio, presque en face de l’ancienne porte du Ghetto qu’on ne distinguait pas. Il s’assit sur le bord de pierre et laissa ses jambes balancer au-dessus du canal. Un frôlement liquide déchira la brume et il entraperçut un marinier à moitié endormi, menant à destination sa barque et les marchandises qu’elle transportait. Celui-ci ne le vit pas, du moins ne lui adressa-t-il aucun signe. Alessandro frissonna, ferma les yeux, se concentra. Mêlées au clapotis des eaux et de l’air, quelques notes sourdaient. Deux voix se croisaient sans jamais s’amalgamer : le piano, tantôt amer, tantôt cynique, d’un homme qui cherchait à rompre tous les liens ; le violon d’une jeune fille qui avait vendu sa beau­té à son ambition, joyeuse cependant et naïve encore dans cette première sonate – avant qu’elle ne maîtrisât tous les arpèges de la séduction. »

Les thèmes du livre, des invariants du « cycle toscan »

. Venise.

PHIL :

Elle est au-devant de la scène du roman, son décor majeur et omniprésent, sublime. Nul doute que bien des lecteurs, à la suite du jeune Jonathan Celnik, auront envie de passer leurs vacances en Italie ou à Venise.

. L’Histoire.

PHIL :

L’histoire de Venise et une page méconnue, le soulèvement du milieu du XIXe siècle, qui débouche sur un échec, une victoire des Autrichiens qui annonce en fait leur défaite ultérieure, l’épopée de Garibaldi, le Risorgimento (évoqué dans le fil narratif postérieur), etc. Au-delà des reconstitutions d’épisodes de la révolte, des débats passionnés (Venise doit-elle rester seule, comme république, ou se fondre dans l’ensemble italien monarchique en gestation ?), des combats, des figures révélées (le leader vénitien d’origine juive Manin, l’agresseur autrichien Radetzsky – oui, l’homme de la célébrissime Marche du Nouvel-An viennois !) s’infiltre une méditation profonde sur le temps long, la relativité des échecs ou réussites du moment. Une idée germe mais doit être portée par des vagues successives avant de s’imposer :

« Dans l’ombre, les enfants de Manin attendraient le jour prochain où leur rêve resurgirait et vaincrait enfin. ».

JEAN-PIERRE :

L’éphémère République de Saint-Marc est l’occasion d’une réflexion sur l’usage de la violence et les moyens de soulever un peuple. Une expression revient à six reprises, « l’agitation légale », à laquelle Manin entend limiter son action. La formule sonne à la fois comme une impasse et l’alibi d’actions plus violentes.

Un dialogue savoureux entre Giacolli, grand sceptique devant l’Éternel, et Federico, à l’enthousiasme naïf, vaut bien toutes les leçons de nos politologues :

« — Mais tu ne comprends pas ! Manin ne veut pas de violence ! L’agitation légale est l’unique moyen auquel il entend recourir : la loi, rien que la loi mais toute la loi ! La violence est le fait des Autrichiens et Manin condamne sans ambiguïté toute entorse à ce principe pacifique chez les nôtres ! Ce qui ne veut pas dire que nous nous laisserons assassiner…

Alessandro eut un sourire qui énerva Federico.

— Quoi ? Pourquoi ris-tu ?

— Parce que l’on finit toujours par justifier ce que l’on prétendait injustifiable. »

En quelques phrases sont identifiés deux lois inséparables de toute révolution voire de tout conflit armé : l’une veut qu’au nom de la bonne cause on finisse toujours par justifier l’injustifiable, l’autre est à la racine de toute bonne propagande : la violence – les atrocités, l’usage d’armes interdites, etc. – est toujours le fait de l’ennemi.

. Montechiarro et la Toscane.

PHIL :

La complexité rayonne décidément partout dans l’ouvrage. Ainsi, Montechiarro, comme Venise, est ambivalent, tantôt paradis, tantôt enfer. Mais encore :

« Le nom de ce patelin ; une imposture ! Avec une orthographe pareille, ce bourg n’existe pas ! »

Et, de fait, il existe un Montechiaro en Italie mais pas de MontechiarRo, une projection idéalisée de la Toscane aimée par l’auteur :

« C’est pourtant ce que j’ai vu de plus beau, de même que tout ce pays. Imaginez de douces collines, couvertes de blé, de tournesols, d’oliviers ; des damiers de verts et d’ocres parsemés du rouge des coquelicots sur lesquels le soleil triomphant tisse des liens souverains et éphémères que le vent dénoue et relace avec un rire très discret ; des hommes et des femmes courageux, courbés sur les champs, entièrement dévoués à l’entretien de ce paradis qui les nourrit aussi de beauté (…). »

VINCENT ENGEL :

Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire.

. La musique/L’art.

PHIL :

La musique est omniprésente et fait vibrer la lecture :

« La musique aussitôt envahit la chapelle glacée, fondit sur chacun des auditeurs pour fouiller son âme et lui proposer ce redoutable rendez-vous avec soi-même que l’on tente si souvent d’éviter en plongeant dans le bruit et l’agitation. »

Elle génère des réflexions élargies.

Sur l’art :

« L’art n’évolue pas comme l’Histoire. Il faut parfois revenir en arrière pour progresser. »

 Sur le génie :

« Il savait, Nathanaël, pourquoi les gens n’aimaient pas Alessandro : ses sens ne captaient pas la même réalité qu’eux. Rien ne coïncidait ; ni sons, ni visions, ni pensées, ni mots. Sans parler des émotions. »

Sur la difficulté d’appréhender le rapport à soi, à ses objectifs :

« (…) est-on lié à un genre ? N’est-ce pas le public et la critique qui nous y confinent ? (…) Pour ma part, cela dit, je suis libre : je n’ai ni public ni critiques. » (N’est-ce pas ce qui constitue le plus grand avantage des auteurs et éditeurs belges francophones ? Ne pouvant quasi rien espérer, pouvoir tout tenter ?)

Sur l’absence de reconnaissance, le fait d’œuvrer pour un récepteur rare ou lointain :

« Federico lui parla de son projet, du livret, de l’opéra, d’Alessandro, de l’honneur de Venise que leur œuvre répercuterait dans toute l’Europe. Le dictateur le dévisagea ahuri. ». (L’écrivain/librettiste, grand ami de Giacolli, retombe de haut face à Manin auquel il sacrifie pourtant son énergie, sa vie. L’exposition haute et claire de la manière dont l’art est vécu, considéré par nos instances politiques ?)

Sur l’impasse de la réussite :

« Il (Giacolli) cherchait le cœur de sa ville, son expression la plus pure et la plus juste, le remous sur l’eau qui dirait tout.

  • Tu es fou, mon ami ! concluait Nathanaël. Si tu trouves, tu seras réduit au silence ; et sinon, comme c’est probable, tu finiras à l’asile ! » (Réussir, c’est être fini, mourir déjà ?)

Sur le rapport intime du créateur avec sa création :

« Alessandro n’avait pas besoin d’éloge ; il savait ce que valait cette œuvre. (…) elle l’effrayait parce qu’il ne s’estimait pas à la hauteur de cette musique. (…) elle le dépassait. »

JEAN-PIERRE :

La musique suscite une méditation sur le rôle de l’artiste : attend-t-on de lui des réponses ou plutôt des questions ? De même, des voies opposées choisies par Giacolli et son contemporain Wagner se dégage une véritable esthétique. Là où sous le masque de la rupture Wagner n’apporte rien d’autre que ce que son époque et son public attendent, Giacolli tente de combiner l’héritage baroque de Benedetto Marcello à la tension de son siècle. Transposée au domaine de la littérature, cette démarche évoque irrésistiblement celle de la « Nouvelle fiction » dont Vincent Engel est si proche.

. La fiction.

PHIL :

Elle est glorifiée :

« Invente n’importe quoi ; ce sera toujours mieux que la vérité. »

Ou « (…) Je ne sais pas ce qui s’est passé sur le Sinaï (…) Mais il (NDLR : Moïse) est redescendu et il a raconté. Il en a même tiré un livre. On l’a cru et le récit fonctionne toujours. »

. L’alternance création d’une utopie et regret d’un paradis perdu.

PHIL :

Ici, le phare Giacolli est entouré des attentions d’un prêtre, d’un rabbin et d’un écrivain, au-delà de tout clivage, mais aussi d’une mère, d’un père et de fils de substitution. Le thème est si puissant qu’il y a mise en abyme à travers la quête d’un membre du cénacle de Giacolli, Jonathan, qui se fait accueillir par le cénacle de Montechiarro à la fin du Requiem. Ce qui laisse entrevoir une contre-épidémie, soit une extension, par contagion, d’un réseau d’affinités électives :

« (…) pourquoi n’existerait-il pas des endroits sereins ? De véritables asiles, coupés du monde et des hommes ? Sans cet espoir, il n’y aurait aucun salut possible. »

Par un faux paradoxe (des études scientifiques relient le bluff et l’excès de confiance en soi à la réussite et à la médiocrité), les personnages lumineux doutent et se voient en échec :

« « Qu’ai-je fait d’utile dans ma vie ? » se demandait le prêtre (Baldassare rappelle les « saints laïcs » de La peste de Camus) sceptique. (…) « A quoi puis-je encore servir ? » s’interrogeait la vieille femme (Anna) fatiguée. »

Et ce sont des jugements extérieurs, lointains, qui viennent clamer leur véritable (et haute) valeur. L’ennemie Donatella confesse juger la musique de Giacolli « magnifique », Asmodée Edern voit le compositeur comme « le musicien le plus original que cette ville ait enfanté », Bonifacio Della Rocca (héros de Retour à Montechiarro) comme « un homme tout à fait remarquable », etc.

. Le Mal

PHIL :

En contrepoint des cénacles réunissant les bienveillants ou de la figure du génie (Giacolli) surgit une force monstrueuse, qui ne supporte pas le Beau, le Bien, le Bon. Un Mal ici incarné par des personnages à la portée quasi eschatologique, Bulbo et Donatella. Pourquoi haïssent-ils Giacolli et, par corollaire, les gens qui sont en communion avec lui ? Parce que l’un, né dans la Beauté, et l’autre, née « beauté », ne supportent pas que d’autres ressentent ladite Beauté en les excluant de l’adéquation magique ?

« (…) il ne s’est jamais intéressé à toi. (…) Cette messe est dédiée à cette vieille affreuse, à ce curé minable, à ce gamin insipide, à ce Juif ridicule, à ton bonhomme de mari (…) A tous ceux-là mais pas à toi. (…) Ce que tu ne peux posséder, tu préfères le voir détruit (…) ce qu’elle voulait n’était pas la mort d’Alessandro. C’était pire, au fond. »

Nul doute que chacun d’entre nous a croisé de ces créatures mesquines, vaines et vides. Qui ne pouvant s’alimenter s’échinent à couper l’alimentation des autres ? L’histoire des caporaux dans l’âme, des « artistes sans art » ?  

JEAN-PIERRE :

Bulbo et Donatella sont des personnages très noirs, en effet. Mais Donatella, dont les ressorts psychiques sont somme toute assez classiques, m’a beaucoup moins intéressé que le marquis Bulbo. Pourquoi ce dernier exerce-t-il un tel pouvoir de nuisance, pourquoi cette haine de l’art ? Quel est donc le secret de cette personnalité qui semble osciller entre la tentation du crime et celle du suicide ? Il me paraîtrait trop réducteur de ramener ce personnage à sa seule dimension luciférienne, à l’expression d’un Mal absolu, ce qui ne serait guère conforme au mouvement d’ensemble de l’œuvre de Vincent Engel, qui rejette tout psychologisme tendant à « prouver » un caractère. Difficile de « rendre raison » des actes du marquis Bulbo : sa noirceur ne fait pas de doute mais la motivation réelle de ses actes demeure pour une part indécidable. Une chose demeure : sa parfaite sincérité, qui atteste au passage que cette vertu, comme toutes les autres, n’a rien d’une valeur absolue. Un détail nous trouble. Et si, entre le Bien et le Mal, la frontière n’était pas aussi irréfragable qu’il y paraît ?  Dans une succession de monologues intérieurs déjà signalée par Philippe, Alessandro s’interroge : est-il lui-même si éloigné de Bulbo ? Et si, entre deux destins, dont l’un semble voué au Mal, il n’y avait que la distance d’un « je ne sais quoi » qui fait toute la différence. Pour moi, Bulbo est un personnage très camusien, dans la mesure où il me paraît comme aspiré par le sentiment de l’absurde et la totale indifférence à tout qui en résulte. Ses motivations ne cesseront pas d’échapper à Donatella, sa sœur dans le Mal :

« Devant l’horreur du vide et l’impuissante beauté de l’art, chacun était seul, irrémédiable­ment. Elle ne saisirait pas les motivations du marquis, car il ne s’ouvrirait jamais à elle de cette minute où il avait découvert l’abîme et la douleur que rien n’épuise. »

. Le rapport à la judéité.

PHIL :

L’auteur, juif, ne choisit pas des héros juifs ou des pages d’histoire juive tout en n’évacuant pas, a contrario, son identité juive (qui n’est jamais qu’un fragment de son identité complète). De manière feutrée, délicate, Vincent Engel infiltre la judéité à travers des personnages qui soutiennent Giacolli – qu’il s’agisse d’êtres humains (son disciple Jonathan, le rabbin et son fils violoniste, le protecteur berlinois Werner Goldschmidt) ou d’êtres à la marge du réel (Asmodée Edern et Thomas Reguer, pour des experts ès kabbale, s’apparenteraient à des « maîtres fantasques communiquant avec les zones d’ombre qui séparent les monde visible et invisible ») -, de courtes et discrètes digressions (la musique juive a inspiré… le créateur qui a lui-même inspiré l’art de Giacolli), un décor dans le décor (le Ghetto). Ce qui pourrait renvoyer à l’apport immense de la communauté juive dans l’histoire universelle et à la singularité de ses diverses situations, ce « dehors »/« dedans » consubstantiel, qui permet sans doute un recul, fondement même de la démarche intellectuelle. D’où les apports majeurs, dans le monde réel : il n’est qu’à lire des listes de producteurs de cinéma américains, de pianistes et chefs d’orchestre, d’écrivains, de savants, etc.

« (…) toute notre histoire nous apprend qu’il n’y a rien de plus illusoire et d’éphémère qu’un foyer et une patrie. »

Ou, dans la foulée abyssale de la Shoah (de ses disparitions et non-dits), cette capacité, cette nécessité à tirer un trait sur une vie perdue, à aller de l’avant sans savoir, sans revoir.

Le rapport à la Shoah et à la judéité, enracinées dans la vie de l’auteur de par son héritage familial ou sa fréquentation d’Elie Wiesel, favorise sans doute la sensibilité qui propulse d’autres thématiques récurrentes : la chaîne de la transmission (Giacolli est le disciple de Benedetto Marcello et le maître de Jonathan) et l’importance de la mémoire ; la difficulté de l’amour et de la connexion (« Impossible d’être responsable et indispensable à la fois ! ») ; les enfants soustraits au milieu d’origine et qui gagnent un destin tout autre en intégrant des foyers d’adoption (le comte de Villerouge recueille Paolo, le neveu et enfant de substitution de Giacolli, comme Della Rocca a recueilli Adriano Lungo dans Montechiarro, les Rüwich le Raphael du « cycle toscan » , etc.). Voire même peut-être les thématiques de la vengeance, de la détérioration de la beauté et du passé, la méfiance vis-à-vis des pères, des parents.

JEAN-PIERRE :

Vincent Engel entretient un rapport singulier au judaïsme. Il semble s’intéresser davantage à l’éthique de vie que le judaïsme suppose plutôt qu’à sa portée religieuse lorsqu’il fait dire à son personnage Asmodée Edern :

« L’essentiel est de chercher, non ? C’est l’évidente supériorité du judaïsme sur le christianisme : ce dernier est convaincu que le Messie est venu ouvrir un royaume qui, depuis presque mille neuf cents ans, se fait attendre. Alors que le judaïsme sait que le Messie n’a de sens que dans la mesure où il se dérobe continuelle­ment devant ceux qui le cherchent. »

Voilà qui trace la perspective d’un cheminement humain et spirituel excluant tout fanatisme ou culte identitaire. 

. Les jeux littéraires, effets de miroir, échos, etc.

PHIL :

Berlin ! Cette ville accueille le jeune héros de Raphael et Laetitia (et de Retour à Montechiarro, du Miroir des illusions, etc.) comme Alessandro Giacolli. Un contrepoint germain aux latines Venise et Toscane.

Thomas Reguer et Asmodée Edern ! Ils assument des rôles proches, ici comme dans d’autres romans. Et s’il ne s’agissait que d’une seule et même personne ? Qui incarnerait la Providence ? La figure de l’ange-gardien (« un vieil homme instruit, généreux »), à tout le moins, mais teintée d’une dimension fantastique (les deux semblent surgir à chaque fois du néant et conserver le même âge), au contraire d’autres figures tutélaires comme Anna, Goldschmidt, etc. Mais Thomas et Asmodée (qui est pourtant dans l’Ancien Testament chrétien, ô clin d’œil, un démon qui se révolte contre Dieu… ce qui pourrait renvoyer à une tentation prométhéenne du créateur humain qui choisit d’éclairer l’humanité contre Dieu et les fausses idoles, quitte à se retrouver abandonné et torturé) ne sont-ils pas aussi une mise à nu des rouages de la fiction ? Qui n’avancerait plus sans leurs interventions. Qui sont celles de l’écrivain, projeté dans son œuvre ? 

Anita Fizzi ! Ce personnage fugace apparaît au début du livre, s’évanouit le roman durant et réapparaît dans l’épilogue. Pour présenter à Donatella une image moins bien armée d’elle-même, lui annoncer sa déchéance, la pousser à réagir ?

Raphael et Laetitia ! Tel passage annonce le quatrième livre du cycle, Le miroir des illusions, et apporte une information au « romansonge » Raphael et Laetitia, qui nous renseignait le départ du jeune Rüwich dans le Nouveau Monde sans pouvoir préciser s’il avait retrouvé et emmené la jeune épouse de Bonifacio Della Rocca :

« Plutôt en Amérique ! Les Toscans y émigrent plus volontiers (…). »

. L’anticipation ou la capacité à fixer des récurrences de l’Histoire.

PHIL :

Il y a dans le Requiem vénitien d’extraordinaires et troublants échos à la pandémie Covid et à l’invasion de l’Ukraine. On pense ainsi à un transfert des étapes du brasier ukrainien, avec la révolte de la place Maïdan, l’invasion russe, les bombardements (comment ne pas songer aux drones devant « les ridicules bombes incendiaires volantes » ?) et destructions massives, les gens qui se terrent, le blocus, les factions qui s’opposent (résistance et collaboration, ou inaction), les alliés présumés qui tergiversent, reculent, encouragent à parlementer. A un étage plus symbolique, Bulbo et Donatella ne reproduisent-ils pas ce qu’on observe avec Poutine et ses sbires ? Une incapacité à supporter le bonheur d’autrui et l’altérité ? D’où la haine frénétique de la démocratie, d’autant plus violente (syndrome de Caïn à l’échelle sociétale) qu’elle concerne une contrée voisine et à l’histoire partagée (familiale) ?

Et que dire de l’épidémie qui déferle alors (choléra) ?

L’art romanesque

PHIL :

Vincent Engel, nous l’avons dit, navigue entre deux continents, pratique le premier et le deuxième degrés, il croit mais doute. Ainsi en va-t-il de son rapport à l’histoire. D’un côté, des contenus très romantiques et romanesques, avec une luxuriance de haines et d’amitiés, d’amours contrariées, de mystères, de suspense, d’indices à prélever. De l’autre, une profession de foi qui intègre et déifie la lacune, le flou, curieusement (ou pas), relayée par des personnages fort contrastés, antagonistes :

Bulbo (!) : « Il ne faut jamais préciser les choses importantes. Les sentiments, les projets, les pensées ; les plus grandes œuvres sont celles où dominent l’ombre, le flou, le tremblé. »

 Giacolli : « Si, comme tu le projettes, tu écris cette histoire, rends justice, RENDS JUSTICE ! Et tant pis pour les énigmes, n’essaie pas de les combler. Non, je ne sais pas pourquoi j’ai posé la plupart des actes « majeurs » de mon existence. On ne le sait jamais. Les explications qu’on trouve, c’est après coup. Des justifications. De la mauvaise littérature. Si tu fais de la littérature, qu’elle soit bonne, Jonathan ; qu’elle donne un peu d’espoir. Pas à tes lecteurs ; à ceux dont tu parles. Même s’ils ne sont plus là. Il n’est jamais trop tard pour l’espoir. (…) Moi, j’aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l’homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l’homme, du rêve que l’on étrangle… du silence qui gagne, note après note… la terreur qui l’accompagne… »

On songera à Hitchcock et à ses propos sur l’usage du McGuffin, cet objet mystérieux derrière lequel tout le monde court sans que le spectateur sache de quoi il retourne. On ne saura rien ici des fantômes qui accablent le passé d’Anna. Il faudra être très attentif pour tenter de deviner la raison du comportement de Bulbo et Donatella à l’égard de Giacolli, le devenir de la courtisane (il semble ouvert dans l’épilogue mais a été révélé, quand elle ne comptait pas encore autant, au début du roman). Une lecture très pointue peut même permettre d’envisager des amours cachées de Giacolli ou Jonathan avec la jeune et belle épouse de leur protecteur berlinois, Hannah (qui fait écho à « Anna », comme deux faces de la femme éternelle, épouse et mère ?), d’autant que c’est le décès de celle-ci qui provoque tout le roman, la nécessité d’un requiem, l’impossibilité d’écrire au présent contraignant à fouiller le passé pour s’appuyer sur une œuvre ancienne, etc.

Mise en abyme au cœur du réseau des mises en abyme, le lecteur du roman, du cycle s’identifiera à Jonathan :

« J’avais (…) le sentiment d’être un intrus qui ouvrait le livre d’un roman familial énorme, dont il ne lui serait offert d’apercevoir que la plus insignifiante des pages. De tout le reste, les racines enfouies dans le passé, les drames actuels, les rêves et les projets, je ne saurai rien, je ne verrais que des ombres furtives. »

Les frustrations du lecteur et de Jonathan sont dépassées par une éthique de l’art et de la vie, par la possibilité de poursuivre l’élan en cours, Jonathan en s’émancipant et en se réalisant enfin, le lecteur en poursuivant l’initiation narrative dans d’autres romans.

Le voyage plutôt que la destination. La vraie vie qui est mouvement. Un roman, un cycle qui usent des artifices d’un genre et glorifient la fiction pour s’en dégager soudain et nous tendre le miroir de nos vies et du meilleur possible à accomplir ?

JEAN-PIERRE :

D’une construction moins ostensiblement complexe que Retour à Montechiarro, Requiem vénitien alterne subtilement plusieurs genres littéraires : l’évocation historique, le monologue intérieur, le roman épistolaire et un soupçon de fantastique (via l’apparition récurrente d’Asmodée Edern). J’avoue, concernant ce dernier, avoir levé un sourcil à la lecture de l’une ou l’autre de ses interventions, qui me paraissaient un moyen trop commode de faire progresser le roman dans une direction a priori fort inattendue. A la réflexion, je me rallie au commentaire de Philippe : on peut voir Asmodée comme le révélateur d’une mise à nu des rouages de la fiction.

PHIL :

Je retrouve ma religion du contrepoint chez Vincent Engel, très profondément enracinée. Elle explose même au visage dès l’épigraphe du Requiem vénitien, attribuée au compositeur Benedetto Marcello (1686-1739). Alors que le roman va précipiter, dès les premières pages, dans des échanges tendus et gorgés d’émotion, d’empathie, les lignes placées au frontispice de l’ouvrage appellent à la retenue, au recul, des lignes satiriques dignes d’un émule de Molière peut-être :

« En dédiant le Livret à quelque Personnage important, le poète le choisira plutôt riche que cultivé (…) Il s’inquiétera avant tout de la Quantité et de la Qualité des Titres qui doivent orner son nom (…) S’il ne trouve pas dans le Personnage de motifs de louange (ce qui arrive souvent), il dira alors qu’il se tait pour ne point offenser sa modestie (…). »

Faux paradoxe. Vincent Engel va multiplier les thématiques et les notations romantiques, mais il leur oppose régulièrement une mise en question, un refoulement :

« Je dois être un romantique qui s’ignore. ».

D’ailleurs… Le Requiem vénitien n’est-il pas une ode à la distorsion ? Comme une pièce à deux faces, où le marquis Bulbo serait le double maléfique, le doppelgänger de Giacolli ? L’un sacrifie tout à l’art, l’autre hait l’art et les grands artistes. La monomanie et la radicalité les unissent, entre autres :

« Il te sert d’alibi, Bulbo. Vous pourriez vous entendre à ravir ; un même égoïsme vous anime. Tout le reste, les considérations sur l’art et la vie, n’est que trompe-l’œil. »

Allons plus loin. Bulbo ne sert-il pas de repoussoir à Vincent Engel lui-même, qui y mettrait tout ce à quoi il s’est heurté comme homme ou comme auteur (la jalousie, le non-dit, l’incompréhension, etc.) mais encore tous ses doutes (remise en question d’une Beauté souvent bâtie sur la souffrance humaine, difficulté de mener une carrière et des engagements privés, citoyens, vanité du microcosme, sens des efforts de la création, etc.) ?

Dans le même ordre d’idées, on pourrait être étonné de voir surgir un Requiem vénitien, qui s’avère, au-delà de la composition de Giacolli au cœur du roman, une messe littéraire en hommage à un génie musical méprisé (qui pourrait même être une allégorie de l’Art, si essentiel et si martyrisé partout et en tout temps, une sorte de lamentation grandiose sur la condition du créateur ou de l’homme) de la plume d’un auteur qui a tant réussi :

« C’était ce monde qui offrait si peu de voies pour la réussite et le bonheur. »

A défaut d’entrer dans une psychanalyse de bazar, on pourrait suggérer qu’un Vincent Engel, au contraire de tant d’autres, ne se serait jamais senti installé, suffisamment légitimé à ses yeux. Et, ainsi, il serait toujours demeuré dans le mouvement et le questionnement, la vie, le renouvellement, l’expérience, sans jamais s’embourgeoiser.

Le style

PHIL :

Il y a un formidable plaisir du mot, de la phrase, de la tirade.

Les descriptions de Venise enchantent :

« J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or. (…) J’ai cueilli Saint-Marc aux marges du sommeil ; la place vide, mouillée de souvenirs liquides, semblait attendre mon départ pour se replier. (…) »

Conclusions

PHIL :

Requiem vénitien, le deuxième tome du « cycle toscan » (notons l’art du contrepoint mis en abyme par la distorsion apparente « vénitien »/« toscan »), ne prolonge pas les plaisirs (romanesques) du premier roman, que je place parmi les plus puissants romans de l’histoire de nos Lettres, mais, ô gageure, à défaut d’un récit qui emporte, il livre d’autres plaisirs (littéraires, intellectuels), une étoffe riche et classieuse, luxuriante et immensément colorée, il impose un écrivain majeur.

JEAN-PIERRE :

Requiem vénitien et Retour à Montechiarro développent leurs séductions à des niveaux différents. Même si le souffle de l’Histoire est toujours présent dans ce deuxième volume, l’auteur s’y est davantage concentré sur la complexité émotionnelle de ses personnages. Ce faisant, sa phrase se fait plus souple, flexible, ondoyante, imagée : ce que l’on a perdu en souffle romanesque, on le regagne dans le pur plaisir du texte et le bonheur d’une réflexion toujours plus subtile sur le sens de nos actes, le sacerdoce de l’art et la complexité de vivre.

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les deux premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre feuilleton Les phases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

*

LES PHRASES BELGES (5) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : RETOUR A MONTECHIARRO de VINCENT ENGEL par PHILIPPE REMY-WILKIN & JEAN-PIERRE LEGRAND

LES PHRASES BELGES (5)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 2

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Premier tome : RETOUR A MONTECHIARRO

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle. Il va se poursuivre le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les tomes réédités dès mai puis un 5e, inédit. Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Montechiarro, Jean-Pierre est aux commandes et Philippe en embuscade !

Les éditions de Retour à Montechiarro

JEAN-PIERRE :

Retour à Montechiarro a été publié en 2001 chez Fayard puis repris en 2003 dans Le livre de poche.

PHIL :

Il atteint les 520 pages dans cette nouvelle édition Ker/Asmodée Edern.

JEAN-PIERRE :

Couronné de succès ce roman l’a également été par les prix : le prix Victor Rossel des jeunes en 2001 et celui des Lecteurs du livre de poche en 2003, année où il fut aussi Choix des libraires.

Le premier roman du cycle

JEAN-PIERRE :

Voici donc le premier opus du cycle toscan rebaptisé Le monde d’Asmodée Edern. Pour ceux qui seraient décontenancés, l’auteur a glissé en préambule un court texte explicatif :

« Le monde d’Asmodée Edern est un vaste ensemble romanesque dans lequel le personnage d’Asmodée Edern, alias Thomas ou Tommaso Reguer, passe ou repasse, facétieux vieillard sur lequel le temps n’a pas d’emprise. Certains le prennent pour un magicien ou un démon, qualifications qu’il rejette ; il n’a d’autre volonté que d’ouvrir les êtres qu’il croise aux multiples destinées qui s’offrent à eux ».

Dans l’Ancien Testament, Asmodée est un démon et donc un agent de destruction et de malheur. Vincent Engel retourne le concept : personnage immortel, Asmodée Edern devient un messager bienfaisant.  Il n’offre ni le pouvoir ni la puissance, il ne libère aucune force surnaturelle. Son message tient en quelques mots :

« Laissez être ! Offrez-vous, mains tendues, à la vie qui surgit dans toute sa fraîcheur. »

La vie, rien que la vie mais toute la vie.

PHIL :

En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :

Les grandes lignes du récit

JEAN-PIERRE :

Nous sommes en 1855, à Montechiarro, petit village toscan. Orphelin de père et de mère, le jeune Adriano Lungo est confié par le père Baldassare à l’austère comte Bonifacio Della Rocca qui réside dans la magnifique villa Bosca, entourée d’un vaste domaine. Père du petit Domenico, il a été brusquement quitté par son épouse. Celle-ci ne nous est pas inconnue : il s’agit de la princesse Lætitia Malcessati, que nous avions laissée en fuite à Venise en compagnie de sa mère dans le « romansonge » Raphael et Laetitia. Que s’est-il donc passé ?

Nous remontons six ans plus tôt. Della Rocca s’est rendu à Venise à la demande du mystérieux Asmodée Edern : Bonifacio doit lui rembourser un prêt accordé autrefois à son père. Cette venue à Venise est prétexte pour Asmodée à entraîner le comte dans le tourbillon mondain de la Sérénissime et à lui présenter la belle Laetitia, dont il tombe immédiatement amoureux. Bonifacio n’ignore pas cependant l’idylle nouée par celle-ci à Berlin avec un certain Raphael : « Elle l’aime encore, elle l’aimera toujours… » Il l’épouse toutefois (Phil : il veut lui offrir une chance de rompre la fuite infernale que lui impose Alba, sa mère). Elle lui donne un enfant : Domenico. Raphael ressurgit. Laetitia le suit en Amérique.

Les années s’écoulent. Avec son partenaire Umberto Coniglio, un riche négociant dont il se méfie d’abord avant d’en devenir l’ami, le comte Della Rocca fait prospérer son domaine. Domenico s’étiole sous le poids de l’abandon maternel. Adriano fait des études, devient instituteur et, sur fond de Risorgimento, s’investit dans le destin collectif de la petite cité.

PHIL :

J’ai beaucoup aimé cette partie, romantique et positive, constructive. Alors qu’une aristocratie surannée est incapable de s’adapter et qu’un monde s’apprête à disparaître (on songera au Guépard de Lampedusa et Visconti), une poignée d’hommes de toutes conditions s’unissent pour propager le progrès, la bienveillance. Des ascensions croisent des chutes.

JEAN-PIERRE :

Nous sautons une génération et plongeons dans l’année 1919. Une crise économique sévère secoue l’Italie mais aussi une crise morale. Le pays est tiraillé entre socialistes révolutionnaires et droite nationaliste. Un certain Benito Mussolini entend bien tirer parti de la confusion et s’installer au pouvoir. Le fascisme italien est en marche…

La fortune des Della Rocca a périclité. Pour sauver la villa et son domaine, Agnese, la fille qu’a eue Domenico d’un mariage dont ne nous saurons rien si ce n’est la mort en couches de la jeune mère, est contrainte d’épouser Salvatore Coniglio petit-fils d’Umberto et fasciste aussi médiocre que convaincu. Son ascension est à l’image du délire fasciste, tragi-comique au sens le plus noir du mot.

Dans ce monde outrageusement et bassement viriliste, Agnese et ses deux filles, Anna et Michaella, survivent selon les ressources de leurs personnalités propres. Agnese s’éprend d’un amour sublimé pour Sébastien Morgan, un jeune photographe belge, activiste communiste ; Michaella retourne contre les hommes son précoce et troublant pouvoir de séduction, sa rage contre elle-même ; Anna s’abîme dans une trompeuse soumission. Sébastien quitte l’Italie pour la Guerre d’Espagne. 

PHIL :

Quel changement de ton dans cette deuxième partie ! Un peu comme si on passait des atmosphères du Guépard à celles du 1900 de Bertolucci. La violence et le mal déferlent. Tout en laissant la place à une nouvelle utopie (après celle du cénacle qui entourait Bonifacio), celle des amours d’Agnese (admirablement portraiturée) et Sébastien.

JEAN-PIERRE :

Dernière époque : les années septante, l’Italie des années de plomb. Laetitia, fille de Michaella et modèle, se rend à Montechiarro. Sébastien, artiste maintenant reconnu, souhaite faire une série de clichés de la jeune femme, repérée dans une publicité. Laetitia ignore tout du passé et des déchirements qu’elle va devoir affronter afin de renouer les fils de sa propre existence. Sébastien sauvera-t-il de l’effacement progressif de sa mémoire l’image de celle qu’il a tant aimée mais qui jamais n’accepta d’être photographiée ?

PHIL :

Insistons sur la composition de Retour à Montechiarro, un roman qui juxtapose en fait trois romans/trois époques : « 1849-1889 », « 1919-1943 » et « 1978 ».  Qu’on pourrait lire séparément mais dont l’addition insinue une série d’effets du meilleur aloi, de suppléments de sens.

Un roman historique

JEAN-PIERRE :

Dans une interview donnée à l’occasion de la parution de Retour à Montechiarro, Vincent Engel confiait :

« Je voue de fait une grande passion à l’histoire, même si je pense que je n’aurais pas fait un bon historien. Je m’implique trop dans ce que je fais. C’est la fiction qui me permet de joindre les deux bouts. »

« Joindre les deux bouts » ! Comment mieux y parvenir que par le biais d’un roman historique. Car c’est bien de cela dont il s’agit ici. Non pas de l’histoire romancée de personnages réels mais bien d’une fiction totale, enracinée toutefois dans le terreau de l’Histoire.

PHIL :

Un roman historique, certes, mais sans les défauts de la plupart des romans historiques. Car Vincent Engel réussit la gageure d’un hommage à la littérature française du XIXe siècle dénué de tout passéisme, infiltré même par des touches de post-modernisme. Comme un Charles Palliser l’a accompli dans son Quinconce, qui ressuscite Dickens en épousant une perspective décapée. On rappellera ici que Vincent Engel est aussi, dans une autre vie (universitaire), un professeur de littérature contemporaine.

JEAN-PIERRE :

Centré sur l’Italie et plus focalisé encore sur la Toscane, le roman s’articule sur cinq générations de femmes se distribuant en trois époques emblématiques – le Risorgimento, la période fasciste, les années de plomb – séparées chacune d’une solution de continuité de trente ans environ. Cet étirement de la narration sur un temps long lui donne une portée herméneutique : transcendant les temporalités, il suggère des invariants que l’on retrouve en creux des embardées du siècle passé : la violence masculine et la soif de domination qu’elle porte, la révolte, moteur de l’action toujours menacée de se retourner en certitudes sanglantes. Sur un plan plus général, ce qui a fait la fortune de Venise porte en germe la faillite morale de l’Italie à venir :

« Les Vénitiens ont dressé les quatre piliers du monde moderne : le commerce et le pouvoir comme valeurs suprêmes, la culture pour faire diversion. Et le ghetto. »

Tout est dit.

PHIL :

Notons cet invariant du « cycle toscan », pour la première fois décliné : une oscillation entre deux pôles italiens : la Toscane (et Montechiarro) et Venise.

JEAN-PIERRE :

Au centre du roman, la période fasciste de l’Italie est sans doute la plus attentivement reconstituée. L’ascension de Mussolini, les faisceaux de combat, les squadristes, la marche sur Rome, l’assassinat de Matteotti, l’entrée en guerre, la chute du régime, tout est suggéré plus qu’explicité et contribue à un effet de grande vérité historique, sans nuire un instant au souffle romanesque. Le fascisme italien apparaît pour ce qu’il est : une tentative presque burlesque de modernité alternative fondée sur un citoyen-soldat débarrassé du sentimentalisme et de la pitié hérités du christianisme.

Dépourvu de corpus idéologique plus ou moins élaboré comme le nazisme ou le marxisme, le fascisme italien plonge ses racines dans un courant esthétique subtilement évoqué par Vincent Engel : le futurisme. Et de parsemer son roman de quelques citations du Manifeste futuriste de Marinetti, l’une des figures de proue du mouvement :

« Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité (…) La guerre est la seule hygiène du monde (…) La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. »

Sur ce dernier sujet de la vitesse, on sait que le régime fasciste vouait un culte à l’automobile et s’enorgueillissait de faire arriver tous ses trains à l’heure. Un petit leitmotiv essaime dans tout le roman jusque dans ses dernières pages : celui de la gare de Montechiarro fantasmée par la famille Coniglio et qui ne verra jamais le jour. La révolution fasciste porte à son paroxysme la déchéance des valeurs éthiques au profit des valeurs pratiques.

Il n’est pas étonnant que la période fasciste occupe la partie centrale du roman : elle puise son impulsion dans la poussée nationaliste qui la précède et prolonge au sein des années de plomb sa meurtrière fascination pour la violence. Au fond ce n’est pas tant l’Histoire événementielle qui importe ici que son poids sur les existences individuelles et la mise en évidence de la porosité des époques.

PHIL :

Observation essentielle ! Qui ouvre la porte à la dimension supérieure du roman, dont la littérarité fait exploser l’étiquette, la gangue du roman historique.

Une construction savante

JEAN-PIERRE :

A l’image de tout le « cycle toscan », Retour à Montechiarro illustre le goût de Vincent Engel pour les jeux de construction. Les romans du cycle (Phil : à l’exception du Requiem vénitien) respectent une structure ternaire : chacune des trois parties possède une autonomie relative tout en étant organiquement liée aux deux autres. Cette liaison/déliaison se répète à l’échelle du cycle : les cinq romans peuvent se lire séparément mais l’ensemble dessine une généalogie et une géographie romanesques d’une grande cohérence.

La première partie de Retour à Montechiarro est à mes yeux assez emblématique par sa fonction séminale initialement dévolue à Raphael et Laetitia, désormais résorbé dans l’ensemble du cycle. Trois lignées y sont à l’œuvre qui pousseront leurs surgeons dans chacune des époques qui délimitent le roman. Mais, dans le même temps, certains personnages, dont on pressent le potentiel romanesque, ont un parcours elliptique dont une part échappe à notre vue. Leur trajectoire se poursuivra ou sera explicitée dans d’autres volumes du cycle. C’est le cas de Domenico Della Rocca, fils de Bonifacio et père d’Agnese qui, elle, va hanter les deux autres parties du roman.

PHIL :

En effet, Domenico apparaît dans la partie I du troisième roman du cycle, Les absentes, et il prend toute la place dans la partie II du même ouvrage, partant aux States, à la recherche de sa mère.

JEAN-PIERRE :

D’autres personnages ne font que passer, apparemment anecdotiques. Ainsi en est-il du musicien Giacolli ou du marquis Bulbo qui trouveront leur densité dans Requiem vénitien.

PHIL :

Giacolli sera beaucoup évoqué dans les trois parties des Absentes, jusqu’à jouer un rôle capital dans la troisième partie dudit livre, que je considère comme un (nouveau) point d’acmé de l’œuvre de Vincent Engel et du cycle.

JEAN-PIERRE :

C’est comme si le romancier obéissait aux règles de la perspective cavalière : selon le point de vue choisi, tel personnage apparaissant ici en pointillés reparaîtra ailleurs en traits pleins. Une galaxie littéraire naît donc sous nos yeux : elle obéit à un principe d’expansion contenu par une force gravitationnelle qui en assure la cohésion.

Au sein de la structure tripartite de Retour à Montechiarro, l’auteur entretient un jeu subtil de correspondances, un effet de miroirs, de diffractions successives. Le tableau du Titien – Le martyre de saint Sébastien – orne la salle à manger du palais vénitien d’Asmodée Edern, qui voit sous le masque de béatitude du saint le visage de la volupté et du désir fantasmés par le peintre et, dans les flèches qui le transpercent, la stigmatisation de ses penchants homosexuels coupables. La même ambiguïté se tapit dans Martyre et héroïsme, une toile attribuée à Carlo Carrà, où l’on devine « découpé en lamelles fauves, le corps d’un jeune homme criblé de traits brûlants ». Salvatore Coniglio, qui l’a choisie pour orner son bureau, la décrochera suite aux sarcasmes de ses amis fascistes, malgré tout plus clairvoyants dans leur délire. Une photo du Duce la remplacera, preuve que l’art, même dévoyé par l’idéologie, conserve toujours un ferment de dissidence ou de révolte.

Rien que par son prénom, Sébastien Morgan duplique à son tour l’image du saint :

« Je me réjouis (écrit Ulisse dans une lettre à Agnese) que tu aies retrouvé ce Sébastien. Il est photographe, mais son nom – et sa beauté, à t’en croire – évoque plutôt notre peinture italienne. Tout ce qui t’approche est sanctifié ! Mais je lui sou­haite (certains prieraient) d’échapper aux flèches que notre époque aiguise. Je doute qu’elles mènent à l’extase ! »

La Dernière cène du Tintoret, dont l’audace cachée offusque Bonifacio, offre un autre exemple de diffraction, puisqu’on retrouve ce titre en première de couverture d’un album composé par Sébastien Morgan à la demande d’une riche et belle Américaine atteinte d’une maladie incurable. L’œuvre consiste en une série de nus de la malade à la beauté altérée mais sublimée par l’art du photographe. L’album sera ensuite adressé à une série d’hommes, des prétendants auxquels elle s’est jusque-là refusée malgré les infidélités répétées de son mari. Une manière de se donner symboliquement et, par son concours à une démarche artistique, de corriger in extremis une réalité tragique et absurde. Dans un élan pareillement libérateur, la pose reprise en couverture de l’album sera mimée à l’identique par Laetitia lors de sa propre séance de photos.

Sous le signe d’Ulysse et de Camus

JEAN-PIERRE :

Outre que l’auteur a choisi une citation de Camus pour épigraphe, l’un des personnages principaux de son roman, Sébastien Morgan, est lui-même fervent lecteur de Camus, dont il partage l’éloge de la révolte et la méfiance à l’égard des révolutions, grandes dévoreuses de vies humaines. Vu leur importance dans le roman, il n’est pas inutile de brosser rapidement quelques-unes des principales idées camusiennes. Camus part de deux faits existentiels : l’absurde comme rencontre de l’absolue contingence du monde et de l’exigence de sens qui se confond avec notre conscience ; la révolte qui est à la fois refus catégorique (de l’injustice) et affirmation d’un principe (celui de justice). Camus déconstruit l’apparente logique qui se prévaut de ces deux faits pour justifier les pires folies meurtrières des hommes ou leur fantasme d’anéantissement, individuel ou collectif. On ne peut tenir compte de la seule contingence et ignorer l’exigence de sens comme, à l’inverse, on ne peut faire fi de la contingence et affirmer le seul principe dans sa vérité prétendument absolue. De même, sous peine de se dévoyer en pure violence, la révolte ne peut refuser une violation (d’un droit) qu’en affirmant le principe violé. Comme l’écrit joliment le philosophe Frédéric Worms les criminels sont ou bien dogmatiques ou bien nihilistes, voire parfois les deux. Camus va cependant plus loin que cette déconstruction et nous invite à vivre pleinement notre humaine condition, non seulement comme un défi mais aussi comme source de bonheur et de dignité.

Retour à Montechiarro ne se limite pas à une simple référence à un auteur admiré : tout le roman est placé sous le signe de Camus, tant chaque personnage semble incarner un type d’articulation de l’absurde et de la révolte, de l’acquiescement et du refus, de la passivité et de l’action, avec aux deux extrêmes la tentation du suicide et la permission du crime.

Probablement est-ce sur le thème de la révolte que Vincent Engel se rapproche le plus de Camus. Sébastien, qui a combattu lors de la guerre d’Espagne, morigène Giovanni, membre des Brigades rouges :

« Je devine ce qui vous turlupine, Giovanni ; avant-guerre, j’étais un militant communiste. J’étais venu en Italie en tant que journaliste pour enquêter sur le jeune régime fasciste – et j’ai rencontré Agnese. À l’époque, je n’aurais pas cru que ce qui animait les Chemises noires différait si peu de ce qui motivait les Chemises rouges : une même fascination pour la violence, la croyance puérile que les choses peuvent changer radicalement et ne peuvent le faire durablement que par la violence. »

Si la révolte est ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme, les révolutions trahissent trop souvent les aspirations qui les ont portées et, agitant l’étendard de la liberté, installent la dictature. Alors, que reste-t-il à l’homme dans un monde qui se réduit à ce qu’il est, déserté de toute transcendance ? Que faire ici-bas, où la flèche du temps pointe vers toujours plus de violence ? Comment se débrouiller avec le malheur omniprésent ? Il faut revenir à l’essentiel, loin des idéologies et des fanatismes de tout poil. L’essentiel, s’exclame Sébastien, « construire son bonheur avec les moyens du bord ». Tout malheur et toute mort sont plus ou moins vains : ils n’ont pas d’autre sens que celui que l’on donne à son existence. Point de salut hors la vie. Point de chemin hors de cette ligne de crête évoquée par l’auteur dans une interview :

« (…) ne jamais accepter : ni le suicide, ni l’espoir. Rester dans une révolte et un mouvement permanents. Ne jamais accepter et ne jamais se consoler. »

Par son insistance, dès son titre, sur le retour, par son allusion à Ulysse dans son premier chapitre, poursuivie ensuite par l’irruption d’Ulisse Lungo, fils d’Adriano, Vincent Engel donne à son roman la coloration d’un mythe. La démarche n’est d’ailleurs pas étrangère à la filiation camusienne que nous avons soulignée. La figure d’Ulysse passionnait Camus, auteur lui-même d’un Retour à Tipassa.

L’abandon, les violences du fascisme et la guerre contraignent une partie des personnages – Agnese, Ulisse, Anna, Michaella – à une sorte d’exil intérieur. Par ailleurs, la répétition, d’une époque à l’autre, de la malédiction familiale évoque l’itinéraire à la fois spiraloïde et centripète d’Ulysse mais appliqué à toute une lignée. Dans son article du Dictionnaire des mythes littéraires, Denis Koehler (cité par M.N. Chikhi) précise :

« L’Odyssée se présente comme un long dehors, une expulsion de soi, jusqu’à la réappropriation du “dedans” qui est le retour à Ithaque. »

C’est exactement ainsi que je vois l’itinéraire qui mène d’Agnese à sa petite-fille Laetitia en passant par la fille/mère Michaella. Parlant de celle-ci, Laetitia confie :  

« Je cherche la solution d’une énigme qui condamne sa vie et qui hypothèque la mienne. »

Le retour de Sébastien, Laetitia et Giovanni à Montechiarro est leur retour à Ithaque et la réappropriation de leur destin.

PHIL :

Tu ouvres un sillon de réflexion très profond, qui m’a durablement marqué. Sans t’avoir lu encore, livrant une étude sur Montechiarro à la Revue générale (numéro de mars 2023), j’ai développé l’idée d’un « sur-roman » arrimé à une série de courants majeurs de notre histoire culturelle, intellectuelle et artistique : Zola et l’hérédité, More et l’utopie, Nietzsche et son éternel retour (relayé lui-même par Rodenbach, Boileau-Narcejac ou Hitchcock), la Bible (et son combat eschatologique entre le Bien et le Mal, ses figures d’anges et de démons, etc.), etc. Et jusqu’à la Shoah, dont l’essence me semble ici comme transférée dans une autre page d’histoire, un autre lieu.

Dans l’œil du cyclone

JEAN-PIERRE :

En météorologie, l’œil du cyclone désigne le centre de la circulation cyclonique où règne une zone de vents calmes et de temps clément. Dans le roman, l’expression est employée à neuf reprises dans son sens métaphorique pour désigner le lieu existentiel de plus en plus étroit où doit se tenir Agnese pour se préserver ainsi que ses filles. Épouse d’un fasciste et potentat de carnaval, elle se trouve dans l’œil du cyclone des violences déclenchées par les hommes. Mélange de courage résolu et de dénuement, cette héroïne semble elle-même une métaphore du combat séculaire des femmes, d’une véritable guerre des sexes :

« (…) les hommes contre les femmes, les femmes avec leurs mains nues, nues, toujours réduites à cette nudité, instrument de leur perte aussi bien que de leur triomphe contre les multiples uniformes de l’orgueil, de la force brute et des certitudes écrasantes. »

S’il est exagéré de dire que le roman de Vincent Engel est un roman féministe, il est sans conteste centré sur les femmes. On devine chez l’auteur une horreur de la vulgarité testostéronée de beaucoup d’hommes, de leur virilité ombrageuse, de leurs certitudes satisfaites et parfois sanglantes, de leur oppression tranquille d’une moitié de l’humanité. Certains hommes font bien entendu exception : le comte Della Rocca, Adriano, Ulisse, Sébastien Morgan.

PHIL :

Souvent des hommes marginalisés, juifs, homosexuels, etc.

JEAN-PIERRE :

Tous dérogent aux critères virilistes de leur époque et expriment la part la plus féminine d’eux-mêmes. De ce point de vue, Sébastien Morgan est assez exemplaire. Sa première apparition est mémorable :

« C’était un homme comme elle n’en avait jamais rencontré, sauf peut-être en peinture, presque un adolescent, un éphèbe ravissant et doux, nerveux et apaisant à la fois, un Apollon, ainsi qu’Ulisse décrivait Cenzo, bien que les deux jeunes gens dussent pourtant être très différents. Une étrange chaleur s’empara d’Agnese, distincte de celle qui transformait le wagon en étuve.

— Votre visage…, reprit subitement le voyageur. Vous re­ssemblez aux saintes des peintres toscans. À la madone de Botticelli. Excusez-moi, mais j’adore la peinture ! »

Ephèbe ravissant et doux d’un côté, sainte de l’autre, la scène serait étrangement asexuée n’était la troublante chaleur qui gagne Agnese et dont le souvenir lui reviendra à plusieurs reprises. C’est pourtant sur un mode très chaste que leur relation va se poursuivre. Cette relation éthérée se construit en contrepoint saisissant d’une société fasciste bassement érotisée. Réifiée par la sexualité brutale de son mari, Agnese associe le seul amour qu’on lui a jusque-là témoigné au « corps puant et gras de Salvatore » :

« C’était (pour elle) l’effroi suscité par ce sexe grotesque dressé comme un salut fasciste, c’était tout ce qu’elle refusait que fût Sébastien (…) Non, elle ne pouvait imaginer qu’il y eût autre chose que cet élan de l’âme, que cette illumination, cet embrasement qui, pour durer, ne devait rien consumer. »

Agnese peine à nommer cette flamme qui pourtant la brûle. Sébastien la rejoint dans cette assomption métaphorique et ne lui demande rien d’autre, « de peur de perdre l’essentiel, de rompre l’état miraculeux qui lui accordait le privilège de fréquenter une sainte, (…)  une de ces saintes sans autre transcendance que la détresse de qui aspire au bonheur et ne trouve qu’un air vicié qui asphyxie lentement ses rêves ».

Peut-on vivre sans amour ? Cette question lancinante revient à de multiples reprises. A l’évidence, non. Mais l’amour sera sublimé, le désir détourné en une sorte d’épiphanie de l’être. Fou d’Agnese et de la Toscane, Sébastien identifie l’une à l’autre. Pays et femme se fondent en un paysage tout de grâce et de féminité blessée qu’il photographie inlassablement. Agnese, se refusant obstinément à l’objectif, sera, sous l’œil de l’artiste, l’absente pourtant au cœur de toutes les images, en une secrète anamorphose dont il recherchera la clé le restant de sa vie.

À l’époque de ma première lecture, lors de la sortie du roman, l’insistance sur la trivialité et la morne tristesse de la vie sexuelle d’Agnese et de ses filles m’avait surpris par son contraste avec la laconique pudeur de l’évocation de la sexualité heureuse de Laetitia et Giovanni. J’attendais ici une vision plus solaire et moins économe. Ce déséquilibre, que je retrouve à la seconde lecture, continue de m’interroger. J’attends d’être plus avancé dans le « cycle toscan » pour me faire une opinion.

PHIL :

J’ai rarement lu, sinon jamais, un roman, un cycle à ce point parcourus par le thème de l’angélisme. Que tu décris pour la relation Agnese/Sébastien mais qui jaillit tout autant dans le sillon des figures mystérieuses d’Asmodée Edern et Thomas Reguer, des allures d’anges-gardiens des personnages,

Le miroir des pierres

JEAN-PIERRE :

Dans la continuité oppressive infligée par les hommes, artisans d’un monde qui leur confisque la parole, les femmes, sous le fascisme, sont plus que jamais tenues, écrit Vincent Engel, à un « silence minéral ». Cette minéralité revient plusieurs fois sous la plume de l’auteur. Un leitmotiv de la pierre se déploie tout au long du roman : « l’œil morne des vestiges de l’enceinte de Montechiarro », la faiblesse de Domenico « qui est celle des pierres d’une enceinte incapable de s’opposer à son démantèlement », Agnese de plus en plus « gagnée par l’esprit des pierres qui l’entourent ». Cette métaphore répétée semble symboliser la passivité imposée, subie ou parfois choisie comme malgré soi.

VINCENT ENGEL (en confidence) :

Les pierres de Montechiarro ou Le destin des pierres était d’ailleurs le premier titre auquel j’ai pensé. Quand Lætitia est partie et que Bonifacio se retrouve avec Baldassare, ils ont un dialogue qui dit (je cite de mémoire) : « Le destin du bois est de brûler, celui des pierres est de rester. » Je ne sais pas si vous en parlerez plus loin, mais je le dis ici pour ne pas oublier ; il y a une phrase qui revient dans presque tous mes romans, et que j’ai écrite pour la première fois dans le premier roman (non publié) où apparaît Baptiste Morgan : « On s’invente des histoires pour partir et on trouve des prétextes pour rester. »

JEAN-PIERRE :

Dans le prolongement du thème des pierres, la Villa Bosca se profile comme un personnage à part entière. Elle porte en elle toutes les ambivalences des vies qu’elle abrite successivement. Face au palais des Coniglio, dont « les murs ne paraissent avoir aucune fin », la villa et son domaine forment une enclosure de lumière qui préserve illusoirement les Della Rocca des folies du monde mais favorise un repli sur soi qui marquera Domenico. Elle constitue aussi un double enjeu :  objet de conquête pour Salvatore Coniglio, qui la possèdera comme sa femme, avec la même brutalité, avant de les rejeter toutes deux ; instrument de réappropriation de la mémoire pour Sébastien, qui respectera la promesse tenue à Agnese de racheter la villa, écrin dans lequel Laetitia se donnera à l’objectif de l’artiste, renouant ainsi le fil de sa vie à celui de l’histoire familiale.

Dans un creux du jardin de la villa, une autre pierre creuse son empreinte dans l’espace mémoriel : une stèle sur laquelle Domenico a fait graver les prénoms de la princesse Malcessati et de sa femme morte en couches. Sébastien y ajoutera celui d’Agnese. Une trace pour jamais de l’absence et d’une vie dérobée à son accomplissement. Je n’ai pu m’empêcher d’y voir le noyau d’une névrose.

PHIL :

Et que dire de la porte en pierre du village ? Qui semble une métaphore de la Beauté, du Passé, de l’Art. Qui oppose donc, quant à son devenir, divers protagonistes du récit. Et de même avec des palais vénitiens, Vincent Engel s’attardant dans ce roman mais dans d’autres du cycle (sinon tous ?) sur les ravages occasionnés à la pierre par d’atroces restaurations. Tu me fais d’ailleurs penser à un détail (?) du Requiem vénitien, où un personnage-phare se suicide en se jetant dans un canal accroché à… une statue. Qui réapparaîtra, elle.

Art et mémoire

JEAN-PIERRE :

Lors de leur dernière rencontre dans la campagne toscane, Agnese et Sébastien ne se touchent pas. Lui n’a même pas emporté son Leica. Sans le savoir encore, ils se quittent pour toujours. La page est très belle :

« Ils se quittèrent au sommet d’une colline, sans un geste ; elle descendit vers un bois et il resta en haut à la regarder s’éloigner, droite sur sa selle, qui pleurait sans doute, qui ne se retourna pas, qui savait, tandis que lui-même s’enivrait jusqu’à en mourir de cette image, de cette décomposition d’image, de son effacement progressif : une femme aimée qui se fond dans le paysage, un paysage qui, plus que jamais, mieux que jamais est cette femme, l’accueille en son sein pour lui offrir un impossible repos au royaume des hommes. Les branches s’écartèrent. La forêt l’absorba. »

Sébastien et Agnese n’ont donc plus que la mémoire pour se revivre l’un l’autre. Agnese a toujours refusé d’être photographiée par Sébastien : qu’allait-il donc deviner d’elle qu’elle en ait peur ? A-t-elle pressenti ce « troisième œil » que le jeune homme nomme plaisamment le regard de l’âme qui, même à son insu, capte la vérité d’un être, ses failles secrètes, son désespoir le plus caché ? Mais la mémoire est à la fois victoire et défaite. Dans les carnets qu’Agnese a tenus se lit la lente dissolution du visage aimé. Sébastien lui aussi vit dans l’angoisse de l’évanescence de sa souvenance. Comment reconstituer un visage perdu, un sourire, la lueur d’un regard ? A partir de quand cesse-t-on de se souvenir pour imaginer ?

« Le pire oubli qu’imaginer », écrivait Aragon. (qui poursuivait, sauf erreur : « C’est oublier jusqu’au fait de l’oubli même. ») Pas si sûr… Mémoire et création sont étroitement liés dans le roman de Vincent Engel. Tout se passe comme si, en refusant d’être photographiée, Agnese chargeait Sébastien de la recréer, ce qui sera le but de son œuvre ultime par la médiation de la série de photos prises de Laetitia.

Vincent Engel aime à citer un vers de Didon et Enée de Purcell :

« Remember me and forget my fate. »  

Comme il l’écrit dans Le don de Mala-Léa, c’est une exhortation à « se souvenir de l’essence des êtres, indépendamment de ce que le destin les a contraints à devenir. Tout ce qu’un être aurait pu être, s’il n’avait pas été ce qu’il a été. Le destin, sclérose de vie. Le roman, absolue liberté. Mais le destin gagne toujours, au dernier souffle ».Le projet de Sébastien est l’image en miroir de l’essence du travail de l’auteur. Sébastien fait l’offrande à Agnese d’une vie qu’elle portait en elle mais n’aura pas vécue. Où l’on rejoint également la vision camusienne de l’art comme révolte et correction du réel :

« Il ne fallait pas que tu me revoies, que tu saches que j’avais survécu ; il ne fallait pas que tu connaisses la misérable métamorphose de mon visage. Toi seul pouvais m’offrir ce qui est interdit aux mortels : abolir le temps et effacer ce qui fut. »

PHIL :

Il convient ici d’évoquer la personnalité de Vincent Engel hors livres. Ce n’est pas par hasard qu’il consacre une partie considérable de son temps libre (quand dort-il ?) à des projets mémoriels. On se souviendra qu’il a beaucoup étudié jadis la Shoah et Elie Wiesel ; tout récemment, il a sauvé la revue Marginales de son ami Jacques De Decker à droite ou lancé le site Liber amicorum à gauche, dévolu aux écrivains disparus récemment. Les absentes (ce titre !), le troisième tome du cycle, donne la clé d’un rapport au monde à travers la disparition progressive (une longue maladie) de sa mère et sa confrontation essentielle (au sens le plus fort) avec le deuil, la survie.

Hérédité et transmission

JEAN-PIERRE :

« Je suis le pénitent exaspéré des fautes que je n’ai pas commises … »

Cette citation d’André Baillon revient à trois reprises : Laetitia se l’approprie, qui tente passionnément « d’articuler son propre salut à son amour pour sa mère ».Sous la plume de Vincent Engel, la formule est à la fois une malédiction et l’indice d’une révolte possible : le pénitent est exaspéré ; il est donc au seuil de l’action. Très finement, l’auteur aborde la question de l’héritage, qui ne se confond pas avec l’hérédité, bonne, écrit-il, pour les petits pois :

« Nos gênes véritables sont les événements qui nous façonnent, souvent à notre insu. »

Dans sa dimension psychologique, qui nous intéresse ici, l’événement se constitue de « tout ce qui est capable de modifier la réalité interne d’un sujet (fait extérieur, représentation, trauma, choc amoureux, lecture, rencontre) ». Dans le cours du roman, plusieurs « événements » se succèdent, qui impactent significativement la psychologie des personnages. L’un de ces événements donne l’impulsion première : l’abandon de Domenico Della Rocca par sa mère. Il surdétermine le destin de toute une lignée :  ses effets se prolongent jusqu’à la cinquième génération comme le choc de la première boule du pendule de Newton produit le mouvement de la cinquième.

PHIL :

On pense souvent à Zola et aux Rougon-Macquart ! Mais le rapport à l’hérédité sera interrogé plus loin en amont encore, quand le quatrième tome du cycle, Le miroir des illusions, nous révélera qui étaient les parents de la première Laetitia, soit les grands-parents de Domenico.

JEAN-PIERRE :

Le destin qui semble se répéter est le fruit d’un héritage transgénérationnel. Il est frappant dans le cas de Michaella, qui transmet à sa fille Laetitia le vécu traumatique d’un viol tu : cette blessure désertée par les mots irradie la vision des hommes que la mère communique à sa fille. L’« impassé » ronge le présent.

Dans le déroulé du roman défile la longue histoire d’une malédiction familiale dont cependant la lignée des femmes semblera pouvoir s’extraire lorsqu’enfin leur puissante soif de vie et de liberté sera plus forte que le poids de mort.

PHIL :

La psychologie individuelle est inscrite dans le marbre de la sociologie. Un groupe social pourrit sur pied et s’effondre, un autre grimpe les degrés du succès, etc. Comment arriver à se démarquer de l’élan d’un clan, d’un groupe ? Comment échapper au déterminisme, social ou familial ?

PS En off, Vincent Engel nous confie son grand intérêt pour l’épigénétique… que tu décris si bien quelques lignes plus haut.

En guise de conclusions

JEAN-PIERRE :

D’une écriture simple et fluide mais qui sait ménager de très beaux effets, Retour à Montechiarro mêle le grand souffle romanesque à une réflexion profonde sur le destin des êtres, dans lequel se fondent les drames individuels et les tragédies de l’Histoire.

PHIL :

Malgré une facture a priori classique, les digressions pesantes et les longues descriptions sont évacuées, la narration et les personnages règnent. Mais l’écriture, à dire le vrai, se modifie de partie en partie, adaptée à son époque : romantisme et phrases plus longues dans la I ; nervosité, rapidité dans la II ; fragments dans la III.

JEAN-PIERRE :

La complexité de la structure romanesque est, de même, au service de la dynamique narrative, jamais elle n’entrave ou égare. Fidèle à sa conception de la fiction, Vincent Engel tourne le dos à tout psychologisme. Comme il l’écrit ailleurs, le mouvement par lequel les personnages (et par contagion, le lecteur) adviennent à eux-mêmes ne s’interrompt jamais par une conclusion définitive.

PHIL :

C’est tellement vrai que plusieurs personnages (les meilleurs) n’ont de cesse de se remettre en question, de se dévaloriser. La thématique de la légitimité semble se filigraner. L’auteur lui-même contrepointe souvent ses propres élans ou leçons de vie. Laissant ainsi au lecteur une immense liberté d’interprétation. Qui court jusqu’à la narration même.

JEAN-PIERRE :

Dans son énigmacité, Agnese n’a ni tort ni raison. Le jeu fictionnel ne cesse pas avec les dernières pages. Son mouvement continue :

« Que va-t-il se passer ? demande Sébastien.

– Vous verrez bien ! C’est la vie qui va se passer que diable ! répond Asmodée. »

Un cycle commence…

Où Vincent Engel, sollicité, nous livre quelques confidences…

La réédition du « cycle toscan » n’intègre pas son prologue !

VE : Je ne republie pas Raphaël et Laetitia maintenant parce que toute l’histoire se retrouve un peu dans tous les romans. Un jour, peut-être… 

Un mot sur la genèse du « cycle toscan » ?

VE : J’ai écrit Raphael et Lætitia, romansonge pour me consoler de ma déception face à l’hôtel et la région de notre voyage de noces, au bord du lac de Garde (que j’ai détesté). C’était en 1991. Puis, j’ai eu l’idée de Retour à Montechiarro à partir d’un morceau sans parole de Sting, Saint Agnes and the burning train. Comme l’huître autour d’un grain de sable, j’ai développé le schéma de ce roman de 520 pages. Et s’y est greffée l’idée de poursuivre l’enquête sur Raphael et Lætitia, en en disant un peu plus, mais sans tout résoudre. Ils sont donc revenus dans Les absentes, où on en apprend encore un peu plus, mais toujours sans savoir pourquoi la mère de Laetitia s’opposait à ce mariage, et ce que devenaient les deux amants. Tout le monde s’imagine — y compris les personnages qui ne connaissent pas le fin mot de l’histoire — qu’ils sont demi-frère/sœur. Mais c’est trop facile. Il fallait trouver autre chose. D’où Le miroir des illusions… et le fin mot de l’histoire ! » 

Une recherche sur le net nous apprend qu’il existe un Montechiaro mais avec un seul « r » !

VE : Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire. Je l’ai construit à partir de plusieurs bourgs : Scrofiano et Lucignano pour la grand-rue en escargot ; Pienza, pour la vue sur le val à partir de la loggia du notaire Achilli, et évidemment pour le val d’Orcia. Il y a un peu aussi de Montichiello, et d’un tas d’autres bourgs que j’ai découverts après avoir inventé Montechiarro. Alors, certes, il existe un hameau, devenu agritourisme, qui s’appelle Montechiaro (avec un seul « r »), au sud de Sienne. Mais, quand je l’ai découvert sur la carte, j’avais déjà écrit la première partie du roman, et je me suis juré de ne pas y aller avant d’avoir fini (je n’y suis toujours pas allé). Le propriétaire de l’agritourisme est convaincu que j’ai pris son bourg comme modèle et il expliquerait aux gens qui l’interrogent que je me suis complètement trompé.

PS. « Montechiarro », le « mont clair » répond au « Sombreval » d’un autre de mes livres, Les angéliques

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

Lien vers l’épisode précédent : RAPHAËL ET LAETITIA de VINCENT ENGEL

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LES PHRASES BELGES (4) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : RAPHAËL ET LAETITIA de VINCENT ENGEL par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES (4)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Prologue : RAPHAEL ET LAETITIA

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Nous entamons en ce mois d’avril 2023 un feuilleton, étalé sur plusieurs mois, consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL, qui sera réédité en mai prochain par les éditions KER et ASMODEE EDERN sous un nouveau nom, Le monde d’Asmodée Edern.  

Nous échangerons les rôles (mise en place et contrepoints), Jean-Pierre et moi, en fonction des épisodes, et solliciterons des éclairages de l’auteur lui-même.

Un mois donc avant la réédition du cycle, nous prologuons en revenant au court récit (désigné comme « romansonge ») qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern.

Les éditions du « romansonge »

La première édition de Raphael et Laetitia date de 1996 et s’avère une coédition entre Alfil (France, Neuvy-le-Roy) et L’instant même (une maison canadienne qui a publié d’autres ouvrages de Vincent Engel). En 2003, le texte est réédité par Mille et une nuits (une collection des éditions parisiennes Fayard), en poche. Il est ensuite récupéré par les éditions Asmodée Edern qui le cèdent à Ker (Hévillers, en Brabant wallon) qui le republie en 2011 :

La dernière publication après la dissolution du « romansonge » dans le « cycle toscan » généré par son noyau narratif central ?

Préambule et mise en perspective

PHIL :

Vincent Engel, né en 1963, est devenu assez jeune, au tournant des années 2000 dans le sillage de ses romans Oubliez Adam Weinberger (2000) et Retour à Montechiarro (2001), une figure référentielle de nos Lettres.

Je renvoie pour son parcours à sa fiche Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vincent_Engel

Un parcours très riche et très varié. Celui d’un auteur aux dons multiples mais d’un homme très engagé aussi. J’ai lu naguère avec plaisir quatre de ses livres (Les diaboliques, Alma viva, Les vieux ne parlent plus, Le miroir des illusions) mais une cinquième lecture, celle de son renommé Retour à Montechiarro, m’a bouleversé : je me sentais plongé dans un ouvrage majeur, d’une puissance rarement croisée en francophonie. Une sollicitation de la Revue générale m’a présenté l’opportunité de lui consacrer une étude véritable, parue en mars 2023. Lors de la préparation, en fin 2022, de ladite étude, un échange avec l’auteur m’a révélé ce que j’assimilais à un deuxième signe (une deuxième synchronicité jungienne ?) : l’ensemble du « cycle toscan » allait être réédité en mai 2023.

JEAN-PIERRE :

Je suis entré dans l’univers de Vincent Engel via la lecture de Retour à Montechiarro. La sortie de ce livre a coïncidé avec ma découverte de l’Italie et de la Toscane, de la magie de ses cités avec leurs palais souvent délabrés, témoins de temps plus fastueux, leurs portes ouvrant aux quatre points cardinaux et surtout cette manière toute méditerranéenne qu’ont les gens de s’apostropher avec une cordiale véhémence. Passé le premier instant des retrouvailles, j’ai été conquis par l’alliage d’un style presque austère et d’une structure complexe aux emboîtements multiples.

PHIL :

Le « cycle toscan » ? Quatre romans autonomes mais connectés par des passages dans un village toscan, Montechiarro (fictif, alors qu’il existe un Montechiaro avec un seul « r »), et des allusions aux amours impossibles (et bien énigmatiques) de Raphael (à l’italienne, sans « ë ») et Laetitia : Retour à Montechiarro (Fayard, 2001), Requiem vénitien (Fayard, 2003), Les absentes (Lattès, 2006) et Le miroir des illusions (Les escales, 2016).

JEAN-PIERRE :

Ce cycle romanesque manifeste le goût de l’auteur pour les constructions sophistiquées et l’élaboration de généalogies romanesques très élaborées. Dès le premier volume, Vincent Engel mêle les générations et les époques avec une virtuosité étourdissante.

PHIL :

La réédition de mai 2023 reprendra les quatre romans cités ci-dessus et apportera une pièce nouvelle à l’édifice, une brique de 412 pages : Vous qui entrez à Montechiarro. Tout en offrant un titre clair à l’ensemble : Le monde d’Asmodée Edern. Asmodée Edern ? Oui, comme le coéditeur, ce qui insinue déjà l’une des particularités du cycle et de l’œuvre complète de Vincent Engel : un estompement des frontières réel/imaginaire, un afflux d’interférences entre les livres et la vie de l’auteur, dont nous reparlerons dans la suite du feuilleton.

JEAN-PIERRE :

L’estompement des frontières réel/imaginaire est clairement revendiqué par Vincent Engel qui, dans ses interviews, évoque fréquemment Aragon et son « mentir-vrai ». La fiction est créatrice de vérités. Si on excepte les faits scientifiquement prouvés (et encore cette preuve-là est-elle souvent partielle et temporaire), la vérité surgit moins de la contemplation du réel que de son réagencement par le geste créateur de l’auteur. Le présent « romansonge » illustre bien cette conception :

« Ils (NDLR : Raphael et Laetitia) ne voyaient pas encore que la vérité ne résidait pas dans la réalité des faits, mais bien dans la lecture qu’on en faisait. »

PHIL :

Raphael et Laetitia a donc disparu lors de la présente réédition, comme si le texte s’était dissous dans les livres qu’il a inspirés et qui ont déployé sa matière. Nous le ressuscitons. Car, avant d’attaquer une lecture du cycle complet, il convient de se pencher sur ce que le site des éditions Ker assimile à « la matrice, l’origine des romans italiens » (terme ambigu car Vincent Engel a écrit d’autres livres situés en Italie mais sans connexion avec le « cycle toscan », qui parle surtout de… Venise).

Il était donc une fois un « romansonge »…

Premiers pas dans Raphaël et Laetitia

PHIL :

Les premières pages me font penser à des réunions mondaines filmées par Buñuel, Fellini ou Scola. Serait-on projeté dans une époque plus récente que celle de Retour à Montechiarro (qui démarre en 1855) ? Raphael a « quelque chose d’un aristocrate du siècle précédent » mais il comprend « l’esthétique contemporaine ». In fine, ces impressions temporelles s’avèrent légères et fugaces. Un peu plus loin, le jeune homme se meut dans une époque où dominent le romantisme, des « excès de sentimentalisme », des « velléités révolutionnaires ». La suite, où il est question de bals, de princesse et de duchesse, confirme le XIXe siècle, et le texte, dans sa texture, fond et forme, et même son gabarit (32 pages) s’apparente à l’une de ces longues nouvelles que j’ai lues avec passion en fin d’adolescence dans des recueils des Mérimée, Maupassant, Gautier et Villiers de L’Isle-Adam. Ces « petits maîtres », par rapport aux romanciers briquarts Balzac, Hugo et autres Stendhal, que je place pour ma part au sommet de la littérature française du siècle et, donc, au-dessus des « grands ». Et pourquoi ? Parce qu’ils réussissent la gageure, pour l’époque, de raconter beaucoup en peu de pages tout en esquissant un récit captivant au moyen d’une langue riche et belle. Un art, un secret de fabrication qui se sont trop longtemps perdus. Que je chasse comme auteur. D’où cette infiltration d’une sensation d’affinités électives avec Vincent Engel.

JEAN-PIERRE :

J’ai également été perturbé en début de lecture par le flou temporel qui nimbe la narration. Mais, après tout, ceci est un « romansonge » et le propre du songe n’est-il pas de brouiller toute temporalité ? Les indices semés ici ou là, l’ambiance générale (qui m’évoque le Guépard de Lampedusa), le suave étourdissement des bals masqués, tout cependant suggère le XIXe siècle. Mais aucune datation n’est possible. Il faudra attendre les premiers chapitres de Retour à Montechiarro pour avoir une vue plus précise : nous sommes en 1849 ; c’est en effet à la fin de cette année-là qu’un autre protagoniste, le comte Bonifacio Della Rocca, va croiser le chemin de Laetitia et de sa mère dans une Venise retombée aux mains des Autrichiens.

Même si, lors de la rédaction de cette longue nouvelle, Vincent Engel n’avait pas encore en tête de lui donner un prolongement romanesque, il est presque touchant de voir que celle-ci ouvre son cycle fictionnel le plus connu. Comme s’il s’agissait d’un hommage à un genre que l’auteur a beaucoup pratiqué et théorisé. S’il est un domaine d’élection de « petits maîtres » il a aussi été arpenté par presque tous les grands romanciers, y compris les briquarts précités ou encore Henry James, pour prendre l’exemple de la littérature anglo-saxonne.

Le pitch ?

A la fin d’un repas mondain, le narrateur, complimenté sur les qualités de son épouse et interrogé quant aux circonstances de leur rencontre, en vient à se lancer dans une histoire à tiroirs, qui le conduit à rapporter un récit mystérieux qui… lui a été rapporté.

La suite du pitch sur le site des éditions Ker (en charge de la réédition) :

« Raphael von Rüwich est le fils adoptif et l’héritier de riches aristocrates berlinois. On lui attribue de lointaines origines italiennes : la grâce qui émane de ses traits fins, ses cheveux bouclés et ses yeux bruns ne peuvent être germaniques. Voyageur, il n’a jamais été frappé par la foudre de l’amour… jusqu’à la magnifique fête donnée en son honneur : il reconnaît en Lætitia Malcessati son double, la jeune fille lumineuse, l’être exceptionnel qui le complète. La passion est immédiatement réciproque.

Premiers émois, premières palpitations de jeunes gens qui se cherchent des yeux, Vincent Engel nous entraîne dans le tourbillon sentimental de ces deux amants dont la destinée ne cessera d’être contrariée et l’amour empêché… De Berlin à Venise, en passant par Paris et le lac de Garde, il nous lance à la poursuite de cet idéal féminin. »

Les contenus

PHIL :

Le noyau central du récit raconte la rencontre coup de foudre de deux personnalités soigneusement décrites. Si le ton premier est très classique, un regard plus appuyé décrypte un second degré de modernité. Peut-on parler de post-modernisme ? Sans doute, et j’ai songé à ces grands auteurs anglo-saxons, Iain Pears, John Fowles ou Charles Palliser qui ont digéré Dickens et la littérature du XIXe siècle, pour nous en offrir des variations très contemporaines où se mêlent les plaisirs de la grande fiction et le surplomb intellectuel de qui n’en est pas dupe. Notons ainsi le double récit-cadre qui adresse un clin d’œil à la tradition du… récit-cadre : le narrateur rapporte à ses convives le récit qu’un narrateur bis lui a confié naguère. Idem avec l’usage des indices et élément de suspense, les mystères qui débouchent sur la frustration des lecteurs des trois récits. Avec une morale de l’auteur en filigrane ? L’important n’est pas la destination mais le voyage, ce qu’il permet d’accumuler comme expériences ?

JEAN-PIERRE :

Par la structure adoptée, les dix premières pages m’ont immédiatement fait songer à Henry James, ce prince de la nouvelle qui a lui aussi beaucoup recouru à la technique du récit cadre. Le procédé est ici très habilement conduit : un premier arc narratif – le secret de la rencontre entre le narrateur et son épouse – sert de prétexte au second – l’éblouissement amoureux de Raphael et de Laetitia, suivi de l’étrange fuite de cette dernière en compagnie de sa mère. A leur tangente, nous avons la réponse à la question qui était le moteur apparent de l’anecdote racontée, mais le second arc narratif file en asymptote vers un mystère inatteignable par le lecteur. Le deuxième récit a subrepticement éclipsé le premier et, à l’image des invités du narrateur, nous sommes à la fois heureux d’avoir été captivés et frustrés d’être abandonnés au seuil d’une nouvelle énigme. Vincent Engel s’est joué de nous avec maestria.

PHIL :

La fin du récit précipite dans ce qui, je crois, a engendré ma vocation d’auteur : les limites du réel. Matérialisées (et mises en abyme !) par le fait majeur de mon enfance : j’ai reçu des collections incomplètes des magazines Spirou et Tintin, donc des récits dont je n’avais qu’un morceau, jamais le début ni la fin. Curieusement, j’ai passé ma vie à chercher les histoires complètes de ces BD et entrepris de raconter des histoires maîtrisées de A à Z, quand Vincent Engel assume la condition humaine et le flou qui flotte nécessairement sur bien des axes de nos existences.

PHIL :

Passé le jeu sur les instances narratives, l’essentiel du texte repose sur le caractère des deux jeunes héros, qui ont des natures très particulières. Fascinant et à contre-courant des clichés romantiques : les héros ne tombent pas amoureux fous parce qu’ils ont l’occasion de frayer intimement ou de se trouver irrésistiblement beaux. Ils ont certainement bien des attraits mais l’auteur se garde de les survaloriser, tant intellectuellement qu’artistiquement ou physiquement. En fait, ce qui est ultra-valorisé, c’est l’importance de la fiction, du roman que l’on tente de se faire de sa propre vie, ou qu’on vous impose. Or donc chacun répond à une attente, un conditionnement. Ainsi, Raphael, élevé en Allemagne, se voit sans cesse rappeler ses racines apparemment (peau mate, etc.), méditerranéennes et sans doute italiennes. Quand il voit Laetitia, c’est comme s’il voyait incarnée l’image de soi qu’il a poursuivie, cherchée. Son double, au féminin ? On est dans un narcissisme masqué, une sorte de masturbation freudienne, ou dans l’inceste intellectuel ? Avant d’entrevoir un inceste plus classique. Qui pourrait expliquer les amours impossibles, la manière dont la mère de Laetitia accourt pour la ravir à son amoureux (pourtant, un parti idéal) ?

Ces interrogations souterraines et labyrinthiques interpellent profondément sur le sens des rencontres et relations. Le complément idéal (dans l’amitié ou l’amour) tient-il à la semblance la plus profonde ou à l’altérité qui hausse et renouvelle ?

JEAN-PIERRE :

Le « romansonge » de Vincent Engel se concentre en effet sur deux personnages bien étranges : Raphael et Laetitia. Tout autant que leur coup de foudre réciproque et leur amour contrarié, le sujet véritable de la nouvelle réside dans la saisie du mouvement de leur intériorité, singulièrement s’agissant du jeune homme.

Raphael nous apparaît dans la fleur de sa jeunesse. Beau, plus sensible qu’intelligent, il semble habiter une personnalité d’emprunt, toute façonnée de l’extérieur. Son énergie s’est concentrée en lui et transparaît rarement dans son regard, que l’on devine d’une indifférence mêlée d’ironie. Comme de quelques notes dérive une mélodie, c’est dans la vibration des consonnances de son prénom, de ses boucles noires et de son regard sombre que s’est construite la mythologie de ses origines italiennes façonnée par son entourage. Tout y conspirait car « il participait ainsi, de manière plus concrète encore, à l’engouement national pour la belle péninsule ». Cette séduction latine, qui dans les salons berlinois fait le succès du héros, a toutes les apparences d’une aliénation autant subie que consentie : empruntant son identité au désir d’une famille et d’une société, qui la lui a suggérée et auquel il s’est méthodiquement conformé, Raphael porte un masque qui lui colle au visage. Dans son existence même, il suit une sorte de ligne médiane : la vie, il ne l’aime « ni de cet amour effréné et angoissé de celui qui redoute continuellement la mort, ni avec cette stupide sérénité de celui qui est convaincu qu’il ne mourra jamais ». C’est un être « appliqué et non passionné » qui n’aime ni les mouvements ni les révolutions.  Il éprouve une plénitude trompeuse qui roule vers le néant.

Nous savons peu de choses de Laetitia. Son visage est fin, sa peau très brune :

« Elle n’est pas plus belle qu’une jeune Berlinoise mais l’est toutefois, parce que tout autrement ».

Les deux jeunes gens s’éprennent par un effet de contraste sur ce fond de société berlinoise. Leur séduction première l’un envers l’autre tient davantage à ce qu’ils ne sont pas qu’à leur être propre.  Mais ils se sont vus, distingués et reconnus pour pairs.

Le bal masqué qui suit directement cette rencontre donne lieu, à mes yeux, à la plus belle page de la nouvelle. Raphael veut y retrouver Laetitia. Mais comment la reconnaître, comment éviter la méprise fatale de dire à une autre ce qu’il destine à l’élue ? En prélude au bal et à la demande de Raphael, dont c’est l’anniversaire, les premières notes d’un quatuor de Mozart s’élèvent… interprété. Tous les invités sont là, masqués qui écoutent :

« Le concert débuta et l’on se tut. (…). Raphael, malgré son violent désir de découvrir Laetitia, se laissa envahir par les accords, fermant les yeux pour mieux écouter encore ; Laetitia aussi, paupières closes, se laissa glisser.

Juste avant que ne s’élevassent les applaudissements, ils ouvrirent ensemble les yeux ; il vit cette lourde princesse moyenâgeuse, elle aperçut ce Janus vénitien. Derrière les loups et les vêtements trop amples, ils se découvrirent et surent sans plus la moindre hésitation qui s’effaçait derrière cette robe vieillotte, qui se cachait sous ce manteau noir. La musique avait guidé leurs regards, rapproché leurs cœurs et uni leurs âmes à jamais. »

Magnifique idée que ce dévoilement sous les masques par la médiation de la musique. Les deux jeunes gens se rejoignent dans l’ineffable : leur sentiment amoureux s’est élevé jusqu’à cette région éthérée où la rencontre sensuelle des regards a fait place à l’union spirituelle de deux âmes dans l’extase.

PHIL :

La passion musicale de Vincent Engel est un invariant de son œuvre. Le deuxième tome du « cycle toscan », Requiem vénitien, tournera tout entier autour du destin d’un compositeur de génie marginalisé. Alma Viva, un autre de ses romans, évoque la vie de Vivaldi. L’auteur a travaillé avec le compositeur Gaston Compère aussi. Etc.

Le style

JEAN-PIERRE :

Raphael et Laetitia est écrit dans un style qui, d’emblée, m’a interpellé. Après quelques pages, pris de doute, j’ai saisi dans ma bibliothèque mon vieil exemplaire de Retour à Montechiarro. J’en ai relu le début. Epurée, factuelle voire austère dans le roman, l’écriture semble, dans la nouvelle, avoir une autre couleur, une autre texture. Très clairement, Vincent Engel a conçu celle-ci comme un hommage à la littérature du XIXe et aux auteurs de cette époque qu’il vénère. Cela se retrouve non seulement au niveau de la structure du texte mais aussi du côté du style : certaines inversions, quelques expressions et, ici ou là, l’iridescence d’un subjonctif imparfait semblent attester la volonté de l’écrivain de nous faire retrouver un peu de la fragrance des œuvres de ses maîtres.

PHIL :

Beaucoup de romantisme et de poésie et tout autant de mises à distance. Ce qui m’a rappelé le personnage de fiction auquel je croyais m’identifier en fin d’adolescence, l’Auguste Saint-Clair de Mérimée (Le vase étrusque), être trop sensible qui s’est forgé une allure glacée pour avoir été précédemment trop blessé :

« Auguste Saint-Clair n’était point aimé dans ce qu’on appelle le monde ; la principale raison, c’était qu’il ne cherchait à plaire qu’aux gens qui lui plaisaient à lui-même. (…) Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute une vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. (…) il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante (…) il obtint la réputation d’insensible et d’insouciant (…). »

Une pose ultra-romantique ? Soit.

On comparera avec Raphael :

« (…) s’il ne refusait jamais une danse, veillant même à inviter celles que personne ne remarquait, il en refusait presque toujours une seconde. (…) Raphael semblait un roc, mais de ces rocs qui font les collines aux flancs doux, verts et fleuris, autour des lacs purs. (…) Les haines et les tensions auraient toutefois été à leur comble si ces mères et ces filles (…) avaient su la profonde indifférence que ces prétendantes et ces prétentions suscitaient chez le jeune von Rüwich. »

La place du « romansonge » dans l’œuvre de Vincent Engel

PHIL :

A dire le vrai, ce « romansonge » déborde même du cadre du « cycle toscan » pour embrasser l’œuvre entière de l’auteur. Ainsi, le narrateur 2, celui qui a été mêlé aux mystères des jeunes gens et les rapporte au narrateur 1, s’appelle Aristide Morgan. Or un Baptiste Morgan a servi de pseudonyme pour Vincent Engel à l’occasion de trois de ses romans tout en étant le personnage d’un autre. Il y a aussi un Sébastien Morgan, inoubliable héros du premier roman inspiré par ce « romansonge », Retour à Montechiarro. Et même un Gustave Morgan dans Les diaboliques (avec écho à la problématique de notre « romansonge », effet de miroir, car ce Gustave est un jeune homme riche dont les parents refusent le mariage avec l’élue de son cœur). On les devine tous apparentés. Simple clin d’œil ou orchestration savante à analyser ?

JEAN-PIERRE :

Vincent Engel affectionne ces correspondances, ces mises en abyme.  Son œuvre tentaculaire est à la fois très construite et semble déborder d’elle-même sous l’effet du levain des œuvres déjà écrites. Il y a quelque chose de très balzacien dans cette démesure maîtrisée.

Conclusions

JEAN-PIERRE :

Le « romansonge » de Vincent Engel m’a tout d’abord déconcerté, puis surpris et enfin conquis. Cette manière très XIXe siècle de camper une histoire et de la raconter dégage un parfum d’anachronisme qui, très vite, développe toutes les séductions d’un style chatoyant au service d’un récit dont l’outrance contenue fait toute la magie.

C’est presque avec regret que j’apprends la dissolution de ce texte séminal du « cycle toscan » dans la réédition prochaine des éditions Ker et Asmodée Edern. Je lui ai en effet trouvé un charme quasi opératique, tel celui du prologue du Simon Boccanegra de Verdi. L’auteur est maître de sa création. Respect empreint de nostalgie pour ce petit bijou si soigneusement poli qui, lentement, va se dérober à la vue des lecteurs.

PHIL :

Il eût en effet mérité une réédition commentée, explicitant la genèse du projet global. Mais, cher Jean-Pierre, nous sommes là pour combler ce hiatus. Et soyons honnêtes, Vincent Engel, une fois de plus, se montre cohérent : il a offert une religion de la lacune et du mystère, il est logique qu’il efface toute trace de la naissance d’une légende romanesque. Le propre d’un « romansonge » n’est-il pas de s’effacer à la montée du jour ?

Bonus sur le cas des Morgan

VINCENT ENGEL :

Baptiste est effectivement mon double, l’« auteur » affiché de plusieurs de mes romans : Mon voisin, c’est quelqu’un (Fayard, Paris, 2002) ;  La vie oubliée (Quorum, Gerpinnes, 1998 ; une des Natures mortes, troisième ou quatrième version d’un roman dont la première a été écrite à vingt ans, sur la base d’une nouvelle écrite en classe de 5e à dix-sept ans, et qui aboutira au Mariage de Dominique Hardenne) ;  L’art de la fuite, signé au Québec (L’instant même, Longueuil, 2005), tout à fait à part, un polar écrit en écoutant en boucle la dernière partie inachevée de l’Art de la fugue de Bach. Baptiste est, dans ma tête, auteur aussi du Mariage, mais aussi des Vieux.

En tant que personnage, Baptiste Morgan apparaît dans Les absentes et dans l’ouvrage qui paraîtra en mai 2023, Vous qui entrez à Montechiarro.  Il est le protagoniste de la longue nouvelle Vae Victis, où il est confronté à Marek Mauvoisin, avatar de Marc Quaghebeur (qui apparaît aussi dans la nouvelle Le Sao-la, une des pierres de… Maramisa), d’une autre parue dans un quotidien bruxellois et d’une troisième publiée dans la revue Marginales (le numéro sur les attentats de septembre 2001). En gros : Baptiste à Rome (Vae victis), à Bruxelles et à New York. J’avais l’idée de regrouper toute son histoire dans un roman dont le titre aurait été un vers d’Aragon : « La vie aura passé comme un grand château triste. » En tant que personnage toujours, il est le neveu de Sébastien Morgan. La généalogie les rattache tous deux aux Morgan présents dans Les diaboliques et Les angéliques

Pour en savoir davantage sur un auteur passionnant…

PHIL :

La suite au prochain numéro de ce feuilleton (en duo) OU dans le numéro 1/2023 de la Revue générale (16 pages d’analyse sur le 1er tome du cycle, par Philippe en solo) OU dans les livres de Vincent Engel !

En attendant, nous vous incitons à découvrir son site d’auteur :

https://www.vincent-engel.com/

Ou à lire son autoportrait, réalisé à la suite de la sollicitation d’un de nos deux grands journaux de FWB :

https://www.vincent-engel.com/post/autoportrait-pour-la-libre-belgique

Ou encore à aller jeter un œil à ses activités connexes :

. sa revue Marginales : https://www.marginales.net/ ;

. son projet mémoriel Liber Amicorum : https://www.liberamicorum.net/.

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

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LES PHRASES BELGES (3) – BERNARD ANTOINE, AQUAM (Murmure des Soirs) par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(3)

Bernard ANTOINE, AQUAM,

un roman de 466 pages publié par MURMURE DES SOIRS, à Esneux, en 2022.


JEAN-PIERRE :

Je me méfie des barques trop chargées que le premier roulis fait chavirer. Dès lors, la lecture de la quatrième de couverture de ce copieux roman m’a autant intrigué qu’inquiété. Il y est question « d’un récit polymorphe aux accents de réalisme magique » qui conjoint deux époques et convoque catastrophes climatiques, psychanalyse, mystique et divination. Il ne me restait plus qu’à me lancer…

PHIL :

Il y a ce moment délicieux du premier contact. Entre appréhension et appétit. La couverture alerte, mélange de menace et d’érotisme… aquatiques.  Le titre (« eau » en latin mais à l’accusatif) interpelle, nimbé de connotations ésotériques, l’épaisseur aussi, digne des page-turners anglo-saxons. En clair ? On perçoit une ambition élevée. Dont l’affirmation, appuyée, renvoie à tes doutes. Mais le premier roman de Bernard Antoine avait rempli son cahier de charges, donc…


Un prologue époustouflant

JEAN-PIERRE :

Le roman s’ouvre sur deux pages qui tiennent de la prouesse stylistique. La réalité la plus triviale – chaque matin, un chien « pisse » sur le monument aux héros de la Grande Guerre – se fissure subrepticement, laissant sourdre le présage d’un événement formidable et le surgissement de forces refoulées. C’est admirablement écrit et suggéré. La page tournée, on entre dans le vif du roman avec un espoir : qu’il tienne les promesses du prologue et ce sera un grand livre.

PHIL :

Oui, le prologue confirme l’élan du premier contact. Ecriture solide, inventive. Récit en mode large, profond, précis, énigmatique et… apocalyptique.

Un récit haletant

JEAN-PIERRE :

Nous sommes en août 1914 aux Rivages, petit village de la vallée mosane. Caché dans la frondaison d’un châtaignier du jardin familial, le jeune Jean-Baptiste est le témoin du massacre de toute sa famille par un détachement du régiment des grenadiers de Saxe de l’armée allemande. Le Rittmeister Krüger dirige les opérations. Juché sur un colossal Oldenbourg d’un noir bitumeux, l’homme possède la beauté d’un archange. Durant la tuerie, la présence du jeune garçon ne lui a pas échappé, leurs regards se sont croisés. Krüger a épargné Jean-Baptiste non par humanité mais par un surcroît de perversité, en lestant toute sa vie à venir du poids de l’horreur et de la haine. « Je te tuerai, murmure l’enfant ».

PHIL :

Un saut dans le temps. Dès le chapitre II, un deuxième roman s’ébroue. Nous voilà en septembre… 2027, dans un village mosan situé à quelques encâblures du premier. Monterreau semble le double édénique des Rivages infernaux. Le décor enchante : la Meuse, une villa bourgeoise du début du XXe siècle, une abbaye. Les personnages séduisent, une poignée d’exilés connectés par l’amitié ou l’amour, aux vécus et aux expertises rares : un psychothérapeute devenu écrivain, une oncologue venue de Nouvelle-Angleterre, un prieur qui a été neuropsychologue, une religieuse titulaire d’un master en histoire médiévale, un Irlandais qui enseigne la physique dans une université, une boulangère trois fois veuve, une mère de famille éthiopienne cachée par les deux précédents…

L’orchestration se déploie. Au côté de Jean-Baptiste, nous découvrons l’après-Guerre et ses destructions, ses victimes et ses profiteurs (des hommes d’affaires sans foi ni loi), les services secrets et leurs tiraillements. Mais deux romans alternent, dont on entrevoit les connexions : en 1919, Jean-Baptiste se rend à Monterreau… qui a vécu l’enfer ; en 2027, le prieur Anselmo accourt chez le psychothérapeute Hugo pour traiter les hallucinations de sœur Cécile… qui semble, telle une voyante, anticiper un déluge à venir, une apocalypse, un chaos.  

Magie du style et réalisme magique

JEAN-PIERRE :

La maestria du prologue n’est pas qu’un feu de paille. La suite du roman témoigne d’une architecture sans faille mais, plus encore, d’un style virtuose et protéiforme. D’une belle rigueur, quasi austère dans le déroulé général du récit, la prose de l’auteur se poétise là où s’entrevoit une trouée dans le réel comme une clairière au milieu d’une forêt. Structure du récit et habileté de l’écriture se conjuguent en un réalisme magique très réussi. Dans la trame du monde réel vibre un autre âge :

« (…) une époque de croyances immémorées et de saisons égarées, une hégire des parfums introuvables, des sorcelleries et des amours de faunes, une ère de glorieux pourrissement et de peurs archaïques, magnifique et dangereuse, un âge qu’on ne pourrait pas ne pas aimer où dansent la mort et la vie en frénésie silencieuse. »

Ce réalisme magique se déploie dans la double temporalité du récit dont les deux volets se répondent en miroir et que prolongent les visions de Cécile, puis son voyage atemporel en surplomb du monde. De la grande césure que produit le chapelet de catastrophes qui frappent alors l’humanité affleure la révélation d’une circularité du temps dans laquelle se confondent dans leur rémanence les vivants et les morts, l’histoire passée et celle en train de se faire :

« Peut-on comprendre la nature de l’océan dans une goutte d’eau ? interroge l’enfant qui parle comme un ange. (…) Les hommes ne savent pas que le temps se plie et se déplie dans cette goutte d’eau et qu’il est inutile d’espérer conquérir l’océan sans avoir questionné la goutte ».

Par où le temps rejoint la thématique omniprésente de l’eau, symbole de vie et de mort.

Des personnages marquants

JEAN-PIERRE :

D’assez nombreux personnages surgissent au gré des pages mais sans jamais sombrer dans une profusion indistincte. Au contraire, chaque caractère est ciselé et ne se confond avec aucun autre.

PHIL :

Même les personnages les plus secondaires ont droit à une existence tridimensionnelle :

« François Brigot était du genre démonstratif, volontiers exubérant, la cinquantaine un peu empâtée, veste boutonnée malgré la chaleur, la moustache en guidon et le canotier conquérant. C’était un autoritaire, il n’y avait guère de doute là-dessus : il parlait fort, occupait l’espace avec aisance et, malgré la bonhommie affectée, on sentait le type calleux, rugueux. »

JEAN-PIERRE :

Le traumatisme psychique de Jean-Baptiste est abordé avec beaucoup de finesse même si parfois, selon mon goût, un surcroît d’explications nuit à la fluidité romanesque : ainsi, à l’une ou l’autre reprise, le détour par les considérations d’un thérapeute me paraissent superflues.

L’un des points centraux du roman est la réflexion qui s’ébauche autour de la haine. Obsédé par son désir de vengeance, Jean-Baptiste est pris dans les rets d’une aliénation diffuse :

« (…) il vivait avec son ressentiment depuis vingt ans et s’était peu à peu attaché à son aspiration à la vengeance. La probabilité d’arriver à ses fins était troublante. De la satisfaction et du soulagement certes ; en même temps, un sentiment d’abandon et d’inutilité. » 

Que faire de la haine ? A cet égard, si Krüger apparaît comme un archétype du Mal, on peut aussi l’entrevoir comme une sorte de négatif de Jean-Baptiste. Il a lui aussi perdu son père lors des premiers combats et, comme lui, en a hérité la haine : celle-ci les engagera sur deux voies radicalement opposées. Il y a une noirceur wagnérienne chez ce Krüger ivre de son pouvoir sur les êtres et qui semble avoir maudit l’amour.

PHIL :

A propos de Krüger, l’incapacité des victimes à se remémorer ses traits (l’image d’un œuf leur apparaît, vide, pour son visage) renvoie à l’idée du Mal incarné… et au talent de Bernard Antoine, qui se révèle inventif dans le détail.

JEAN-PIERRE :

A travers ses personnages, le roman interroge aussi la masculinité. Un point commun relie en effet le héros initial aux autres personnages masculins :

« Mais la grande insuffisance de Jean-Baptiste, sa faiblesse de substance, c’était sa nature même, celle de n’être point femme, d’être né mâle voué aux instincts les moins nobles et les moins sublimes. C’était la fatalité de son sexe qui pèse sur l’humanité depuis les origines, la difficulté à absoudre, à pratiquer l’indulgence, l’inaptitude à percevoir l’expression de l’invisible et à éprouver l’étrangeté de l’impénétrable, l’embarras à découvrir les bienfaits du pardon (…). »

C’est donc plutôt du côté féminin que nous allons trouver les caractères les mieux trempés. En cela, le roman est clairement féministe.

PHIL :

Cette dimension m’a frappé. Ainsi, à la page 252, dans le fil des années 1910-1930 :

« Pourquoi donc, par le mariage, une femme devrait-elle renoncer à son nom ? »

JEAN-PIERRE :

Maggie (l’oncologue), Cécile (la religieuse amie de cœur du prieur), Olga (la boulangère dévouée aux migrants), Sagal (la mère de famille éthiopienne) sont des femmes indépendantes, puissantes, d’une détermination tenace. Solveig et Pauline (les deux belles-sœurs enamourées de Jean-Baptiste) ajoutent à cette force une sensualité libre sans égard pour les convenances de leur époque. Leur énergie est « une invitation impérieuse à assumer la vie pour ce qu’elle est, avec ses feux de Bengale et ses ombres morbides, ses fureurs et ses joies frénétiques, ses outrages et ses délivrances ». Mais, surtout, toutes ces femmes confrontées à l’intolérable expriment une nécessité qu’elles assument sans barguigner : celle du choix. Dans un monde qui s’écroule et non sans péril, elles choisissent leur camp.

Une spiritualité sans dieu ?

JEAN-PIERRE :

La question de la spiritualité est centrale. Elle est cependant abordée sous le signe de l’inversion, du renversement.

Anselmo Taddei est le prieur du monastère Laus Perennis. Neuropsychologue de formation, il travaille sur les états modifiés de la conscience et, en particulier, ceux qui entourent la mort. Il vit en union de chair et de foi avec sœur Cécile et se montre accueillant face aux sagesses orientales. Il est plus proche du Christ philosophe que du crucifié, plus sensible à sa parole qu’à la théologie de la croix.

Le renversement de la symbolique chrétienne est plus sensible encore dès l’apparition des deux incarnations du Mal que sont Krüger (récit 1, guerre et post-guerre) et Blaszak (récit 2, en 2027) : l’un et l’autre ont la beauté d’un archange. Blaszak écume l’Europe suivi de ses « séraphins ». Archanges et séraphins, loués dans la tradition chrétienne, sont ici les vecteurs d’un Mal absolu.

L’inversion se renforce lors d’une transe quasi chamanique qui embarque sœur Cécile dans un voyage aux allures d’épreuve initiatique. Sur les ailes d’une femme-oiseau, elle glisse dans le ciel, par-dessus les villes et forêts. Du centre d’une cité incendiée de soleil lui parvient le tumulte d’une foule mugissante. Des centaines de croix sont brandies, des bannières à couronne d’épines sont frénétiquement agitées. La foule hystérique attend son Athleta Christi juché sur un Oldenbourg noir et suivi de ses séraphins. La scène est une apocalypse. Mais la révélation est d’une nature nouvelle :

« (…) c’est à cet instant que la grâce de l’athéisme toucha sœur Cécile en plein cœur. »

Et l’auteur de citer, en une sorte de généalogie, le patronage de l’abbé Meslier. Cécile, en effet, est écœurée par ce christianisme intégriste qui « est le produit d’une crédulité, la même qui, dénoncée en son temps par l’abbé Meslier, exprime de prétendues vérités (…) au nom desquelles on extermina avec joie ». La référence est intéressante. En effet, vers 1740 circulèrent à Paris une centaine d’exemplaires d’un manuscrit très étrange : le Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier. Bien noté par sa hiérarchie, cet obscur curé de campagne (mort en 1729) avait secrètement occupé ses longues soirées d’hiver à la rédaction d’un énorme texte, dans lequel, nous dit Raymond Trousson (dans Histoire de la libre pensée, éditions du C.A.L.), « il creusait la tombe de toutes les religions pour édifier une société juste et un radical matérialisme athée ». Voltaire se saisit du manuscrit et en publia des extraits, non sans avoir un tantinet manipulé la pensée de l’auteur qui, sous sa plume, « en mourant demande pardon à Dieu d’avoir enseigné le christianisme » : d’athée convaincu, le bon curé devenait déiste.

C’est plutôt le Meslier athée que celui rhabillé par Voltaire que Cécile rejoint en un évangile d’un nouveau genre :

« (…) la lucidité se fait chair, le discernement se fait sang et le jugement lumière. »

Ne nous laissons cependant pas abuser : si le ciel s’est vidé, partout se devinent encore les chemins sinueux de l’initiation, de la mystique et de la spiritualité. C’est ce qui explique aussi que, loin de désenchanter le monde, cette apocalypse « retournée » peut au contraire contribuer à son réenchantement, comme s’il s’agissait d’accueillir ce que Rilke, cité par l’auteur, nomme « l’Ouvert », un Tout sans au-delà qui « enténèbre la Terre ». Une vision poétique du monde se substitue aux consolations religieuses qui ont dégénéré en fanatismes.

PHIL :

La présence des doubles et des effets-miroirs renvoie à l’idée d’invariants retrouvés à toutes les époques, dans tous les lieux, pour le meilleur ou pour le pire. Il y a un fascinant balancement aussi entre enfer et paradis, dupliqués, multipliés. Une leçon de vie s’en dégage. Comment être au monde. S’engager, se désengager. Au cas par cas. Discriminer le sens, la voie qui mène à la réalisation, au bonheur. Chacun d’entre nous tente d’avancer dans un paysage traversé par les souffles contradictoires de la Haine et de l’Amour, deux forces primordiales, deux axes de positionnement.

Un « éco-thriller politique » aux accents de vérité

JEAN-PIERRE :

Dans le volet contemporain de son livre, l’auteur n’anticipe que de quelques années en nous projetant en 2027. Ce très léger décalage met en relief la prodigieuse accélération de tous nos maux. Ces calamités que nous pensions destinées aux génération futures (si nous ne faisions rien), sont déjà les nôtres. L’effondrement est en marche : c’est juste comme si l’auteur nous faisait feuilleter les bonnes pages d’un journal encore à paraître.

L’univers politique est à l’unisson de ce délabrement généralisé : les thèses nationalistes ont envahi les réseaux sociaux et le libéralisme libertarien triomphe en s’alliant sans état d’âme aux plus nauséabondes de celles-ci. Plus d’une fois, on pense à des Zemmour, Orban ou Musk. On retrouve, transposée à l’échelle de toute la société, la tension amour-haine qui électrisait les personnages de Krüger et Jean-Baptiste (ceux-ci en gagnent, au passage, une dimension allégorique).

Dans ce contexte, le découpage en deux périodes prend un sens nouveau. C’est un peu comme si l’hubris de la Grande Guerre, symboliquement ramenée au massacre d’une famille innocente, donnait le coup d’envoi d’un mouvement entropique qui ne s’est plus arrêté. La mise en miroir des deux époques ouvre également une réflexion sur un trait partagé : l’effondrement moral. Au tournant du XXe siècle, l’Allemagne est le peuple le plus civilisé d’Europe, Berlin est la métropole culturelle des années 20. Pourtant, en un peu plus de dix ans, la barbarie s’installe. En 2027, l’angle dystopique du roman est à peine forcé. De Pologne surgit une horde beuglante résolue à en finir avec l’« Europe des métèques », à refouler les migrants, à « brûler les pédés », à démonter les intellos et tout cela au nom de nos racines chrétiennes…

PHIL :

Il a de nombreux échos des menaces contemporaines : l’attente d’hommes providentiels, la résurgence du fanatisme religieux et de l’intolérance, le choc entre les partisans d’un monde ouvert et d’un monde fermé, le dérèglement climatique et la survenue de catastrophes naturelles, une atmosphère de fin du monde (tremblement de terre en Californie – annoncé ! -, inondations et incendies, etc.). Il y a même une anticipation de l’invasion russe en Ukraine !

Conclusions

JEAN-PIERRE :

Bernard Antoine confirme dans ce deuxième roman tout le bien qu’on avait pensé de lui à la sortie de Pur et nu. Une forme de « démesure maîtrisée » m’a entraîné avec beaucoup de naturel vers des contrées qui, d’ordinaire, peuvent me rebuter. Le réalisme magique et les synchronicités jungiennes courent parfois le risque de se réduire à un procédé, fort commode pour s’abandonner à l’invraisemblable. Je n’ai rien ressenti de tel ici et, pourtant, l’auteur y va fort. Tout est au service d’un propos dont, page après page, on mesure la profondeur. Au surplus, servi par un style très personnel, le plaisir du texte est partout au rendez-vous.

PHIL :

Bernard Antoine est un auteur audacieux, original et talentueux. Peu oseront, comme lui, décrire une catastrophe naturelle ou une scène magique, qui confronte à l’âme du monde, à des forces primordiales. Et il réussit. Mais que dire de sa panoplie d’auteur complet, écrivain et conteur ? Il imprime des scènes (par exemple, la remontée à la surface en 2027 de 27 cercueils ensevelis en 1914) et ancre des personnages dans nos imaginaires, il se permet des envolées du mot ou de la phrase :

« Le ciel s’est couvert d’épais rouleaux, sombres et agités, qui enrobent l’horizon, saturant l’espace de torsades et de bouillonnements, un chaos bitumeux traversé de fulgurances électriques d’autant plus inquiétantes qu’elles sont silencieuses. (…) La voilà, la situation objective de concordance. »

Surtout, il maintient une trame captivante et émouvante sur les rails malgré une luxuriance thématique (la guerre 14-18, l’entre-deux-guerres, les migrants, la maltraitance du Vivant, la nécessité de la complicité et de la solidarité, etc.), une méticulosité documentaire, une dimension fantastique.

Osons l’asséner : Bernard Antoine a écrit un thriller littéraire, soit un roman complet, d’envergure internationale.

Un PS de Phil en guise de bonus intime

Il y a une singulière gémellité entre une partie des contenus de ce roman et l’un des miens, paru en 2012 au Cri, L’œuvre de Caïn. Qui avait été motivé par cette même impression d’une remontée contemporaine des démons libérés dans les années 30. Il y a encore un pont subtil, subliminal, avec le livre qui m’a le plus marqué en 2021, un roman de Maxime Benoît-Jeannin, On dira que j’ai rêvé, publié par Samsa.


Pour en savoir davantage sur la maison d’édition…

JEAN-PIERRE :

La maison Murmures des soirs a été fondée en 2011 par Françoise Salmon qui, pour l’occasion, quittait son métier d’avocate. Cela a sans doute déjà été accompli mais qui étudierait la place des juristes dans la littérature belge serait sans doute surpris par leur nombre.

PHIL :

Et par l’importance de nombreux d’entre eux. Hier (Lemonnier, Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Elskamp, Willems, etc.) et aujourd’hui (Alain Berenboom, Michel Claise, etc.).

JEAN-PIERRE :

Cette éditrice de grande qualité s’est spécialisée dans la littérature belge. Son catalogue couvre de nombreux genres : des romans et des nouvelles de littérature générale, des romans policiers et fantastiques, des textes érotiques, mais également des aphorismes, des récits et des chroniques :

https://murmuredessoirs.com/murmure-des-soirs.php

On y retrouve des talents aussi divers que Jean-Marc Rigaux, Martine Rouhart, Ghislain Cotton, Claire Deville ou Nathanaëlle Pirard.

PHIL :

Ah, le Kipjiru de Jean-Marc Rigaux (un avocat !) est l’un de mes romans préférés de ces dix dernières années :

Et n’oublions pas Alexandre Millon, dont j’ai analysé un très beau livre en 2021 :

Et toi de même, d’ailleurs :


Pour en savoir davantage sur l’auteur…

Bernard ANTOINE

JEAN-PIERRE :

S’il y a des enfants prodiges, il existe aussi de prodigieux seniors. Bernard Antoine est de ceux-là. Né en 1956, il publie son premier roman, Pur et nu, en 2018 et décroche d’emblée deux prix : le Saga Café et celui des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles.  Avec Aquam, il transforme magistralement l’essai…

PHIL :

Le Saga Café est un prix intéressant qui met en lumière de premiers romans. Il n’est qu’à signaler qu’il succédait au palmarès au formidable Rosa (Marcel Sel, chez Onlit). J’avais pour ma part encensé le livre dans ma mini-revue sur l’édition belge :

Et je l’avais ensuite, sollicité par le Carnet, classé dans mon Top 3 de l’année :

JEAN-PIERRE :

Voir l’article de René Begon aussi, dans ledit Carnet :

PHIL :

Comme quelques autres, Bernard Antoine illustre une vérité troublante : un auteur peut se déployer tardivement et, en un seul livre, en quelques mois donc, rattraper ou laisser sur place des confrères publiant des dizaines d’ouvrages depuis des décennies.

Mais encore…

JEAN-PIERRE :

Notre travail en duo, cette fois encore, se déploiera en deux temps : analyse à quatre mains dans Les phrases belges puis échanges oraux au micro de Guy Stuckens un lundi à venir, dès 19h, dans Les rencontres littéraires de Radio Air-Libre :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

LES PHRASES BELGES (2) – Alain BERENBOOM, HONG KONG BLUES (Genèse) par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(2)

Alain BERENBOOM, HONG KONG BLUES,

roman, Genèse éditions, Bruxelles/Paris, 2017, 317 pages.


Une des plus belles réussites romanesques francophones de ces dix dernières années ? Un récit qui conjugue l’intime et le grand large, les plaisirs gourmets de la littérature et du roman d’aventures, le suspense et la réflexion.

PHIL :

En 2017, sur la plateforme culturelle Karoo, j’ai rédigé un dossier sur la maison d’édition qui venait de m’épater en faisant œuvre: https://karoo.me/dossier/edition-genese

Il m’en était resté une frustration. J’avais consacré des articles à des livres de grande qualité mais pas au Hong Kong Blues d’Alain Berenboom, qui allait pourtant intégrer mon Top 3 de la décennie :

Avec la rencontre de Jean-Pierre Legrand, qui a engendré de très nombreuses collaborations, est progressivement née l’envie de remédier à un acte inachevé.

JEAN-PIERRE :

Notre travail en duo se déploiera en deux temps : analyse à quatre mains dans Les phrases belges puis échanges oraux au micro de Guy Stuckens le lundi 23 mai, dès 19h, dans Les rencontres littéraires de Radio Air-Libre :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html


Un thriller ?

PHIL :

J’ai été happé dès les premières lignes :

« Il n’y a rien à voir sur les quais de Hong Kong. Rien qu’un long rideau d’immeubles de verre et de métal qui renvoie l’éclat du soleil et vous aveugle comme les Ray-Ban des policiers. Que sont devenus les bars louches où de sombres chinois échangeaient des paquets douteux avec des marins venus de pays qui n’existent plus ? Les bouges où des matelots descendus de bateaux crasseux battant pavillon improbable venaient s’enivrer d’alcools forts mélangés à du poivre ou des épices ? Et les bordels au luxe tapageur où (…). Ne cherchez pas (…) Vous ne trouverez même pas une cafétéria. Au prix du m², la limonade serait impayable. »

En quelques phrases, on revisite un rêve, un fantasme, véhiculé par des films noirs, des Bob Morane. Une vague de nostalgie, un hommage balayés par la réalité des années 2000. Je pressens une mise en abyme : Alain Berenboom revisiterait ses classiques et sa jeunesse pour les revitaliser, offrir une variation moderne, adulte, littéraire des aventures qui nous ont emportés jadis. De fait, nous allons progressivement glisser vers un récit policier, du suspense, des rebondissements, etc. mais l’auteur n’utilise pas les gros moyens en front de livre. Il procède sans artifice. Avec naturel, talent, grâce somme toute. Trois pages initiales et nous voilà de plain-pied à Hong Kong au côté de Marcus Deschanel, un jeune écrivain qui tourne en rond depuis un mois, bloqué sur place par le vol de son passeport, une déclaration à la police qui l’a mené face à une situation kafkaïenne : les autorités locales partent du principe que le vol n’existe pas à Hong Kong et le soupçonnent d’avoir vendu son document, un délit. Le consulat de France prend sa situation à la légère, ne comprend pas son embarras. Chacun le renvoie à son statut :

« Ecrivain ? Alors, rien ne presse, si ? »

Une hantise du voyageur : se retrouver à l’étranger coincé dans une nasse, face à des pratiques, des règles, une langue qui lui échappent.

JEAN-PIERRE :

« Il n’y a rien à voir sur les quais de Hong Kong ».Cet incipit me fascine car il prolifère en variations subtiles tout au long d’un roman dont il épouse les diverses sinuosités. Instrument d’une savante mise en abyme, il suggère le désarroi de notre écrivain-voyageur en panne d’inspiration. Sa répétition obstinée sous les espèces du constat, du carnet de voyage, de l’enquête journalistique puis du roman, procure comme une vibration qui fait s’estomper les frontières entre fiction et réalité, entre récit et livre en train de se faire. Le procédé est très habile et s’insère superbement dans le véritable mécanisme d’horlogerie qui sous-tend l’œuvre.

Un thriller !

PHIL :

Très vite, le récit se tend. Marcus n’est pas simplement bloqué. Il est à bout de ressources, gangrené par un sentiment d’abandon profond. Sa femme l’a quitté il y a six mois en emmenant sa fille, son éditeur lui refuse une avance, il n’a pas d’amis… Et que dire des aides dérisoires offertes sur place par le consulat français ou son avocat ? Marcus n’est pas simplement victime, il se perçoit soupçonné… de revente illicite puis… de meurtre. Marcus n’est pas simplement spectateur du récit policier qui s’élabore autour de lui, il tombe amoureux d’une enquêtrice. Qui s’attache à ses pas, lui trouve un logement puis le met en contact avec un cousin journaliste qui pourrait lui commander des articles, lui offrir des revenus. Qui le pousse, surtout, étrangement et dangereusement, à mener ses propres investigations. Quitte à arpenter des scènes de crime ?

La suite ? Ne déflorons pas l’intrigue, palpitante et émouvante tout à la fois. Orchestrée. Avec des fausses pistes et des indices, des coups de théâtre. Que dire tout de même pour aiguiser les appétits ? Alain Berenboom est un cinéphile avisé, qui distille de nombreuses références cinématographiques aux quatre coins du roman. Peut-être se réjouira-t-il de me voir songer à une atmosphère hitchcockienne… Un anti-héros qui se mue en héros, un présumé coupable qui se voit poursuivi, menacé et qui relève le défi d’enquêter lui-même pour résoudre l’affaire, quitte à s’enfoncer plus avant dans les problèmes, la présence de femmes incurvant les destins, d’une fatale générant l’obsession… Cary Grant dans La mort aux trousses, James Stewart dans Sueurs froides ! Comme dans leur cas, la progression de Marcus frôle le malaise, un sentiment de vertige, le sol se dérobe sous ses pas au fil de disparitions ou d’apparitions, le doute qui l’étreint déborde vers le lecteur, jusqu’à l’interpeller quant à la perception du héros. Héros ?

JEAN-PIERRE :

L’intrigue policière en forme de thriller n’est finalement qu’un prétexte à l’amplification du malaise qui ronge Marcus. Fuyant les siens, sitôt débarqué à Hong Kong, il se trouve mêlé à un meurtre qui d’emblée, pour filer la métaphore sportive, le prive de ses appuis et renforce encore le sentiment d’irréalité qui l’envahit.

Si les références cinématographiques sont nombreuses, en effet, il en est une, absente, qui pourtant m’a semblé une évidence : Lost in translation de Sofia Coppola. A l’instar du personnage de Bill Murray, acteur sur le déclin, Marcus se débat dans la solitude d’une ville grouillante à la verticalité écrasante et fait l’expérience de son absolue étrangeté au sein d’une culture totalement différente. Il observe et subit cette société de l’extérieur sans parvenir à s’y véritablement mêler. Il ne manque pas non plus au roman un début d’idylle platonique ni la quête du sens à donner à une vie qui se désagrège en pertes et trahisons.

Un anti-héros

PHIL :

Dès les premières pages, nous sommes Marcus Deschanel, le narrateur, et nous partageons ses affres, sa solitude, nous admirons son sens de l’humour, le second degré posé en contrepoint de ses mésaventures. Mais, au fil des pages, notre empathie est élimée par le portrait qui s’esquisse en filigrane de l’intrigue première. Les réactions de Marcus au présent (ses soupçons à propos de tout et de tous, son complotisme, ses « propos pleurnichards »), ses plongées dans le passé, l’exploration d’une vie et d’une carrière laissent émerger une figure glauque et pathétique. Un homme qui trompait sa femme, ou ses femmes. Qui négligeait sa fille. Qui inventait le contenu de ses reportages quand il était journaliste, volait le titre d’un tapuscrit pour nourrir son œuvre, etc. Un beau parleur mais une « coquille vide » ? Un séducteur mais un ringard tout autant ? En cas d’adaptation cinématographe, on conseillerait un Jean Dujardin (un peu plus âgé mais…) pour jouer Deschanel.

Le doute du lecteur enfle, son rapport à Marcus Deschanel tangue de plus en plus. Et si… Soupçons et La clinique du docteur Edwardes de Tonton Hitch ! Ou alors faut-il changer le logiciel des références et louvoyer du côté d’Alan Parker ? C’est que… Comme dans Angel Heart (où un enquêteur finit par découvrir que l’assassin pisté est… lui-même !) vient un moment où un clignotant orange se déclenche dans nos têtes. Marcus vit-il vraiment tout ce qu’il nous raconte ? Ou alors le récit tel qui nous est rapporté est-il biaisé ? Par le manque de sommeil de l’écrivain ? Par une névrose, un délire ? Mais jusqu’où pourrait-il imaginer, inventer, se tromper ? Sur les autres, sur les faits et sur lui ? L’atmosphère paranoïaque, très réussie, renvoie aux plus brillantes réussites littéraires du genre : Nous et les oiseaux (Carino Bucciarelli, chez MEO) ou De gré, de force (Rossano Rosi, aux Impressions nouvelles).

Mais un héros tout de même ?

PHIL :

A force de douter de tout et de tous, Marcus en vient à douter de lui-même :

« Il faut que je sois tombé bien bas. Je me fais l’effet d’un beau salopard. »

Et de son œuvre aussi, de ses écrits :

« Dans ce texte il n’y a rien à sauver – sinon moi-même. »

Ce qui l’humanise à nouveau et ressuscite l’empathie. Jusqu’à nourrir un combat dans notre perception, notre appréciation. La remise en question de sa vie, de sa carrière va-t-elle submerger ses vagues d’autocomplaisance ? Y a-t-il une rédemption possible ? Peut-il se retrouver, se trouver et démêler les fils de l’enquête, d’une quête ? Peut-il se sauver et sauver au-delà de lui-même ?

Un sens caché, métaphorique ?

PHIL :

Et si le séjour du héros à Hong Kong était une sorte de purgatoire après une vie ratée ? Sa carrière va à vau-l’eau mais il a été nul dans la vie privée, par rapport à ses femmes, sa fille. Il lui fallait un temps d’arrêt, une suspension (entre enfer et paradis ?).

Un purgatoire ou des limbes ?

Des indices alimentent cette piste. Un roman intimiste (des épisodes de son passé en flashes-back) alterne avec le thriller. Patricia, l’enquêtrice fatale, avant de disparaître, ne cessait de contrepointer ses actes ou ses paroles, comme une sorte de voix de la conscience (le criquet de Pinocchio en plus sexy ?) ou de surmoi. Plus encore, elle semblait parfois répéter une scène déjà jouée par Kathryne, l’ex-femme de Deschanel et mère de sa fille Gabrielle. Il y a aussi le leimotiv d’une dent déchaussée, qui n’est pas qu’un détail mais un signe (de la maladie, de la nécessité d’un traitement, d’une résolution). Et un rappel soudain : dans le roman qui a jadis torpillé sa trajectoire par son insuccès, le père de l’héroïne bengali était originaire de Hong Kong (où le narrateur n’était jamais allé en repérages).

La forme d’une ville 

JEAN-PIERRE :

Hong Kong ! Véritable décor de science-fiction, « cité de bande dessinée de métal, de verre et de lumière », la ville-Etat infuse tout le roman qu’elle colore de sa brutale irréalité. Coincée entre deux mondes, elle exprime une manière d’insularité radicale où tous les repères se brouillent. On s’y sent « aussi étrange et différent des autres êtres qui la peuplent que le narrateur de Je suis une légende, dernier humain sur une planète envahie par des vampires ».

Ultime point de chute d’un être en fuite, la ville a toute l’ambivalence du centre d’un labyrinthe : elle est à la fois ce qu’il fallait atteindre et ce dont il faut s’échapper.

Effet miroir et dissociation

JEAN-PIERRE :

Une des grandes réussites de ce roman réside dans le jeu de miroirs entretenu entre le personnage principal et la ville de Hong Kong, comme si l’un était le symptôme de l’autre. « Moi, je suis une coquille vide » s’exclame Marcus posant le pied sur les quais où il n’y a rien à voir, dans une ville où plus rien ne suggère la magie orientale de son nom : le « port aux parfums ».

La ville semble frappée d’un syndrome dissociatif, d’une forme de dépersonnalisation. Les passages abondent qui soulignent un sentiment de détachement, d’irréalité et surtout une impossibilité d’être soi-même. Hong Kong est prisonnière de la sur-normalité qu’elle s’impose :

« (…) notre mode de vie est organisé pour rassurer ceux qui sont établis ici autant que ceux qui, investissent dans nos banques ou nos sociétés financières. Nous devons être plus normaux qu’ailleurs pour survivre. »

Tout le monde ment à Hong Kong :

« C’est notre seule façon de survivre, une nécessité. La bouée qui nous permet de flotter dans cette ville-Etat. Nous ne savons plus au juste qui nous sommes. »

« Qui nous sommes » ! Cette plainte sourde répond en un écho démesuré au malaise existentiel de Marcus lui-même. Le poids d’irréalité de la ville leste ses pas et le renvoie sans cesse à son propre sentiment de vacuité et d’indisponibilité à la vie.

 Certains chapitres, particulièrement réussis, m’évoquent un univers à la David Lynch.  La veille et le sommeil se brouillent par instants en une somnolence proche de l’hébétude : un rêve, sa trace dans le réel ou la remontée d’un souvenir évanoui, tout se met à tanguer.

Un art littéraire et romanesque accompli

PHIL :

La palette de l’auteur Berenboom est fort large, d’une amplitude rarement croisée. A comparer avec un passage par un restaurant gastronomique où mille saveurs vous étourdissent et vous envolent.

Il y a la langue, d’abord. Tout en privilégiant la fluidité narrative et l’évolution de son récit, Alain Berenboom offre un véritable plaisir du mot, de la phrase. C’est un faux paradoxe et une grande réussite : son écriture paraît simple mais elle est alerte, dynamique, inventive. Le second degré, l’humour règnent sans entraver l’intrigue :

« Laissez-moi votre numéro de téléphone. J’aimerais vous appeler à l’aide si je me perds dans mon univers intérieur. »

Il y a la capacité à dessiner, installer, ancrer un personnage. Le narrateur est magnifiquement campé, nous l’avons vu. « Patricia » (son nom chinois serait trop compliqué à prononcer, selon elle), la policière mystérieuse, nous fait perdre la tête, fusionnant la fatale des années 20/30 avec la femme émancipée des années 2000. Mais tous les rôles sont marquants : l’avocat Tennyson, l’éditeur Bernard, le commissaire Teng, le rédacteur en chef Jim (le cousin de Patricia), le photographe Yun-fat, les époux Choi, le plombier/hôtelier/barman Pedro, etc.

Il y a le talent d’imprimer telle ou telle scène dans nos rétines, tout en instillant un arrière-goût d’interpellation. Dans son petit studio miteux, Marcus subit une inondation des toilettes aussi décapante que signifiante, puis voit surgir une sorte de deus ex machina, le plombier français Pedro. On vit les péripéties mais on pressent un supplément d’âme derrière les contingences. Comme dans la confrontation du héros, dans son immeuble, avec une fillette qui pleure, semble abandonnée et… connectée aux zones d’ombre de son aventure orientale.

Il y a l’orchestration générale, bien sûr, évoquée supra, l’art de mener son thriller à bon port (si je puis dire, parlant de Hong Kong… mais Alain Berenboom n’ose-t-il pas nous présenter une jeune femme menant… en bateau le voyageur égaré).

Il y a le souffle du grand large. Berenboom nous arrache à notre quotidien pour nous transplanter dans un univers quasi martien, la ville-Etat d’Hong Kong. Dont il restitue les diverses réalités, les paysages, les odeurs, l’animation, la situation de vie des uns et des autres : les prolétaires effacés, les Chinois du Mainland méprisés, etc. Jusqu’à en faire un personnage du livre, dont il explore les facettes, le passé, le présent, l’avenir.

Hong Kong ? Cet ancien comptoir britannique a été rétrocédé à la Chine en échange d’un statut singulier, très favorable (paradis fiscal et financier, laboratoire de la Chine, vitrine de la mondialisation) mais celui-ci s’effrite, et c’est la ville-Etat tout entière qui plonge dans le blues, comme Marcus (et on songera aux descriptions métaphoriques de Balzac). Sa jeunesse se révolte (révolution « des parapluies »), aspire à quitter le territoire. Dans l’ombre s’agitent les autorités du Mainland mais les Triades aussi. Dont les mobiles sont complexes, insaisissables peut-être pour notre vision occidentale.

Alain Berenboom nous dépayse mais nous informe aussi, nous fait réfléchir. De par la confrontation avec une altérité défendue par des autochtones (plusieurs personnages, au-delà de leur identité intime, sont aussi des porte-voix). L’auteur, là encore, brille car il réussit la gageure de ne jamais déséquilibrer le dynamisme de son intrigue par un excès de digressions.

JEAN-PIERRE :

Le livre de Berenboom possède un aspect documentaire dépourvu de toute affèterie et qui ne rompt jamais la dynamique du récit. A noter ! Depuis la parution du roman en 2017, Pékin a promulgué la loi sur la sécurité nationale qui précipite la disparition annoncée du régime d’autonomie de Hong Kong. Désormais toute forme de dissidence est érigée en infraction. La lecture d’Hong Kong Blues en tire un surcroît d’intensité.

PHIL :

Il y a enfin une projection dans le milieu littéraire, dans un double mouvement encore, intrinsèque et extrinsèque : les difficultés de la création et l’intimité du créateur ; le cadre dans lequel se joue la création (la vie d’une maison d’édition, les opérations de promotion en librairie, etc.).

NB : Clin d’œil à notre rédacteur en chef !

Plusieurs passages d’Alain Berenboom renvoient à une conception des gens de lettres croisée dans les opuscules d’Éric Allard Les écrivains nuisent gravement à la littérature ou Grande vie et petite mort du poète fourbe :

« Les écrivains sont des mammifères narcissiques dont l’orgueil est perpétuellement blessé, parce que leur œuvre est si importante à leurs yeux et si peu à ceux du reste du monde. Les anthropologues qui se sont intéressés à la question n’ont pas encore décidé si les écrivains étaient des homo sapiens ou s’ils descendaient directement de l’homme de Néandertal comme certains signes semblent l’indiquer, voire d’un animal plus préhistorique encore dont l’éternelle insatisfaction ne lui a pas permis de survivre. »

JEAN-PIERRE :

et une projection dans le milieu juridique aussi !

Une ou deux pages sont une satire très drôle du métier d’avocat, que l’auteur connaît bien.  Qui a un jour tenté de soutirer à un avocat un avis tranché quant aux chances de succès d’un procès se retrouvera dans ces lignes :

« Nous devrions vous sortir d’affaire en cas de procès. Evidemment, ajoutait-il pour rester fidèle à sa réputation, on ne peut jamais prévoir l’humeur d’un juge aventureux… »

Dans le même ordre d’idées, j’ai eu un collègue juriste qui débutait tous ses avis par un « En principe »… qui ne rassurait personne.

Conclusions

PHIL :

Nous avons affaire ici à un thriller d’envergure internationale. Et je tiens à insister sur la parution, ces 5 dernières années de 7 grands thrillers belges francophones alliant qualités littéraires et narratives : les deux romans (Pur et nu, Aquam) de Bernard Antoine et celui de Jean-Marc Rigaux (Kipjiru) chez Murmure des soirs, ceux (Rosa, Elise) de Marcel Sel chez Onlit, les ouvrages d’Alain Berenboom et Michel Claise (voir ci-dessous) chez Genèse.

Oui, Hong Kong Blues d’Alain Berenboom est un formidable roman. Un roman belge qui mondialise (Hong-Kong et sa vie de tous les jours, ses paysages, ses intrigues politiques et financières, les forces qui l’animent) et passionne, envoûte (la pseudo-Patricia a un parfum d’Ylang-Ylang, la célèbre rivale/amoureuse de Bob Morane). Un Bildungsroman qui interroge notre adéquation au monde à travers une étoffe littéraire luxuriante et vivante, délicieusement raffinée, ouvragée.

JEAN-PIERRE :

Jusqu’ici, je n’avais rien lu d’Alain Berenboom. J’ai trouvé sa manière très cinématographique, tant il manie avec brio l’art du découpage et du flash-back, qui lui permet de combiner des lieux et des espaces temporels différents sans jamais perdre son lecteur. Le style est direct, sans l’once d’une fioriture. Le vocabulaire est simple, les phrases courtes et les dialogues affûtés. Une pointe d’humour rehausse le tout sans aucune lourdeur. C’est parfois désopilant, comme cette réflexion sur les dangers du journalisme :

« Vous auriez pu me prévenir qu’ici le journalisme est un métier à risques, genre démineur au Cambodge, opposant kurde en Turquie ou goûteur de sauces chez McDonald’s. »


Alain Berenboom

Pour en savoir davantage sur l’auteur…

PHIL :

Alain Berenboom est, avec Michel Claise, l’un des auteurs référentiels des éditions Genèse. Celui qui se révéla jadis au Cri (où Christian Lutz a aussi propulsé Patrick Delperdange, Arnaud de la Croix, Nadine Monfils, etc.), avec La position du missionnaire roux, y a décroché le Prix Rossel 2013 avec un Monsieur Optimiste très émouvant, où il tente de reconstituer la vie de parents juifs se faufilant à travers les mailles cruelles de l’Histoire, à partir de documents, de lettres, de souvenirs émiettés, le tout saupoudré d’une lucidité et d’un humour décapants.

Genèse abrite aussi les aventures de son détective belge Michel Van Loo. Des narrations enjouées situées dans les années 1940 et 1950, des trames policières enturbannées de suspense et d’exotisme (Congo, Israël), avec des louches d’humour, un arrière-plan historique (Shoah et captation d’héritages de disparus, règlements de comptes post-Libération entre résistants et collaborateurs, etc.).

JEAN-PIERRE :

Les écrans de nos téléviseurs et sa page Wikipedia révèlent une personnalité hors normes :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Berenboom

Petit souvenir personnel… Voici plus de quarante ans, j’ai été l’un des étudiants d’Alain Berenboom, alors tout jeune professeur de droit d’auteur à l’ULB. Il y avait toujours une belle affluence à son cours, contrairement à d’autres qui étaient souvent désertés. C’est que l’homme conjuguait des qualités rarement réunies : savant et sympathique, d’une rigueur métronomique mais plein d’humour. J’ai retrouvé ce dernier trait dans Hong Kong Blues.


Une micro-interview de l’Alain BERENBOOM

par Phil RW

Comment situer un roman comme Hong Kong Blues par rapport aux Van Loo ? Il me semble que les deux sillons n’ont pas le même cahier de charges. En off, vous m’avez confié que ce roman-ci vous tenait particulièrement à cœur. Et qu’il avait été écrit après plusieurs voyages professionnels à Hong Kong. Est-ce à dire que les Van Loo correspondent à une veine ludique et Hong Kong Blues à une nécessité ? Comme un Monsieur Optimiste, dans un registre très différent.

AB :

Lorsque je me suis lancé dans Périls en ce royaume (le livre est paru en 2008), j’ignorais qu’il inaugurait une série. J’avais envie d’écrire sur la Belgique alors que les romans que j’avais écrits jusque-là se situaient ailleurs, parfois loin de chez nous – en Afrique le premier, en Chine le deuxième, le troisième en Pologne et le quatrième pendant la première croisade ! Un seul avait pour cadre et pour thème une ville belge, Le lion noir, qui tourne autour de la poussée de l’extrême droite à Anvers. En revanche, le premier Van Loo puis la suite assumaient deux aspirations personnelles : écrire un vrai roman policier avec un bon vieux détective privé et parcourir la Belgique de l’immédiate après-guerre – les années de mon enfance…

Mais le plaisir que je prends à écrire ces polars historiques ne m’a pas détourné de mon ambition littéraire de poursuivre une œuvre romanesque qui ne s’inscrit pas à mes yeux sous l’étiquette policière (mais j’aime bien votre expression de « thriller littéraire » car, en effet, je tiens à créer une tension dans chacun de mes romans qui sous-tend l’intrigue et le parcours de mes personnages). J’ai donc alterné ces deux types de romans. Mais en évoluant, car, à la différence de mes premiers romans, deux des trois « romans » non policiers qui ont suivi, Mr Optimiste et Le Rêve d’Harry, tiennent plutôt de l’autobiographie que du roman d’imagination.

Hong-Kong Blues me paraît un mix du tout ! C’est un roman exotique qui, comme mes premiers romans, entraîne le lecteur dans un monde contemporain mais lointain, dont une partie des codes nous échappe et qui est en proie à des bouleversements politiques. Il est écrit à la façon d’un thriller. Et il contient des éléments personnels (que le lecteur ignore) : à l’époque où il se déroule, juste après la « Révolution des parapluies », se mettait en place la nouvelle politique du PC chinois de mettre fin aux aménagements politiques promis lors du retour de l’île à la Chine, la disparition des règles démocratiques et un mouvement de méfiance vis-à-vis des Occidentaux.  Justement, un de mes proches a été victime de ce retournement de situation et il s’est retrouvé entraîné dans une procédure pénale qui a conduit à son emprisonnement. J’étais venu le rejoindre, le soutenir, parler avec ses avocats, assister à son procès et j’ai donc vécu « dans ma chair » le sort terrible qui l’a frappé. J’ai eu besoin de témoigner de ce que je ressentais à HK en écrivant ce livre (qui ne comporte aucune référence directe au sort de ce proche) : les angoisses de cet homme, la machine inexorable du PC chinois et de ses auxiliaires, police et justice. Comme souvent, la littérature s’alimente des blessures personnelles et des réactions face à un monde injuste en tourmente.

Peut-on espérer vous revoir prochainement en ce registre du thriller littéraire alliant intimité et grand large ? Il me semble que le thriller littéraire ou la série télévisuelle haut-de-gamme (je situe les deux à mille coudées des déclinaisons populaires ou banales) disent aujourd’hui superbement le monde et l’humain.

AB :

J’écris à nouveau un roman qui pourrait se ranger dans cette veine, que vous dénommez « thriller littéraire ». Il entraîne cette fois le lecteur en Russie (j’avais commencé le roman bien avant mars 22 !) et un peu en Israël. Au début de ce siècle.

Comment faites-vous pour écrire, en trouver l’occasion, vu le niveau atteint dans votre vie juridique et vos responsabilités, la direction d’un cabinet, etc. ?

AB :

J’ai la chance de ne pas devoir faire de la littérature alimentaire ! J’écris juste par besoin. De m’exprimer, de dénoncer, de jouer avec les émotions, de plonger au fond de moi. Tout le contraire du travail d’un avocat ! Donc les deux se contrebalancent !


Pour en savoir davantage sur la maison d’édition…

PHIL :

Genèse possède un double ancrage (Bruxelles et Paris) et est dirigée par Danielle Nees, qui a longtemps travaillé pour de prestigieuses enseignes hexagonales avant de créer chez nous sa propre structure :

https://karoo.me/livres/a-la-decouverte-de-genese-edition-1

JEAN-PIERRE :

On peut jeter un œil sur son site aussi :

PHIL :

Quelques recensions de livres de grande qualité :

. Jean-Baptiste Baronian, Le mauvais rôle :

https://karoo.me/livres/un-roman-paranoiaque

. Giuseppe Santoliquido, L’inconnu du parvis :

https://karoo.me/livres/une-errance-glissant-du-polar-vers-la-philosophie

. Patrick Delperdange, Le cliquetis :

https://karoo.me/livres/le-conte-de-noel-de-patrick-delperdange

. Albert-André Lheureux, L’esprit frappeur :

. Michel Claise, Crimes d’initiés et Souvenirs du Rif :

JEAN-PIERRE :

Dans un cas (Jean-Pol Hecq, Mother India), nous avons croisé nos analyses, nos regards sur des supports différents, avant de nous retrouver à en parler ensemble en radio. Phil :

PHIL :

… et Jean-Pierre :  

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

LES PHRASES BELGES (1) – La collection BELGIQUES des éditions KER, par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(1)

La collection BELGIQUES des éditions KER.

La collection Belgiques !

Un excellent concept !

Chaque année, les éditions KER de Xavier Vanvaerenbergh, sises à Hévillers dans le Brabant wallon, livrent une salve de trois/quatre recueils de nouvelles, tous intitulés Belgiques. Cette collection, dirigée jusqu’en 2020 par Marc Bailly mais reprise en 2021 par Vincent Engel, décline une vision de notre pays à travers le regard d’un auteur ou d’une autrice.

A souligner : le travail graphique d’Eva Myzeqari confère une identité visuelle tonique à la collection.

Nous allons évoquer les deux dernières salves, de 2020 (3 livres) et 2021 (4 livres). Mais, d’abord, un mot sur la maison d’édition et son fondateur/directeur.

Les éditions KER

« Ker » ? Le nom, singulier, fait songer à une BD mythique de l’âge d’or, Le disparu de Ker-Aven, une aventure de la patrouille des Castors qui se déroulait en Bretagne. Et de fait…Sur le site de l’éditeur :

« Ker, en breton, signifie village. Publier chez Ker éditions, lire un titre publié chez nous, c’est donc rentrer dans un village, dans une équipe. Auteurs, lecteurs, libraires, journalistes, éditeur… Tous entrent dans un village où tout le monde se connaît. Oh, pas un village au sens rural, restreint et fermé du terme. Non, un village comme dans le monde est un village. Un village qui, comme une famille, est appelé, par définition, à s’ouvrir sans cesse… »

Pour avoir une idée précise du catalogue des éditions KER, de leur politique et de leurs sillons d’activités :

Xavier VANVAERENBERGH

Une micro-interview du fondateur et directeur des éditions KER

par Philippe Remy-Wilkin.

Quelle est ta formation ? D’où te vient ton amour des Lettres ? Quels furent tes premiers émois littéraires ?

J’ai étudié successivement les mathématiques, l’informatique, la communication, les langues orientales anciennes et les relations internationales (avec une petite dose de langues germaniques). J’ai par ailleurs toujours aimé lire.

Pour l’anecdote, à l’école maternelle flamande où j’étais inscrit – mes parents souhaitant que je sois bilingue –, je ne m’étais pas vraiment intégré – la barrière de la langue était lourde pour un enfant de 3/4 ans – et, au bout de quelque temps, ils ne m’entendaient pas parler néerlandais, si bien qu’ils ont envisagé de me retirer pour m’inscrire dans un établissement wallon. S’ouvrant de leurs doutes à la maîtresse, celle-ci les a regardés avec étonnement en disant : « Ne faites pas ça, il passe ses journées à lire ! » Toute mon enfance, j’ai dévalisé le bibliobus qui passait dans notre campagne hesbignonne, et où je commandais avec avidité tous les romans des auteurs que je découvrais et adorais – Yak Rivais et Pierre Gripari d’abord, puis Marie-Aude Murail, Christian Grenier, puis Christian Lehmann et Michel Honaker, pour ne citer que certains des plus marquants. Et, chaque semaine, nous nous rendions aussi, après l’école, à la bibliothèque de Tirlemont, où j’ai découvert, via le néerlandais, Roald Dahl et… Stephen King (un peu tôt, sans doute).

Les livres me permettaient de m’évader du quotidien, de découvrir l’histoire, la géographie et tout ce que le monde peut avoir de passionnant. Michel Honaker, que j’ai déjà cité, a joué un rôle important, en artiste qu’il est de glisser dans ses romans une quantité impressionnante de références historiques. C’est grâce à lui que j’ai découvert, notamment, les compositeurs et la littérature russes du XIXe. Et il a ouvert la voie à d’autres auteurs qui, comme Umberto Eco, Borges ou Alberto Manguel, sont devenus des références personnelles. Par atavisme, la suite de mon parcours a été plutôt scientifique dans un premier temps mais, fondamentalement, c’est à la littérature qu’appartient mon cœur.

Comment es-tu tombé dans la marmite de l’édition ? Quand as-tu créé les éditions KER ? Pourquoi cette référence bretonne ?

Par des hasards provoqués, j’ai commencé à travailler occasionnellement, en parallèle de mes études, sur des projets éditoriaux, sous la houlette de Vincent Engel. Bientôt, Vincent est devenu directeur de la collection Grand Miroir dont je suis devenu, de facto, l’éditeur, au sein de la Renaissance du livre. Cette aventure a duré près de trois ans avant de s’arrêter net. J’avais, entre-temps, mûri l’idée, le projet de développer une maison d’édition (j’avais publié quelques livres, déjà, dont le mémorable premier roman de Fanny Lalande, Mad, Jo et Ciao), mais sans avoir l’élan de professionnaliser la démarche.

La fin du Grand Miroir et, bientôt, la fin de mon parcours d’employé, ont été les signaux dont j’avais besoin pour lancer sérieusement les éditions Ker. Et, une fois cette décision prise, les planètes se sont alignées. Grâce à Marc Varence, qui était alors éditeur, j’ai rencontré Olivier Barbé (actuel directeur général de MDS), qui dirigeait alors MDS Benelux, et Michel Chabotier, qui dirigeait l’équipe commerciale de Media Diffusion en Belgique, et tous deux m’ont donné ma chance en m’offrant un contrat de diffusion-distribution alors que je n’avais encore que 5 ou 6 titres au catalogue. Voilà pour la marmite !

J’ai par ailleurs vécu une bonne partie de mon adolescence en Bretagne, et il est de coutume, là-bas, de dire que celui qui vit quelques mois en Bretagne devient en partie breton. Et je l’ai ressenti ! La langue bretonne, la culture celtique en général, m’ont beaucoup marqué. Au moment de créer ma maison, la référence s’est imposée. Ker est une maison très personnelle, qui reflète des choix éditoriaux qui me collent au corps et au cœur, il était logique que la marque reflète une partie de mon identité.

Quels sont les rêves que tu as réalisés ? 

Etant enfant, j’avais un rêve, qui était de devenir pilote de ligne. Une myopie abyssale m’a coupé les ailes, et j’ai vainement poursuivi l’idée de travailler dans le milieu de l’aviation pendant très longtemps. Adolescent, j’ai découvert Le pendule de Foucault d’Umberto Eco, devenu un livre de chevet et resté pendant longtemps mon livre préféré (expression que je n’utilise plus depuis quelque temps). Son personnage principal, Casaubon, est, pourrait-on dire, recherchiste. Il réalise des recherches documentaires pour divers clients, dans des domaines intellectuels infiniment variés. En découvrant ce personnage (qui évolue par ailleurs dans le milieu de l’édition), j’ai immédiatement su qu’il s’agirait de mon futur métier. Un défi ! Car, à l’heure de la spécialisation à outrance, de l’ère des experts, les généralistes comme Casaubon peinent à trouver leur place alors qu’ils sont, à mon sens, plus que jamais nécessaires.

Au fil des rencontres, de mon attrait jamais démenti pour la littérature, j’ai trouvé dans l’édition l’occasion de rencontrer des artistes, des auteurs, des passionnés de tous horizons, et de collaborer avec eux tantôt pour un projet, tantôt sur le plus long terme. De les aider à faire passer leur message de la manière la plus claire et la plus agréable possible tout en me plongeant tout entier dans leur univers. C’est, à l’heure actuelle, la version la plus proche que j’aie pu concevoir de ce que j’avais découvert dans le roman d’Eco.

La manière d’on j’ai construit ma maison m’offre une liberté de mouvement, de décision, une indépendance qui me permettent de réaliser, d’un point de vue familial, les projets qui me tiennent à cœur. Que demander de plus ? Outre ce panorama général, j’ai publié certains des auteurs qui, enfant, m’ont marqué (je les ai cités plus haut). À titre personnel, cela a revêtu une importance énorme.

Quelles sont tes ambitions ? Tes souhaits éditoriaux pour les prochaines années ?

C’est en lisant Comment tout peut s’effondrer que beaucoup d’idées, jusque-là éparses et à l’état d’intuitions, se sont structurées dans mon esprit (bien d’autres lectures, et projets éditoriaux, dont Sans plus attendre, de Guibert del Marmol, avaient préparé le terrain !). Et, avec cette prise de conscience profonde d’un monde dans lequel l’incertitude radicale deviendrait une loi incontournable, s’est imposée la décision de ne plus faire de projets à trop long terme. Le monde est devenu trop incertain pour que je me projette avec précision au-delà d’un certain horizon temporel. Bien sûr, je lance encore des projets, comme la collection Belgiques, avec l’ambition qu’ils vivent longtemps ! Mais je ne me risque plus à imaginer ma vie, ou Ker, à trop longue échéance.

Le côté infiniment positif de cette décision est que je suis très disponible face à l’imprévu, au projet qui, soudain, tombe au bon moment et que j’ai la disponibilité d’accueillir et d’accompagner. Certains projets éditoriaux ont d’ailleurs considérablement modifié ma vie personnelle, à un point qui n’aurait pas été envisageable si j’avais établi des lignes rigides. Franco Dragone, pour qui j’ai travaillé quelques années, avait coutume de dire que ne pas saisir une opportunité était une faute professionnelle. Je tente chaque jour d’organiser mon existence de manière à conserver la liberté de cueillir au vol les projets enthousiasmants qui se présentent. 


Les trois recueils Belgiques de 2020

Véronique BERGEN, 98 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

En surplomb au-dessus du recueil…

Phil :

Près de 100 pages et 10 textes courts sur la Belgique, revisitée spatialement (les cantons de l’Est ; Saint-Idesbald et la Côte ; Bruxelles et sa Grand-Place, son abbaye de la Cambre, ses Marolles, son hôtel Métropole, ses châteaux néo-Renaissance, ses hôtels de maître, sa forêt de Soignes) et temporellement (la Deuxième Guerre mondiale, un attentat contre le roi Léopold II, les travaux de la jonction Nord-Midi, etc.).

Jean-Pierre :

A la manière d’un vitrail, avec ses couleurs, ses lieux et ses personnages, ce recueil dessine une allégorie de la Belgique toute en nuances : une relative douceur y contraste avec une histoire parfois violente et sauvage ; une étonnante nuée d’artistes marquent leur siècle tandis que, couronnant le tout, s’exprime sans vergogne un sens rare du saccage urbanistique.

Phil :

Les thèmes de prédilection de l’autrice serpentent entre les textes, comme le chat mélomane de La rue des pianistes. La préservation du patrimoine, la musique…

Véronique Bergen

Jean-Pierre :

… l’écologie, la sensibilité au vivant sous toutes ses formes, l’effroi devant l’extinction massive de la biodiversité, la figure de l’anarchisme…

Phil :

Et Bruxelles !

Jean-Pierre :

… dont, en esprit, nous arpentons des rues à jamais disparues, des quartiers à la mémoire mutilée par les délires modernistes…

Phil :

Ô tempora !

 Jean-Pierre :

Une volonté cynique a tenté d’éradiquer la pauvreté du centre-ville en la faisant physiquement disparaître. Et l’hommage à Bruxelles, du coup, s’avère souvent sombre, proche du martyrologue : on ressent l’attachement charnel de l’autrice pour cette bibliothèque de pierre dont chaque volume arraché est une blessure, une perte irrémédiable. J’ai en tête les mots de Nougaro :

« Carillons, sonnez tous à cette capitale

Que la guerre épargna et que la paix massacre. »

Et pourtant, étrange magie, Bruxelles reste si belle et l’attachement qu’elle suscite, si profond, inséparable de l’âme de ceux qui y habitent.

Phil :

Voilà pour le fond. Mais le style !

Jean-Pierre :

Si personnel ! Précision et rigueur mais inventions lexicales et grand pouvoir d’évocation.

Phil :

« Un ouvrage mineur de notre autrice belge préférée, loin des sublimes Kaspar Hauser ou Barbarella ? » ai-je pourtant pensé un instant, ayant butiné à droite et à gauche, lisant les textes dans le désordre. Puis j’ai remis « de l’ordre dans la ronde », comme aurait dit Jacques De Decker, et repris en commençant par le premier texte. Et là, au débotté, comme Lagardère trucidant tel ou tel spadassin, l’autrice m’a inscrit sa botte de Nevers en plein front, c’est-à-dire au fond de la tête, là où ça pense et perçoit.

Une forme, une mesure, un chiffre

Jean-Pierre :

Cette nouvelle initiale rend compte du séjour totalement fictif du très réel mathématicien Alexandre Grothendieck et de son chien Georg à Saint-Idesbald.

Phil :

Derrière un trompe-l’œil de formules tirées d’un cerveau de génie mathématique, un apport incantatoire scandant le texte, se tend la voile d’une perle littéraire, mise en abyme d’un art et d’une pensée. Et je confesse l’impossibilité de rendre compte de ce qui est lu, on ne peut qu’en effleurer une part de richesse, de mystère, d’intensité.

Jean-Pierre :

Une ambiance shakespearienne se dégage des premières pages :

« Georg, penses-tu que Paul Delvaux, le peintre de Saint-Idesbald, s’élançait sur la plage les jours d’orage, plissant les yeux pour observer les combats entre la mer et les nuages, la détresse des bateaux en perdition, la palette des couleurs générée par une nature en furie ? A qui appartiennent les yeux qui nous regardent depuis la digue ? Pourquoi avons-nous atterri sur la côte belge ? »

Phil :

Dès les premières phrases s’ouvre une distorsion vertigineuse entre la théorie et la vie authentique, les préoccupations qui tissent un destin individuel (la passion des mathématiques, leurs révélations) et l’imbrication dans le Grand Tout du monde, de la Terre, du cosmos. Une distorsion qui renvoie à la perte d’adéquation entre l’humain et la matrice naturelle, qu’il n’a de cesse de meurtrir mais qui le domine de sa puissance assoupie, prête à l’engloutir. Une distorsion d’autant plus tsumamiesque que l’humain confronté n’est pas banal, quand l’orage auquel il fait face l’est… tout en renvoyant à l’insaisissabilité et à la démesure de Dame Nature. Fascinant !

Le texte est lui-même orage. Et le phénomène de croître, de se déployer.  En réalité et en idées. La distorsion initiale devient magistrale dès la deuxième page où se faufile un nouveau leitmotiv, celui des racines du génie et d’un drame originel : Auschwitz. La Shoah et la mort du père, anarchiste. L’interrogation fulminante du Sens. Les immenses possibilités de l’esprit humain se fracassent à l’aune des tragédies de l’Histoire ou des explosions de Gaïa, notre planète nourricière.

Le médiateur/lecteur, semblable au protagoniste du récit, s’avance au cœur du phénomène, serti d’émotions et de réflexions mais submergé, amenuisé, dirigé vers un lâcher-prise qui ne correspond pas à la nature humaine, rupture et angoisse, un retour à l’adéquation primordiale, amniotique. Le secret de notre condition et de notre spécificité ? De notre monstruosité ?

Jean-Pierre :

C’est pour Véronique Bergen l’occasion d’évoquer le groupe écologique « Survivre ou vivre » fondé par Grothendieck en 1970 qui, dès cette époque, rompt avec les mathématiques et s’investit dans la lutte contre le désastre écologique qu’il pressent avant beaucoup d’autres : il entre en résistance. Sur fond d’éléments déchaînés, dans la nuit wagnérienne zébrée d’éclairs et bousculée par la sauvagerie des flots, mathématicien de génie et fils d’anarchiste, Grothendieck s’interroge sur le dévoiement des mathématiques. Pour lui, elles « sont une mystique, une connexion avec le mystère, une quête spirituelle » qui, par sa faute et celle de ses collègues « ont accouché d’un monstre, servi les intérêts militaires et industriels, la conquête spatiale ».

Phil :

Il faut lire et relire ce texte. Comme une poésie de Mallarmé, une nouvelle de Villiers, une aventure du Gordon Pym des jumeaux Poe et Baudelaire. Ressentir la collusion de l’espace et du temps, des temps. Distinguer les invariants bergeniens qui traversent la foudre et les « crises de nerf du ciel ». Qu’ils soient lexicaux (les listes de mots : « Oursins, tourelles, coquillages, poissons, crabes, méduses » ; les expressions associatives : « les voix miradors »)  ou thématiques (le respect de la gent animale mène à user d’un chien comme interlocuteur privilégié ou de divers chats comme témoins et narrateurs ; la présence juive en Belgique et son assassinat ; plus largement, une lutte de l’autrice contre l’amnésie, sous toutes ses formes, qui renvoie, une fois encore, à notre ami commun Jacques De Decker, qui en avait fait un credo de vie et d’œuvre). Jusqu’à buter sur l’énigme originelle :

« J’ai beau calculer l’abscisse et l’ordonnée des yeux qui nous observent, le corps de leur propriétaire me demeure inconnu. »

Ou sur la nostalgie la plus déchirante :

« Mes mains gardent le souvenir des châteaux de mon enfance. Quels châteaux de sable, élève Alexandre, quelle enfance ? Vous savez bien que vous n’avez pas eu d’enfance, que dans les cendres de votre père, vous n’avez construit aucun château-fort. »

D’autres nouvelles…

Phil :

La percussion du premier texte inclinerait à ne pas commenter le recueil plus avant, mais une poignée d’indices s’imposent. Ainsi, dans Le sourcier des Marolles, l’autrice pourrait, consciemment ou pas, commenter son propre travail, son œuvre :

« Ma mission ? Récupérer les choses mises au rebut, leur redonner vie, créer des espaces de rêve, assembler des familles d’objets qui relient la terre et le ciel. »

Une lecture idéale glisserait peut-être en contrepoint du premier texte, halluciné, le troisième, Le château de Watermael-Boitsfort, tout en douceur amère, ravinée. Une mise en abyme, encore ! De la destruction du patrimoine et de la perte d’âme bulldozérisée par des criminels en col blanc. J’ai moi-même longtemps et « soventes fois » erré à l’ombre des ruines du château « cousin », dans le parc Tournay-Solvay, embrumé par des salves oniriques. Et ces pages seront relues sur un banc, au coin du potager ou, un peu plus loin, en bordure des Etangs.

Jean-Pierre :

L’anarchiste et le roi suit la trace de Gennaro Rubino, anarchiste italien débarqué à Bruxelles le 26 octobre 1902 et auteur d’un attentat manqué contre Léopold II, alors au plus fort de son impopularité : quelques semaines plus tôt des ouvriers manifestant à Louvain en faveur du suffrage universel ont été massacrés.  Mal préparé, Rubino manque sa cible. A peine le convoi royal s’éloigne-t-il « qu’une foule se jette sur lui, qu’un essaim d’humains le ceinture, l’étrangle en tonnant Vive le Roi ! ». Personne dans la foule ne l’acclamera en héros. Ce que Michelet appelait « l’imbécile tradition de l’incarnation monarchique » triomphe : Rubino a « échoué à libérer la lie de la terre ». 

Ce petit texte à la charnière du volume me semble exemplaire de la tonalité grave du recueil : par l’évocation de l’anarchisme, qui en ce temps-là suscite espoir et frayeur, il traduit cette difficulté qui est toujours la nôtre de mettre en place un modèle de société autre que celui qui nous conduit à l’abîme. Mais, je l’ai dit, les différents textes s’insèrent entre deux nouvelles dont l’une (initiale) se démarque par un geste de résistance et l’autre (ultime) par l’ouverture à ce que l’humanité produit de plus beau : la musique.

La rue des pianistes est une nouvelle dédiée à Martha Argerich, artiste que Véronique Bergen affectionne tout particulièrement. Avec légèreté et drôlerie, l’autrice a choisi un chat comme témoin de l’emménagement de la pianiste dans une vielle maison de maître de Bruxelles. Pas n’importe quel chat : un chat mélomane !  Et nous quittons ce beau recueil en restant comme ce quadrupède à quelque distance de l’immeuble occupé par Argerich tandis que, par une fenêtre restée entrouverte, s’échappent dans l’air du soir les notes éparses d’un prélude de Chopin.

Le livre sur le site de KER Editions


Marianne SLUSZNY, 121 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.


Marianne Sluszny – Chemins de femmes

Phil :

L’autrice du superbe Banc (un récit de vie et de deuil paru chez Academia) épate ! Par la forme et le fond. Par le plaisir pur de la narration. Neuf nouvelles nous content des tranches de vie de neuf femmes (le recueil est sous-titré Chemins de femmes). Elles appartiennent à des milieux fort divers, socialement ou linguistiquement (elles sont flamandes, bruxelloises, wallonnes ou des cantons germanophones), toutes sont confrontées viscéralement aux affres de la Première Guerre mondiale, elles doivent y survivre, avant et après :

« Il est des équilibres subliminaux qui s’établissent en nous. Alors que la conscience patauge dans l’affliction, notre esprit puise dans ses abysses l’énergie d’assembler les morceaux éclatés de son destin. »

Jean-Pierre :

L’angle d’attaque de son Belgiques est excellent : la part des femmes dans la Grande guerre a longtemps été sous-estimée ; le mythe du Roi-Chevalier entouré de ses combattants a fait bon marché de la souffrance des femmes et de leur combat quotidien pour survivre. C’est une profonde injustice dont le ressenti éclate dans Nicole (toutes les nouvelles ont pour titre le patronyme de leur héroïne) :

« Moi aussi j’en ai bavé ! Ma guerre, ce fut la solitude, les privations et les efforts incessants pour nouer les deux bouts. (…) Ma guerre, ce fut l’inquiétude pour le sort de mon homme, l’imaginer transpercé par la froide humidité des tranchées (…). Ma guerre, ce fut le sentiment d’impuissance et le poids de la culpabilité. »  

Phil :

L’autrice du Banc épate ! Par la combinaison percutante de qualités contrastées, d’équilibres rassérénants. L’écriture est belle, ciselée mais discrète, sans ostentation. Avec un faux paradoxe : je prends sans cesse plaisir au mot, à la phrase mais ne coche que peu de passages. Comme si l’harmonie du tout ne laissait filtrer qu’un minimum de saillies :

« Ma nuit de noces ? Des draps de soie pour emballer l’ennui. »

Jean-Pierre :

Marianne Sluszny m’avait époustouflé avec Le banc. Je retrouve dans le présent recueil la qualité d’écriture qui fait de la lecture de ses ouvrages un plaisir savoureux. La relative sobriété du style n’exclut pas quelques trouvailles d’une réjouissante cruauté :

 « (…) le goût de sa salive m’incommodait, me rappelait la tranche de foie de génisse mal cuite que ma mère me servait deux fois par semaine. »

Plus loin, c’est la sensualité qui irradie :

« Je gravitais entre l’instant qui brûle et l’éternité des étoiles. »

Phil :

La sensibilité est omniprésente, le lecteur vit auprès de ces femmes et de leurs intimités, de leurs désirs et de leurs frustrations, dans un après-guerre étonnamment morose, incertain, loin des clichés triomphalistes :

« Oui, nous y étions, chacune à notre façon. Sur le chemin si escarpé des femmes. »

Les hommes y apparaissent le plus souvent volages ou ennuyeux, les parents peu fiables sinon cruels.

Jean-Pierre :

Les chemins de ces neuf femmes sont bien escarpés. Ils ne croisent ceux des hommes qu’en cette espèce de plateau aride et désolé qu’est, pour la plupart, le mariage. La nouvelle consacrée à Lucie Dejardin – première femme députée sous la bannière du Parti ouvrier belge – est éclairante :

« Elle (la mère de Lucie) avait rencontré mon père à la mine. Quelques mots tendres, l’une ou l’autre promenade à la lumière du jour, le mariage, une grossesse, un accouchement puis les autres, les cris qui annoncent l’ouverture des poumons ou le silence des bébés morts nés. »

Phil :

Des considérations intellectuelles émergent. L’information nous restitue une époque, ses personnages et ses décors, ses balises : l’Hôtel de l’Océan, les massacres de civils belges par les troupes allemandes, les actes posés par le roi Albert, le travail volontaire, les mutilations (physiques et mentales), le mauvais accueil des réfugiés (un million de Belges en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en France) à leur retour au pays, les ravages de la grippe espagnole, le rôle du Comité National de Santé et d’Alimentation, etc.

Jean-Pierre :

La situation du milieu ouvrier n’est pas celle de toute la société, mais le poids des institutions est le même pour tous : point de sexualité hors mariage hors quelques échappées tarifées. La misère sexuelle n’est pas plus belle au soleil de la bourgeoisie. Si le chemin des hommes est plus aisé, c’est que, plutôt que de monter, il suit davantage une pente dont ils ne sortent guère grandis, ni d’ailleurs beaucoup plus heureux. Les personnages masculins de ces nouvelles oscillent entre la frustration aigre, la mélancolie et le cynisme.

Phil :

Plus profondément, la réflexion se déploie tous azimuts. La psycho-généalogie, et ces traumatismes qui se transmettent à notre insu de génération en génération. La question du droit de vote des femmes, à un moment où une majorité d’entre elles sont sous la coupe des curés, ce qui pousse des démocrates à retarder ce qui serait intrinsèquement une avancée démocratique. La survie à quel prix sinon à tout prix ? La situation des populations vivant dans des régions limitrophes, à cheval sur deux identités (cantons de l’Est), etc.

Jean-Pierre :

Deux nouvelles ont particulièrement retenu mon attention parce qu’elles mettent intelligemment en lumière deux points intéressants de l’histoire de la Grande Guerre et ses traces dans le récit officiel qu’elle a suscité.

La première relate le calvaire de Maryse, une Montoise qui s’est réfugiée en France et revient au pays après l’armistice. L’hostilité de ses proches est palpable ; celle des autorités aussi. Marianne Sluszny rappelle un fait historique avéré que confirme l’historienne Laurence van Ypersele : les Belges (un million !) qui se sont réfugiés en France, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne ont été considérés comme des planqués ; ces exilés (en ce compris les ministres du gouvernement partis à Sainte-Adresse) ont été tout simplement bannis de la mémoire collective. Le roi Albert n’aura pas un mot pour eux lors de son fameux discours du Trône du 22 novembre 1918.

La deuxième nouvelle nous mène à Raeren, dans cette région qu’au temps de mon enfance on appelait encore les « cantons rédimés ». Nous y rejoignons Greta née Allemande d’une mère verviétoise et d’un père allemand.  Le retour de ce dernier, soldat humilié par la défaite, est vécu douloureusement : le couple mixte n’y résiste pas. A la défaite s’ajoute le rattachement des cantons de l’Est à la Belgique. L’autrice nous remet en mémoire le simulacre de démocratie que fut la consultation organisée pour sonder le désir des populations locales. Le vote n’était pas secret et des pressions de toutes sortes furent exercées. Seuls 271 habitants sur 63 000 osèrent se prononcer pour le maintien de la souveraineté allemande. Seul le Parti ouvrier belge s’indigna du procédé…Dans son Histoire de Belgique parue en 1977, G.-H. Dumont continue de propager la fable d’un plébiscite enthousiaste. Entre autres mérites, la nouvelle de Marianne Sluszny souligne indirectement mais de manière certaine la manipulation que constitue souvent toute forme de « roman national », notion en vogue ces temps derniers.

Phil :

In fine, ce recueil est hautement recommandable et remplit de manière originale le cahier de charges de la collection. Il est à l’image de son autrice, si pudique qu’elle s’en efface devant un devoir mémoriel.

Jean-Pierre :

Le Belgiques de Marianne Sluszny se recommande même si de mon point de vue il lui manque une dynamique. L’unité de ton et de propos ainsi que l’emboîtement des textes donnent sa cohérence à l’ensemble mais créent une manière de camaïeu là où j’aurais préféré un tableau plus contrasté. Au fil des pages, j’ai ressenti un début de lassitude dans la répétition de destins sentimentaux trop semblables. Effet renforcé encore par l’usage récurrent d’expressions telles que « mon homme » dont presqu’à chaque fois on peut pressentir la déception qui va suivre.

Phil :

Finement observé, Jean-Pierre ! Mais je n’en tire pas la même conclusion. L’autrice n’a pas publié un recueil intitulé Belgiques isolé mais elle l’intègre dans une mosaïque de regards croisés portés sur la Belgique. Sa volonté de se limiter à un sous-thème, d’en livrer de subtiles variations prend dès lors tout son sens. Et, en tant qu’auteur, je l’admire de se mettre ainsi en retrait de l’œuvre, d’oser éviter les facilités du contraste, dans lesquelles je me lancerais sans doute moi-même. Je vais même aller loin : cette autrice, pour la deuxième fois (après Le banc), me donne une leçon éthique.


Michel TORREKENS, 129 pages

Par Philippe Remy-Wilkin, à la présentation, et Jean-Pierre Legrand, au contrepoint.


Michel Torrekens

Phil :

Dans son Belgiques, Michel Torrekens n’a pas choisi un sous-thème centripète (la femme dans la tourmente de 14-18 chez Marianne Sluszny, par exemple), il ne tente pas non plus de distiller structuration narrative et suspense. Non, ce qu’il nous propose, tout au long de ses 15 textes, ce sont des balades ou des rencontres qui, toutes, croisent un fragment de notre belgitude : le musée de Tervuren et le rapport au passé colonial, Delphine (de Belgique) et Johnny, la mort de l’émigrante refoulée Sémira ou l’enterrement du roi adulé Baudouin, etc.

La perspective est large et, pour le moins, éclectique, elle balaie notre horizon depuis l’homme de Spy (qui nous ramène 36 000 ans en arrière !) jusqu’à une anticipation où la Wallonie et la Flandre sont devenues des républiques indépendantes, Bruxelles un district européen, la région germanophone du pays s’apprêtant à muer en Bund allemand.

Jean-Pierre :

Des différents recueils objets de notre chronique, celui-ci est de ceux qui se rapprochent le plus du « cahier des charges » de la collection : constituer un portrait en mosaïque de la Belgique telle que vue, ressentie ou vécue par un auteur. Mission remplie : l’ouvrage est très personnel et atteint le cœur de cible.

J’ai un petit faible pour deux nouvelles. Tout d’abord Le roi, le journaliste et l’homme-léopard. Ce texte aborde la réouverture du musée de Tervuren : l’occasion d’une critique très fine de l’incapacité des autorités de regarder la vérité en face tout en concédant ce qu’il faut au wokisme très en vogue. Ainsi, cette sentence en huit langues qui accueille désormais le visiteur et qui surprend l’auteur : « tout passe, sauf le passé » ; difficile de cultiver un rapport plus névrotique à l’histoire plutôt que de réellement avancer dans son élucidation. L’autre nouvelle est Une soirée en enfer. Nous partons plus d’un siècle en arrière, à Mons, 37 rue de Nimy, chez maître Léon Losseau, esthète et érudit qui découvrit en 1901 l’édition originale d’Une Saison en enfer que l’on croyait détruite. Ode aux amoureux de la beauté et à ses découvreurs, ce texte a réveillé en moi un autre bonheur de lecture : le magnifique 37 rue de Nimy d’Alexandre Millon.

Phil :

Il y a une échappée hors de notre territoire, Academia (Belgica), un récit se déroulant à… l’Academia Belgica de Rome. Un choix qui n’a rien d’anodin et qui me semble même le point d’acmé du recueil. Par un faux paradoxe, le parc Borghese et ses pinèdes, abritent une Arche de Noé de la belgitude ou, plutôt, de la belgité. Des créateurs de tout art et de tout âge, Flamands et francophones, y assistent hébétés au Bye Bye Belgium mais, éloignés du terrain du sinistre, ils ne se querellent pas, ils se situent au-dessus des contingences, dans une humanité pure. Un très bon texte !

Jean-Pierre :

Je partage ton enthousiasme pour cette nouvelle : il s’en exhale une paradoxale douceur de l’exil. On n’emporte pas les petitesses communautaires à la semelle de ses souliers.

Phil :

Flotte sur l’ensemble du recueil une mélodie douce-amère traversée d’un frémissement d’humour, le plaisir de la déambulation n’entrave jamais la réflexion, la nostalgie laisse filtrer l’ombre du doute ou la perception des dérapages… qui pourraient mener au néant.


Les quatre recueils Belgiques de 2021

Luc DELLISSE, 137 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

Luc Dellisse – Cet éternel retour

Jean-Pierre :

« Il y a deux manières de voyager en train : dans le temps et dans l’espace. Chacune de ces deux expériences met en branle les grandes émotions de la vie. »

Ces deux lignes qui ouvrent la nouvelle Miroirs mobiles (1965) me semblent au cœur de la démarche de Luc Dellisse dans ce beau volume de la collection Belgiques, à mes yeux l’un de meilleurs que j’ai lus.

Phil :

Quel plaisir, toujours, de retrouver Luc Dellisse ! Mais tu attaques illico la deuxième nouvelle du recueil quand je dois insister sur un détail qui en dit long, des allures de mise en abyme : je suis conquis dès le seuil du livre ! Dès la dédicace adressée à quelqu’un que je vois moi aussi comme une figure tutélaire :

« Pour Jacques De Decker,

qui est là, avec son regard lumineux

et sa voix pleine d’avenir. »

Dès la note introductive encore :

« J’ai passé la moitié de ma vie loin de la Belgique. Elle ne m’a pas beaucoup manqué durant ce temps. Mais quand je suis revenu m’y installer, pour des raisons professionnelles, je l’ai reconnue dans ses moindres nuances. Je l’ai rendossée, avec plaisir, comme une vieille veste de tweed retrouvée au fond d’un placard, et qui épouse la forme du corps, après si longtemps. En enfonçant les mains dans les poches profondes, j’ai eu la surprise de retrouver de menus objets du passé. Ils étaient là, intacts, inchangés, attendant que ma mémoire les réactive et les replace dans leur histoire originelle. Ils disaient le temps et le sang avec une force implacable. »

Jean-Pierre :

Après la moitié d’une vie passée hors de Belgique, le retour de Luc Dellisse en terre natale suscite une remontée du temps dans le désordre chronologique apparent de quinze nouvelles qui, toutes, réactivent un moment particulier de sa vie au pays. Que l’on ne s’y méprenne pas, l’élément autobiographique n’est qu’un support à l’écriture qui, comme le précise ailleurs l’auteur, « se nourrit du passé, pour le détruire et le remonter dans un autre sens ; comme un recommencement de ce qui pourtant n’a jamais eu vraiment lieu ».

Si le terme « nouvelle » n’est pas toujours approprié pour ces textes courts nourris de fragments d’une histoire personnelle, ils ont bien la dynamique de ce genre littéraire.  Par une espèce d’astucieux collage, tous les récits ricochent les uns contre les autres et dessinent une philosophie de la vie qui habitait déjà Libre comme Robinson ou Un sang d’écrivain.

Phil :

Deux livres magnifiques auxquels nous avons tous deux consacré un long dossier (en compagnie de Julien-Paul Remy) et des articles.

Mais ici s’infiltrent des notations plus émouvantes peut-être :

« Ma mère. Ma pauvre mère, à qui je n’ai jamais pu parler à cœur ouvert, à aucun moment de sa longue vie, et qui est tombée un jour face contre terre sans avoir connu autre chose que des tâches et des rôles – et aucun mot d’amour. »

Jean-Pierre :

La reviviscence du passé excède la simple remémoration : elle ressuscite des segments d’une époque qui, par le talent de l’auteur, acquiert une visibilité qu’elle n’avait sans doute pas pour la majorité de ses contemporains ; elle offre aussi une saisie du moi qui transcende le travail du temps et l’altération du changement. Ce dernier point est particulièrement sensible dans un texte comme Une fois de trop :

« J’étais jeune, sensuel, pauvre. Cette combinaison me convenait parfaitement et ne m’empêchait pas de lire, d’écrire et de faire mon salut.  Je n’y ai jamais renoncé, sur aucun de ces termes. Je n’ai tiré aucune conclusion d’aucun ordre de mes cheveux blancs, de mes mariages successifs (…). Je resterais solitaire, sensuel et pauvre. Pour ma jeunesse, elle finirait par s’imposer, simple question de temps. »

Phil :

La dernière scène (2002) est une excellente nouvelle, à la tonalité très singulière, d’une subtilité rare. La remémoration d’un temps où notre auteur se consacrait à des mises en scène de théâtre (« les années de ma plus grande solitude » !) évite la narration large pour se focaliser sur un fragment, quelques échanges avec un vieux régisseur, une esquisse de relation très ambiguë, des malentendus, une impossibilité d’essentialisation, de définition qui ouvre sur un rapport au monde nuancé, interrogatif… avec, en sus, un rebondissement et comme un embryon de suspense, une émotion finale. Un bijou !

Jean-Pierre :

Quel que soit le millésime, on rencontre partout dans ces pages le même homme rapide, désinvolte et distrait : Luc Dellisse a trouvé le secret d’une immortalité viagère qui vaut bien l’autre, plus conjecturale.

Une dimension renforce encore le plaisir de la lecture : l’humour. Un humour comme je l’aime : discret, un brin distancié, bref un condiment précieux qui éloigne de toute pesanteur et donne leur prix à certains portraits. On pourrait en faire un florilège. On se contentera de quelques extraits.

D’un directeur de l’Administration à la fin des années septante :

« (…) parce qu’il parlait une langue clapotant et chicanière, on le disait raffiné et même vieille France. »

De lui-même :

« (…) mon cas aurait été mauvais si j’avais été libertin. Il n’en était rien. Faute d’avoir le sens du péché, j’avais celui du péril. »

Et un petit dernier sur les placements financiers :

« (…) il m’a convaincu pour toujours que les placements de père de famille sont une façon très sage de s’appauvrir. »

Toutes les nouvelles du recueil sont délectables. Il est difficile d’en recommander l’une plutôt que l’autre. Mais une triade d’entre elles m’a plus particulièrement captivé : La bourse et la vie (1974), Une fois de trop (2005) et Fantôme (2021). Deux personnages y reparaissent : Marilo, la première épouse, à laquelle l’auteur ne fut marié que quelques mois, et Charlie, le beau-père égoïste, sensuel et cynique auquel il demeura attaché. D’une beauté affolante, dolente et sensuelle, avec un détachement qui confine à l’indifférence, Marilo est une fille un peu perdue qu’il ne semble pas possible d’arracher aux griffes de ses mauvais rêves.

Phil :

La bourse et la vie est un excellent texte, en effet. Qui métaphorise, à travers Charlie, une forme faussement avenante de la financiarisation de la société, la face bon chic bon genre d’un ultra-libéralisme sans état d’âme qui détruit le monde et les êtres comme Eichmann envoyait un convoi de prisonniers juifs à la mort. Une hideur sans nom s’élève dans l’ombre d’un récit où l’allègre et l’anodin se prennent les pieds dans le tapis de la tragédie. Quant à Une fois de trop… Qui reprend des personnages et approfondit leur histoire, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Tenter de comprendre ce qu’on a vécu, de corriger le tir, de mesurer les ravages des années ? Mais :

« Le voyage dans le temps est un combat qu’on perd, qu’on gagne, qu’on reperd, qu’on regagne, et ainsi de suite, jusqu’à la somptueuse défaite finale. »

Dans Premiers symptômes (1979), Dellisse se raconte jeune et l’aventure d’un emploi de rédacteur polyvalent, mais il déploie surtout deux Belgique escamotées : une Belgique administrative (la « maison Belgique »), d’une insensibilité marmoréenne, et une Belgique des laissés pour compte, tragique à pleurer. Cinglant et bouleversant, tout à la fois :

« Une hausse de dix pour cent sur le Canigou pouvait entraîner leur mort. »

Je retiendrai aussi A main levée, et l’impossibilité d’une adéquation avec ses parents, son milieu d’origine, revisitée au moment où, sur le tard, l’auteur trouve un ancrage conjugal et familial.

Jean-Pierre :

L’atelier de la mémoire (2020), très émouvante aussi, est l’évocation du grand Jacques de Decker auquel le recueil est dédié, par l’intermédiaire d’un rêve où l’ami disparu n’est pas mort, une tendre promenade dans le souvenir d’une amitié solaire.

Phil :

Je suis évidemment ravi devant l’importance ainsi conférée à un personnage hors normes qui, selon moi, a beaucoup plus à nous dire sur l’étoffe de notre belgité que bien des politiques ou sportifs. Mais qui connaissait Homère ou Virgile, Chrétien de Troyes ou Shakespeare, Cervantès et Proust, Schubert ou Modigliani de leur vivant ?

Jean-Pierre :

Le Belgiques de Luc Dellisse restera en bonne place dans ma bibliothèque comme un ouvrage au style plein et nerveux, d’une grande beauté formelle et d’un propos substantiel.

Phil :

Un de nos plus belles plumes, assurément ! Et un recueil testamentaire (au sens étymologique : « qui laisse trace, indices, témoignage de son auteur ») qui pourrait bien être le plus puissamment littéraire du lot. Parce qu’il insinue un rapport à soi, au monde, une complexité de sensations et de réflexions interrogatives, le tout dans une forme ferme, fluide et exquise… Un faisceau qui renvoie sans doute à l’essence du fait littéraire ou artistique.


Tuyêt-Nga NGUYÊN, 100 pages

Par Philippe Remy-Wilkin.

Tuyêt-Nga Nguyên

Il y a peu de nouvelles : six.

La première, Les vieux amants, courte, me déçoit. Ce n’est pas une nouvelle mais un billet d’humeur sur la Belgique, où l’autrice tente de tout résumer en quelques pages. Mais, ce faisant, elle ne fait que ressasser tout ce qu’on a déjà lu mille fois dans des magazines ou des journaux : Merckx et Justine, 1830, deux peuples et trois langues, neuf ministres de la santé, l’émission By bye, Belgium

D’autres textes (Les brise-lames d’Ostende, Le parc de Wolvendael) semblent glisser vers la même impasse : un embryon de récit s’insinue dans des copiés/collés de Wikipédia sur l’histoire d’Ostende ou d’Ensor, sur le parc ucclois, etc.

Pourtant, l’autrice écrit bien. Surtout, elle émeut lors de ses évocations les plus personnelles (Aubes claires, Pèlerinage(s)). Quand il est question de l’émigration vietnamienne, de son amont dramatique – guerre, camps de rééducation, boat people – et de son aval – l’accueil en Belgique, la manière dont des étrangers au vécu si différent et si intense perçoivent notre pays, ses habitants, ses lieux, ses distorsions communautaires. Cette dimension-là, qui apporte un judicieux contrepoint à la collection, aurait dû parcourir l’ensemble du recueil et pu alors le transformer en incontournable.

Me frappe, ainsi, la réflexion émise à la page 40 :

« (…) je n’arrête pas de penser à cette histoire de séparatisme qui menace la Belgique et que tu imputes aux différences de langues, de cultures et d’identités entre le Nord et le Sud. Eh bien, chez nous, on a partout la même langue, la même culture, la même identité, et cela ne nous a pas empêchés de nous battre pendant vingt ans avec des millions de morts à la clé (…). »

Mon texte préféré est pourtant Sunday Blues, une histoire de mari disparu mystérieusement dans la foulée des attentats islamistes qui ont secoué Bruxelles. La douleur discrète mais aigue de l’épouse doublement désemparée (par l’absence, par son énigme), rendue avec sobriété et subtilité, laisse soudain entrevoir un art mal exploité dans d’autres parties du recueil.


Colette NYS-MAZURE, 151 pages

Par Jean-Pierre Legrand, à la présentation, et Philippe Remy-Wilkin, au contrepoint.

Colette Nys-Mazure


Jean-Pierre :

Quelle bonne idée ont eue les éditions Ker d’inviter Colette Nys-Mazure à rejoindre leur précieuse collection Belgiques ! Essayiste, romancière, auteure de nouvelles mais avant tout poétesse, elle nous offre un recueil de textes à la jointure de ces genres. L’œuvre s’ouvre et se referme sur un poème et, sous la fiction à la dimension souvent autobiographique, perce une véritable leçon de vie : quoi qu’il advienne, demeurons attentifs à la beauté des jours.

L’écriture est subtile et précise. Les phrases, courtes, par l’alliance du rythme et de la métaphore, emmènent le lecteur au cœur de la scène décrite. Ainsi, en fin de journée, dans un train, dont les voyageurs sont captivés par leur écran :

« (…) à moins qu’ils ne dorment, tête dodelinant en d’inconfortables positions. Peu de paroles. Le poids du jour, indiscutable. Rien à voir avec l’allant de l’aube, les départs des guerriers casqués sur le qui-vive. »

Par petites touches sont suggérés les paysages de l’enfance, l’ombre d’un cerisier l’été dans un jardin retiré, un vieux clapier au bois rêche où se cachent les enfants. Colette Nys Mazure possède cette qualité que Mauriac chérissait : elle a « de la campagne » ; les sentiers bordés de groseilliers à maquereaux, la prairie plantée de pruniers et de noyers, elle les a parcourus avant qu’ils ne refleurissent sous sa plume.

Tissés dans la chair du quotidien, des destins ordinaires se dessinent, qui partagent le lot de tous les humains : « naître, croître, aimer, créer, souffrir, vieillir, mourir… ».  Célébration de la vie, ces pages sont aussi imprégnées de la mort mais sans que celle-ci n’altère le patient travail d’une existence en parturition d’elle-même : au plus profond du deuil ou du malheur, rien ne suggère « l’inconvénient d’être né ». Jamais la perte n’annihile ce surcroit de vie qui la réenchante, « rien n’est jamais perdu, ce qui a été demeure ». Sans aucun doute, la foi (que je n’ai pas) et l’espérance d’un amour qui ne nous quitte jamais peuvent-elles aider dans ce cheminement. Mais la spiritualité n’est pas réservée aux religions et, à la lecture des poèmes qui parsèment ce Belgiques, on mesure combien, selon la belle formule d’Hélène Cixous, faire œuvre, « c’est extraire un élément précieux, vrai et secret de chaque chose » : la poésie, omniprésente dans le recueil, touche au mystère des choses et à la transcendance.

Il arrive qu’une vision poétique du monde s’accompagne d’une forme de mièvrerie. Ici, il n’en est rien.  Le propos n’est pas de voiler la réalité ni même de l’édulcorer. A tout âge de la vie, son lot de malheurs.  La sérénité qui se dégage n’est pas une niaise adhésion à l’inévitable : sans cesse elle se conquiert. Ainsi, la vieille Mélanie isolée par la covid dans sa séniorie : entre l’affaiblissement continu du corps, la disparition des proches, la dépression du grand âge qui guette, « elle laisse passer le voile noir et cherche appui dans les évocations familiales, la poésie, la musique, une bière d’Orval… ».

J’aime particulièrement le double mouvement qui anime les nouvelles : celui qui nous dirige vers les autres, symbolisé par Elvira qui aime si « violemment » les trains, lieu d’échanges et de correspondances ; celui de l’approfondissement de soi, tout au long d’une vie qui est à la fois enrichissement sans fin et progressif épurement des lignes. Si la vieillesse évoque l’hiver, c’est que, comme l’écrit Colette Nys-Mazure citant Norge, « l’hiver est la saison où les arbres sont en bois ».

Phil :

Me frappe, dans ton évocation, qu’elle se situe en surplomb du recueil, qu’elle concerne sa matière, son étoffe sans s’appesantir sur telle ou telle nouvelle. Ton analyse renvoie à une réalité. L’autrice n’a pas distillé de véritables petites histoires, de véritables nouvelles, sa création se situe dans un registre plus impressionniste, une manière de rendre compte qui se goûte à la page et n’a que faire des limites officielles des textes.

Ceci dit, je vais quant à moi distinguer une des nouvelles, De chutes en traces vives, dont le début décrit quasi idéalement mon propre état d’esprit du mois de décembre récent, quand je sortais le l’opération Lisez-vous le belge ? et du jury du prix du roman, entre autres :

« Je croule.

Les livres me tombent des mains. Je suis excédée.

Elle se sent dangereusement menacée par la pile de ceux qu’elle n’a pas choisis. Ils lui ont été imposés par les jurys littéraires auxquels elle participe, offerts par des connaissances, des inconnus. Pas un jour sans un livre tombant dans sa boîte. Elle aurait tort de se plaindre. La mariée n’est jamais trop belle.

Et puis, à force, j’ai mal aux yeux.

Je suis injuste, ingrate.

Le plus souvent, ce sont ces radeaux de papier qui me sauvent et m’aèrent. »

Encore ceci. Lisant Colette Nys-Mazure, j’ai soudain songé à la grande Marie Gevers, que nous avons déjà évoquée en duo. A sa prose poétique, son impressionnisme littéraire.


Laurent DEMOULIN, 142 pages

Par Philippe Remy-Wilkin.

Laurent Demoulin – L’union fait la douceur

Le recueil est sous-titré L’union fait la douceur. Un intitulé qui en dit long sur le rapport de l’auteur à la belgitude, à la nation, etc. Oui, mais pas n’importe comment ni avec n’importe qui ou à n’importe quel prix. Même si on pourrait objecter que Laurent Demoulin prête une connotation négative à une « force » qui n’est pas nécessairement guerrière ou virile.

L’auteur se fend d’avertissements qui insistent sur la nature du recueil. Un thème parcourt les neuf textes mais ceux-ci seront traités fort diversement (comme des variations – TRES – libres ?) :

« Ils peuvent être aussi bien satiriques que poétiques, parodiques que réalistes, modernes et déconstruits que conventionnels dans leur narration, nostalgiques que moqueurs et fictionnels qu’autofictionnels. Ils relèvent là de la nouvelle, ici du conte ou encore de la fable, du poème en prose, du récit d’anticipation, du roman policier à énigmes, de la pièce de théâtre… »

La variation concernera la tonalité mais le gabarit aussi, de quatre pages pour Questions flamandes à trente-trois pour Rencart avec la mort rue Américaine.

Dès La fille aux deux noms, je suis sous le charme d’une écriture. « Ecriture » ! A ne pas comprendre en son sens étriqué : « il écrit bien », « il a un riche vocabulaire », etc. Non, une véritable écriture, ça implique une texture riche, qui peut intégrer, comme ici, un vocabulaire précis ou rare, une maîtrise de la langue (l’emploi des subjonctifs tangue entre nostalgie et ironie : « commençassions », tinssions »), une qualité de la phrase mais aussi une sensibilité, une capacité à juxtaposer ou mêler des informations de nature différente, à émouvoir ou faire réfléchir, informer, etc. de manière naturelle ou inventive, sans sur-soulignage :

« Quand j’étais belge, c’est que j’étais enfant. »

Et l’enfance, pour lui, dans un milieu qu’on perçoit ouvert et intelligent, se termine avec la relation de l’assassinat de Lumumba : elle déchire un drapeau trop clinquant pour le hisser vers une identité « pleine mais multiple, indifférente et imprécise ». Le dépucelage mental se poursuit avec une petite fille, Béatrice, qui l’intrigue, tantôt appelée Wilkin (sic !), tantôt Delaheid. Derrière une esquisse de romance enfantine et un embryon de suspense romanesque se faufile une recréation d’un temps si proche et si loin tout à la fois, où la misogynie et l’abus de pouvoir règnent sans coup férir, où les deux sexes ne sont pas censés se fréquenter, où la rencontre de l’altérité permet pourtant l’initiation à la réalité : Béatrice critique une institutrice, double tabou parce que femme, comme la mère idole, et autorité, mais cet éclair embrase l’intelligence assoupie du narrateur, qui se laisse à son tour envahir par le doute et la mise en question, décryptant le comportement ignoble de deux de ses instituteurs :

« Puis, doucement, il ouvrit la porte : celle-ci donnait sur une cour de récréation inconnue de nous, dans laquelle nous aperçûmes, criant, riant, courant, une nuée de petites filles.

  • Si vous ne travaillez pas mieux, je vous mets une jupette et je vous jette là ! Vous vous retrouverez avec elles ! 

(…)

Il fit monter Pablo sur l’estrade (…), il s’empara d’un foulard rouge, feignit de l’introduire dans l’oreille gauche de notre condisciple puis de le ressortir par l’oreille droite. (…) il imprima un mouvement de va-et-vient sur le tissu (…).

  • Vous voyez, expliqua-t-il, Pablo ne travaille pas assez ! Comme il n’étudie pas, il n’y a rien dans son cerveau ! C’est vide ! »

Dans la suite du livre, le lecteur éprouve de nombreux plaisirs du mot (« labiles »), de l’image, de la réplique (drôle, poétique, philosophique, sociologique) :

« J’envisage les visages plus que je ne les dévisage » ;

« Quelles jolies jambes ! A quelle heure ouvrent-elles ? » ;

« Qu’est-ce qui est premier chez l’être humain ? L’attraction charnelle ou l’angoisse de la mort ? » ;

« Pourquoi un Wallon ne serait-il pas capable de voter pour un Flamand dont il partage les idées ? »

Avec cette particularité d’une tension entre les normes (d’une langue et d’une narration) et leur contournement, ce qui tend l’ensemble vers le post-modernisme, me précipite dans des souvenirs de lectures de Rossano Rosi ou Thierry Horguelin. Principalement dans les deux fausses nouvelles policières, Le labyrinthe des rendez-vous et Rencontre avec la mort rue Américaine. Qui sont de petites perles de surréalisme. La première avance le pion d’un personnage se trompant de fête et de siècle sinon de récit, narre les amours d’une princesse belge en mal de mâle, tiraillée entre un militaire caserné et un migrant du parc (emblématique) Maximilien. La deuxième confronte deux policiers séparés par une rivalité de promotion aux crimes d’un tueur en série, à une énigme faisant écho à l’univers de Simenon.

Les deux dernières nouvelles, Le jour du référendum et Questions flamandes, portent sur la belgitude politique, plus particulièrement. La première, qui donne la parole à une série de personnes devant de prononcer sur l’indépendance de la Flandre, présente en son sein un fragment dialectique où le duo d’amis en disputaille Claude/Vincent rappelle délicieusement Les philosophes amateurs (une fausse nouvelle) et le théâtre du regretté Jacques De Decker.

In fine, le recueil offre un feu d’artifices littéraire. Où l’auteur s’autorise toutes les licences. Intervenir pour avouer qu’il délire, redémarrer plusieurs fois un récit avec de subtiles variations, critiquer la famille royale (coupée des réalités du monde) et sa neutralité de façade (tous les conseillers du roi sont catholiques et issus du même parti), multiplier les genres et les tonalités, etc. Tout en insinuant des leçons de logique et de sens critique, en déstabilisant les idées toutes faites, le rattachement à certaines positions dogmatisées, la manière dont on juxtapose les causes et les conséquences, etc.

Une révélation ! J’avais beau avoir lu Robinson, le livre qui a valu le prix Rossel à Laurent Demoulin, je prends ici un pur talent en pleine figure ou en plein esprit. Et une collection telle que Belgiques prend tout son sens, un cahier de charges, la contrainte poussant les meilleurs à reculer les limites de leur imagination.


Une réflexion en surplomb sur les 7 recueils

Phil :

Si on lit ou relit les sept recueils, les deux salves, on est frappé par la manière ô combien contrastée dont les auteurs/autrices ont géré le cahier de charges initial.

Une Véronique Bergen partage son intimité mais des interrogations majeures aussi dans une véritable prospection à travers l’espace et le temps belges. Un Michel Torrekens suit le même trajet mais avec une accentuation plus forte sur l’essence de la thématique : d’où vient le Belge et où va-t-il ? Leur investissement est conséquent et chacun des deux auteurs nous offre une perle. Une Marianne Sluszny élit la voie d’un resserrement sur un moment-clé de notre histoire tout en y mêlant un focus sur la condition féminine. Colette Nys-Mazure et Luc Dellisse privilégient le plus souvent une autofiction coulée dans un simple décor. Tuyêt-Nga Nguyên oscille entre les deux pôles : dire le thème de manière élargie (mais elle bascule alors dans le cliché) ou à travers une interaction originale (qui fait réfléchir et émeut). Quant à Laurent Demoulin, il raconte SA Belgique, celle qui enrobe son propre parcours de vie, mais il réussit la gageure d’orchestrer un fond narratif et des tonalités qui renvoient à la matière même de notre de la belgité.

Jean-Pierre :

Je partage ton avis. Il est très intéressant d’observer le parti contrasté que chaque auteur tire d’une même contrainte éditoriale. Le résultat est fascinant. Juste un sentiment qui demanderait peut-être de ma part une seconde lecture pour être éclairci : il m’a semblé que la Flandre était peu présente dans cette belgité.

Phil :

Du moins, chez certains….

Pour en savoir davantage sur la collection Belgiques

Le Carnet a évoqué les plus récents :

. Luc DELLISSE (par Frédéric Saenen) :

. Laurent DEMOULIN (par Michel Zumkir) :

. Colette NYS-MAZURE (par Michel Torrekens) :

. Tuyêt-Nga NGUYÊN (par Thierry Detienne) :

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

PS

Chroniques de Jean-Pierre Legrand dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/au-fil-des-pages-par-jean-pierre-legrand/

Chroniques de Philippe Remy-Wilkin dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/chroniques-de-philippe-remy-wilkin/

D’autres articles des deux mais aussi d’Éric Allard, Julien-Paul Remy et Paul Guiot pour une opération dédiée aux Lettres belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/lisez-vous-le-belge/

Mais encore…

Nous revisitons différemment notre dialogue sur la collection Belgiques lors des Rencontres littéraires de Radio Ai-Libre, au micro de Guy Stuckens, le lundi 14 février. Pour nous écouter (87.7 MHz) :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html