LES PHRASES BELGES (6) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : REQUIEM VÉNITIEN de VINCENT ENGEL par Jean-Pierre LEGRAND & Philippe REMY-WILKIN

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 3

LE MONDE D’ASMODÉE EDERN

Deuxième tome : REQUIEM VÉNITIEN

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle (5 romans). Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les 4 tomes réédités et le 5e, inédit (qui sort le 12 mai). Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Requiem vénitien, Philippe est aux commandes et Jean-Pierre au contrepoint.

En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :

En mai, nous avons livré une analyse du premier tome du cycle, Retour à Montechiarro :

Editions

Avant la présente réédition (262 pages), Requiem vénitien est d’abord paru chez Fayard, une grande enseigne parisienne, en 2003.

Il a été réédité ensuite, en 2004, par Le livre de poche.

Et voici la nouvelle édition, cher Ker Editions, disponible aussi sur Amazon et via le site de Vincent Engel.

Le pitch ?

Le site de l’auteur reprend la quatrième de couverture de la première édition, telle qu’elle figure (à quelques retouches près) sur le site des éditions parisiennes Fayard :

« Berlin, 1879. Le compositeur Alessandro Giacolli entame sa trentième année d’exil. Depuis son arrivée en Allemagne, il reste étrangement infécond. Rongé par l’échec, il envoie Jonathan, un jeune disciple, enquêter à Venise où l’Histoire a fait de lui un créateur maudit, proie des fantômes et d’une mémoire sans merci.

Là-bas, en 1848, outre l’indifférence du public, le mépris du tout-puissant marquis Bulbo – insupportable rhéteur pour qui l’art n’est que vanité -, et le complot ourdi par une femme dépitée, Giacolli doit affronter les dangers de la guerre d’indépendance menée contre les autorités autrichiennes. Un vent de liberté souffle à peine sur la république vénitienne que déjà on redoute le pire dans ce combat inégal contre un Empire à son apogée. La terreur envahit Venise assiégée, bombardée, livrée à la famine et au choléra. Giacolli doit fuir ; il abandonne ses partitions derrière lui, ayant perdu foi dans les hommes autant qu’en lui-même. Le renoncement et la folie le guettent.

Pour sauver son maître, Jonathan sait qu’il doit renouer les fils du passé et, avec la même ferveur, s’attacher à la reconstitution d’une Venise méconnue. Au cours de son voyage, le jeune homme croisera, parmi les ombres ressuscitées, un orphelin à la voix ensorcelante, des musiciens du ghetto juif suspectés de soutenir la révolte, un médiocre librettiste révolutionnaire. Ou encore les héros bien réels de cette révolution à l’italienne toute imprégnée de beauté lyrique : Verdi, chantre de l’indépendance ; la Taglioni, incomparable ballerine romantique compromise avec les autorités autrichiennes ; Daniele Manin, libérateur de cette fière république. Chacun d’eux fait miroiter une facette de Giacolli ; et malgré la vérité, versatile, fuyante, Jonathan dresse le portrait inoubliable d’un artiste qui se croyait perdu pour la gloire et pour l’éternité. »

Premiers pas dans le livre

PHIL :

Comme dans Retour à Montechiarro, le roman est découpé en diverses époques mais la gestion de celles-ci a changé. Il ne s’agit pas ici de juxtaposer trois romans concernant une poignée de personnes à la fois différentes et connectées, mais d’alterner deux fils narratifs, présent (1879) et passé (1847-1849), qui explorent les mystères d’un même personnage, le compositeur Alessandro Giacolli.

Le roman devrait s’en trouver densifié. Je l’attaque avec appétit. D’autant que j’ai adoré Retour à Montechiarro, et que celui-ci s’ouvrait sur une de ses brèches narratives : un des personnages principaux (de la première partie), le père Baldassare, multipliait les allusions à un grand échec de sa vie : ne pas avoir pu protéger un grand compositeur, en avance sur son temps, contre les malversations pathologiques d’un marquis vouant l’art et la création aux gémonies. Or cette zone d’ombre se déploie ici, toute la place étant dévolue à la vie et aux tourments du sieur Giacolli, aux manigances du marquis (Bulbo), bien secondé, si je puis dire, par une courtisane (Donatella) aussi éveillée intellectuellement et séduisante que jalouse, opportuniste, mesquine sinon névrosée.

A dire le vrai, le plaisir de voir se prolonger Montechiarro, d’en explorer des mystères retombe progressivement : les atermoiements du compositeur m’agacent, l’histoire tarde à démarrer. En clair ? J’ai l’impression d’un décor magnifiquement planté (descriptions de Venise, portraits des personnages, page d’histoire méconnue) mais où manque une animation narrative.

Soudain…

Bascule dans la lecture ! Ou des difficultés d’appréhender un projet littéraire, de s’y adapter…

PHIL :

Le flux de mes perceptions s’est incurvé d’un coup, comme si je connaissais mon chemin de Damas. Un phénomène qui m’est arrivé lors de plusieurs grandes lectures, A l’est d’Eden de Steinbeck ou L’éducation sentimentale de Flaubert, par exemple. Dans le cas du Requiem vénitien, le bouleversement survient lors d’un moment très particulier. Alors que plusieurs protagonistes assistent à un concert, l’auteur nous précipite dans leurs cogitations les plus profondes et complexes. Comme si la musique dénouait les âmes et les secrets :

« Kyrie. Faut-il avoir pitié de toi, Alessandro ? Es-tu vraiment ce musicien maudit, victime d’un tyran de salon ? Victime pascali laudes… Ceux qui ont échoué n’ont plus qu’une ambition : récolter l’admiration charitable de ceux qui s’apitoieront sur leur naufrage. Certains organisent leur échec aussi soigneusement que d’autres leur victoire. Le talent effraie et la vocation aussi. Tous les prophètes ont d’abord fui l’appel divin. La création est une divinité exigeante et sans pitié. Elle a choisi la postérité en guise de paradis et les élus sont rares. Ils ignoreront toujours tout de leur élection, dont ils ne douteront jamais autant qu’à l’instant de leur mort. C’est cruel. Mais nul n’est contraint de créer. Mieux vaut d’ailleurs ne jamais commencer, fuir comme Jonas au fond de la baleine d’une vie terne plutôt que de renoncer. Sans quoi, il n’est plus possible d’oublier. On tente des retours mais on a perdu le rythme et la voie. On erre, attiré par des échos taquins et insaisissables, et l’on se perd. Tu le sais, Alessandro ; tout renoncement est pire que la mort. 

Mais sans doute suis-je injuste envers toi. Tu n’es pas dupe. Tu étais sur le bord du canal, ce matin où une sonate est venue te signifier qu’il fallait la suivre ou plonger. Tu n’as pas choisi le canal et son oubli définitif. La sonate menait à Paolo, et Paolo exigeait la messe. C’est du moins ce que tu as choisi de croire. Tu ne sais rien, finalement, de ce que désire cet enfant. Tu t’es bien gardé de lui poser la question, lui dont la voix s’élève à présent, merveilleuse et claire, dominant l’orchestre et le chœur. Tu ne l’écoutes que lorsqu’il chante ta musique, et parfois même les paroles que tu lui imposes. Te sers-tu de lui ? Tu rétorques que le mal n’est pas grand puisque tu l’aides en retour. En es-tu sûr ? Tu veux en faire un soliste réputé ; mais est-ce possible en demeurant dans cette ville assiégée, délabrée, fissurée, qui ne vit plus que nourrie de chimères et de nostalgie ? Ici, tu seras toujours confronté aux projets lyriques et absurdes de Federico, aux caprices cruels du marquis. Il est vieux ? D’autres viendront. Tu en as besoin. (…) Je te le demande, Alessandro Giacolli, auteur de cette musique remarquable et que si peu remarqueront, toi qui penses me célébrer en chantant tes louanges et ton miserere : songes-tu parfois à ce que ressentent ceux qui sont assez fous pour t’être proches ? Paolo, Anna, et même ce pauvre Federico qui est monté dans la galère de l’art avec moins de bagages et d’armes que toi ; il a besoin de toi, même si son projet est voué à l’échec, et ton orgueil refuse d’entendre ce cri de détresse. Écrire un opéra populaire à la gloire de Manin serait-il déchoir davantage que de composer une messe pour un orchestre d’enfants incapables de l’interpréter devant une dizaine d’auditeurs ? La pitié, Alessandro, n’est pas là où tu le crois. » 

Je suis ébloui par ces lignes d’un registre élevé, celles qui suivent. La plume de Vincent Engel scrute les esprits comme la caméra d’Ingmar Bergman les visages en chasse d’interrogations existentielles (sur l’art, la famille, la responsabilité). Or, plus tard, je découvre cet extrait-là (prolongé par d’autres du même acabit) sur le site de l’éditeur Fayard, l’éditeur y a donc vu lui aussi un point d’acmé du livre. Une observation attentive me permet de déceler une série de modifications entre ce texte et celui de la nouvelle édition, ce qui renvoie à l’importance des pages pour l’auteur lui-même, qui a ciselé la moindre tournure.

Quelles conclusions retenir de la progression de ma lecture ? Au-delà des subjectivités, il y a une vérité dramatique. La plupart d’entre nous, sinon tous à des degrés divers, sommes formatés et nous attaquons un livre, un film, la rencontre, la vie en fonction de nos conditionnements, loin d’un lâcher-prise sain et salutaire. Qui ouvrirait. A l’autre. A une extension possible de soi. En clair ? Nous devrions tous avoir la patience d’accepter de passer par des sas de préparation, où l’on se mettrait à nu, déposant les vêtements de nos attentes au vestiaire, avant d’aller oser en essayer d’autres. En plus clair encore ou en plus concret ? J’ai attaqué ce roman comme une suite de Retour à Montechiarro, en espérant le même menu romanesque. Mais Vincent Engel est un vrai créateur, il ose, il se renouvelle. Et il affichait pourtant son projet : Requiem vénitien. L’entreprise est donc beaucoup moins romanesque au sens grand public du terme (saga, rebondissements, amours compliquées, etc.) et beaucoup plus littéraire. Le récit, somme toute, n’est qu’un fil rouge attrayant pour plonger dans une série de contenus conséquents, le souffle de Montechiarro cède la place, ici, à un creusement en profondeur, à des investigations démultipliées. L’écrivain démontre qu’il est capable de doser très différemment ses ingrédients et offre, en deux romans, deux leçons à intégrer à un art du récit, du roman, de l’écriture. Je devrais idéalement reprendre le roman à son début, ma mire de lecture adaptée et réglée. Mais je poursuis, dorénavant revigoré, éveillé, prêt à accueillir diverses salves de sensations, à discriminer plus attentivement les strates narratives.

JEAN-PIERRE :

Moins sensible que Philippe au grand souffle romanesque, je n’ai pas été perturbé par le contraste entre Retour à Montechiarro et Requiem vénitien. D’emblée, j’ai été séduit par la tonalité plus chambriste de ce dernier roman. Au grand mouvement qui subjugue et emporte se substitue un réseau de relations subtiles entre les personnages, leurs caractères, leurs attentes, l’époque. Le resserrement de la focale s’accompagne d’une phrase plus ample dans le chatoiement d’un style parfaitement accordé à la complexité des âmes qu’il peint. Ainsi, je n’ai jamais lu ailleurs description plus sensible de l’inspiration musicale :

« Il déboucha sur le quai de Cannaregio, presque en face de l’ancienne porte du Ghetto qu’on ne distinguait pas. Il s’assit sur le bord de pierre et laissa ses jambes balancer au-dessus du canal. Un frôlement liquide déchira la brume et il entraperçut un marinier à moitié endormi, menant à destination sa barque et les marchandises qu’elle transportait. Celui-ci ne le vit pas, du moins ne lui adressa-t-il aucun signe. Alessandro frissonna, ferma les yeux, se concentra. Mêlées au clapotis des eaux et de l’air, quelques notes sourdaient. Deux voix se croisaient sans jamais s’amalgamer : le piano, tantôt amer, tantôt cynique, d’un homme qui cherchait à rompre tous les liens ; le violon d’une jeune fille qui avait vendu sa beau­té à son ambition, joyeuse cependant et naïve encore dans cette première sonate – avant qu’elle ne maîtrisât tous les arpèges de la séduction. »

Les thèmes du livre, des invariants du « cycle toscan »

. Venise.

PHIL :

Elle est au-devant de la scène du roman, son décor majeur et omniprésent, sublime. Nul doute que bien des lecteurs, à la suite du jeune Jonathan Celnik, auront envie de passer leurs vacances en Italie ou à Venise.

. L’Histoire.

PHIL :

L’histoire de Venise et une page méconnue, le soulèvement du milieu du XIXe siècle, qui débouche sur un échec, une victoire des Autrichiens qui annonce en fait leur défaite ultérieure, l’épopée de Garibaldi, le Risorgimento (évoqué dans le fil narratif postérieur), etc. Au-delà des reconstitutions d’épisodes de la révolte, des débats passionnés (Venise doit-elle rester seule, comme république, ou se fondre dans l’ensemble italien monarchique en gestation ?), des combats, des figures révélées (le leader vénitien d’origine juive Manin, l’agresseur autrichien Radetzsky – oui, l’homme de la célébrissime Marche du Nouvel-An viennois !) s’infiltre une méditation profonde sur le temps long, la relativité des échecs ou réussites du moment. Une idée germe mais doit être portée par des vagues successives avant de s’imposer :

« Dans l’ombre, les enfants de Manin attendraient le jour prochain où leur rêve resurgirait et vaincrait enfin. ».

JEAN-PIERRE :

L’éphémère République de Saint-Marc est l’occasion d’une réflexion sur l’usage de la violence et les moyens de soulever un peuple. Une expression revient à six reprises, « l’agitation légale », à laquelle Manin entend limiter son action. La formule sonne à la fois comme une impasse et l’alibi d’actions plus violentes.

Un dialogue savoureux entre Giacolli, grand sceptique devant l’Éternel, et Federico, à l’enthousiasme naïf, vaut bien toutes les leçons de nos politologues :

« — Mais tu ne comprends pas ! Manin ne veut pas de violence ! L’agitation légale est l’unique moyen auquel il entend recourir : la loi, rien que la loi mais toute la loi ! La violence est le fait des Autrichiens et Manin condamne sans ambiguïté toute entorse à ce principe pacifique chez les nôtres ! Ce qui ne veut pas dire que nous nous laisserons assassiner…

Alessandro eut un sourire qui énerva Federico.

— Quoi ? Pourquoi ris-tu ?

— Parce que l’on finit toujours par justifier ce que l’on prétendait injustifiable. »

En quelques phrases sont identifiés deux lois inséparables de toute révolution voire de tout conflit armé : l’une veut qu’au nom de la bonne cause on finisse toujours par justifier l’injustifiable, l’autre est à la racine de toute bonne propagande : la violence – les atrocités, l’usage d’armes interdites, etc. – est toujours le fait de l’ennemi.

. Montechiarro et la Toscane.

PHIL :

La complexité rayonne décidément partout dans l’ouvrage. Ainsi, Montechiarro, comme Venise, est ambivalent, tantôt paradis, tantôt enfer. Mais encore :

« Le nom de ce patelin ; une imposture ! Avec une orthographe pareille, ce bourg n’existe pas ! »

Et, de fait, il existe un Montechiaro en Italie mais pas de MontechiarRo, une projection idéalisée de la Toscane aimée par l’auteur :

« C’est pourtant ce que j’ai vu de plus beau, de même que tout ce pays. Imaginez de douces collines, couvertes de blé, de tournesols, d’oliviers ; des damiers de verts et d’ocres parsemés du rouge des coquelicots sur lesquels le soleil triomphant tisse des liens souverains et éphémères que le vent dénoue et relace avec un rire très discret ; des hommes et des femmes courageux, courbés sur les champs, entièrement dévoués à l’entretien de ce paradis qui les nourrit aussi de beauté (…). »

VINCENT ENGEL :

Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire.

. La musique/L’art.

PHIL :

La musique est omniprésente et fait vibrer la lecture :

« La musique aussitôt envahit la chapelle glacée, fondit sur chacun des auditeurs pour fouiller son âme et lui proposer ce redoutable rendez-vous avec soi-même que l’on tente si souvent d’éviter en plongeant dans le bruit et l’agitation. »

Elle génère des réflexions élargies.

Sur l’art :

« L’art n’évolue pas comme l’Histoire. Il faut parfois revenir en arrière pour progresser. »

 Sur le génie :

« Il savait, Nathanaël, pourquoi les gens n’aimaient pas Alessandro : ses sens ne captaient pas la même réalité qu’eux. Rien ne coïncidait ; ni sons, ni visions, ni pensées, ni mots. Sans parler des émotions. »

Sur la difficulté d’appréhender le rapport à soi, à ses objectifs :

« (…) est-on lié à un genre ? N’est-ce pas le public et la critique qui nous y confinent ? (…) Pour ma part, cela dit, je suis libre : je n’ai ni public ni critiques. » (N’est-ce pas ce qui constitue le plus grand avantage des auteurs et éditeurs belges francophones ? Ne pouvant quasi rien espérer, pouvoir tout tenter ?)

Sur l’absence de reconnaissance, le fait d’œuvrer pour un récepteur rare ou lointain :

« Federico lui parla de son projet, du livret, de l’opéra, d’Alessandro, de l’honneur de Venise que leur œuvre répercuterait dans toute l’Europe. Le dictateur le dévisagea ahuri. ». (L’écrivain/librettiste, grand ami de Giacolli, retombe de haut face à Manin auquel il sacrifie pourtant son énergie, sa vie. L’exposition haute et claire de la manière dont l’art est vécu, considéré par nos instances politiques ?)

Sur l’impasse de la réussite :

« Il (Giacolli) cherchait le cœur de sa ville, son expression la plus pure et la plus juste, le remous sur l’eau qui dirait tout.

  • Tu es fou, mon ami ! concluait Nathanaël. Si tu trouves, tu seras réduit au silence ; et sinon, comme c’est probable, tu finiras à l’asile ! » (Réussir, c’est être fini, mourir déjà ?)

Sur le rapport intime du créateur avec sa création :

« Alessandro n’avait pas besoin d’éloge ; il savait ce que valait cette œuvre. (…) elle l’effrayait parce qu’il ne s’estimait pas à la hauteur de cette musique. (…) elle le dépassait. »

JEAN-PIERRE :

La musique suscite une méditation sur le rôle de l’artiste : attend-t-on de lui des réponses ou plutôt des questions ? De même, des voies opposées choisies par Giacolli et son contemporain Wagner se dégage une véritable esthétique. Là où sous le masque de la rupture Wagner n’apporte rien d’autre que ce que son époque et son public attendent, Giacolli tente de combiner l’héritage baroque de Benedetto Marcello à la tension de son siècle. Transposée au domaine de la littérature, cette démarche évoque irrésistiblement celle de la « Nouvelle fiction » dont Vincent Engel est si proche.

. La fiction.

PHIL :

Elle est glorifiée :

« Invente n’importe quoi ; ce sera toujours mieux que la vérité. »

Ou « (…) Je ne sais pas ce qui s’est passé sur le Sinaï (…) Mais il (NDLR : Moïse) est redescendu et il a raconté. Il en a même tiré un livre. On l’a cru et le récit fonctionne toujours. »

. L’alternance création d’une utopie et regret d’un paradis perdu.

PHIL :

Ici, le phare Giacolli est entouré des attentions d’un prêtre, d’un rabbin et d’un écrivain, au-delà de tout clivage, mais aussi d’une mère, d’un père et de fils de substitution. Le thème est si puissant qu’il y a mise en abyme à travers la quête d’un membre du cénacle de Giacolli, Jonathan, qui se fait accueillir par le cénacle de Montechiarro à la fin du Requiem. Ce qui laisse entrevoir une contre-épidémie, soit une extension, par contagion, d’un réseau d’affinités électives :

« (…) pourquoi n’existerait-il pas des endroits sereins ? De véritables asiles, coupés du monde et des hommes ? Sans cet espoir, il n’y aurait aucun salut possible. »

Par un faux paradoxe (des études scientifiques relient le bluff et l’excès de confiance en soi à la réussite et à la médiocrité), les personnages lumineux doutent et se voient en échec :

« « Qu’ai-je fait d’utile dans ma vie ? » se demandait le prêtre (Baldassare rappelle les « saints laïcs » de La peste de Camus) sceptique. (…) « A quoi puis-je encore servir ? » s’interrogeait la vieille femme (Anna) fatiguée. »

Et ce sont des jugements extérieurs, lointains, qui viennent clamer leur véritable (et haute) valeur. L’ennemie Donatella confesse juger la musique de Giacolli « magnifique », Asmodée Edern voit le compositeur comme « le musicien le plus original que cette ville ait enfanté », Bonifacio Della Rocca (héros de Retour à Montechiarro) comme « un homme tout à fait remarquable », etc.

. Le Mal

PHIL :

En contrepoint des cénacles réunissant les bienveillants ou de la figure du génie (Giacolli) surgit une force monstrueuse, qui ne supporte pas le Beau, le Bien, le Bon. Un Mal ici incarné par des personnages à la portée quasi eschatologique, Bulbo et Donatella. Pourquoi haïssent-ils Giacolli et, par corollaire, les gens qui sont en communion avec lui ? Parce que l’un, né dans la Beauté, et l’autre, née « beauté », ne supportent pas que d’autres ressentent ladite Beauté en les excluant de l’adéquation magique ?

« (…) il ne s’est jamais intéressé à toi. (…) Cette messe est dédiée à cette vieille affreuse, à ce curé minable, à ce gamin insipide, à ce Juif ridicule, à ton bonhomme de mari (…) A tous ceux-là mais pas à toi. (…) Ce que tu ne peux posséder, tu préfères le voir détruit (…) ce qu’elle voulait n’était pas la mort d’Alessandro. C’était pire, au fond. »

Nul doute que chacun d’entre nous a croisé de ces créatures mesquines, vaines et vides. Qui ne pouvant s’alimenter s’échinent à couper l’alimentation des autres ? L’histoire des caporaux dans l’âme, des « artistes sans art » ?  

JEAN-PIERRE :

Bulbo et Donatella sont des personnages très noirs, en effet. Mais Donatella, dont les ressorts psychiques sont somme toute assez classiques, m’a beaucoup moins intéressé que le marquis Bulbo. Pourquoi ce dernier exerce-t-il un tel pouvoir de nuisance, pourquoi cette haine de l’art ? Quel est donc le secret de cette personnalité qui semble osciller entre la tentation du crime et celle du suicide ? Il me paraîtrait trop réducteur de ramener ce personnage à sa seule dimension luciférienne, à l’expression d’un Mal absolu, ce qui ne serait guère conforme au mouvement d’ensemble de l’œuvre de Vincent Engel, qui rejette tout psychologisme tendant à « prouver » un caractère. Difficile de « rendre raison » des actes du marquis Bulbo : sa noirceur ne fait pas de doute mais la motivation réelle de ses actes demeure pour une part indécidable. Une chose demeure : sa parfaite sincérité, qui atteste au passage que cette vertu, comme toutes les autres, n’a rien d’une valeur absolue. Un détail nous trouble. Et si, entre le Bien et le Mal, la frontière n’était pas aussi irréfragable qu’il y paraît ?  Dans une succession de monologues intérieurs déjà signalée par Philippe, Alessandro s’interroge : est-il lui-même si éloigné de Bulbo ? Et si, entre deux destins, dont l’un semble voué au Mal, il n’y avait que la distance d’un « je ne sais quoi » qui fait toute la différence. Pour moi, Bulbo est un personnage très camusien, dans la mesure où il me paraît comme aspiré par le sentiment de l’absurde et la totale indifférence à tout qui en résulte. Ses motivations ne cesseront pas d’échapper à Donatella, sa sœur dans le Mal :

« Devant l’horreur du vide et l’impuissante beauté de l’art, chacun était seul, irrémédiable­ment. Elle ne saisirait pas les motivations du marquis, car il ne s’ouvrirait jamais à elle de cette minute où il avait découvert l’abîme et la douleur que rien n’épuise. »

. Le rapport à la judéité.

PHIL :

L’auteur, juif, ne choisit pas des héros juifs ou des pages d’histoire juive tout en n’évacuant pas, a contrario, son identité juive (qui n’est jamais qu’un fragment de son identité complète). De manière feutrée, délicate, Vincent Engel infiltre la judéité à travers des personnages qui soutiennent Giacolli – qu’il s’agisse d’êtres humains (son disciple Jonathan, le rabbin et son fils violoniste, le protecteur berlinois Werner Goldschmidt) ou d’êtres à la marge du réel (Asmodée Edern et Thomas Reguer, pour des experts ès kabbale, s’apparenteraient à des « maîtres fantasques communiquant avec les zones d’ombre qui séparent les monde visible et invisible ») -, de courtes et discrètes digressions (la musique juive a inspiré… le créateur qui a lui-même inspiré l’art de Giacolli), un décor dans le décor (le Ghetto). Ce qui pourrait renvoyer à l’apport immense de la communauté juive dans l’histoire universelle et à la singularité de ses diverses situations, ce « dehors »/« dedans » consubstantiel, qui permet sans doute un recul, fondement même de la démarche intellectuelle. D’où les apports majeurs, dans le monde réel : il n’est qu’à lire des listes de producteurs de cinéma américains, de pianistes et chefs d’orchestre, d’écrivains, de savants, etc.

« (…) toute notre histoire nous apprend qu’il n’y a rien de plus illusoire et d’éphémère qu’un foyer et une patrie. »

Ou, dans la foulée abyssale de la Shoah (de ses disparitions et non-dits), cette capacité, cette nécessité à tirer un trait sur une vie perdue, à aller de l’avant sans savoir, sans revoir.

Le rapport à la Shoah et à la judéité, enracinées dans la vie de l’auteur de par son héritage familial ou sa fréquentation d’Elie Wiesel, favorise sans doute la sensibilité qui propulse d’autres thématiques récurrentes : la chaîne de la transmission (Giacolli est le disciple de Benedetto Marcello et le maître de Jonathan) et l’importance de la mémoire ; la difficulté de l’amour et de la connexion (« Impossible d’être responsable et indispensable à la fois ! ») ; les enfants soustraits au milieu d’origine et qui gagnent un destin tout autre en intégrant des foyers d’adoption (le comte de Villerouge recueille Paolo, le neveu et enfant de substitution de Giacolli, comme Della Rocca a recueilli Adriano Lungo dans Montechiarro, les Rüwich le Raphael du « cycle toscan » , etc.). Voire même peut-être les thématiques de la vengeance, de la détérioration de la beauté et du passé, la méfiance vis-à-vis des pères, des parents.

JEAN-PIERRE :

Vincent Engel entretient un rapport singulier au judaïsme. Il semble s’intéresser davantage à l’éthique de vie que le judaïsme suppose plutôt qu’à sa portée religieuse lorsqu’il fait dire à son personnage Asmodée Edern :

« L’essentiel est de chercher, non ? C’est l’évidente supériorité du judaïsme sur le christianisme : ce dernier est convaincu que le Messie est venu ouvrir un royaume qui, depuis presque mille neuf cents ans, se fait attendre. Alors que le judaïsme sait que le Messie n’a de sens que dans la mesure où il se dérobe continuelle­ment devant ceux qui le cherchent. »

Voilà qui trace la perspective d’un cheminement humain et spirituel excluant tout fanatisme ou culte identitaire. 

. Les jeux littéraires, effets de miroir, échos, etc.

PHIL :

Berlin ! Cette ville accueille le jeune héros de Raphael et Laetitia (et de Retour à Montechiarro, du Miroir des illusions, etc.) comme Alessandro Giacolli. Un contrepoint germain aux latines Venise et Toscane.

Thomas Reguer et Asmodée Edern ! Ils assument des rôles proches, ici comme dans d’autres romans. Et s’il ne s’agissait que d’une seule et même personne ? Qui incarnerait la Providence ? La figure de l’ange-gardien (« un vieil homme instruit, généreux »), à tout le moins, mais teintée d’une dimension fantastique (les deux semblent surgir à chaque fois du néant et conserver le même âge), au contraire d’autres figures tutélaires comme Anna, Goldschmidt, etc. Mais Thomas et Asmodée (qui est pourtant dans l’Ancien Testament chrétien, ô clin d’œil, un démon qui se révolte contre Dieu… ce qui pourrait renvoyer à une tentation prométhéenne du créateur humain qui choisit d’éclairer l’humanité contre Dieu et les fausses idoles, quitte à se retrouver abandonné et torturé) ne sont-ils pas aussi une mise à nu des rouages de la fiction ? Qui n’avancerait plus sans leurs interventions. Qui sont celles de l’écrivain, projeté dans son œuvre ? 

Anita Fizzi ! Ce personnage fugace apparaît au début du livre, s’évanouit le roman durant et réapparaît dans l’épilogue. Pour présenter à Donatella une image moins bien armée d’elle-même, lui annoncer sa déchéance, la pousser à réagir ?

Raphael et Laetitia ! Tel passage annonce le quatrième livre du cycle, Le miroir des illusions, et apporte une information au « romansonge » Raphael et Laetitia, qui nous renseignait le départ du jeune Rüwich dans le Nouveau Monde sans pouvoir préciser s’il avait retrouvé et emmené la jeune épouse de Bonifacio Della Rocca :

« Plutôt en Amérique ! Les Toscans y émigrent plus volontiers (…). »

. L’anticipation ou la capacité à fixer des récurrences de l’Histoire.

PHIL :

Il y a dans le Requiem vénitien d’extraordinaires et troublants échos à la pandémie Covid et à l’invasion de l’Ukraine. On pense ainsi à un transfert des étapes du brasier ukrainien, avec la révolte de la place Maïdan, l’invasion russe, les bombardements (comment ne pas songer aux drones devant « les ridicules bombes incendiaires volantes » ?) et destructions massives, les gens qui se terrent, le blocus, les factions qui s’opposent (résistance et collaboration, ou inaction), les alliés présumés qui tergiversent, reculent, encouragent à parlementer. A un étage plus symbolique, Bulbo et Donatella ne reproduisent-ils pas ce qu’on observe avec Poutine et ses sbires ? Une incapacité à supporter le bonheur d’autrui et l’altérité ? D’où la haine frénétique de la démocratie, d’autant plus violente (syndrome de Caïn à l’échelle sociétale) qu’elle concerne une contrée voisine et à l’histoire partagée (familiale) ?

Et que dire de l’épidémie qui déferle alors (choléra) ?

L’art romanesque

PHIL :

Vincent Engel, nous l’avons dit, navigue entre deux continents, pratique le premier et le deuxième degrés, il croit mais doute. Ainsi en va-t-il de son rapport à l’histoire. D’un côté, des contenus très romantiques et romanesques, avec une luxuriance de haines et d’amitiés, d’amours contrariées, de mystères, de suspense, d’indices à prélever. De l’autre, une profession de foi qui intègre et déifie la lacune, le flou, curieusement (ou pas), relayée par des personnages fort contrastés, antagonistes :

Bulbo (!) : « Il ne faut jamais préciser les choses importantes. Les sentiments, les projets, les pensées ; les plus grandes œuvres sont celles où dominent l’ombre, le flou, le tremblé. »

 Giacolli : « Si, comme tu le projettes, tu écris cette histoire, rends justice, RENDS JUSTICE ! Et tant pis pour les énigmes, n’essaie pas de les combler. Non, je ne sais pas pourquoi j’ai posé la plupart des actes « majeurs » de mon existence. On ne le sait jamais. Les explications qu’on trouve, c’est après coup. Des justifications. De la mauvaise littérature. Si tu fais de la littérature, qu’elle soit bonne, Jonathan ; qu’elle donne un peu d’espoir. Pas à tes lecteurs ; à ceux dont tu parles. Même s’ils ne sont plus là. Il n’est jamais trop tard pour l’espoir. (…) Moi, j’aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l’homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l’homme, du rêve que l’on étrangle… du silence qui gagne, note après note… la terreur qui l’accompagne… »

On songera à Hitchcock et à ses propos sur l’usage du McGuffin, cet objet mystérieux derrière lequel tout le monde court sans que le spectateur sache de quoi il retourne. On ne saura rien ici des fantômes qui accablent le passé d’Anna. Il faudra être très attentif pour tenter de deviner la raison du comportement de Bulbo et Donatella à l’égard de Giacolli, le devenir de la courtisane (il semble ouvert dans l’épilogue mais a été révélé, quand elle ne comptait pas encore autant, au début du roman). Une lecture très pointue peut même permettre d’envisager des amours cachées de Giacolli ou Jonathan avec la jeune et belle épouse de leur protecteur berlinois, Hannah (qui fait écho à « Anna », comme deux faces de la femme éternelle, épouse et mère ?), d’autant que c’est le décès de celle-ci qui provoque tout le roman, la nécessité d’un requiem, l’impossibilité d’écrire au présent contraignant à fouiller le passé pour s’appuyer sur une œuvre ancienne, etc.

Mise en abyme au cœur du réseau des mises en abyme, le lecteur du roman, du cycle s’identifiera à Jonathan :

« J’avais (…) le sentiment d’être un intrus qui ouvrait le livre d’un roman familial énorme, dont il ne lui serait offert d’apercevoir que la plus insignifiante des pages. De tout le reste, les racines enfouies dans le passé, les drames actuels, les rêves et les projets, je ne saurai rien, je ne verrais que des ombres furtives. »

Les frustrations du lecteur et de Jonathan sont dépassées par une éthique de l’art et de la vie, par la possibilité de poursuivre l’élan en cours, Jonathan en s’émancipant et en se réalisant enfin, le lecteur en poursuivant l’initiation narrative dans d’autres romans.

Le voyage plutôt que la destination. La vraie vie qui est mouvement. Un roman, un cycle qui usent des artifices d’un genre et glorifient la fiction pour s’en dégager soudain et nous tendre le miroir de nos vies et du meilleur possible à accomplir ?

JEAN-PIERRE :

D’une construction moins ostensiblement complexe que Retour à Montechiarro, Requiem vénitien alterne subtilement plusieurs genres littéraires : l’évocation historique, le monologue intérieur, le roman épistolaire et un soupçon de fantastique (via l’apparition récurrente d’Asmodée Edern). J’avoue, concernant ce dernier, avoir levé un sourcil à la lecture de l’une ou l’autre de ses interventions, qui me paraissaient un moyen trop commode de faire progresser le roman dans une direction a priori fort inattendue. A la réflexion, je me rallie au commentaire de Philippe : on peut voir Asmodée comme le révélateur d’une mise à nu des rouages de la fiction.

PHIL :

Je retrouve ma religion du contrepoint chez Vincent Engel, très profondément enracinée. Elle explose même au visage dès l’épigraphe du Requiem vénitien, attribuée au compositeur Benedetto Marcello (1686-1739). Alors que le roman va précipiter, dès les premières pages, dans des échanges tendus et gorgés d’émotion, d’empathie, les lignes placées au frontispice de l’ouvrage appellent à la retenue, au recul, des lignes satiriques dignes d’un émule de Molière peut-être :

« En dédiant le Livret à quelque Personnage important, le poète le choisira plutôt riche que cultivé (…) Il s’inquiétera avant tout de la Quantité et de la Qualité des Titres qui doivent orner son nom (…) S’il ne trouve pas dans le Personnage de motifs de louange (ce qui arrive souvent), il dira alors qu’il se tait pour ne point offenser sa modestie (…). »

Faux paradoxe. Vincent Engel va multiplier les thématiques et les notations romantiques, mais il leur oppose régulièrement une mise en question, un refoulement :

« Je dois être un romantique qui s’ignore. ».

D’ailleurs… Le Requiem vénitien n’est-il pas une ode à la distorsion ? Comme une pièce à deux faces, où le marquis Bulbo serait le double maléfique, le doppelgänger de Giacolli ? L’un sacrifie tout à l’art, l’autre hait l’art et les grands artistes. La monomanie et la radicalité les unissent, entre autres :

« Il te sert d’alibi, Bulbo. Vous pourriez vous entendre à ravir ; un même égoïsme vous anime. Tout le reste, les considérations sur l’art et la vie, n’est que trompe-l’œil. »

Allons plus loin. Bulbo ne sert-il pas de repoussoir à Vincent Engel lui-même, qui y mettrait tout ce à quoi il s’est heurté comme homme ou comme auteur (la jalousie, le non-dit, l’incompréhension, etc.) mais encore tous ses doutes (remise en question d’une Beauté souvent bâtie sur la souffrance humaine, difficulté de mener une carrière et des engagements privés, citoyens, vanité du microcosme, sens des efforts de la création, etc.) ?

Dans le même ordre d’idées, on pourrait être étonné de voir surgir un Requiem vénitien, qui s’avère, au-delà de la composition de Giacolli au cœur du roman, une messe littéraire en hommage à un génie musical méprisé (qui pourrait même être une allégorie de l’Art, si essentiel et si martyrisé partout et en tout temps, une sorte de lamentation grandiose sur la condition du créateur ou de l’homme) de la plume d’un auteur qui a tant réussi :

« C’était ce monde qui offrait si peu de voies pour la réussite et le bonheur. »

A défaut d’entrer dans une psychanalyse de bazar, on pourrait suggérer qu’un Vincent Engel, au contraire de tant d’autres, ne se serait jamais senti installé, suffisamment légitimé à ses yeux. Et, ainsi, il serait toujours demeuré dans le mouvement et le questionnement, la vie, le renouvellement, l’expérience, sans jamais s’embourgeoiser.

Le style

PHIL :

Il y a un formidable plaisir du mot, de la phrase, de la tirade.

Les descriptions de Venise enchantent :

« J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or. (…) J’ai cueilli Saint-Marc aux marges du sommeil ; la place vide, mouillée de souvenirs liquides, semblait attendre mon départ pour se replier. (…) »

Conclusions

PHIL :

Requiem vénitien, le deuxième tome du « cycle toscan » (notons l’art du contrepoint mis en abyme par la distorsion apparente « vénitien »/« toscan »), ne prolonge pas les plaisirs (romanesques) du premier roman, que je place parmi les plus puissants romans de l’histoire de nos Lettres, mais, ô gageure, à défaut d’un récit qui emporte, il livre d’autres plaisirs (littéraires, intellectuels), une étoffe riche et classieuse, luxuriante et immensément colorée, il impose un écrivain majeur.

JEAN-PIERRE :

Requiem vénitien et Retour à Montechiarro développent leurs séductions à des niveaux différents. Même si le souffle de l’Histoire est toujours présent dans ce deuxième volume, l’auteur s’y est davantage concentré sur la complexité émotionnelle de ses personnages. Ce faisant, sa phrase se fait plus souple, flexible, ondoyante, imagée : ce que l’on a perdu en souffle romanesque, on le regagne dans le pur plaisir du texte et le bonheur d’une réflexion toujours plus subtile sur le sens de nos actes, le sacerdoce de l’art et la complexité de vivre.

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les deux premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre feuilleton Les phases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

*

LES PHRASES BELGES (5) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : RETOUR A MONTECHIARRO de VINCENT ENGEL par PHILIPPE REMY-WILKIN & JEAN-PIERRE LEGRAND

LES PHRASES BELGES (5)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 2

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Premier tome : RETOUR A MONTECHIARRO

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle. Il va se poursuivre le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les tomes réédités dès mai puis un 5e, inédit. Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Montechiarro, Jean-Pierre est aux commandes et Philippe en embuscade !

Les éditions de Retour à Montechiarro

JEAN-PIERRE :

Retour à Montechiarro a été publié en 2001 chez Fayard puis repris en 2003 dans Le livre de poche.

PHIL :

Il atteint les 520 pages dans cette nouvelle édition Ker/Asmodée Edern.

JEAN-PIERRE :

Couronné de succès ce roman l’a également été par les prix : le prix Victor Rossel des jeunes en 2001 et celui des Lecteurs du livre de poche en 2003, année où il fut aussi Choix des libraires.

Le premier roman du cycle

JEAN-PIERRE :

Voici donc le premier opus du cycle toscan rebaptisé Le monde d’Asmodée Edern. Pour ceux qui seraient décontenancés, l’auteur a glissé en préambule un court texte explicatif :

« Le monde d’Asmodée Edern est un vaste ensemble romanesque dans lequel le personnage d’Asmodée Edern, alias Thomas ou Tommaso Reguer, passe ou repasse, facétieux vieillard sur lequel le temps n’a pas d’emprise. Certains le prennent pour un magicien ou un démon, qualifications qu’il rejette ; il n’a d’autre volonté que d’ouvrir les êtres qu’il croise aux multiples destinées qui s’offrent à eux ».

Dans l’Ancien Testament, Asmodée est un démon et donc un agent de destruction et de malheur. Vincent Engel retourne le concept : personnage immortel, Asmodée Edern devient un messager bienfaisant.  Il n’offre ni le pouvoir ni la puissance, il ne libère aucune force surnaturelle. Son message tient en quelques mots :

« Laissez être ! Offrez-vous, mains tendues, à la vie qui surgit dans toute sa fraîcheur. »

La vie, rien que la vie mais toute la vie.

PHIL :

En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :

Les grandes lignes du récit

JEAN-PIERRE :

Nous sommes en 1855, à Montechiarro, petit village toscan. Orphelin de père et de mère, le jeune Adriano Lungo est confié par le père Baldassare à l’austère comte Bonifacio Della Rocca qui réside dans la magnifique villa Bosca, entourée d’un vaste domaine. Père du petit Domenico, il a été brusquement quitté par son épouse. Celle-ci ne nous est pas inconnue : il s’agit de la princesse Lætitia Malcessati, que nous avions laissée en fuite à Venise en compagnie de sa mère dans le « romansonge » Raphael et Laetitia. Que s’est-il donc passé ?

Nous remontons six ans plus tôt. Della Rocca s’est rendu à Venise à la demande du mystérieux Asmodée Edern : Bonifacio doit lui rembourser un prêt accordé autrefois à son père. Cette venue à Venise est prétexte pour Asmodée à entraîner le comte dans le tourbillon mondain de la Sérénissime et à lui présenter la belle Laetitia, dont il tombe immédiatement amoureux. Bonifacio n’ignore pas cependant l’idylle nouée par celle-ci à Berlin avec un certain Raphael : « Elle l’aime encore, elle l’aimera toujours… » Il l’épouse toutefois (Phil : il veut lui offrir une chance de rompre la fuite infernale que lui impose Alba, sa mère). Elle lui donne un enfant : Domenico. Raphael ressurgit. Laetitia le suit en Amérique.

Les années s’écoulent. Avec son partenaire Umberto Coniglio, un riche négociant dont il se méfie d’abord avant d’en devenir l’ami, le comte Della Rocca fait prospérer son domaine. Domenico s’étiole sous le poids de l’abandon maternel. Adriano fait des études, devient instituteur et, sur fond de Risorgimento, s’investit dans le destin collectif de la petite cité.

PHIL :

J’ai beaucoup aimé cette partie, romantique et positive, constructive. Alors qu’une aristocratie surannée est incapable de s’adapter et qu’un monde s’apprête à disparaître (on songera au Guépard de Lampedusa et Visconti), une poignée d’hommes de toutes conditions s’unissent pour propager le progrès, la bienveillance. Des ascensions croisent des chutes.

JEAN-PIERRE :

Nous sautons une génération et plongeons dans l’année 1919. Une crise économique sévère secoue l’Italie mais aussi une crise morale. Le pays est tiraillé entre socialistes révolutionnaires et droite nationaliste. Un certain Benito Mussolini entend bien tirer parti de la confusion et s’installer au pouvoir. Le fascisme italien est en marche…

La fortune des Della Rocca a périclité. Pour sauver la villa et son domaine, Agnese, la fille qu’a eue Domenico d’un mariage dont ne nous saurons rien si ce n’est la mort en couches de la jeune mère, est contrainte d’épouser Salvatore Coniglio petit-fils d’Umberto et fasciste aussi médiocre que convaincu. Son ascension est à l’image du délire fasciste, tragi-comique au sens le plus noir du mot.

Dans ce monde outrageusement et bassement viriliste, Agnese et ses deux filles, Anna et Michaella, survivent selon les ressources de leurs personnalités propres. Agnese s’éprend d’un amour sublimé pour Sébastien Morgan, un jeune photographe belge, activiste communiste ; Michaella retourne contre les hommes son précoce et troublant pouvoir de séduction, sa rage contre elle-même ; Anna s’abîme dans une trompeuse soumission. Sébastien quitte l’Italie pour la Guerre d’Espagne. 

PHIL :

Quel changement de ton dans cette deuxième partie ! Un peu comme si on passait des atmosphères du Guépard à celles du 1900 de Bertolucci. La violence et le mal déferlent. Tout en laissant la place à une nouvelle utopie (après celle du cénacle qui entourait Bonifacio), celle des amours d’Agnese (admirablement portraiturée) et Sébastien.

JEAN-PIERRE :

Dernière époque : les années septante, l’Italie des années de plomb. Laetitia, fille de Michaella et modèle, se rend à Montechiarro. Sébastien, artiste maintenant reconnu, souhaite faire une série de clichés de la jeune femme, repérée dans une publicité. Laetitia ignore tout du passé et des déchirements qu’elle va devoir affronter afin de renouer les fils de sa propre existence. Sébastien sauvera-t-il de l’effacement progressif de sa mémoire l’image de celle qu’il a tant aimée mais qui jamais n’accepta d’être photographiée ?

PHIL :

Insistons sur la composition de Retour à Montechiarro, un roman qui juxtapose en fait trois romans/trois époques : « 1849-1889 », « 1919-1943 » et « 1978 ».  Qu’on pourrait lire séparément mais dont l’addition insinue une série d’effets du meilleur aloi, de suppléments de sens.

Un roman historique

JEAN-PIERRE :

Dans une interview donnée à l’occasion de la parution de Retour à Montechiarro, Vincent Engel confiait :

« Je voue de fait une grande passion à l’histoire, même si je pense que je n’aurais pas fait un bon historien. Je m’implique trop dans ce que je fais. C’est la fiction qui me permet de joindre les deux bouts. »

« Joindre les deux bouts » ! Comment mieux y parvenir que par le biais d’un roman historique. Car c’est bien de cela dont il s’agit ici. Non pas de l’histoire romancée de personnages réels mais bien d’une fiction totale, enracinée toutefois dans le terreau de l’Histoire.

PHIL :

Un roman historique, certes, mais sans les défauts de la plupart des romans historiques. Car Vincent Engel réussit la gageure d’un hommage à la littérature française du XIXe siècle dénué de tout passéisme, infiltré même par des touches de post-modernisme. Comme un Charles Palliser l’a accompli dans son Quinconce, qui ressuscite Dickens en épousant une perspective décapée. On rappellera ici que Vincent Engel est aussi, dans une autre vie (universitaire), un professeur de littérature contemporaine.

JEAN-PIERRE :

Centré sur l’Italie et plus focalisé encore sur la Toscane, le roman s’articule sur cinq générations de femmes se distribuant en trois époques emblématiques – le Risorgimento, la période fasciste, les années de plomb – séparées chacune d’une solution de continuité de trente ans environ. Cet étirement de la narration sur un temps long lui donne une portée herméneutique : transcendant les temporalités, il suggère des invariants que l’on retrouve en creux des embardées du siècle passé : la violence masculine et la soif de domination qu’elle porte, la révolte, moteur de l’action toujours menacée de se retourner en certitudes sanglantes. Sur un plan plus général, ce qui a fait la fortune de Venise porte en germe la faillite morale de l’Italie à venir :

« Les Vénitiens ont dressé les quatre piliers du monde moderne : le commerce et le pouvoir comme valeurs suprêmes, la culture pour faire diversion. Et le ghetto. »

Tout est dit.

PHIL :

Notons cet invariant du « cycle toscan », pour la première fois décliné : une oscillation entre deux pôles italiens : la Toscane (et Montechiarro) et Venise.

JEAN-PIERRE :

Au centre du roman, la période fasciste de l’Italie est sans doute la plus attentivement reconstituée. L’ascension de Mussolini, les faisceaux de combat, les squadristes, la marche sur Rome, l’assassinat de Matteotti, l’entrée en guerre, la chute du régime, tout est suggéré plus qu’explicité et contribue à un effet de grande vérité historique, sans nuire un instant au souffle romanesque. Le fascisme italien apparaît pour ce qu’il est : une tentative presque burlesque de modernité alternative fondée sur un citoyen-soldat débarrassé du sentimentalisme et de la pitié hérités du christianisme.

Dépourvu de corpus idéologique plus ou moins élaboré comme le nazisme ou le marxisme, le fascisme italien plonge ses racines dans un courant esthétique subtilement évoqué par Vincent Engel : le futurisme. Et de parsemer son roman de quelques citations du Manifeste futuriste de Marinetti, l’une des figures de proue du mouvement :

« Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité (…) La guerre est la seule hygiène du monde (…) La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. »

Sur ce dernier sujet de la vitesse, on sait que le régime fasciste vouait un culte à l’automobile et s’enorgueillissait de faire arriver tous ses trains à l’heure. Un petit leitmotiv essaime dans tout le roman jusque dans ses dernières pages : celui de la gare de Montechiarro fantasmée par la famille Coniglio et qui ne verra jamais le jour. La révolution fasciste porte à son paroxysme la déchéance des valeurs éthiques au profit des valeurs pratiques.

Il n’est pas étonnant que la période fasciste occupe la partie centrale du roman : elle puise son impulsion dans la poussée nationaliste qui la précède et prolonge au sein des années de plomb sa meurtrière fascination pour la violence. Au fond ce n’est pas tant l’Histoire événementielle qui importe ici que son poids sur les existences individuelles et la mise en évidence de la porosité des époques.

PHIL :

Observation essentielle ! Qui ouvre la porte à la dimension supérieure du roman, dont la littérarité fait exploser l’étiquette, la gangue du roman historique.

Une construction savante

JEAN-PIERRE :

A l’image de tout le « cycle toscan », Retour à Montechiarro illustre le goût de Vincent Engel pour les jeux de construction. Les romans du cycle (Phil : à l’exception du Requiem vénitien) respectent une structure ternaire : chacune des trois parties possède une autonomie relative tout en étant organiquement liée aux deux autres. Cette liaison/déliaison se répète à l’échelle du cycle : les cinq romans peuvent se lire séparément mais l’ensemble dessine une généalogie et une géographie romanesques d’une grande cohérence.

La première partie de Retour à Montechiarro est à mes yeux assez emblématique par sa fonction séminale initialement dévolue à Raphael et Laetitia, désormais résorbé dans l’ensemble du cycle. Trois lignées y sont à l’œuvre qui pousseront leurs surgeons dans chacune des époques qui délimitent le roman. Mais, dans le même temps, certains personnages, dont on pressent le potentiel romanesque, ont un parcours elliptique dont une part échappe à notre vue. Leur trajectoire se poursuivra ou sera explicitée dans d’autres volumes du cycle. C’est le cas de Domenico Della Rocca, fils de Bonifacio et père d’Agnese qui, elle, va hanter les deux autres parties du roman.

PHIL :

En effet, Domenico apparaît dans la partie I du troisième roman du cycle, Les absentes, et il prend toute la place dans la partie II du même ouvrage, partant aux States, à la recherche de sa mère.

JEAN-PIERRE :

D’autres personnages ne font que passer, apparemment anecdotiques. Ainsi en est-il du musicien Giacolli ou du marquis Bulbo qui trouveront leur densité dans Requiem vénitien.

PHIL :

Giacolli sera beaucoup évoqué dans les trois parties des Absentes, jusqu’à jouer un rôle capital dans la troisième partie dudit livre, que je considère comme un (nouveau) point d’acmé de l’œuvre de Vincent Engel et du cycle.

JEAN-PIERRE :

C’est comme si le romancier obéissait aux règles de la perspective cavalière : selon le point de vue choisi, tel personnage apparaissant ici en pointillés reparaîtra ailleurs en traits pleins. Une galaxie littéraire naît donc sous nos yeux : elle obéit à un principe d’expansion contenu par une force gravitationnelle qui en assure la cohésion.

Au sein de la structure tripartite de Retour à Montechiarro, l’auteur entretient un jeu subtil de correspondances, un effet de miroirs, de diffractions successives. Le tableau du Titien – Le martyre de saint Sébastien – orne la salle à manger du palais vénitien d’Asmodée Edern, qui voit sous le masque de béatitude du saint le visage de la volupté et du désir fantasmés par le peintre et, dans les flèches qui le transpercent, la stigmatisation de ses penchants homosexuels coupables. La même ambiguïté se tapit dans Martyre et héroïsme, une toile attribuée à Carlo Carrà, où l’on devine « découpé en lamelles fauves, le corps d’un jeune homme criblé de traits brûlants ». Salvatore Coniglio, qui l’a choisie pour orner son bureau, la décrochera suite aux sarcasmes de ses amis fascistes, malgré tout plus clairvoyants dans leur délire. Une photo du Duce la remplacera, preuve que l’art, même dévoyé par l’idéologie, conserve toujours un ferment de dissidence ou de révolte.

Rien que par son prénom, Sébastien Morgan duplique à son tour l’image du saint :

« Je me réjouis (écrit Ulisse dans une lettre à Agnese) que tu aies retrouvé ce Sébastien. Il est photographe, mais son nom – et sa beauté, à t’en croire – évoque plutôt notre peinture italienne. Tout ce qui t’approche est sanctifié ! Mais je lui sou­haite (certains prieraient) d’échapper aux flèches que notre époque aiguise. Je doute qu’elles mènent à l’extase ! »

La Dernière cène du Tintoret, dont l’audace cachée offusque Bonifacio, offre un autre exemple de diffraction, puisqu’on retrouve ce titre en première de couverture d’un album composé par Sébastien Morgan à la demande d’une riche et belle Américaine atteinte d’une maladie incurable. L’œuvre consiste en une série de nus de la malade à la beauté altérée mais sublimée par l’art du photographe. L’album sera ensuite adressé à une série d’hommes, des prétendants auxquels elle s’est jusque-là refusée malgré les infidélités répétées de son mari. Une manière de se donner symboliquement et, par son concours à une démarche artistique, de corriger in extremis une réalité tragique et absurde. Dans un élan pareillement libérateur, la pose reprise en couverture de l’album sera mimée à l’identique par Laetitia lors de sa propre séance de photos.

Sous le signe d’Ulysse et de Camus

JEAN-PIERRE :

Outre que l’auteur a choisi une citation de Camus pour épigraphe, l’un des personnages principaux de son roman, Sébastien Morgan, est lui-même fervent lecteur de Camus, dont il partage l’éloge de la révolte et la méfiance à l’égard des révolutions, grandes dévoreuses de vies humaines. Vu leur importance dans le roman, il n’est pas inutile de brosser rapidement quelques-unes des principales idées camusiennes. Camus part de deux faits existentiels : l’absurde comme rencontre de l’absolue contingence du monde et de l’exigence de sens qui se confond avec notre conscience ; la révolte qui est à la fois refus catégorique (de l’injustice) et affirmation d’un principe (celui de justice). Camus déconstruit l’apparente logique qui se prévaut de ces deux faits pour justifier les pires folies meurtrières des hommes ou leur fantasme d’anéantissement, individuel ou collectif. On ne peut tenir compte de la seule contingence et ignorer l’exigence de sens comme, à l’inverse, on ne peut faire fi de la contingence et affirmer le seul principe dans sa vérité prétendument absolue. De même, sous peine de se dévoyer en pure violence, la révolte ne peut refuser une violation (d’un droit) qu’en affirmant le principe violé. Comme l’écrit joliment le philosophe Frédéric Worms les criminels sont ou bien dogmatiques ou bien nihilistes, voire parfois les deux. Camus va cependant plus loin que cette déconstruction et nous invite à vivre pleinement notre humaine condition, non seulement comme un défi mais aussi comme source de bonheur et de dignité.

Retour à Montechiarro ne se limite pas à une simple référence à un auteur admiré : tout le roman est placé sous le signe de Camus, tant chaque personnage semble incarner un type d’articulation de l’absurde et de la révolte, de l’acquiescement et du refus, de la passivité et de l’action, avec aux deux extrêmes la tentation du suicide et la permission du crime.

Probablement est-ce sur le thème de la révolte que Vincent Engel se rapproche le plus de Camus. Sébastien, qui a combattu lors de la guerre d’Espagne, morigène Giovanni, membre des Brigades rouges :

« Je devine ce qui vous turlupine, Giovanni ; avant-guerre, j’étais un militant communiste. J’étais venu en Italie en tant que journaliste pour enquêter sur le jeune régime fasciste – et j’ai rencontré Agnese. À l’époque, je n’aurais pas cru que ce qui animait les Chemises noires différait si peu de ce qui motivait les Chemises rouges : une même fascination pour la violence, la croyance puérile que les choses peuvent changer radicalement et ne peuvent le faire durablement que par la violence. »

Si la révolte est ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme, les révolutions trahissent trop souvent les aspirations qui les ont portées et, agitant l’étendard de la liberté, installent la dictature. Alors, que reste-t-il à l’homme dans un monde qui se réduit à ce qu’il est, déserté de toute transcendance ? Que faire ici-bas, où la flèche du temps pointe vers toujours plus de violence ? Comment se débrouiller avec le malheur omniprésent ? Il faut revenir à l’essentiel, loin des idéologies et des fanatismes de tout poil. L’essentiel, s’exclame Sébastien, « construire son bonheur avec les moyens du bord ». Tout malheur et toute mort sont plus ou moins vains : ils n’ont pas d’autre sens que celui que l’on donne à son existence. Point de salut hors la vie. Point de chemin hors de cette ligne de crête évoquée par l’auteur dans une interview :

« (…) ne jamais accepter : ni le suicide, ni l’espoir. Rester dans une révolte et un mouvement permanents. Ne jamais accepter et ne jamais se consoler. »

Par son insistance, dès son titre, sur le retour, par son allusion à Ulysse dans son premier chapitre, poursuivie ensuite par l’irruption d’Ulisse Lungo, fils d’Adriano, Vincent Engel donne à son roman la coloration d’un mythe. La démarche n’est d’ailleurs pas étrangère à la filiation camusienne que nous avons soulignée. La figure d’Ulysse passionnait Camus, auteur lui-même d’un Retour à Tipassa.

L’abandon, les violences du fascisme et la guerre contraignent une partie des personnages – Agnese, Ulisse, Anna, Michaella – à une sorte d’exil intérieur. Par ailleurs, la répétition, d’une époque à l’autre, de la malédiction familiale évoque l’itinéraire à la fois spiraloïde et centripète d’Ulysse mais appliqué à toute une lignée. Dans son article du Dictionnaire des mythes littéraires, Denis Koehler (cité par M.N. Chikhi) précise :

« L’Odyssée se présente comme un long dehors, une expulsion de soi, jusqu’à la réappropriation du “dedans” qui est le retour à Ithaque. »

C’est exactement ainsi que je vois l’itinéraire qui mène d’Agnese à sa petite-fille Laetitia en passant par la fille/mère Michaella. Parlant de celle-ci, Laetitia confie :  

« Je cherche la solution d’une énigme qui condamne sa vie et qui hypothèque la mienne. »

Le retour de Sébastien, Laetitia et Giovanni à Montechiarro est leur retour à Ithaque et la réappropriation de leur destin.

PHIL :

Tu ouvres un sillon de réflexion très profond, qui m’a durablement marqué. Sans t’avoir lu encore, livrant une étude sur Montechiarro à la Revue générale (numéro de mars 2023), j’ai développé l’idée d’un « sur-roman » arrimé à une série de courants majeurs de notre histoire culturelle, intellectuelle et artistique : Zola et l’hérédité, More et l’utopie, Nietzsche et son éternel retour (relayé lui-même par Rodenbach, Boileau-Narcejac ou Hitchcock), la Bible (et son combat eschatologique entre le Bien et le Mal, ses figures d’anges et de démons, etc.), etc. Et jusqu’à la Shoah, dont l’essence me semble ici comme transférée dans une autre page d’histoire, un autre lieu.

Dans l’œil du cyclone

JEAN-PIERRE :

En météorologie, l’œil du cyclone désigne le centre de la circulation cyclonique où règne une zone de vents calmes et de temps clément. Dans le roman, l’expression est employée à neuf reprises dans son sens métaphorique pour désigner le lieu existentiel de plus en plus étroit où doit se tenir Agnese pour se préserver ainsi que ses filles. Épouse d’un fasciste et potentat de carnaval, elle se trouve dans l’œil du cyclone des violences déclenchées par les hommes. Mélange de courage résolu et de dénuement, cette héroïne semble elle-même une métaphore du combat séculaire des femmes, d’une véritable guerre des sexes :

« (…) les hommes contre les femmes, les femmes avec leurs mains nues, nues, toujours réduites à cette nudité, instrument de leur perte aussi bien que de leur triomphe contre les multiples uniformes de l’orgueil, de la force brute et des certitudes écrasantes. »

S’il est exagéré de dire que le roman de Vincent Engel est un roman féministe, il est sans conteste centré sur les femmes. On devine chez l’auteur une horreur de la vulgarité testostéronée de beaucoup d’hommes, de leur virilité ombrageuse, de leurs certitudes satisfaites et parfois sanglantes, de leur oppression tranquille d’une moitié de l’humanité. Certains hommes font bien entendu exception : le comte Della Rocca, Adriano, Ulisse, Sébastien Morgan.

PHIL :

Souvent des hommes marginalisés, juifs, homosexuels, etc.

JEAN-PIERRE :

Tous dérogent aux critères virilistes de leur époque et expriment la part la plus féminine d’eux-mêmes. De ce point de vue, Sébastien Morgan est assez exemplaire. Sa première apparition est mémorable :

« C’était un homme comme elle n’en avait jamais rencontré, sauf peut-être en peinture, presque un adolescent, un éphèbe ravissant et doux, nerveux et apaisant à la fois, un Apollon, ainsi qu’Ulisse décrivait Cenzo, bien que les deux jeunes gens dussent pourtant être très différents. Une étrange chaleur s’empara d’Agnese, distincte de celle qui transformait le wagon en étuve.

— Votre visage…, reprit subitement le voyageur. Vous re­ssemblez aux saintes des peintres toscans. À la madone de Botticelli. Excusez-moi, mais j’adore la peinture ! »

Ephèbe ravissant et doux d’un côté, sainte de l’autre, la scène serait étrangement asexuée n’était la troublante chaleur qui gagne Agnese et dont le souvenir lui reviendra à plusieurs reprises. C’est pourtant sur un mode très chaste que leur relation va se poursuivre. Cette relation éthérée se construit en contrepoint saisissant d’une société fasciste bassement érotisée. Réifiée par la sexualité brutale de son mari, Agnese associe le seul amour qu’on lui a jusque-là témoigné au « corps puant et gras de Salvatore » :

« C’était (pour elle) l’effroi suscité par ce sexe grotesque dressé comme un salut fasciste, c’était tout ce qu’elle refusait que fût Sébastien (…) Non, elle ne pouvait imaginer qu’il y eût autre chose que cet élan de l’âme, que cette illumination, cet embrasement qui, pour durer, ne devait rien consumer. »

Agnese peine à nommer cette flamme qui pourtant la brûle. Sébastien la rejoint dans cette assomption métaphorique et ne lui demande rien d’autre, « de peur de perdre l’essentiel, de rompre l’état miraculeux qui lui accordait le privilège de fréquenter une sainte, (…)  une de ces saintes sans autre transcendance que la détresse de qui aspire au bonheur et ne trouve qu’un air vicié qui asphyxie lentement ses rêves ».

Peut-on vivre sans amour ? Cette question lancinante revient à de multiples reprises. A l’évidence, non. Mais l’amour sera sublimé, le désir détourné en une sorte d’épiphanie de l’être. Fou d’Agnese et de la Toscane, Sébastien identifie l’une à l’autre. Pays et femme se fondent en un paysage tout de grâce et de féminité blessée qu’il photographie inlassablement. Agnese, se refusant obstinément à l’objectif, sera, sous l’œil de l’artiste, l’absente pourtant au cœur de toutes les images, en une secrète anamorphose dont il recherchera la clé le restant de sa vie.

À l’époque de ma première lecture, lors de la sortie du roman, l’insistance sur la trivialité et la morne tristesse de la vie sexuelle d’Agnese et de ses filles m’avait surpris par son contraste avec la laconique pudeur de l’évocation de la sexualité heureuse de Laetitia et Giovanni. J’attendais ici une vision plus solaire et moins économe. Ce déséquilibre, que je retrouve à la seconde lecture, continue de m’interroger. J’attends d’être plus avancé dans le « cycle toscan » pour me faire une opinion.

PHIL :

J’ai rarement lu, sinon jamais, un roman, un cycle à ce point parcourus par le thème de l’angélisme. Que tu décris pour la relation Agnese/Sébastien mais qui jaillit tout autant dans le sillon des figures mystérieuses d’Asmodée Edern et Thomas Reguer, des allures d’anges-gardiens des personnages,

Le miroir des pierres

JEAN-PIERRE :

Dans la continuité oppressive infligée par les hommes, artisans d’un monde qui leur confisque la parole, les femmes, sous le fascisme, sont plus que jamais tenues, écrit Vincent Engel, à un « silence minéral ». Cette minéralité revient plusieurs fois sous la plume de l’auteur. Un leitmotiv de la pierre se déploie tout au long du roman : « l’œil morne des vestiges de l’enceinte de Montechiarro », la faiblesse de Domenico « qui est celle des pierres d’une enceinte incapable de s’opposer à son démantèlement », Agnese de plus en plus « gagnée par l’esprit des pierres qui l’entourent ». Cette métaphore répétée semble symboliser la passivité imposée, subie ou parfois choisie comme malgré soi.

VINCENT ENGEL (en confidence) :

Les pierres de Montechiarro ou Le destin des pierres était d’ailleurs le premier titre auquel j’ai pensé. Quand Lætitia est partie et que Bonifacio se retrouve avec Baldassare, ils ont un dialogue qui dit (je cite de mémoire) : « Le destin du bois est de brûler, celui des pierres est de rester. » Je ne sais pas si vous en parlerez plus loin, mais je le dis ici pour ne pas oublier ; il y a une phrase qui revient dans presque tous mes romans, et que j’ai écrite pour la première fois dans le premier roman (non publié) où apparaît Baptiste Morgan : « On s’invente des histoires pour partir et on trouve des prétextes pour rester. »

JEAN-PIERRE :

Dans le prolongement du thème des pierres, la Villa Bosca se profile comme un personnage à part entière. Elle porte en elle toutes les ambivalences des vies qu’elle abrite successivement. Face au palais des Coniglio, dont « les murs ne paraissent avoir aucune fin », la villa et son domaine forment une enclosure de lumière qui préserve illusoirement les Della Rocca des folies du monde mais favorise un repli sur soi qui marquera Domenico. Elle constitue aussi un double enjeu :  objet de conquête pour Salvatore Coniglio, qui la possèdera comme sa femme, avec la même brutalité, avant de les rejeter toutes deux ; instrument de réappropriation de la mémoire pour Sébastien, qui respectera la promesse tenue à Agnese de racheter la villa, écrin dans lequel Laetitia se donnera à l’objectif de l’artiste, renouant ainsi le fil de sa vie à celui de l’histoire familiale.

Dans un creux du jardin de la villa, une autre pierre creuse son empreinte dans l’espace mémoriel : une stèle sur laquelle Domenico a fait graver les prénoms de la princesse Malcessati et de sa femme morte en couches. Sébastien y ajoutera celui d’Agnese. Une trace pour jamais de l’absence et d’une vie dérobée à son accomplissement. Je n’ai pu m’empêcher d’y voir le noyau d’une névrose.

PHIL :

Et que dire de la porte en pierre du village ? Qui semble une métaphore de la Beauté, du Passé, de l’Art. Qui oppose donc, quant à son devenir, divers protagonistes du récit. Et de même avec des palais vénitiens, Vincent Engel s’attardant dans ce roman mais dans d’autres du cycle (sinon tous ?) sur les ravages occasionnés à la pierre par d’atroces restaurations. Tu me fais d’ailleurs penser à un détail (?) du Requiem vénitien, où un personnage-phare se suicide en se jetant dans un canal accroché à… une statue. Qui réapparaîtra, elle.

Art et mémoire

JEAN-PIERRE :

Lors de leur dernière rencontre dans la campagne toscane, Agnese et Sébastien ne se touchent pas. Lui n’a même pas emporté son Leica. Sans le savoir encore, ils se quittent pour toujours. La page est très belle :

« Ils se quittèrent au sommet d’une colline, sans un geste ; elle descendit vers un bois et il resta en haut à la regarder s’éloigner, droite sur sa selle, qui pleurait sans doute, qui ne se retourna pas, qui savait, tandis que lui-même s’enivrait jusqu’à en mourir de cette image, de cette décomposition d’image, de son effacement progressif : une femme aimée qui se fond dans le paysage, un paysage qui, plus que jamais, mieux que jamais est cette femme, l’accueille en son sein pour lui offrir un impossible repos au royaume des hommes. Les branches s’écartèrent. La forêt l’absorba. »

Sébastien et Agnese n’ont donc plus que la mémoire pour se revivre l’un l’autre. Agnese a toujours refusé d’être photographiée par Sébastien : qu’allait-il donc deviner d’elle qu’elle en ait peur ? A-t-elle pressenti ce « troisième œil » que le jeune homme nomme plaisamment le regard de l’âme qui, même à son insu, capte la vérité d’un être, ses failles secrètes, son désespoir le plus caché ? Mais la mémoire est à la fois victoire et défaite. Dans les carnets qu’Agnese a tenus se lit la lente dissolution du visage aimé. Sébastien lui aussi vit dans l’angoisse de l’évanescence de sa souvenance. Comment reconstituer un visage perdu, un sourire, la lueur d’un regard ? A partir de quand cesse-t-on de se souvenir pour imaginer ?

« Le pire oubli qu’imaginer », écrivait Aragon. (qui poursuivait, sauf erreur : « C’est oublier jusqu’au fait de l’oubli même. ») Pas si sûr… Mémoire et création sont étroitement liés dans le roman de Vincent Engel. Tout se passe comme si, en refusant d’être photographiée, Agnese chargeait Sébastien de la recréer, ce qui sera le but de son œuvre ultime par la médiation de la série de photos prises de Laetitia.

Vincent Engel aime à citer un vers de Didon et Enée de Purcell :

« Remember me and forget my fate. »  

Comme il l’écrit dans Le don de Mala-Léa, c’est une exhortation à « se souvenir de l’essence des êtres, indépendamment de ce que le destin les a contraints à devenir. Tout ce qu’un être aurait pu être, s’il n’avait pas été ce qu’il a été. Le destin, sclérose de vie. Le roman, absolue liberté. Mais le destin gagne toujours, au dernier souffle ».Le projet de Sébastien est l’image en miroir de l’essence du travail de l’auteur. Sébastien fait l’offrande à Agnese d’une vie qu’elle portait en elle mais n’aura pas vécue. Où l’on rejoint également la vision camusienne de l’art comme révolte et correction du réel :

« Il ne fallait pas que tu me revoies, que tu saches que j’avais survécu ; il ne fallait pas que tu connaisses la misérable métamorphose de mon visage. Toi seul pouvais m’offrir ce qui est interdit aux mortels : abolir le temps et effacer ce qui fut. »

PHIL :

Il convient ici d’évoquer la personnalité de Vincent Engel hors livres. Ce n’est pas par hasard qu’il consacre une partie considérable de son temps libre (quand dort-il ?) à des projets mémoriels. On se souviendra qu’il a beaucoup étudié jadis la Shoah et Elie Wiesel ; tout récemment, il a sauvé la revue Marginales de son ami Jacques De Decker à droite ou lancé le site Liber amicorum à gauche, dévolu aux écrivains disparus récemment. Les absentes (ce titre !), le troisième tome du cycle, donne la clé d’un rapport au monde à travers la disparition progressive (une longue maladie) de sa mère et sa confrontation essentielle (au sens le plus fort) avec le deuil, la survie.

Hérédité et transmission

JEAN-PIERRE :

« Je suis le pénitent exaspéré des fautes que je n’ai pas commises … »

Cette citation d’André Baillon revient à trois reprises : Laetitia se l’approprie, qui tente passionnément « d’articuler son propre salut à son amour pour sa mère ».Sous la plume de Vincent Engel, la formule est à la fois une malédiction et l’indice d’une révolte possible : le pénitent est exaspéré ; il est donc au seuil de l’action. Très finement, l’auteur aborde la question de l’héritage, qui ne se confond pas avec l’hérédité, bonne, écrit-il, pour les petits pois :

« Nos gênes véritables sont les événements qui nous façonnent, souvent à notre insu. »

Dans sa dimension psychologique, qui nous intéresse ici, l’événement se constitue de « tout ce qui est capable de modifier la réalité interne d’un sujet (fait extérieur, représentation, trauma, choc amoureux, lecture, rencontre) ». Dans le cours du roman, plusieurs « événements » se succèdent, qui impactent significativement la psychologie des personnages. L’un de ces événements donne l’impulsion première : l’abandon de Domenico Della Rocca par sa mère. Il surdétermine le destin de toute une lignée :  ses effets se prolongent jusqu’à la cinquième génération comme le choc de la première boule du pendule de Newton produit le mouvement de la cinquième.

PHIL :

On pense souvent à Zola et aux Rougon-Macquart ! Mais le rapport à l’hérédité sera interrogé plus loin en amont encore, quand le quatrième tome du cycle, Le miroir des illusions, nous révélera qui étaient les parents de la première Laetitia, soit les grands-parents de Domenico.

JEAN-PIERRE :

Le destin qui semble se répéter est le fruit d’un héritage transgénérationnel. Il est frappant dans le cas de Michaella, qui transmet à sa fille Laetitia le vécu traumatique d’un viol tu : cette blessure désertée par les mots irradie la vision des hommes que la mère communique à sa fille. L’« impassé » ronge le présent.

Dans le déroulé du roman défile la longue histoire d’une malédiction familiale dont cependant la lignée des femmes semblera pouvoir s’extraire lorsqu’enfin leur puissante soif de vie et de liberté sera plus forte que le poids de mort.

PHIL :

La psychologie individuelle est inscrite dans le marbre de la sociologie. Un groupe social pourrit sur pied et s’effondre, un autre grimpe les degrés du succès, etc. Comment arriver à se démarquer de l’élan d’un clan, d’un groupe ? Comment échapper au déterminisme, social ou familial ?

PS En off, Vincent Engel nous confie son grand intérêt pour l’épigénétique… que tu décris si bien quelques lignes plus haut.

En guise de conclusions

JEAN-PIERRE :

D’une écriture simple et fluide mais qui sait ménager de très beaux effets, Retour à Montechiarro mêle le grand souffle romanesque à une réflexion profonde sur le destin des êtres, dans lequel se fondent les drames individuels et les tragédies de l’Histoire.

PHIL :

Malgré une facture a priori classique, les digressions pesantes et les longues descriptions sont évacuées, la narration et les personnages règnent. Mais l’écriture, à dire le vrai, se modifie de partie en partie, adaptée à son époque : romantisme et phrases plus longues dans la I ; nervosité, rapidité dans la II ; fragments dans la III.

JEAN-PIERRE :

La complexité de la structure romanesque est, de même, au service de la dynamique narrative, jamais elle n’entrave ou égare. Fidèle à sa conception de la fiction, Vincent Engel tourne le dos à tout psychologisme. Comme il l’écrit ailleurs, le mouvement par lequel les personnages (et par contagion, le lecteur) adviennent à eux-mêmes ne s’interrompt jamais par une conclusion définitive.

PHIL :

C’est tellement vrai que plusieurs personnages (les meilleurs) n’ont de cesse de se remettre en question, de se dévaloriser. La thématique de la légitimité semble se filigraner. L’auteur lui-même contrepointe souvent ses propres élans ou leçons de vie. Laissant ainsi au lecteur une immense liberté d’interprétation. Qui court jusqu’à la narration même.

JEAN-PIERRE :

Dans son énigmacité, Agnese n’a ni tort ni raison. Le jeu fictionnel ne cesse pas avec les dernières pages. Son mouvement continue :

« Que va-t-il se passer ? demande Sébastien.

– Vous verrez bien ! C’est la vie qui va se passer que diable ! répond Asmodée. »

Un cycle commence…

Où Vincent Engel, sollicité, nous livre quelques confidences…

La réédition du « cycle toscan » n’intègre pas son prologue !

VE : Je ne republie pas Raphaël et Laetitia maintenant parce que toute l’histoire se retrouve un peu dans tous les romans. Un jour, peut-être… 

Un mot sur la genèse du « cycle toscan » ?

VE : J’ai écrit Raphael et Lætitia, romansonge pour me consoler de ma déception face à l’hôtel et la région de notre voyage de noces, au bord du lac de Garde (que j’ai détesté). C’était en 1991. Puis, j’ai eu l’idée de Retour à Montechiarro à partir d’un morceau sans parole de Sting, Saint Agnes and the burning train. Comme l’huître autour d’un grain de sable, j’ai développé le schéma de ce roman de 520 pages. Et s’y est greffée l’idée de poursuivre l’enquête sur Raphael et Lætitia, en en disant un peu plus, mais sans tout résoudre. Ils sont donc revenus dans Les absentes, où on en apprend encore un peu plus, mais toujours sans savoir pourquoi la mère de Laetitia s’opposait à ce mariage, et ce que devenaient les deux amants. Tout le monde s’imagine — y compris les personnages qui ne connaissent pas le fin mot de l’histoire — qu’ils sont demi-frère/sœur. Mais c’est trop facile. Il fallait trouver autre chose. D’où Le miroir des illusions… et le fin mot de l’histoire ! » 

Une recherche sur le net nous apprend qu’il existe un Montechiaro mais avec un seul « r » !

VE : Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire. Je l’ai construit à partir de plusieurs bourgs : Scrofiano et Lucignano pour la grand-rue en escargot ; Pienza, pour la vue sur le val à partir de la loggia du notaire Achilli, et évidemment pour le val d’Orcia. Il y a un peu aussi de Montichiello, et d’un tas d’autres bourgs que j’ai découverts après avoir inventé Montechiarro. Alors, certes, il existe un hameau, devenu agritourisme, qui s’appelle Montechiaro (avec un seul « r »), au sud de Sienne. Mais, quand je l’ai découvert sur la carte, j’avais déjà écrit la première partie du roman, et je me suis juré de ne pas y aller avant d’avoir fini (je n’y suis toujours pas allé). Le propriétaire de l’agritourisme est convaincu que j’ai pris son bourg comme modèle et il expliquerait aux gens qui l’interrogent que je me suis complètement trompé.

PS. « Montechiarro », le « mont clair » répond au « Sombreval » d’un autre de mes livres, Les angéliques

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

Lien vers l’épisode précédent : RAPHAËL ET LAETITIA de VINCENT ENGEL

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LES PHRASES BELGES (4) – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN : RAPHAËL ET LAETITIA de VINCENT ENGEL par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES (4)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

LE MONDE D’ASMODEE EDERN

Prologue : RAPHAEL ET LAETITIA

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Nous entamons en ce mois d’avril 2023 un feuilleton, étalé sur plusieurs mois, consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL, qui sera réédité en mai prochain par les éditions KER et ASMODEE EDERN sous un nouveau nom, Le monde d’Asmodée Edern.  

Nous échangerons les rôles (mise en place et contrepoints), Jean-Pierre et moi, en fonction des épisodes, et solliciterons des éclairages de l’auteur lui-même.

Un mois donc avant la réédition du cycle, nous prologuons en revenant au court récit (désigné comme « romansonge ») qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern.

Les éditions du « romansonge »

La première édition de Raphael et Laetitia date de 1996 et s’avère une coédition entre Alfil (France, Neuvy-le-Roy) et L’instant même (une maison canadienne qui a publié d’autres ouvrages de Vincent Engel). En 2003, le texte est réédité par Mille et une nuits (une collection des éditions parisiennes Fayard), en poche. Il est ensuite récupéré par les éditions Asmodée Edern qui le cèdent à Ker (Hévillers, en Brabant wallon) qui le republie en 2011 :

La dernière publication après la dissolution du « romansonge » dans le « cycle toscan » généré par son noyau narratif central ?

Préambule et mise en perspective

PHIL :

Vincent Engel, né en 1963, est devenu assez jeune, au tournant des années 2000 dans le sillage de ses romans Oubliez Adam Weinberger (2000) et Retour à Montechiarro (2001), une figure référentielle de nos Lettres.

Je renvoie pour son parcours à sa fiche Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vincent_Engel

Un parcours très riche et très varié. Celui d’un auteur aux dons multiples mais d’un homme très engagé aussi. J’ai lu naguère avec plaisir quatre de ses livres (Les diaboliques, Alma viva, Les vieux ne parlent plus, Le miroir des illusions) mais une cinquième lecture, celle de son renommé Retour à Montechiarro, m’a bouleversé : je me sentais plongé dans un ouvrage majeur, d’une puissance rarement croisée en francophonie. Une sollicitation de la Revue générale m’a présenté l’opportunité de lui consacrer une étude véritable, parue en mars 2023. Lors de la préparation, en fin 2022, de ladite étude, un échange avec l’auteur m’a révélé ce que j’assimilais à un deuxième signe (une deuxième synchronicité jungienne ?) : l’ensemble du « cycle toscan » allait être réédité en mai 2023.

JEAN-PIERRE :

Je suis entré dans l’univers de Vincent Engel via la lecture de Retour à Montechiarro. La sortie de ce livre a coïncidé avec ma découverte de l’Italie et de la Toscane, de la magie de ses cités avec leurs palais souvent délabrés, témoins de temps plus fastueux, leurs portes ouvrant aux quatre points cardinaux et surtout cette manière toute méditerranéenne qu’ont les gens de s’apostropher avec une cordiale véhémence. Passé le premier instant des retrouvailles, j’ai été conquis par l’alliage d’un style presque austère et d’une structure complexe aux emboîtements multiples.

PHIL :

Le « cycle toscan » ? Quatre romans autonomes mais connectés par des passages dans un village toscan, Montechiarro (fictif, alors qu’il existe un Montechiaro avec un seul « r »), et des allusions aux amours impossibles (et bien énigmatiques) de Raphael (à l’italienne, sans « ë ») et Laetitia : Retour à Montechiarro (Fayard, 2001), Requiem vénitien (Fayard, 2003), Les absentes (Lattès, 2006) et Le miroir des illusions (Les escales, 2016).

JEAN-PIERRE :

Ce cycle romanesque manifeste le goût de l’auteur pour les constructions sophistiquées et l’élaboration de généalogies romanesques très élaborées. Dès le premier volume, Vincent Engel mêle les générations et les époques avec une virtuosité étourdissante.

PHIL :

La réédition de mai 2023 reprendra les quatre romans cités ci-dessus et apportera une pièce nouvelle à l’édifice, une brique de 412 pages : Vous qui entrez à Montechiarro. Tout en offrant un titre clair à l’ensemble : Le monde d’Asmodée Edern. Asmodée Edern ? Oui, comme le coéditeur, ce qui insinue déjà l’une des particularités du cycle et de l’œuvre complète de Vincent Engel : un estompement des frontières réel/imaginaire, un afflux d’interférences entre les livres et la vie de l’auteur, dont nous reparlerons dans la suite du feuilleton.

JEAN-PIERRE :

L’estompement des frontières réel/imaginaire est clairement revendiqué par Vincent Engel qui, dans ses interviews, évoque fréquemment Aragon et son « mentir-vrai ». La fiction est créatrice de vérités. Si on excepte les faits scientifiquement prouvés (et encore cette preuve-là est-elle souvent partielle et temporaire), la vérité surgit moins de la contemplation du réel que de son réagencement par le geste créateur de l’auteur. Le présent « romansonge » illustre bien cette conception :

« Ils (NDLR : Raphael et Laetitia) ne voyaient pas encore que la vérité ne résidait pas dans la réalité des faits, mais bien dans la lecture qu’on en faisait. »

PHIL :

Raphael et Laetitia a donc disparu lors de la présente réédition, comme si le texte s’était dissous dans les livres qu’il a inspirés et qui ont déployé sa matière. Nous le ressuscitons. Car, avant d’attaquer une lecture du cycle complet, il convient de se pencher sur ce que le site des éditions Ker assimile à « la matrice, l’origine des romans italiens » (terme ambigu car Vincent Engel a écrit d’autres livres situés en Italie mais sans connexion avec le « cycle toscan », qui parle surtout de… Venise).

Il était donc une fois un « romansonge »…

Premiers pas dans Raphaël et Laetitia

PHIL :

Les premières pages me font penser à des réunions mondaines filmées par Buñuel, Fellini ou Scola. Serait-on projeté dans une époque plus récente que celle de Retour à Montechiarro (qui démarre en 1855) ? Raphael a « quelque chose d’un aristocrate du siècle précédent » mais il comprend « l’esthétique contemporaine ». In fine, ces impressions temporelles s’avèrent légères et fugaces. Un peu plus loin, le jeune homme se meut dans une époque où dominent le romantisme, des « excès de sentimentalisme », des « velléités révolutionnaires ». La suite, où il est question de bals, de princesse et de duchesse, confirme le XIXe siècle, et le texte, dans sa texture, fond et forme, et même son gabarit (32 pages) s’apparente à l’une de ces longues nouvelles que j’ai lues avec passion en fin d’adolescence dans des recueils des Mérimée, Maupassant, Gautier et Villiers de L’Isle-Adam. Ces « petits maîtres », par rapport aux romanciers briquarts Balzac, Hugo et autres Stendhal, que je place pour ma part au sommet de la littérature française du siècle et, donc, au-dessus des « grands ». Et pourquoi ? Parce qu’ils réussissent la gageure, pour l’époque, de raconter beaucoup en peu de pages tout en esquissant un récit captivant au moyen d’une langue riche et belle. Un art, un secret de fabrication qui se sont trop longtemps perdus. Que je chasse comme auteur. D’où cette infiltration d’une sensation d’affinités électives avec Vincent Engel.

JEAN-PIERRE :

J’ai également été perturbé en début de lecture par le flou temporel qui nimbe la narration. Mais, après tout, ceci est un « romansonge » et le propre du songe n’est-il pas de brouiller toute temporalité ? Les indices semés ici ou là, l’ambiance générale (qui m’évoque le Guépard de Lampedusa), le suave étourdissement des bals masqués, tout cependant suggère le XIXe siècle. Mais aucune datation n’est possible. Il faudra attendre les premiers chapitres de Retour à Montechiarro pour avoir une vue plus précise : nous sommes en 1849 ; c’est en effet à la fin de cette année-là qu’un autre protagoniste, le comte Bonifacio Della Rocca, va croiser le chemin de Laetitia et de sa mère dans une Venise retombée aux mains des Autrichiens.

Même si, lors de la rédaction de cette longue nouvelle, Vincent Engel n’avait pas encore en tête de lui donner un prolongement romanesque, il est presque touchant de voir que celle-ci ouvre son cycle fictionnel le plus connu. Comme s’il s’agissait d’un hommage à un genre que l’auteur a beaucoup pratiqué et théorisé. S’il est un domaine d’élection de « petits maîtres » il a aussi été arpenté par presque tous les grands romanciers, y compris les briquarts précités ou encore Henry James, pour prendre l’exemple de la littérature anglo-saxonne.

Le pitch ?

A la fin d’un repas mondain, le narrateur, complimenté sur les qualités de son épouse et interrogé quant aux circonstances de leur rencontre, en vient à se lancer dans une histoire à tiroirs, qui le conduit à rapporter un récit mystérieux qui… lui a été rapporté.

La suite du pitch sur le site des éditions Ker (en charge de la réédition) :

« Raphael von Rüwich est le fils adoptif et l’héritier de riches aristocrates berlinois. On lui attribue de lointaines origines italiennes : la grâce qui émane de ses traits fins, ses cheveux bouclés et ses yeux bruns ne peuvent être germaniques. Voyageur, il n’a jamais été frappé par la foudre de l’amour… jusqu’à la magnifique fête donnée en son honneur : il reconnaît en Lætitia Malcessati son double, la jeune fille lumineuse, l’être exceptionnel qui le complète. La passion est immédiatement réciproque.

Premiers émois, premières palpitations de jeunes gens qui se cherchent des yeux, Vincent Engel nous entraîne dans le tourbillon sentimental de ces deux amants dont la destinée ne cessera d’être contrariée et l’amour empêché… De Berlin à Venise, en passant par Paris et le lac de Garde, il nous lance à la poursuite de cet idéal féminin. »

Les contenus

PHIL :

Le noyau central du récit raconte la rencontre coup de foudre de deux personnalités soigneusement décrites. Si le ton premier est très classique, un regard plus appuyé décrypte un second degré de modernité. Peut-on parler de post-modernisme ? Sans doute, et j’ai songé à ces grands auteurs anglo-saxons, Iain Pears, John Fowles ou Charles Palliser qui ont digéré Dickens et la littérature du XIXe siècle, pour nous en offrir des variations très contemporaines où se mêlent les plaisirs de la grande fiction et le surplomb intellectuel de qui n’en est pas dupe. Notons ainsi le double récit-cadre qui adresse un clin d’œil à la tradition du… récit-cadre : le narrateur rapporte à ses convives le récit qu’un narrateur bis lui a confié naguère. Idem avec l’usage des indices et élément de suspense, les mystères qui débouchent sur la frustration des lecteurs des trois récits. Avec une morale de l’auteur en filigrane ? L’important n’est pas la destination mais le voyage, ce qu’il permet d’accumuler comme expériences ?

JEAN-PIERRE :

Par la structure adoptée, les dix premières pages m’ont immédiatement fait songer à Henry James, ce prince de la nouvelle qui a lui aussi beaucoup recouru à la technique du récit cadre. Le procédé est ici très habilement conduit : un premier arc narratif – le secret de la rencontre entre le narrateur et son épouse – sert de prétexte au second – l’éblouissement amoureux de Raphael et de Laetitia, suivi de l’étrange fuite de cette dernière en compagnie de sa mère. A leur tangente, nous avons la réponse à la question qui était le moteur apparent de l’anecdote racontée, mais le second arc narratif file en asymptote vers un mystère inatteignable par le lecteur. Le deuxième récit a subrepticement éclipsé le premier et, à l’image des invités du narrateur, nous sommes à la fois heureux d’avoir été captivés et frustrés d’être abandonnés au seuil d’une nouvelle énigme. Vincent Engel s’est joué de nous avec maestria.

PHIL :

La fin du récit précipite dans ce qui, je crois, a engendré ma vocation d’auteur : les limites du réel. Matérialisées (et mises en abyme !) par le fait majeur de mon enfance : j’ai reçu des collections incomplètes des magazines Spirou et Tintin, donc des récits dont je n’avais qu’un morceau, jamais le début ni la fin. Curieusement, j’ai passé ma vie à chercher les histoires complètes de ces BD et entrepris de raconter des histoires maîtrisées de A à Z, quand Vincent Engel assume la condition humaine et le flou qui flotte nécessairement sur bien des axes de nos existences.

PHIL :

Passé le jeu sur les instances narratives, l’essentiel du texte repose sur le caractère des deux jeunes héros, qui ont des natures très particulières. Fascinant et à contre-courant des clichés romantiques : les héros ne tombent pas amoureux fous parce qu’ils ont l’occasion de frayer intimement ou de se trouver irrésistiblement beaux. Ils ont certainement bien des attraits mais l’auteur se garde de les survaloriser, tant intellectuellement qu’artistiquement ou physiquement. En fait, ce qui est ultra-valorisé, c’est l’importance de la fiction, du roman que l’on tente de se faire de sa propre vie, ou qu’on vous impose. Or donc chacun répond à une attente, un conditionnement. Ainsi, Raphael, élevé en Allemagne, se voit sans cesse rappeler ses racines apparemment (peau mate, etc.), méditerranéennes et sans doute italiennes. Quand il voit Laetitia, c’est comme s’il voyait incarnée l’image de soi qu’il a poursuivie, cherchée. Son double, au féminin ? On est dans un narcissisme masqué, une sorte de masturbation freudienne, ou dans l’inceste intellectuel ? Avant d’entrevoir un inceste plus classique. Qui pourrait expliquer les amours impossibles, la manière dont la mère de Laetitia accourt pour la ravir à son amoureux (pourtant, un parti idéal) ?

Ces interrogations souterraines et labyrinthiques interpellent profondément sur le sens des rencontres et relations. Le complément idéal (dans l’amitié ou l’amour) tient-il à la semblance la plus profonde ou à l’altérité qui hausse et renouvelle ?

JEAN-PIERRE :

Le « romansonge » de Vincent Engel se concentre en effet sur deux personnages bien étranges : Raphael et Laetitia. Tout autant que leur coup de foudre réciproque et leur amour contrarié, le sujet véritable de la nouvelle réside dans la saisie du mouvement de leur intériorité, singulièrement s’agissant du jeune homme.

Raphael nous apparaît dans la fleur de sa jeunesse. Beau, plus sensible qu’intelligent, il semble habiter une personnalité d’emprunt, toute façonnée de l’extérieur. Son énergie s’est concentrée en lui et transparaît rarement dans son regard, que l’on devine d’une indifférence mêlée d’ironie. Comme de quelques notes dérive une mélodie, c’est dans la vibration des consonnances de son prénom, de ses boucles noires et de son regard sombre que s’est construite la mythologie de ses origines italiennes façonnée par son entourage. Tout y conspirait car « il participait ainsi, de manière plus concrète encore, à l’engouement national pour la belle péninsule ». Cette séduction latine, qui dans les salons berlinois fait le succès du héros, a toutes les apparences d’une aliénation autant subie que consentie : empruntant son identité au désir d’une famille et d’une société, qui la lui a suggérée et auquel il s’est méthodiquement conformé, Raphael porte un masque qui lui colle au visage. Dans son existence même, il suit une sorte de ligne médiane : la vie, il ne l’aime « ni de cet amour effréné et angoissé de celui qui redoute continuellement la mort, ni avec cette stupide sérénité de celui qui est convaincu qu’il ne mourra jamais ». C’est un être « appliqué et non passionné » qui n’aime ni les mouvements ni les révolutions.  Il éprouve une plénitude trompeuse qui roule vers le néant.

Nous savons peu de choses de Laetitia. Son visage est fin, sa peau très brune :

« Elle n’est pas plus belle qu’une jeune Berlinoise mais l’est toutefois, parce que tout autrement ».

Les deux jeunes gens s’éprennent par un effet de contraste sur ce fond de société berlinoise. Leur séduction première l’un envers l’autre tient davantage à ce qu’ils ne sont pas qu’à leur être propre.  Mais ils se sont vus, distingués et reconnus pour pairs.

Le bal masqué qui suit directement cette rencontre donne lieu, à mes yeux, à la plus belle page de la nouvelle. Raphael veut y retrouver Laetitia. Mais comment la reconnaître, comment éviter la méprise fatale de dire à une autre ce qu’il destine à l’élue ? En prélude au bal et à la demande de Raphael, dont c’est l’anniversaire, les premières notes d’un quatuor de Mozart s’élèvent… interprété. Tous les invités sont là, masqués qui écoutent :

« Le concert débuta et l’on se tut. (…). Raphael, malgré son violent désir de découvrir Laetitia, se laissa envahir par les accords, fermant les yeux pour mieux écouter encore ; Laetitia aussi, paupières closes, se laissa glisser.

Juste avant que ne s’élevassent les applaudissements, ils ouvrirent ensemble les yeux ; il vit cette lourde princesse moyenâgeuse, elle aperçut ce Janus vénitien. Derrière les loups et les vêtements trop amples, ils se découvrirent et surent sans plus la moindre hésitation qui s’effaçait derrière cette robe vieillotte, qui se cachait sous ce manteau noir. La musique avait guidé leurs regards, rapproché leurs cœurs et uni leurs âmes à jamais. »

Magnifique idée que ce dévoilement sous les masques par la médiation de la musique. Les deux jeunes gens se rejoignent dans l’ineffable : leur sentiment amoureux s’est élevé jusqu’à cette région éthérée où la rencontre sensuelle des regards a fait place à l’union spirituelle de deux âmes dans l’extase.

PHIL :

La passion musicale de Vincent Engel est un invariant de son œuvre. Le deuxième tome du « cycle toscan », Requiem vénitien, tournera tout entier autour du destin d’un compositeur de génie marginalisé. Alma Viva, un autre de ses romans, évoque la vie de Vivaldi. L’auteur a travaillé avec le compositeur Gaston Compère aussi. Etc.

Le style

JEAN-PIERRE :

Raphael et Laetitia est écrit dans un style qui, d’emblée, m’a interpellé. Après quelques pages, pris de doute, j’ai saisi dans ma bibliothèque mon vieil exemplaire de Retour à Montechiarro. J’en ai relu le début. Epurée, factuelle voire austère dans le roman, l’écriture semble, dans la nouvelle, avoir une autre couleur, une autre texture. Très clairement, Vincent Engel a conçu celle-ci comme un hommage à la littérature du XIXe et aux auteurs de cette époque qu’il vénère. Cela se retrouve non seulement au niveau de la structure du texte mais aussi du côté du style : certaines inversions, quelques expressions et, ici ou là, l’iridescence d’un subjonctif imparfait semblent attester la volonté de l’écrivain de nous faire retrouver un peu de la fragrance des œuvres de ses maîtres.

PHIL :

Beaucoup de romantisme et de poésie et tout autant de mises à distance. Ce qui m’a rappelé le personnage de fiction auquel je croyais m’identifier en fin d’adolescence, l’Auguste Saint-Clair de Mérimée (Le vase étrusque), être trop sensible qui s’est forgé une allure glacée pour avoir été précédemment trop blessé :

« Auguste Saint-Clair n’était point aimé dans ce qu’on appelle le monde ; la principale raison, c’était qu’il ne cherchait à plaire qu’aux gens qui lui plaisaient à lui-même. (…) Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute une vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. (…) il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante (…) il obtint la réputation d’insensible et d’insouciant (…). »

Une pose ultra-romantique ? Soit.

On comparera avec Raphael :

« (…) s’il ne refusait jamais une danse, veillant même à inviter celles que personne ne remarquait, il en refusait presque toujours une seconde. (…) Raphael semblait un roc, mais de ces rocs qui font les collines aux flancs doux, verts et fleuris, autour des lacs purs. (…) Les haines et les tensions auraient toutefois été à leur comble si ces mères et ces filles (…) avaient su la profonde indifférence que ces prétendantes et ces prétentions suscitaient chez le jeune von Rüwich. »

La place du « romansonge » dans l’œuvre de Vincent Engel

PHIL :

A dire le vrai, ce « romansonge » déborde même du cadre du « cycle toscan » pour embrasser l’œuvre entière de l’auteur. Ainsi, le narrateur 2, celui qui a été mêlé aux mystères des jeunes gens et les rapporte au narrateur 1, s’appelle Aristide Morgan. Or un Baptiste Morgan a servi de pseudonyme pour Vincent Engel à l’occasion de trois de ses romans tout en étant le personnage d’un autre. Il y a aussi un Sébastien Morgan, inoubliable héros du premier roman inspiré par ce « romansonge », Retour à Montechiarro. Et même un Gustave Morgan dans Les diaboliques (avec écho à la problématique de notre « romansonge », effet de miroir, car ce Gustave est un jeune homme riche dont les parents refusent le mariage avec l’élue de son cœur). On les devine tous apparentés. Simple clin d’œil ou orchestration savante à analyser ?

JEAN-PIERRE :

Vincent Engel affectionne ces correspondances, ces mises en abyme.  Son œuvre tentaculaire est à la fois très construite et semble déborder d’elle-même sous l’effet du levain des œuvres déjà écrites. Il y a quelque chose de très balzacien dans cette démesure maîtrisée.

Conclusions

JEAN-PIERRE :

Le « romansonge » de Vincent Engel m’a tout d’abord déconcerté, puis surpris et enfin conquis. Cette manière très XIXe siècle de camper une histoire et de la raconter dégage un parfum d’anachronisme qui, très vite, développe toutes les séductions d’un style chatoyant au service d’un récit dont l’outrance contenue fait toute la magie.

C’est presque avec regret que j’apprends la dissolution de ce texte séminal du « cycle toscan » dans la réédition prochaine des éditions Ker et Asmodée Edern. Je lui ai en effet trouvé un charme quasi opératique, tel celui du prologue du Simon Boccanegra de Verdi. L’auteur est maître de sa création. Respect empreint de nostalgie pour ce petit bijou si soigneusement poli qui, lentement, va se dérober à la vue des lecteurs.

PHIL :

Il eût en effet mérité une réédition commentée, explicitant la genèse du projet global. Mais, cher Jean-Pierre, nous sommes là pour combler ce hiatus. Et soyons honnêtes, Vincent Engel, une fois de plus, se montre cohérent : il a offert une religion de la lacune et du mystère, il est logique qu’il efface toute trace de la naissance d’une légende romanesque. Le propre d’un « romansonge » n’est-il pas de s’effacer à la montée du jour ?

Bonus sur le cas des Morgan

VINCENT ENGEL :

Baptiste est effectivement mon double, l’« auteur » affiché de plusieurs de mes romans : Mon voisin, c’est quelqu’un (Fayard, Paris, 2002) ;  La vie oubliée (Quorum, Gerpinnes, 1998 ; une des Natures mortes, troisième ou quatrième version d’un roman dont la première a été écrite à vingt ans, sur la base d’une nouvelle écrite en classe de 5e à dix-sept ans, et qui aboutira au Mariage de Dominique Hardenne) ;  L’art de la fuite, signé au Québec (L’instant même, Longueuil, 2005), tout à fait à part, un polar écrit en écoutant en boucle la dernière partie inachevée de l’Art de la fugue de Bach. Baptiste est, dans ma tête, auteur aussi du Mariage, mais aussi des Vieux.

En tant que personnage, Baptiste Morgan apparaît dans Les absentes et dans l’ouvrage qui paraîtra en mai 2023, Vous qui entrez à Montechiarro.  Il est le protagoniste de la longue nouvelle Vae Victis, où il est confronté à Marek Mauvoisin, avatar de Marc Quaghebeur (qui apparaît aussi dans la nouvelle Le Sao-la, une des pierres de… Maramisa), d’une autre parue dans un quotidien bruxellois et d’une troisième publiée dans la revue Marginales (le numéro sur les attentats de septembre 2001). En gros : Baptiste à Rome (Vae victis), à Bruxelles et à New York. J’avais l’idée de regrouper toute son histoire dans un roman dont le titre aurait été un vers d’Aragon : « La vie aura passé comme un grand château triste. » En tant que personnage toujours, il est le neveu de Sébastien Morgan. La généalogie les rattache tous deux aux Morgan présents dans Les diaboliques et Les angéliques

Pour en savoir davantage sur un auteur passionnant…

PHIL :

La suite au prochain numéro de ce feuilleton (en duo) OU dans le numéro 1/2023 de la Revue générale (16 pages d’analyse sur le 1er tome du cycle, par Philippe en solo) OU dans les livres de Vincent Engel !

En attendant, nous vous incitons à découvrir son site d’auteur :

https://www.vincent-engel.com/

Ou à lire son autoportrait, réalisé à la suite de la sollicitation d’un de nos deux grands journaux de FWB :

https://www.vincent-engel.com/post/autoportrait-pour-la-libre-belgique

Ou encore à aller jeter un œil à ses activités connexes :

. sa revue Marginales : https://www.marginales.net/ ;

. son projet mémoriel Liber Amicorum : https://www.liberamicorum.net/.

Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

.

LES PHRASES BELGES (3) – BERNARD ANTOINE, AQUAM (Murmure des Soirs) par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(3)

Bernard ANTOINE, AQUAM,

un roman de 466 pages publié par MURMURE DES SOIRS, à Esneux, en 2022.


JEAN-PIERRE :

Je me méfie des barques trop chargées que le premier roulis fait chavirer. Dès lors, la lecture de la quatrième de couverture de ce copieux roman m’a autant intrigué qu’inquiété. Il y est question « d’un récit polymorphe aux accents de réalisme magique » qui conjoint deux époques et convoque catastrophes climatiques, psychanalyse, mystique et divination. Il ne me restait plus qu’à me lancer…

PHIL :

Il y a ce moment délicieux du premier contact. Entre appréhension et appétit. La couverture alerte, mélange de menace et d’érotisme… aquatiques.  Le titre (« eau » en latin mais à l’accusatif) interpelle, nimbé de connotations ésotériques, l’épaisseur aussi, digne des page-turners anglo-saxons. En clair ? On perçoit une ambition élevée. Dont l’affirmation, appuyée, renvoie à tes doutes. Mais le premier roman de Bernard Antoine avait rempli son cahier de charges, donc…


Un prologue époustouflant

JEAN-PIERRE :

Le roman s’ouvre sur deux pages qui tiennent de la prouesse stylistique. La réalité la plus triviale – chaque matin, un chien « pisse » sur le monument aux héros de la Grande Guerre – se fissure subrepticement, laissant sourdre le présage d’un événement formidable et le surgissement de forces refoulées. C’est admirablement écrit et suggéré. La page tournée, on entre dans le vif du roman avec un espoir : qu’il tienne les promesses du prologue et ce sera un grand livre.

PHIL :

Oui, le prologue confirme l’élan du premier contact. Ecriture solide, inventive. Récit en mode large, profond, précis, énigmatique et… apocalyptique.

Un récit haletant

JEAN-PIERRE :

Nous sommes en août 1914 aux Rivages, petit village de la vallée mosane. Caché dans la frondaison d’un châtaignier du jardin familial, le jeune Jean-Baptiste est le témoin du massacre de toute sa famille par un détachement du régiment des grenadiers de Saxe de l’armée allemande. Le Rittmeister Krüger dirige les opérations. Juché sur un colossal Oldenbourg d’un noir bitumeux, l’homme possède la beauté d’un archange. Durant la tuerie, la présence du jeune garçon ne lui a pas échappé, leurs regards se sont croisés. Krüger a épargné Jean-Baptiste non par humanité mais par un surcroît de perversité, en lestant toute sa vie à venir du poids de l’horreur et de la haine. « Je te tuerai, murmure l’enfant ».

PHIL :

Un saut dans le temps. Dès le chapitre II, un deuxième roman s’ébroue. Nous voilà en septembre… 2027, dans un village mosan situé à quelques encâblures du premier. Monterreau semble le double édénique des Rivages infernaux. Le décor enchante : la Meuse, une villa bourgeoise du début du XXe siècle, une abbaye. Les personnages séduisent, une poignée d’exilés connectés par l’amitié ou l’amour, aux vécus et aux expertises rares : un psychothérapeute devenu écrivain, une oncologue venue de Nouvelle-Angleterre, un prieur qui a été neuropsychologue, une religieuse titulaire d’un master en histoire médiévale, un Irlandais qui enseigne la physique dans une université, une boulangère trois fois veuve, une mère de famille éthiopienne cachée par les deux précédents…

L’orchestration se déploie. Au côté de Jean-Baptiste, nous découvrons l’après-Guerre et ses destructions, ses victimes et ses profiteurs (des hommes d’affaires sans foi ni loi), les services secrets et leurs tiraillements. Mais deux romans alternent, dont on entrevoit les connexions : en 1919, Jean-Baptiste se rend à Monterreau… qui a vécu l’enfer ; en 2027, le prieur Anselmo accourt chez le psychothérapeute Hugo pour traiter les hallucinations de sœur Cécile… qui semble, telle une voyante, anticiper un déluge à venir, une apocalypse, un chaos.  

Magie du style et réalisme magique

JEAN-PIERRE :

La maestria du prologue n’est pas qu’un feu de paille. La suite du roman témoigne d’une architecture sans faille mais, plus encore, d’un style virtuose et protéiforme. D’une belle rigueur, quasi austère dans le déroulé général du récit, la prose de l’auteur se poétise là où s’entrevoit une trouée dans le réel comme une clairière au milieu d’une forêt. Structure du récit et habileté de l’écriture se conjuguent en un réalisme magique très réussi. Dans la trame du monde réel vibre un autre âge :

« (…) une époque de croyances immémorées et de saisons égarées, une hégire des parfums introuvables, des sorcelleries et des amours de faunes, une ère de glorieux pourrissement et de peurs archaïques, magnifique et dangereuse, un âge qu’on ne pourrait pas ne pas aimer où dansent la mort et la vie en frénésie silencieuse. »

Ce réalisme magique se déploie dans la double temporalité du récit dont les deux volets se répondent en miroir et que prolongent les visions de Cécile, puis son voyage atemporel en surplomb du monde. De la grande césure que produit le chapelet de catastrophes qui frappent alors l’humanité affleure la révélation d’une circularité du temps dans laquelle se confondent dans leur rémanence les vivants et les morts, l’histoire passée et celle en train de se faire :

« Peut-on comprendre la nature de l’océan dans une goutte d’eau ? interroge l’enfant qui parle comme un ange. (…) Les hommes ne savent pas que le temps se plie et se déplie dans cette goutte d’eau et qu’il est inutile d’espérer conquérir l’océan sans avoir questionné la goutte ».

Par où le temps rejoint la thématique omniprésente de l’eau, symbole de vie et de mort.

Des personnages marquants

JEAN-PIERRE :

D’assez nombreux personnages surgissent au gré des pages mais sans jamais sombrer dans une profusion indistincte. Au contraire, chaque caractère est ciselé et ne se confond avec aucun autre.

PHIL :

Même les personnages les plus secondaires ont droit à une existence tridimensionnelle :

« François Brigot était du genre démonstratif, volontiers exubérant, la cinquantaine un peu empâtée, veste boutonnée malgré la chaleur, la moustache en guidon et le canotier conquérant. C’était un autoritaire, il n’y avait guère de doute là-dessus : il parlait fort, occupait l’espace avec aisance et, malgré la bonhommie affectée, on sentait le type calleux, rugueux. »

JEAN-PIERRE :

Le traumatisme psychique de Jean-Baptiste est abordé avec beaucoup de finesse même si parfois, selon mon goût, un surcroît d’explications nuit à la fluidité romanesque : ainsi, à l’une ou l’autre reprise, le détour par les considérations d’un thérapeute me paraissent superflues.

L’un des points centraux du roman est la réflexion qui s’ébauche autour de la haine. Obsédé par son désir de vengeance, Jean-Baptiste est pris dans les rets d’une aliénation diffuse :

« (…) il vivait avec son ressentiment depuis vingt ans et s’était peu à peu attaché à son aspiration à la vengeance. La probabilité d’arriver à ses fins était troublante. De la satisfaction et du soulagement certes ; en même temps, un sentiment d’abandon et d’inutilité. » 

Que faire de la haine ? A cet égard, si Krüger apparaît comme un archétype du Mal, on peut aussi l’entrevoir comme une sorte de négatif de Jean-Baptiste. Il a lui aussi perdu son père lors des premiers combats et, comme lui, en a hérité la haine : celle-ci les engagera sur deux voies radicalement opposées. Il y a une noirceur wagnérienne chez ce Krüger ivre de son pouvoir sur les êtres et qui semble avoir maudit l’amour.

PHIL :

A propos de Krüger, l’incapacité des victimes à se remémorer ses traits (l’image d’un œuf leur apparaît, vide, pour son visage) renvoie à l’idée du Mal incarné… et au talent de Bernard Antoine, qui se révèle inventif dans le détail.

JEAN-PIERRE :

A travers ses personnages, le roman interroge aussi la masculinité. Un point commun relie en effet le héros initial aux autres personnages masculins :

« Mais la grande insuffisance de Jean-Baptiste, sa faiblesse de substance, c’était sa nature même, celle de n’être point femme, d’être né mâle voué aux instincts les moins nobles et les moins sublimes. C’était la fatalité de son sexe qui pèse sur l’humanité depuis les origines, la difficulté à absoudre, à pratiquer l’indulgence, l’inaptitude à percevoir l’expression de l’invisible et à éprouver l’étrangeté de l’impénétrable, l’embarras à découvrir les bienfaits du pardon (…). »

C’est donc plutôt du côté féminin que nous allons trouver les caractères les mieux trempés. En cela, le roman est clairement féministe.

PHIL :

Cette dimension m’a frappé. Ainsi, à la page 252, dans le fil des années 1910-1930 :

« Pourquoi donc, par le mariage, une femme devrait-elle renoncer à son nom ? »

JEAN-PIERRE :

Maggie (l’oncologue), Cécile (la religieuse amie de cœur du prieur), Olga (la boulangère dévouée aux migrants), Sagal (la mère de famille éthiopienne) sont des femmes indépendantes, puissantes, d’une détermination tenace. Solveig et Pauline (les deux belles-sœurs enamourées de Jean-Baptiste) ajoutent à cette force une sensualité libre sans égard pour les convenances de leur époque. Leur énergie est « une invitation impérieuse à assumer la vie pour ce qu’elle est, avec ses feux de Bengale et ses ombres morbides, ses fureurs et ses joies frénétiques, ses outrages et ses délivrances ». Mais, surtout, toutes ces femmes confrontées à l’intolérable expriment une nécessité qu’elles assument sans barguigner : celle du choix. Dans un monde qui s’écroule et non sans péril, elles choisissent leur camp.

Une spiritualité sans dieu ?

JEAN-PIERRE :

La question de la spiritualité est centrale. Elle est cependant abordée sous le signe de l’inversion, du renversement.

Anselmo Taddei est le prieur du monastère Laus Perennis. Neuropsychologue de formation, il travaille sur les états modifiés de la conscience et, en particulier, ceux qui entourent la mort. Il vit en union de chair et de foi avec sœur Cécile et se montre accueillant face aux sagesses orientales. Il est plus proche du Christ philosophe que du crucifié, plus sensible à sa parole qu’à la théologie de la croix.

Le renversement de la symbolique chrétienne est plus sensible encore dès l’apparition des deux incarnations du Mal que sont Krüger (récit 1, guerre et post-guerre) et Blaszak (récit 2, en 2027) : l’un et l’autre ont la beauté d’un archange. Blaszak écume l’Europe suivi de ses « séraphins ». Archanges et séraphins, loués dans la tradition chrétienne, sont ici les vecteurs d’un Mal absolu.

L’inversion se renforce lors d’une transe quasi chamanique qui embarque sœur Cécile dans un voyage aux allures d’épreuve initiatique. Sur les ailes d’une femme-oiseau, elle glisse dans le ciel, par-dessus les villes et forêts. Du centre d’une cité incendiée de soleil lui parvient le tumulte d’une foule mugissante. Des centaines de croix sont brandies, des bannières à couronne d’épines sont frénétiquement agitées. La foule hystérique attend son Athleta Christi juché sur un Oldenbourg noir et suivi de ses séraphins. La scène est une apocalypse. Mais la révélation est d’une nature nouvelle :

« (…) c’est à cet instant que la grâce de l’athéisme toucha sœur Cécile en plein cœur. »

Et l’auteur de citer, en une sorte de généalogie, le patronage de l’abbé Meslier. Cécile, en effet, est écœurée par ce christianisme intégriste qui « est le produit d’une crédulité, la même qui, dénoncée en son temps par l’abbé Meslier, exprime de prétendues vérités (…) au nom desquelles on extermina avec joie ». La référence est intéressante. En effet, vers 1740 circulèrent à Paris une centaine d’exemplaires d’un manuscrit très étrange : le Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier. Bien noté par sa hiérarchie, cet obscur curé de campagne (mort en 1729) avait secrètement occupé ses longues soirées d’hiver à la rédaction d’un énorme texte, dans lequel, nous dit Raymond Trousson (dans Histoire de la libre pensée, éditions du C.A.L.), « il creusait la tombe de toutes les religions pour édifier une société juste et un radical matérialisme athée ». Voltaire se saisit du manuscrit et en publia des extraits, non sans avoir un tantinet manipulé la pensée de l’auteur qui, sous sa plume, « en mourant demande pardon à Dieu d’avoir enseigné le christianisme » : d’athée convaincu, le bon curé devenait déiste.

C’est plutôt le Meslier athée que celui rhabillé par Voltaire que Cécile rejoint en un évangile d’un nouveau genre :

« (…) la lucidité se fait chair, le discernement se fait sang et le jugement lumière. »

Ne nous laissons cependant pas abuser : si le ciel s’est vidé, partout se devinent encore les chemins sinueux de l’initiation, de la mystique et de la spiritualité. C’est ce qui explique aussi que, loin de désenchanter le monde, cette apocalypse « retournée » peut au contraire contribuer à son réenchantement, comme s’il s’agissait d’accueillir ce que Rilke, cité par l’auteur, nomme « l’Ouvert », un Tout sans au-delà qui « enténèbre la Terre ». Une vision poétique du monde se substitue aux consolations religieuses qui ont dégénéré en fanatismes.

PHIL :

La présence des doubles et des effets-miroirs renvoie à l’idée d’invariants retrouvés à toutes les époques, dans tous les lieux, pour le meilleur ou pour le pire. Il y a un fascinant balancement aussi entre enfer et paradis, dupliqués, multipliés. Une leçon de vie s’en dégage. Comment être au monde. S’engager, se désengager. Au cas par cas. Discriminer le sens, la voie qui mène à la réalisation, au bonheur. Chacun d’entre nous tente d’avancer dans un paysage traversé par les souffles contradictoires de la Haine et de l’Amour, deux forces primordiales, deux axes de positionnement.

Un « éco-thriller politique » aux accents de vérité

JEAN-PIERRE :

Dans le volet contemporain de son livre, l’auteur n’anticipe que de quelques années en nous projetant en 2027. Ce très léger décalage met en relief la prodigieuse accélération de tous nos maux. Ces calamités que nous pensions destinées aux génération futures (si nous ne faisions rien), sont déjà les nôtres. L’effondrement est en marche : c’est juste comme si l’auteur nous faisait feuilleter les bonnes pages d’un journal encore à paraître.

L’univers politique est à l’unisson de ce délabrement généralisé : les thèses nationalistes ont envahi les réseaux sociaux et le libéralisme libertarien triomphe en s’alliant sans état d’âme aux plus nauséabondes de celles-ci. Plus d’une fois, on pense à des Zemmour, Orban ou Musk. On retrouve, transposée à l’échelle de toute la société, la tension amour-haine qui électrisait les personnages de Krüger et Jean-Baptiste (ceux-ci en gagnent, au passage, une dimension allégorique).

Dans ce contexte, le découpage en deux périodes prend un sens nouveau. C’est un peu comme si l’hubris de la Grande Guerre, symboliquement ramenée au massacre d’une famille innocente, donnait le coup d’envoi d’un mouvement entropique qui ne s’est plus arrêté. La mise en miroir des deux époques ouvre également une réflexion sur un trait partagé : l’effondrement moral. Au tournant du XXe siècle, l’Allemagne est le peuple le plus civilisé d’Europe, Berlin est la métropole culturelle des années 20. Pourtant, en un peu plus de dix ans, la barbarie s’installe. En 2027, l’angle dystopique du roman est à peine forcé. De Pologne surgit une horde beuglante résolue à en finir avec l’« Europe des métèques », à refouler les migrants, à « brûler les pédés », à démonter les intellos et tout cela au nom de nos racines chrétiennes…

PHIL :

Il a de nombreux échos des menaces contemporaines : l’attente d’hommes providentiels, la résurgence du fanatisme religieux et de l’intolérance, le choc entre les partisans d’un monde ouvert et d’un monde fermé, le dérèglement climatique et la survenue de catastrophes naturelles, une atmosphère de fin du monde (tremblement de terre en Californie – annoncé ! -, inondations et incendies, etc.). Il y a même une anticipation de l’invasion russe en Ukraine !

Conclusions

JEAN-PIERRE :

Bernard Antoine confirme dans ce deuxième roman tout le bien qu’on avait pensé de lui à la sortie de Pur et nu. Une forme de « démesure maîtrisée » m’a entraîné avec beaucoup de naturel vers des contrées qui, d’ordinaire, peuvent me rebuter. Le réalisme magique et les synchronicités jungiennes courent parfois le risque de se réduire à un procédé, fort commode pour s’abandonner à l’invraisemblable. Je n’ai rien ressenti de tel ici et, pourtant, l’auteur y va fort. Tout est au service d’un propos dont, page après page, on mesure la profondeur. Au surplus, servi par un style très personnel, le plaisir du texte est partout au rendez-vous.

PHIL :

Bernard Antoine est un auteur audacieux, original et talentueux. Peu oseront, comme lui, décrire une catastrophe naturelle ou une scène magique, qui confronte à l’âme du monde, à des forces primordiales. Et il réussit. Mais que dire de sa panoplie d’auteur complet, écrivain et conteur ? Il imprime des scènes (par exemple, la remontée à la surface en 2027 de 27 cercueils ensevelis en 1914) et ancre des personnages dans nos imaginaires, il se permet des envolées du mot ou de la phrase :

« Le ciel s’est couvert d’épais rouleaux, sombres et agités, qui enrobent l’horizon, saturant l’espace de torsades et de bouillonnements, un chaos bitumeux traversé de fulgurances électriques d’autant plus inquiétantes qu’elles sont silencieuses. (…) La voilà, la situation objective de concordance. »

Surtout, il maintient une trame captivante et émouvante sur les rails malgré une luxuriance thématique (la guerre 14-18, l’entre-deux-guerres, les migrants, la maltraitance du Vivant, la nécessité de la complicité et de la solidarité, etc.), une méticulosité documentaire, une dimension fantastique.

Osons l’asséner : Bernard Antoine a écrit un thriller littéraire, soit un roman complet, d’envergure internationale.

Un PS de Phil en guise de bonus intime

Il y a une singulière gémellité entre une partie des contenus de ce roman et l’un des miens, paru en 2012 au Cri, L’œuvre de Caïn. Qui avait été motivé par cette même impression d’une remontée contemporaine des démons libérés dans les années 30. Il y a encore un pont subtil, subliminal, avec le livre qui m’a le plus marqué en 2021, un roman de Maxime Benoît-Jeannin, On dira que j’ai rêvé, publié par Samsa.


Pour en savoir davantage sur la maison d’édition…

JEAN-PIERRE :

La maison Murmures des soirs a été fondée en 2011 par Françoise Salmon qui, pour l’occasion, quittait son métier d’avocate. Cela a sans doute déjà été accompli mais qui étudierait la place des juristes dans la littérature belge serait sans doute surpris par leur nombre.

PHIL :

Et par l’importance de nombreux d’entre eux. Hier (Lemonnier, Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Elskamp, Willems, etc.) et aujourd’hui (Alain Berenboom, Michel Claise, etc.).

JEAN-PIERRE :

Cette éditrice de grande qualité s’est spécialisée dans la littérature belge. Son catalogue couvre de nombreux genres : des romans et des nouvelles de littérature générale, des romans policiers et fantastiques, des textes érotiques, mais également des aphorismes, des récits et des chroniques :

https://murmuredessoirs.com/murmure-des-soirs.php

On y retrouve des talents aussi divers que Jean-Marc Rigaux, Martine Rouhart, Ghislain Cotton, Claire Deville ou Nathanaëlle Pirard.

PHIL :

Ah, le Kipjiru de Jean-Marc Rigaux (un avocat !) est l’un de mes romans préférés de ces dix dernières années :

Et n’oublions pas Alexandre Millon, dont j’ai analysé un très beau livre en 2021 :

Et toi de même, d’ailleurs :


Pour en savoir davantage sur l’auteur…

Bernard ANTOINE

JEAN-PIERRE :

S’il y a des enfants prodiges, il existe aussi de prodigieux seniors. Bernard Antoine est de ceux-là. Né en 1956, il publie son premier roman, Pur et nu, en 2018 et décroche d’emblée deux prix : le Saga Café et celui des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles.  Avec Aquam, il transforme magistralement l’essai…

PHIL :

Le Saga Café est un prix intéressant qui met en lumière de premiers romans. Il n’est qu’à signaler qu’il succédait au palmarès au formidable Rosa (Marcel Sel, chez Onlit). J’avais pour ma part encensé le livre dans ma mini-revue sur l’édition belge :

Et je l’avais ensuite, sollicité par le Carnet, classé dans mon Top 3 de l’année :

JEAN-PIERRE :

Voir l’article de René Begon aussi, dans ledit Carnet :

PHIL :

Comme quelques autres, Bernard Antoine illustre une vérité troublante : un auteur peut se déployer tardivement et, en un seul livre, en quelques mois donc, rattraper ou laisser sur place des confrères publiant des dizaines d’ouvrages depuis des décennies.

Mais encore…

JEAN-PIERRE :

Notre travail en duo, cette fois encore, se déploiera en deux temps : analyse à quatre mains dans Les phrases belges puis échanges oraux au micro de Guy Stuckens un lundi à venir, dès 19h, dans Les rencontres littéraires de Radio Air-Libre :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

LES PHRASES BELGES (2) – Alain BERENBOOM, HONG KONG BLUES (Genèse) par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(2)

Alain BERENBOOM, HONG KONG BLUES,

roman, Genèse éditions, Bruxelles/Paris, 2017, 317 pages.


Une des plus belles réussites romanesques francophones de ces dix dernières années ? Un récit qui conjugue l’intime et le grand large, les plaisirs gourmets de la littérature et du roman d’aventures, le suspense et la réflexion.

PHIL :

En 2017, sur la plateforme culturelle Karoo, j’ai rédigé un dossier sur la maison d’édition qui venait de m’épater en faisant œuvre: https://karoo.me/dossier/edition-genese

Il m’en était resté une frustration. J’avais consacré des articles à des livres de grande qualité mais pas au Hong Kong Blues d’Alain Berenboom, qui allait pourtant intégrer mon Top 3 de la décennie :

Avec la rencontre de Jean-Pierre Legrand, qui a engendré de très nombreuses collaborations, est progressivement née l’envie de remédier à un acte inachevé.

JEAN-PIERRE :

Notre travail en duo se déploiera en deux temps : analyse à quatre mains dans Les phrases belges puis échanges oraux au micro de Guy Stuckens le lundi 23 mai, dès 19h, dans Les rencontres littéraires de Radio Air-Libre :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html


Un thriller ?

PHIL :

J’ai été happé dès les premières lignes :

« Il n’y a rien à voir sur les quais de Hong Kong. Rien qu’un long rideau d’immeubles de verre et de métal qui renvoie l’éclat du soleil et vous aveugle comme les Ray-Ban des policiers. Que sont devenus les bars louches où de sombres chinois échangeaient des paquets douteux avec des marins venus de pays qui n’existent plus ? Les bouges où des matelots descendus de bateaux crasseux battant pavillon improbable venaient s’enivrer d’alcools forts mélangés à du poivre ou des épices ? Et les bordels au luxe tapageur où (…). Ne cherchez pas (…) Vous ne trouverez même pas une cafétéria. Au prix du m², la limonade serait impayable. »

En quelques phrases, on revisite un rêve, un fantasme, véhiculé par des films noirs, des Bob Morane. Une vague de nostalgie, un hommage balayés par la réalité des années 2000. Je pressens une mise en abyme : Alain Berenboom revisiterait ses classiques et sa jeunesse pour les revitaliser, offrir une variation moderne, adulte, littéraire des aventures qui nous ont emportés jadis. De fait, nous allons progressivement glisser vers un récit policier, du suspense, des rebondissements, etc. mais l’auteur n’utilise pas les gros moyens en front de livre. Il procède sans artifice. Avec naturel, talent, grâce somme toute. Trois pages initiales et nous voilà de plain-pied à Hong Kong au côté de Marcus Deschanel, un jeune écrivain qui tourne en rond depuis un mois, bloqué sur place par le vol de son passeport, une déclaration à la police qui l’a mené face à une situation kafkaïenne : les autorités locales partent du principe que le vol n’existe pas à Hong Kong et le soupçonnent d’avoir vendu son document, un délit. Le consulat de France prend sa situation à la légère, ne comprend pas son embarras. Chacun le renvoie à son statut :

« Ecrivain ? Alors, rien ne presse, si ? »

Une hantise du voyageur : se retrouver à l’étranger coincé dans une nasse, face à des pratiques, des règles, une langue qui lui échappent.

JEAN-PIERRE :

« Il n’y a rien à voir sur les quais de Hong Kong ».Cet incipit me fascine car il prolifère en variations subtiles tout au long d’un roman dont il épouse les diverses sinuosités. Instrument d’une savante mise en abyme, il suggère le désarroi de notre écrivain-voyageur en panne d’inspiration. Sa répétition obstinée sous les espèces du constat, du carnet de voyage, de l’enquête journalistique puis du roman, procure comme une vibration qui fait s’estomper les frontières entre fiction et réalité, entre récit et livre en train de se faire. Le procédé est très habile et s’insère superbement dans le véritable mécanisme d’horlogerie qui sous-tend l’œuvre.

Un thriller !

PHIL :

Très vite, le récit se tend. Marcus n’est pas simplement bloqué. Il est à bout de ressources, gangrené par un sentiment d’abandon profond. Sa femme l’a quitté il y a six mois en emmenant sa fille, son éditeur lui refuse une avance, il n’a pas d’amis… Et que dire des aides dérisoires offertes sur place par le consulat français ou son avocat ? Marcus n’est pas simplement victime, il se perçoit soupçonné… de revente illicite puis… de meurtre. Marcus n’est pas simplement spectateur du récit policier qui s’élabore autour de lui, il tombe amoureux d’une enquêtrice. Qui s’attache à ses pas, lui trouve un logement puis le met en contact avec un cousin journaliste qui pourrait lui commander des articles, lui offrir des revenus. Qui le pousse, surtout, étrangement et dangereusement, à mener ses propres investigations. Quitte à arpenter des scènes de crime ?

La suite ? Ne déflorons pas l’intrigue, palpitante et émouvante tout à la fois. Orchestrée. Avec des fausses pistes et des indices, des coups de théâtre. Que dire tout de même pour aiguiser les appétits ? Alain Berenboom est un cinéphile avisé, qui distille de nombreuses références cinématographiques aux quatre coins du roman. Peut-être se réjouira-t-il de me voir songer à une atmosphère hitchcockienne… Un anti-héros qui se mue en héros, un présumé coupable qui se voit poursuivi, menacé et qui relève le défi d’enquêter lui-même pour résoudre l’affaire, quitte à s’enfoncer plus avant dans les problèmes, la présence de femmes incurvant les destins, d’une fatale générant l’obsession… Cary Grant dans La mort aux trousses, James Stewart dans Sueurs froides ! Comme dans leur cas, la progression de Marcus frôle le malaise, un sentiment de vertige, le sol se dérobe sous ses pas au fil de disparitions ou d’apparitions, le doute qui l’étreint déborde vers le lecteur, jusqu’à l’interpeller quant à la perception du héros. Héros ?

JEAN-PIERRE :

L’intrigue policière en forme de thriller n’est finalement qu’un prétexte à l’amplification du malaise qui ronge Marcus. Fuyant les siens, sitôt débarqué à Hong Kong, il se trouve mêlé à un meurtre qui d’emblée, pour filer la métaphore sportive, le prive de ses appuis et renforce encore le sentiment d’irréalité qui l’envahit.

Si les références cinématographiques sont nombreuses, en effet, il en est une, absente, qui pourtant m’a semblé une évidence : Lost in translation de Sofia Coppola. A l’instar du personnage de Bill Murray, acteur sur le déclin, Marcus se débat dans la solitude d’une ville grouillante à la verticalité écrasante et fait l’expérience de son absolue étrangeté au sein d’une culture totalement différente. Il observe et subit cette société de l’extérieur sans parvenir à s’y véritablement mêler. Il ne manque pas non plus au roman un début d’idylle platonique ni la quête du sens à donner à une vie qui se désagrège en pertes et trahisons.

Un anti-héros

PHIL :

Dès les premières pages, nous sommes Marcus Deschanel, le narrateur, et nous partageons ses affres, sa solitude, nous admirons son sens de l’humour, le second degré posé en contrepoint de ses mésaventures. Mais, au fil des pages, notre empathie est élimée par le portrait qui s’esquisse en filigrane de l’intrigue première. Les réactions de Marcus au présent (ses soupçons à propos de tout et de tous, son complotisme, ses « propos pleurnichards »), ses plongées dans le passé, l’exploration d’une vie et d’une carrière laissent émerger une figure glauque et pathétique. Un homme qui trompait sa femme, ou ses femmes. Qui négligeait sa fille. Qui inventait le contenu de ses reportages quand il était journaliste, volait le titre d’un tapuscrit pour nourrir son œuvre, etc. Un beau parleur mais une « coquille vide » ? Un séducteur mais un ringard tout autant ? En cas d’adaptation cinématographe, on conseillerait un Jean Dujardin (un peu plus âgé mais…) pour jouer Deschanel.

Le doute du lecteur enfle, son rapport à Marcus Deschanel tangue de plus en plus. Et si… Soupçons et La clinique du docteur Edwardes de Tonton Hitch ! Ou alors faut-il changer le logiciel des références et louvoyer du côté d’Alan Parker ? C’est que… Comme dans Angel Heart (où un enquêteur finit par découvrir que l’assassin pisté est… lui-même !) vient un moment où un clignotant orange se déclenche dans nos têtes. Marcus vit-il vraiment tout ce qu’il nous raconte ? Ou alors le récit tel qui nous est rapporté est-il biaisé ? Par le manque de sommeil de l’écrivain ? Par une névrose, un délire ? Mais jusqu’où pourrait-il imaginer, inventer, se tromper ? Sur les autres, sur les faits et sur lui ? L’atmosphère paranoïaque, très réussie, renvoie aux plus brillantes réussites littéraires du genre : Nous et les oiseaux (Carino Bucciarelli, chez MEO) ou De gré, de force (Rossano Rosi, aux Impressions nouvelles).

Mais un héros tout de même ?

PHIL :

A force de douter de tout et de tous, Marcus en vient à douter de lui-même :

« Il faut que je sois tombé bien bas. Je me fais l’effet d’un beau salopard. »

Et de son œuvre aussi, de ses écrits :

« Dans ce texte il n’y a rien à sauver – sinon moi-même. »

Ce qui l’humanise à nouveau et ressuscite l’empathie. Jusqu’à nourrir un combat dans notre perception, notre appréciation. La remise en question de sa vie, de sa carrière va-t-elle submerger ses vagues d’autocomplaisance ? Y a-t-il une rédemption possible ? Peut-il se retrouver, se trouver et démêler les fils de l’enquête, d’une quête ? Peut-il se sauver et sauver au-delà de lui-même ?

Un sens caché, métaphorique ?

PHIL :

Et si le séjour du héros à Hong Kong était une sorte de purgatoire après une vie ratée ? Sa carrière va à vau-l’eau mais il a été nul dans la vie privée, par rapport à ses femmes, sa fille. Il lui fallait un temps d’arrêt, une suspension (entre enfer et paradis ?).

Un purgatoire ou des limbes ?

Des indices alimentent cette piste. Un roman intimiste (des épisodes de son passé en flashes-back) alterne avec le thriller. Patricia, l’enquêtrice fatale, avant de disparaître, ne cessait de contrepointer ses actes ou ses paroles, comme une sorte de voix de la conscience (le criquet de Pinocchio en plus sexy ?) ou de surmoi. Plus encore, elle semblait parfois répéter une scène déjà jouée par Kathryne, l’ex-femme de Deschanel et mère de sa fille Gabrielle. Il y a aussi le leimotiv d’une dent déchaussée, qui n’est pas qu’un détail mais un signe (de la maladie, de la nécessité d’un traitement, d’une résolution). Et un rappel soudain : dans le roman qui a jadis torpillé sa trajectoire par son insuccès, le père de l’héroïne bengali était originaire de Hong Kong (où le narrateur n’était jamais allé en repérages).

La forme d’une ville 

JEAN-PIERRE :

Hong Kong ! Véritable décor de science-fiction, « cité de bande dessinée de métal, de verre et de lumière », la ville-Etat infuse tout le roman qu’elle colore de sa brutale irréalité. Coincée entre deux mondes, elle exprime une manière d’insularité radicale où tous les repères se brouillent. On s’y sent « aussi étrange et différent des autres êtres qui la peuplent que le narrateur de Je suis une légende, dernier humain sur une planète envahie par des vampires ».

Ultime point de chute d’un être en fuite, la ville a toute l’ambivalence du centre d’un labyrinthe : elle est à la fois ce qu’il fallait atteindre et ce dont il faut s’échapper.

Effet miroir et dissociation

JEAN-PIERRE :

Une des grandes réussites de ce roman réside dans le jeu de miroirs entretenu entre le personnage principal et la ville de Hong Kong, comme si l’un était le symptôme de l’autre. « Moi, je suis une coquille vide » s’exclame Marcus posant le pied sur les quais où il n’y a rien à voir, dans une ville où plus rien ne suggère la magie orientale de son nom : le « port aux parfums ».

La ville semble frappée d’un syndrome dissociatif, d’une forme de dépersonnalisation. Les passages abondent qui soulignent un sentiment de détachement, d’irréalité et surtout une impossibilité d’être soi-même. Hong Kong est prisonnière de la sur-normalité qu’elle s’impose :

« (…) notre mode de vie est organisé pour rassurer ceux qui sont établis ici autant que ceux qui, investissent dans nos banques ou nos sociétés financières. Nous devons être plus normaux qu’ailleurs pour survivre. »

Tout le monde ment à Hong Kong :

« C’est notre seule façon de survivre, une nécessité. La bouée qui nous permet de flotter dans cette ville-Etat. Nous ne savons plus au juste qui nous sommes. »

« Qui nous sommes » ! Cette plainte sourde répond en un écho démesuré au malaise existentiel de Marcus lui-même. Le poids d’irréalité de la ville leste ses pas et le renvoie sans cesse à son propre sentiment de vacuité et d’indisponibilité à la vie.

 Certains chapitres, particulièrement réussis, m’évoquent un univers à la David Lynch.  La veille et le sommeil se brouillent par instants en une somnolence proche de l’hébétude : un rêve, sa trace dans le réel ou la remontée d’un souvenir évanoui, tout se met à tanguer.

Un art littéraire et romanesque accompli

PHIL :

La palette de l’auteur Berenboom est fort large, d’une amplitude rarement croisée. A comparer avec un passage par un restaurant gastronomique où mille saveurs vous étourdissent et vous envolent.

Il y a la langue, d’abord. Tout en privilégiant la fluidité narrative et l’évolution de son récit, Alain Berenboom offre un véritable plaisir du mot, de la phrase. C’est un faux paradoxe et une grande réussite : son écriture paraît simple mais elle est alerte, dynamique, inventive. Le second degré, l’humour règnent sans entraver l’intrigue :

« Laissez-moi votre numéro de téléphone. J’aimerais vous appeler à l’aide si je me perds dans mon univers intérieur. »

Il y a la capacité à dessiner, installer, ancrer un personnage. Le narrateur est magnifiquement campé, nous l’avons vu. « Patricia » (son nom chinois serait trop compliqué à prononcer, selon elle), la policière mystérieuse, nous fait perdre la tête, fusionnant la fatale des années 20/30 avec la femme émancipée des années 2000. Mais tous les rôles sont marquants : l’avocat Tennyson, l’éditeur Bernard, le commissaire Teng, le rédacteur en chef Jim (le cousin de Patricia), le photographe Yun-fat, les époux Choi, le plombier/hôtelier/barman Pedro, etc.

Il y a le talent d’imprimer telle ou telle scène dans nos rétines, tout en instillant un arrière-goût d’interpellation. Dans son petit studio miteux, Marcus subit une inondation des toilettes aussi décapante que signifiante, puis voit surgir une sorte de deus ex machina, le plombier français Pedro. On vit les péripéties mais on pressent un supplément d’âme derrière les contingences. Comme dans la confrontation du héros, dans son immeuble, avec une fillette qui pleure, semble abandonnée et… connectée aux zones d’ombre de son aventure orientale.

Il y a l’orchestration générale, bien sûr, évoquée supra, l’art de mener son thriller à bon port (si je puis dire, parlant de Hong Kong… mais Alain Berenboom n’ose-t-il pas nous présenter une jeune femme menant… en bateau le voyageur égaré).

Il y a le souffle du grand large. Berenboom nous arrache à notre quotidien pour nous transplanter dans un univers quasi martien, la ville-Etat d’Hong Kong. Dont il restitue les diverses réalités, les paysages, les odeurs, l’animation, la situation de vie des uns et des autres : les prolétaires effacés, les Chinois du Mainland méprisés, etc. Jusqu’à en faire un personnage du livre, dont il explore les facettes, le passé, le présent, l’avenir.

Hong Kong ? Cet ancien comptoir britannique a été rétrocédé à la Chine en échange d’un statut singulier, très favorable (paradis fiscal et financier, laboratoire de la Chine, vitrine de la mondialisation) mais celui-ci s’effrite, et c’est la ville-Etat tout entière qui plonge dans le blues, comme Marcus (et on songera aux descriptions métaphoriques de Balzac). Sa jeunesse se révolte (révolution « des parapluies »), aspire à quitter le territoire. Dans l’ombre s’agitent les autorités du Mainland mais les Triades aussi. Dont les mobiles sont complexes, insaisissables peut-être pour notre vision occidentale.

Alain Berenboom nous dépayse mais nous informe aussi, nous fait réfléchir. De par la confrontation avec une altérité défendue par des autochtones (plusieurs personnages, au-delà de leur identité intime, sont aussi des porte-voix). L’auteur, là encore, brille car il réussit la gageure de ne jamais déséquilibrer le dynamisme de son intrigue par un excès de digressions.

JEAN-PIERRE :

Le livre de Berenboom possède un aspect documentaire dépourvu de toute affèterie et qui ne rompt jamais la dynamique du récit. A noter ! Depuis la parution du roman en 2017, Pékin a promulgué la loi sur la sécurité nationale qui précipite la disparition annoncée du régime d’autonomie de Hong Kong. Désormais toute forme de dissidence est érigée en infraction. La lecture d’Hong Kong Blues en tire un surcroît d’intensité.

PHIL :

Il y a enfin une projection dans le milieu littéraire, dans un double mouvement encore, intrinsèque et extrinsèque : les difficultés de la création et l’intimité du créateur ; le cadre dans lequel se joue la création (la vie d’une maison d’édition, les opérations de promotion en librairie, etc.).

NB : Clin d’œil à notre rédacteur en chef !

Plusieurs passages d’Alain Berenboom renvoient à une conception des gens de lettres croisée dans les opuscules d’Éric Allard Les écrivains nuisent gravement à la littérature ou Grande vie et petite mort du poète fourbe :

« Les écrivains sont des mammifères narcissiques dont l’orgueil est perpétuellement blessé, parce que leur œuvre est si importante à leurs yeux et si peu à ceux du reste du monde. Les anthropologues qui se sont intéressés à la question n’ont pas encore décidé si les écrivains étaient des homo sapiens ou s’ils descendaient directement de l’homme de Néandertal comme certains signes semblent l’indiquer, voire d’un animal plus préhistorique encore dont l’éternelle insatisfaction ne lui a pas permis de survivre. »

JEAN-PIERRE :

et une projection dans le milieu juridique aussi !

Une ou deux pages sont une satire très drôle du métier d’avocat, que l’auteur connaît bien.  Qui a un jour tenté de soutirer à un avocat un avis tranché quant aux chances de succès d’un procès se retrouvera dans ces lignes :

« Nous devrions vous sortir d’affaire en cas de procès. Evidemment, ajoutait-il pour rester fidèle à sa réputation, on ne peut jamais prévoir l’humeur d’un juge aventureux… »

Dans le même ordre d’idées, j’ai eu un collègue juriste qui débutait tous ses avis par un « En principe »… qui ne rassurait personne.

Conclusions

PHIL :

Nous avons affaire ici à un thriller d’envergure internationale. Et je tiens à insister sur la parution, ces 5 dernières années de 7 grands thrillers belges francophones alliant qualités littéraires et narratives : les deux romans (Pur et nu, Aquam) de Bernard Antoine et celui de Jean-Marc Rigaux (Kipjiru) chez Murmure des soirs, ceux (Rosa, Elise) de Marcel Sel chez Onlit, les ouvrages d’Alain Berenboom et Michel Claise (voir ci-dessous) chez Genèse.

Oui, Hong Kong Blues d’Alain Berenboom est un formidable roman. Un roman belge qui mondialise (Hong-Kong et sa vie de tous les jours, ses paysages, ses intrigues politiques et financières, les forces qui l’animent) et passionne, envoûte (la pseudo-Patricia a un parfum d’Ylang-Ylang, la célèbre rivale/amoureuse de Bob Morane). Un Bildungsroman qui interroge notre adéquation au monde à travers une étoffe littéraire luxuriante et vivante, délicieusement raffinée, ouvragée.

JEAN-PIERRE :

Jusqu’ici, je n’avais rien lu d’Alain Berenboom. J’ai trouvé sa manière très cinématographique, tant il manie avec brio l’art du découpage et du flash-back, qui lui permet de combiner des lieux et des espaces temporels différents sans jamais perdre son lecteur. Le style est direct, sans l’once d’une fioriture. Le vocabulaire est simple, les phrases courtes et les dialogues affûtés. Une pointe d’humour rehausse le tout sans aucune lourdeur. C’est parfois désopilant, comme cette réflexion sur les dangers du journalisme :

« Vous auriez pu me prévenir qu’ici le journalisme est un métier à risques, genre démineur au Cambodge, opposant kurde en Turquie ou goûteur de sauces chez McDonald’s. »


Alain Berenboom

Pour en savoir davantage sur l’auteur…

PHIL :

Alain Berenboom est, avec Michel Claise, l’un des auteurs référentiels des éditions Genèse. Celui qui se révéla jadis au Cri (où Christian Lutz a aussi propulsé Patrick Delperdange, Arnaud de la Croix, Nadine Monfils, etc.), avec La position du missionnaire roux, y a décroché le Prix Rossel 2013 avec un Monsieur Optimiste très émouvant, où il tente de reconstituer la vie de parents juifs se faufilant à travers les mailles cruelles de l’Histoire, à partir de documents, de lettres, de souvenirs émiettés, le tout saupoudré d’une lucidité et d’un humour décapants.

Genèse abrite aussi les aventures de son détective belge Michel Van Loo. Des narrations enjouées situées dans les années 1940 et 1950, des trames policières enturbannées de suspense et d’exotisme (Congo, Israël), avec des louches d’humour, un arrière-plan historique (Shoah et captation d’héritages de disparus, règlements de comptes post-Libération entre résistants et collaborateurs, etc.).

JEAN-PIERRE :

Les écrans de nos téléviseurs et sa page Wikipedia révèlent une personnalité hors normes :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Berenboom

Petit souvenir personnel… Voici plus de quarante ans, j’ai été l’un des étudiants d’Alain Berenboom, alors tout jeune professeur de droit d’auteur à l’ULB. Il y avait toujours une belle affluence à son cours, contrairement à d’autres qui étaient souvent désertés. C’est que l’homme conjuguait des qualités rarement réunies : savant et sympathique, d’une rigueur métronomique mais plein d’humour. J’ai retrouvé ce dernier trait dans Hong Kong Blues.


Une micro-interview de l’Alain BERENBOOM

par Phil RW

Comment situer un roman comme Hong Kong Blues par rapport aux Van Loo ? Il me semble que les deux sillons n’ont pas le même cahier de charges. En off, vous m’avez confié que ce roman-ci vous tenait particulièrement à cœur. Et qu’il avait été écrit après plusieurs voyages professionnels à Hong Kong. Est-ce à dire que les Van Loo correspondent à une veine ludique et Hong Kong Blues à une nécessité ? Comme un Monsieur Optimiste, dans un registre très différent.

AB :

Lorsque je me suis lancé dans Périls en ce royaume (le livre est paru en 2008), j’ignorais qu’il inaugurait une série. J’avais envie d’écrire sur la Belgique alors que les romans que j’avais écrits jusque-là se situaient ailleurs, parfois loin de chez nous – en Afrique le premier, en Chine le deuxième, le troisième en Pologne et le quatrième pendant la première croisade ! Un seul avait pour cadre et pour thème une ville belge, Le lion noir, qui tourne autour de la poussée de l’extrême droite à Anvers. En revanche, le premier Van Loo puis la suite assumaient deux aspirations personnelles : écrire un vrai roman policier avec un bon vieux détective privé et parcourir la Belgique de l’immédiate après-guerre – les années de mon enfance…

Mais le plaisir que je prends à écrire ces polars historiques ne m’a pas détourné de mon ambition littéraire de poursuivre une œuvre romanesque qui ne s’inscrit pas à mes yeux sous l’étiquette policière (mais j’aime bien votre expression de « thriller littéraire » car, en effet, je tiens à créer une tension dans chacun de mes romans qui sous-tend l’intrigue et le parcours de mes personnages). J’ai donc alterné ces deux types de romans. Mais en évoluant, car, à la différence de mes premiers romans, deux des trois « romans » non policiers qui ont suivi, Mr Optimiste et Le Rêve d’Harry, tiennent plutôt de l’autobiographie que du roman d’imagination.

Hong-Kong Blues me paraît un mix du tout ! C’est un roman exotique qui, comme mes premiers romans, entraîne le lecteur dans un monde contemporain mais lointain, dont une partie des codes nous échappe et qui est en proie à des bouleversements politiques. Il est écrit à la façon d’un thriller. Et il contient des éléments personnels (que le lecteur ignore) : à l’époque où il se déroule, juste après la « Révolution des parapluies », se mettait en place la nouvelle politique du PC chinois de mettre fin aux aménagements politiques promis lors du retour de l’île à la Chine, la disparition des règles démocratiques et un mouvement de méfiance vis-à-vis des Occidentaux.  Justement, un de mes proches a été victime de ce retournement de situation et il s’est retrouvé entraîné dans une procédure pénale qui a conduit à son emprisonnement. J’étais venu le rejoindre, le soutenir, parler avec ses avocats, assister à son procès et j’ai donc vécu « dans ma chair » le sort terrible qui l’a frappé. J’ai eu besoin de témoigner de ce que je ressentais à HK en écrivant ce livre (qui ne comporte aucune référence directe au sort de ce proche) : les angoisses de cet homme, la machine inexorable du PC chinois et de ses auxiliaires, police et justice. Comme souvent, la littérature s’alimente des blessures personnelles et des réactions face à un monde injuste en tourmente.

Peut-on espérer vous revoir prochainement en ce registre du thriller littéraire alliant intimité et grand large ? Il me semble que le thriller littéraire ou la série télévisuelle haut-de-gamme (je situe les deux à mille coudées des déclinaisons populaires ou banales) disent aujourd’hui superbement le monde et l’humain.

AB :

J’écris à nouveau un roman qui pourrait se ranger dans cette veine, que vous dénommez « thriller littéraire ». Il entraîne cette fois le lecteur en Russie (j’avais commencé le roman bien avant mars 22 !) et un peu en Israël. Au début de ce siècle.

Comment faites-vous pour écrire, en trouver l’occasion, vu le niveau atteint dans votre vie juridique et vos responsabilités, la direction d’un cabinet, etc. ?

AB :

J’ai la chance de ne pas devoir faire de la littérature alimentaire ! J’écris juste par besoin. De m’exprimer, de dénoncer, de jouer avec les émotions, de plonger au fond de moi. Tout le contraire du travail d’un avocat ! Donc les deux se contrebalancent !


Pour en savoir davantage sur la maison d’édition…

PHIL :

Genèse possède un double ancrage (Bruxelles et Paris) et est dirigée par Danielle Nees, qui a longtemps travaillé pour de prestigieuses enseignes hexagonales avant de créer chez nous sa propre structure :

https://karoo.me/livres/a-la-decouverte-de-genese-edition-1

JEAN-PIERRE :

On peut jeter un œil sur son site aussi :

PHIL :

Quelques recensions de livres de grande qualité :

. Jean-Baptiste Baronian, Le mauvais rôle :

https://karoo.me/livres/un-roman-paranoiaque

. Giuseppe Santoliquido, L’inconnu du parvis :

https://karoo.me/livres/une-errance-glissant-du-polar-vers-la-philosophie

. Patrick Delperdange, Le cliquetis :

https://karoo.me/livres/le-conte-de-noel-de-patrick-delperdange

. Albert-André Lheureux, L’esprit frappeur :

. Michel Claise, Crimes d’initiés et Souvenirs du Rif :

JEAN-PIERRE :

Dans un cas (Jean-Pol Hecq, Mother India), nous avons croisé nos analyses, nos regards sur des supports différents, avant de nous retrouver à en parler ensemble en radio. Phil :

PHIL :

… et Jean-Pierre :  

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

LES PHRASES BELGES (1) – La collection BELGIQUES des éditions KER, par Philippe REMY-WILKIN & Jean-Pierre LEGRAND

LES PHRASES BELGES

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

(1)

La collection BELGIQUES des éditions KER.

La collection Belgiques !

Un excellent concept !

Chaque année, les éditions KER de Xavier Vanvaerenbergh, sises à Hévillers dans le Brabant wallon, livrent une salve de trois/quatre recueils de nouvelles, tous intitulés Belgiques. Cette collection, dirigée jusqu’en 2020 par Marc Bailly mais reprise en 2021 par Vincent Engel, décline une vision de notre pays à travers le regard d’un auteur ou d’une autrice.

A souligner : le travail graphique d’Eva Myzeqari confère une identité visuelle tonique à la collection.

Nous allons évoquer les deux dernières salves, de 2020 (3 livres) et 2021 (4 livres). Mais, d’abord, un mot sur la maison d’édition et son fondateur/directeur.

Les éditions KER

« Ker » ? Le nom, singulier, fait songer à une BD mythique de l’âge d’or, Le disparu de Ker-Aven, une aventure de la patrouille des Castors qui se déroulait en Bretagne. Et de fait…Sur le site de l’éditeur :

« Ker, en breton, signifie village. Publier chez Ker éditions, lire un titre publié chez nous, c’est donc rentrer dans un village, dans une équipe. Auteurs, lecteurs, libraires, journalistes, éditeur… Tous entrent dans un village où tout le monde se connaît. Oh, pas un village au sens rural, restreint et fermé du terme. Non, un village comme dans le monde est un village. Un village qui, comme une famille, est appelé, par définition, à s’ouvrir sans cesse… »

Pour avoir une idée précise du catalogue des éditions KER, de leur politique et de leurs sillons d’activités :

Xavier VANVAERENBERGH

Une micro-interview du fondateur et directeur des éditions KER

par Philippe Remy-Wilkin.

Quelle est ta formation ? D’où te vient ton amour des Lettres ? Quels furent tes premiers émois littéraires ?

J’ai étudié successivement les mathématiques, l’informatique, la communication, les langues orientales anciennes et les relations internationales (avec une petite dose de langues germaniques). J’ai par ailleurs toujours aimé lire.

Pour l’anecdote, à l’école maternelle flamande où j’étais inscrit – mes parents souhaitant que je sois bilingue –, je ne m’étais pas vraiment intégré – la barrière de la langue était lourde pour un enfant de 3/4 ans – et, au bout de quelque temps, ils ne m’entendaient pas parler néerlandais, si bien qu’ils ont envisagé de me retirer pour m’inscrire dans un établissement wallon. S’ouvrant de leurs doutes à la maîtresse, celle-ci les a regardés avec étonnement en disant : « Ne faites pas ça, il passe ses journées à lire ! » Toute mon enfance, j’ai dévalisé le bibliobus qui passait dans notre campagne hesbignonne, et où je commandais avec avidité tous les romans des auteurs que je découvrais et adorais – Yak Rivais et Pierre Gripari d’abord, puis Marie-Aude Murail, Christian Grenier, puis Christian Lehmann et Michel Honaker, pour ne citer que certains des plus marquants. Et, chaque semaine, nous nous rendions aussi, après l’école, à la bibliothèque de Tirlemont, où j’ai découvert, via le néerlandais, Roald Dahl et… Stephen King (un peu tôt, sans doute).

Les livres me permettaient de m’évader du quotidien, de découvrir l’histoire, la géographie et tout ce que le monde peut avoir de passionnant. Michel Honaker, que j’ai déjà cité, a joué un rôle important, en artiste qu’il est de glisser dans ses romans une quantité impressionnante de références historiques. C’est grâce à lui que j’ai découvert, notamment, les compositeurs et la littérature russes du XIXe. Et il a ouvert la voie à d’autres auteurs qui, comme Umberto Eco, Borges ou Alberto Manguel, sont devenus des références personnelles. Par atavisme, la suite de mon parcours a été plutôt scientifique dans un premier temps mais, fondamentalement, c’est à la littérature qu’appartient mon cœur.

Comment es-tu tombé dans la marmite de l’édition ? Quand as-tu créé les éditions KER ? Pourquoi cette référence bretonne ?

Par des hasards provoqués, j’ai commencé à travailler occasionnellement, en parallèle de mes études, sur des projets éditoriaux, sous la houlette de Vincent Engel. Bientôt, Vincent est devenu directeur de la collection Grand Miroir dont je suis devenu, de facto, l’éditeur, au sein de la Renaissance du livre. Cette aventure a duré près de trois ans avant de s’arrêter net. J’avais, entre-temps, mûri l’idée, le projet de développer une maison d’édition (j’avais publié quelques livres, déjà, dont le mémorable premier roman de Fanny Lalande, Mad, Jo et Ciao), mais sans avoir l’élan de professionnaliser la démarche.

La fin du Grand Miroir et, bientôt, la fin de mon parcours d’employé, ont été les signaux dont j’avais besoin pour lancer sérieusement les éditions Ker. Et, une fois cette décision prise, les planètes se sont alignées. Grâce à Marc Varence, qui était alors éditeur, j’ai rencontré Olivier Barbé (actuel directeur général de MDS), qui dirigeait alors MDS Benelux, et Michel Chabotier, qui dirigeait l’équipe commerciale de Media Diffusion en Belgique, et tous deux m’ont donné ma chance en m’offrant un contrat de diffusion-distribution alors que je n’avais encore que 5 ou 6 titres au catalogue. Voilà pour la marmite !

J’ai par ailleurs vécu une bonne partie de mon adolescence en Bretagne, et il est de coutume, là-bas, de dire que celui qui vit quelques mois en Bretagne devient en partie breton. Et je l’ai ressenti ! La langue bretonne, la culture celtique en général, m’ont beaucoup marqué. Au moment de créer ma maison, la référence s’est imposée. Ker est une maison très personnelle, qui reflète des choix éditoriaux qui me collent au corps et au cœur, il était logique que la marque reflète une partie de mon identité.

Quels sont les rêves que tu as réalisés ? 

Etant enfant, j’avais un rêve, qui était de devenir pilote de ligne. Une myopie abyssale m’a coupé les ailes, et j’ai vainement poursuivi l’idée de travailler dans le milieu de l’aviation pendant très longtemps. Adolescent, j’ai découvert Le pendule de Foucault d’Umberto Eco, devenu un livre de chevet et resté pendant longtemps mon livre préféré (expression que je n’utilise plus depuis quelque temps). Son personnage principal, Casaubon, est, pourrait-on dire, recherchiste. Il réalise des recherches documentaires pour divers clients, dans des domaines intellectuels infiniment variés. En découvrant ce personnage (qui évolue par ailleurs dans le milieu de l’édition), j’ai immédiatement su qu’il s’agirait de mon futur métier. Un défi ! Car, à l’heure de la spécialisation à outrance, de l’ère des experts, les généralistes comme Casaubon peinent à trouver leur place alors qu’ils sont, à mon sens, plus que jamais nécessaires.

Au fil des rencontres, de mon attrait jamais démenti pour la littérature, j’ai trouvé dans l’édition l’occasion de rencontrer des artistes, des auteurs, des passionnés de tous horizons, et de collaborer avec eux tantôt pour un projet, tantôt sur le plus long terme. De les aider à faire passer leur message de la manière la plus claire et la plus agréable possible tout en me plongeant tout entier dans leur univers. C’est, à l’heure actuelle, la version la plus proche que j’aie pu concevoir de ce que j’avais découvert dans le roman d’Eco.

La manière d’on j’ai construit ma maison m’offre une liberté de mouvement, de décision, une indépendance qui me permettent de réaliser, d’un point de vue familial, les projets qui me tiennent à cœur. Que demander de plus ? Outre ce panorama général, j’ai publié certains des auteurs qui, enfant, m’ont marqué (je les ai cités plus haut). À titre personnel, cela a revêtu une importance énorme.

Quelles sont tes ambitions ? Tes souhaits éditoriaux pour les prochaines années ?

C’est en lisant Comment tout peut s’effondrer que beaucoup d’idées, jusque-là éparses et à l’état d’intuitions, se sont structurées dans mon esprit (bien d’autres lectures, et projets éditoriaux, dont Sans plus attendre, de Guibert del Marmol, avaient préparé le terrain !). Et, avec cette prise de conscience profonde d’un monde dans lequel l’incertitude radicale deviendrait une loi incontournable, s’est imposée la décision de ne plus faire de projets à trop long terme. Le monde est devenu trop incertain pour que je me projette avec précision au-delà d’un certain horizon temporel. Bien sûr, je lance encore des projets, comme la collection Belgiques, avec l’ambition qu’ils vivent longtemps ! Mais je ne me risque plus à imaginer ma vie, ou Ker, à trop longue échéance.

Le côté infiniment positif de cette décision est que je suis très disponible face à l’imprévu, au projet qui, soudain, tombe au bon moment et que j’ai la disponibilité d’accueillir et d’accompagner. Certains projets éditoriaux ont d’ailleurs considérablement modifié ma vie personnelle, à un point qui n’aurait pas été envisageable si j’avais établi des lignes rigides. Franco Dragone, pour qui j’ai travaillé quelques années, avait coutume de dire que ne pas saisir une opportunité était une faute professionnelle. Je tente chaque jour d’organiser mon existence de manière à conserver la liberté de cueillir au vol les projets enthousiasmants qui se présentent. 


Les trois recueils Belgiques de 2020

Véronique BERGEN, 98 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

En surplomb au-dessus du recueil…

Phil :

Près de 100 pages et 10 textes courts sur la Belgique, revisitée spatialement (les cantons de l’Est ; Saint-Idesbald et la Côte ; Bruxelles et sa Grand-Place, son abbaye de la Cambre, ses Marolles, son hôtel Métropole, ses châteaux néo-Renaissance, ses hôtels de maître, sa forêt de Soignes) et temporellement (la Deuxième Guerre mondiale, un attentat contre le roi Léopold II, les travaux de la jonction Nord-Midi, etc.).

Jean-Pierre :

A la manière d’un vitrail, avec ses couleurs, ses lieux et ses personnages, ce recueil dessine une allégorie de la Belgique toute en nuances : une relative douceur y contraste avec une histoire parfois violente et sauvage ; une étonnante nuée d’artistes marquent leur siècle tandis que, couronnant le tout, s’exprime sans vergogne un sens rare du saccage urbanistique.

Phil :

Les thèmes de prédilection de l’autrice serpentent entre les textes, comme le chat mélomane de La rue des pianistes. La préservation du patrimoine, la musique…

Véronique Bergen

Jean-Pierre :

… l’écologie, la sensibilité au vivant sous toutes ses formes, l’effroi devant l’extinction massive de la biodiversité, la figure de l’anarchisme…

Phil :

Et Bruxelles !

Jean-Pierre :

… dont, en esprit, nous arpentons des rues à jamais disparues, des quartiers à la mémoire mutilée par les délires modernistes…

Phil :

Ô tempora !

 Jean-Pierre :

Une volonté cynique a tenté d’éradiquer la pauvreté du centre-ville en la faisant physiquement disparaître. Et l’hommage à Bruxelles, du coup, s’avère souvent sombre, proche du martyrologue : on ressent l’attachement charnel de l’autrice pour cette bibliothèque de pierre dont chaque volume arraché est une blessure, une perte irrémédiable. J’ai en tête les mots de Nougaro :

« Carillons, sonnez tous à cette capitale

Que la guerre épargna et que la paix massacre. »

Et pourtant, étrange magie, Bruxelles reste si belle et l’attachement qu’elle suscite, si profond, inséparable de l’âme de ceux qui y habitent.

Phil :

Voilà pour le fond. Mais le style !

Jean-Pierre :

Si personnel ! Précision et rigueur mais inventions lexicales et grand pouvoir d’évocation.

Phil :

« Un ouvrage mineur de notre autrice belge préférée, loin des sublimes Kaspar Hauser ou Barbarella ? » ai-je pourtant pensé un instant, ayant butiné à droite et à gauche, lisant les textes dans le désordre. Puis j’ai remis « de l’ordre dans la ronde », comme aurait dit Jacques De Decker, et repris en commençant par le premier texte. Et là, au débotté, comme Lagardère trucidant tel ou tel spadassin, l’autrice m’a inscrit sa botte de Nevers en plein front, c’est-à-dire au fond de la tête, là où ça pense et perçoit.

Une forme, une mesure, un chiffre

Jean-Pierre :

Cette nouvelle initiale rend compte du séjour totalement fictif du très réel mathématicien Alexandre Grothendieck et de son chien Georg à Saint-Idesbald.

Phil :

Derrière un trompe-l’œil de formules tirées d’un cerveau de génie mathématique, un apport incantatoire scandant le texte, se tend la voile d’une perle littéraire, mise en abyme d’un art et d’une pensée. Et je confesse l’impossibilité de rendre compte de ce qui est lu, on ne peut qu’en effleurer une part de richesse, de mystère, d’intensité.

Jean-Pierre :

Une ambiance shakespearienne se dégage des premières pages :

« Georg, penses-tu que Paul Delvaux, le peintre de Saint-Idesbald, s’élançait sur la plage les jours d’orage, plissant les yeux pour observer les combats entre la mer et les nuages, la détresse des bateaux en perdition, la palette des couleurs générée par une nature en furie ? A qui appartiennent les yeux qui nous regardent depuis la digue ? Pourquoi avons-nous atterri sur la côte belge ? »

Phil :

Dès les premières phrases s’ouvre une distorsion vertigineuse entre la théorie et la vie authentique, les préoccupations qui tissent un destin individuel (la passion des mathématiques, leurs révélations) et l’imbrication dans le Grand Tout du monde, de la Terre, du cosmos. Une distorsion qui renvoie à la perte d’adéquation entre l’humain et la matrice naturelle, qu’il n’a de cesse de meurtrir mais qui le domine de sa puissance assoupie, prête à l’engloutir. Une distorsion d’autant plus tsumamiesque que l’humain confronté n’est pas banal, quand l’orage auquel il fait face l’est… tout en renvoyant à l’insaisissabilité et à la démesure de Dame Nature. Fascinant !

Le texte est lui-même orage. Et le phénomène de croître, de se déployer.  En réalité et en idées. La distorsion initiale devient magistrale dès la deuxième page où se faufile un nouveau leitmotiv, celui des racines du génie et d’un drame originel : Auschwitz. La Shoah et la mort du père, anarchiste. L’interrogation fulminante du Sens. Les immenses possibilités de l’esprit humain se fracassent à l’aune des tragédies de l’Histoire ou des explosions de Gaïa, notre planète nourricière.

Le médiateur/lecteur, semblable au protagoniste du récit, s’avance au cœur du phénomène, serti d’émotions et de réflexions mais submergé, amenuisé, dirigé vers un lâcher-prise qui ne correspond pas à la nature humaine, rupture et angoisse, un retour à l’adéquation primordiale, amniotique. Le secret de notre condition et de notre spécificité ? De notre monstruosité ?

Jean-Pierre :

C’est pour Véronique Bergen l’occasion d’évoquer le groupe écologique « Survivre ou vivre » fondé par Grothendieck en 1970 qui, dès cette époque, rompt avec les mathématiques et s’investit dans la lutte contre le désastre écologique qu’il pressent avant beaucoup d’autres : il entre en résistance. Sur fond d’éléments déchaînés, dans la nuit wagnérienne zébrée d’éclairs et bousculée par la sauvagerie des flots, mathématicien de génie et fils d’anarchiste, Grothendieck s’interroge sur le dévoiement des mathématiques. Pour lui, elles « sont une mystique, une connexion avec le mystère, une quête spirituelle » qui, par sa faute et celle de ses collègues « ont accouché d’un monstre, servi les intérêts militaires et industriels, la conquête spatiale ».

Phil :

Il faut lire et relire ce texte. Comme une poésie de Mallarmé, une nouvelle de Villiers, une aventure du Gordon Pym des jumeaux Poe et Baudelaire. Ressentir la collusion de l’espace et du temps, des temps. Distinguer les invariants bergeniens qui traversent la foudre et les « crises de nerf du ciel ». Qu’ils soient lexicaux (les listes de mots : « Oursins, tourelles, coquillages, poissons, crabes, méduses » ; les expressions associatives : « les voix miradors »)  ou thématiques (le respect de la gent animale mène à user d’un chien comme interlocuteur privilégié ou de divers chats comme témoins et narrateurs ; la présence juive en Belgique et son assassinat ; plus largement, une lutte de l’autrice contre l’amnésie, sous toutes ses formes, qui renvoie, une fois encore, à notre ami commun Jacques De Decker, qui en avait fait un credo de vie et d’œuvre). Jusqu’à buter sur l’énigme originelle :

« J’ai beau calculer l’abscisse et l’ordonnée des yeux qui nous observent, le corps de leur propriétaire me demeure inconnu. »

Ou sur la nostalgie la plus déchirante :

« Mes mains gardent le souvenir des châteaux de mon enfance. Quels châteaux de sable, élève Alexandre, quelle enfance ? Vous savez bien que vous n’avez pas eu d’enfance, que dans les cendres de votre père, vous n’avez construit aucun château-fort. »

D’autres nouvelles…

Phil :

La percussion du premier texte inclinerait à ne pas commenter le recueil plus avant, mais une poignée d’indices s’imposent. Ainsi, dans Le sourcier des Marolles, l’autrice pourrait, consciemment ou pas, commenter son propre travail, son œuvre :

« Ma mission ? Récupérer les choses mises au rebut, leur redonner vie, créer des espaces de rêve, assembler des familles d’objets qui relient la terre et le ciel. »

Une lecture idéale glisserait peut-être en contrepoint du premier texte, halluciné, le troisième, Le château de Watermael-Boitsfort, tout en douceur amère, ravinée. Une mise en abyme, encore ! De la destruction du patrimoine et de la perte d’âme bulldozérisée par des criminels en col blanc. J’ai moi-même longtemps et « soventes fois » erré à l’ombre des ruines du château « cousin », dans le parc Tournay-Solvay, embrumé par des salves oniriques. Et ces pages seront relues sur un banc, au coin du potager ou, un peu plus loin, en bordure des Etangs.

Jean-Pierre :

L’anarchiste et le roi suit la trace de Gennaro Rubino, anarchiste italien débarqué à Bruxelles le 26 octobre 1902 et auteur d’un attentat manqué contre Léopold II, alors au plus fort de son impopularité : quelques semaines plus tôt des ouvriers manifestant à Louvain en faveur du suffrage universel ont été massacrés.  Mal préparé, Rubino manque sa cible. A peine le convoi royal s’éloigne-t-il « qu’une foule se jette sur lui, qu’un essaim d’humains le ceinture, l’étrangle en tonnant Vive le Roi ! ». Personne dans la foule ne l’acclamera en héros. Ce que Michelet appelait « l’imbécile tradition de l’incarnation monarchique » triomphe : Rubino a « échoué à libérer la lie de la terre ». 

Ce petit texte à la charnière du volume me semble exemplaire de la tonalité grave du recueil : par l’évocation de l’anarchisme, qui en ce temps-là suscite espoir et frayeur, il traduit cette difficulté qui est toujours la nôtre de mettre en place un modèle de société autre que celui qui nous conduit à l’abîme. Mais, je l’ai dit, les différents textes s’insèrent entre deux nouvelles dont l’une (initiale) se démarque par un geste de résistance et l’autre (ultime) par l’ouverture à ce que l’humanité produit de plus beau : la musique.

La rue des pianistes est une nouvelle dédiée à Martha Argerich, artiste que Véronique Bergen affectionne tout particulièrement. Avec légèreté et drôlerie, l’autrice a choisi un chat comme témoin de l’emménagement de la pianiste dans une vielle maison de maître de Bruxelles. Pas n’importe quel chat : un chat mélomane !  Et nous quittons ce beau recueil en restant comme ce quadrupède à quelque distance de l’immeuble occupé par Argerich tandis que, par une fenêtre restée entrouverte, s’échappent dans l’air du soir les notes éparses d’un prélude de Chopin.

Le livre sur le site de KER Editions


Marianne SLUSZNY, 121 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.


Marianne Sluszny – Chemins de femmes

Phil :

L’autrice du superbe Banc (un récit de vie et de deuil paru chez Academia) épate ! Par la forme et le fond. Par le plaisir pur de la narration. Neuf nouvelles nous content des tranches de vie de neuf femmes (le recueil est sous-titré Chemins de femmes). Elles appartiennent à des milieux fort divers, socialement ou linguistiquement (elles sont flamandes, bruxelloises, wallonnes ou des cantons germanophones), toutes sont confrontées viscéralement aux affres de la Première Guerre mondiale, elles doivent y survivre, avant et après :

« Il est des équilibres subliminaux qui s’établissent en nous. Alors que la conscience patauge dans l’affliction, notre esprit puise dans ses abysses l’énergie d’assembler les morceaux éclatés de son destin. »

Jean-Pierre :

L’angle d’attaque de son Belgiques est excellent : la part des femmes dans la Grande guerre a longtemps été sous-estimée ; le mythe du Roi-Chevalier entouré de ses combattants a fait bon marché de la souffrance des femmes et de leur combat quotidien pour survivre. C’est une profonde injustice dont le ressenti éclate dans Nicole (toutes les nouvelles ont pour titre le patronyme de leur héroïne) :

« Moi aussi j’en ai bavé ! Ma guerre, ce fut la solitude, les privations et les efforts incessants pour nouer les deux bouts. (…) Ma guerre, ce fut l’inquiétude pour le sort de mon homme, l’imaginer transpercé par la froide humidité des tranchées (…). Ma guerre, ce fut le sentiment d’impuissance et le poids de la culpabilité. »  

Phil :

L’autrice du Banc épate ! Par la combinaison percutante de qualités contrastées, d’équilibres rassérénants. L’écriture est belle, ciselée mais discrète, sans ostentation. Avec un faux paradoxe : je prends sans cesse plaisir au mot, à la phrase mais ne coche que peu de passages. Comme si l’harmonie du tout ne laissait filtrer qu’un minimum de saillies :

« Ma nuit de noces ? Des draps de soie pour emballer l’ennui. »

Jean-Pierre :

Marianne Sluszny m’avait époustouflé avec Le banc. Je retrouve dans le présent recueil la qualité d’écriture qui fait de la lecture de ses ouvrages un plaisir savoureux. La relative sobriété du style n’exclut pas quelques trouvailles d’une réjouissante cruauté :

 « (…) le goût de sa salive m’incommodait, me rappelait la tranche de foie de génisse mal cuite que ma mère me servait deux fois par semaine. »

Plus loin, c’est la sensualité qui irradie :

« Je gravitais entre l’instant qui brûle et l’éternité des étoiles. »

Phil :

La sensibilité est omniprésente, le lecteur vit auprès de ces femmes et de leurs intimités, de leurs désirs et de leurs frustrations, dans un après-guerre étonnamment morose, incertain, loin des clichés triomphalistes :

« Oui, nous y étions, chacune à notre façon. Sur le chemin si escarpé des femmes. »

Les hommes y apparaissent le plus souvent volages ou ennuyeux, les parents peu fiables sinon cruels.

Jean-Pierre :

Les chemins de ces neuf femmes sont bien escarpés. Ils ne croisent ceux des hommes qu’en cette espèce de plateau aride et désolé qu’est, pour la plupart, le mariage. La nouvelle consacrée à Lucie Dejardin – première femme députée sous la bannière du Parti ouvrier belge – est éclairante :

« Elle (la mère de Lucie) avait rencontré mon père à la mine. Quelques mots tendres, l’une ou l’autre promenade à la lumière du jour, le mariage, une grossesse, un accouchement puis les autres, les cris qui annoncent l’ouverture des poumons ou le silence des bébés morts nés. »

Phil :

Des considérations intellectuelles émergent. L’information nous restitue une époque, ses personnages et ses décors, ses balises : l’Hôtel de l’Océan, les massacres de civils belges par les troupes allemandes, les actes posés par le roi Albert, le travail volontaire, les mutilations (physiques et mentales), le mauvais accueil des réfugiés (un million de Belges en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en France) à leur retour au pays, les ravages de la grippe espagnole, le rôle du Comité National de Santé et d’Alimentation, etc.

Jean-Pierre :

La situation du milieu ouvrier n’est pas celle de toute la société, mais le poids des institutions est le même pour tous : point de sexualité hors mariage hors quelques échappées tarifées. La misère sexuelle n’est pas plus belle au soleil de la bourgeoisie. Si le chemin des hommes est plus aisé, c’est que, plutôt que de monter, il suit davantage une pente dont ils ne sortent guère grandis, ni d’ailleurs beaucoup plus heureux. Les personnages masculins de ces nouvelles oscillent entre la frustration aigre, la mélancolie et le cynisme.

Phil :

Plus profondément, la réflexion se déploie tous azimuts. La psycho-généalogie, et ces traumatismes qui se transmettent à notre insu de génération en génération. La question du droit de vote des femmes, à un moment où une majorité d’entre elles sont sous la coupe des curés, ce qui pousse des démocrates à retarder ce qui serait intrinsèquement une avancée démocratique. La survie à quel prix sinon à tout prix ? La situation des populations vivant dans des régions limitrophes, à cheval sur deux identités (cantons de l’Est), etc.

Jean-Pierre :

Deux nouvelles ont particulièrement retenu mon attention parce qu’elles mettent intelligemment en lumière deux points intéressants de l’histoire de la Grande Guerre et ses traces dans le récit officiel qu’elle a suscité.

La première relate le calvaire de Maryse, une Montoise qui s’est réfugiée en France et revient au pays après l’armistice. L’hostilité de ses proches est palpable ; celle des autorités aussi. Marianne Sluszny rappelle un fait historique avéré que confirme l’historienne Laurence van Ypersele : les Belges (un million !) qui se sont réfugiés en France, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne ont été considérés comme des planqués ; ces exilés (en ce compris les ministres du gouvernement partis à Sainte-Adresse) ont été tout simplement bannis de la mémoire collective. Le roi Albert n’aura pas un mot pour eux lors de son fameux discours du Trône du 22 novembre 1918.

La deuxième nouvelle nous mène à Raeren, dans cette région qu’au temps de mon enfance on appelait encore les « cantons rédimés ». Nous y rejoignons Greta née Allemande d’une mère verviétoise et d’un père allemand.  Le retour de ce dernier, soldat humilié par la défaite, est vécu douloureusement : le couple mixte n’y résiste pas. A la défaite s’ajoute le rattachement des cantons de l’Est à la Belgique. L’autrice nous remet en mémoire le simulacre de démocratie que fut la consultation organisée pour sonder le désir des populations locales. Le vote n’était pas secret et des pressions de toutes sortes furent exercées. Seuls 271 habitants sur 63 000 osèrent se prononcer pour le maintien de la souveraineté allemande. Seul le Parti ouvrier belge s’indigna du procédé…Dans son Histoire de Belgique parue en 1977, G.-H. Dumont continue de propager la fable d’un plébiscite enthousiaste. Entre autres mérites, la nouvelle de Marianne Sluszny souligne indirectement mais de manière certaine la manipulation que constitue souvent toute forme de « roman national », notion en vogue ces temps derniers.

Phil :

In fine, ce recueil est hautement recommandable et remplit de manière originale le cahier de charges de la collection. Il est à l’image de son autrice, si pudique qu’elle s’en efface devant un devoir mémoriel.

Jean-Pierre :

Le Belgiques de Marianne Sluszny se recommande même si de mon point de vue il lui manque une dynamique. L’unité de ton et de propos ainsi que l’emboîtement des textes donnent sa cohérence à l’ensemble mais créent une manière de camaïeu là où j’aurais préféré un tableau plus contrasté. Au fil des pages, j’ai ressenti un début de lassitude dans la répétition de destins sentimentaux trop semblables. Effet renforcé encore par l’usage récurrent d’expressions telles que « mon homme » dont presqu’à chaque fois on peut pressentir la déception qui va suivre.

Phil :

Finement observé, Jean-Pierre ! Mais je n’en tire pas la même conclusion. L’autrice n’a pas publié un recueil intitulé Belgiques isolé mais elle l’intègre dans une mosaïque de regards croisés portés sur la Belgique. Sa volonté de se limiter à un sous-thème, d’en livrer de subtiles variations prend dès lors tout son sens. Et, en tant qu’auteur, je l’admire de se mettre ainsi en retrait de l’œuvre, d’oser éviter les facilités du contraste, dans lesquelles je me lancerais sans doute moi-même. Je vais même aller loin : cette autrice, pour la deuxième fois (après Le banc), me donne une leçon éthique.


Michel TORREKENS, 129 pages

Par Philippe Remy-Wilkin, à la présentation, et Jean-Pierre Legrand, au contrepoint.


Michel Torrekens

Phil :

Dans son Belgiques, Michel Torrekens n’a pas choisi un sous-thème centripète (la femme dans la tourmente de 14-18 chez Marianne Sluszny, par exemple), il ne tente pas non plus de distiller structuration narrative et suspense. Non, ce qu’il nous propose, tout au long de ses 15 textes, ce sont des balades ou des rencontres qui, toutes, croisent un fragment de notre belgitude : le musée de Tervuren et le rapport au passé colonial, Delphine (de Belgique) et Johnny, la mort de l’émigrante refoulée Sémira ou l’enterrement du roi adulé Baudouin, etc.

La perspective est large et, pour le moins, éclectique, elle balaie notre horizon depuis l’homme de Spy (qui nous ramène 36 000 ans en arrière !) jusqu’à une anticipation où la Wallonie et la Flandre sont devenues des républiques indépendantes, Bruxelles un district européen, la région germanophone du pays s’apprêtant à muer en Bund allemand.

Jean-Pierre :

Des différents recueils objets de notre chronique, celui-ci est de ceux qui se rapprochent le plus du « cahier des charges » de la collection : constituer un portrait en mosaïque de la Belgique telle que vue, ressentie ou vécue par un auteur. Mission remplie : l’ouvrage est très personnel et atteint le cœur de cible.

J’ai un petit faible pour deux nouvelles. Tout d’abord Le roi, le journaliste et l’homme-léopard. Ce texte aborde la réouverture du musée de Tervuren : l’occasion d’une critique très fine de l’incapacité des autorités de regarder la vérité en face tout en concédant ce qu’il faut au wokisme très en vogue. Ainsi, cette sentence en huit langues qui accueille désormais le visiteur et qui surprend l’auteur : « tout passe, sauf le passé » ; difficile de cultiver un rapport plus névrotique à l’histoire plutôt que de réellement avancer dans son élucidation. L’autre nouvelle est Une soirée en enfer. Nous partons plus d’un siècle en arrière, à Mons, 37 rue de Nimy, chez maître Léon Losseau, esthète et érudit qui découvrit en 1901 l’édition originale d’Une Saison en enfer que l’on croyait détruite. Ode aux amoureux de la beauté et à ses découvreurs, ce texte a réveillé en moi un autre bonheur de lecture : le magnifique 37 rue de Nimy d’Alexandre Millon.

Phil :

Il y a une échappée hors de notre territoire, Academia (Belgica), un récit se déroulant à… l’Academia Belgica de Rome. Un choix qui n’a rien d’anodin et qui me semble même le point d’acmé du recueil. Par un faux paradoxe, le parc Borghese et ses pinèdes, abritent une Arche de Noé de la belgitude ou, plutôt, de la belgité. Des créateurs de tout art et de tout âge, Flamands et francophones, y assistent hébétés au Bye Bye Belgium mais, éloignés du terrain du sinistre, ils ne se querellent pas, ils se situent au-dessus des contingences, dans une humanité pure. Un très bon texte !

Jean-Pierre :

Je partage ton enthousiasme pour cette nouvelle : il s’en exhale une paradoxale douceur de l’exil. On n’emporte pas les petitesses communautaires à la semelle de ses souliers.

Phil :

Flotte sur l’ensemble du recueil une mélodie douce-amère traversée d’un frémissement d’humour, le plaisir de la déambulation n’entrave jamais la réflexion, la nostalgie laisse filtrer l’ombre du doute ou la perception des dérapages… qui pourraient mener au néant.


Les quatre recueils Belgiques de 2021

Luc DELLISSE, 137 pages

Par Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

Luc Dellisse – Cet éternel retour

Jean-Pierre :

« Il y a deux manières de voyager en train : dans le temps et dans l’espace. Chacune de ces deux expériences met en branle les grandes émotions de la vie. »

Ces deux lignes qui ouvrent la nouvelle Miroirs mobiles (1965) me semblent au cœur de la démarche de Luc Dellisse dans ce beau volume de la collection Belgiques, à mes yeux l’un de meilleurs que j’ai lus.

Phil :

Quel plaisir, toujours, de retrouver Luc Dellisse ! Mais tu attaques illico la deuxième nouvelle du recueil quand je dois insister sur un détail qui en dit long, des allures de mise en abyme : je suis conquis dès le seuil du livre ! Dès la dédicace adressée à quelqu’un que je vois moi aussi comme une figure tutélaire :

« Pour Jacques De Decker,

qui est là, avec son regard lumineux

et sa voix pleine d’avenir. »

Dès la note introductive encore :

« J’ai passé la moitié de ma vie loin de la Belgique. Elle ne m’a pas beaucoup manqué durant ce temps. Mais quand je suis revenu m’y installer, pour des raisons professionnelles, je l’ai reconnue dans ses moindres nuances. Je l’ai rendossée, avec plaisir, comme une vieille veste de tweed retrouvée au fond d’un placard, et qui épouse la forme du corps, après si longtemps. En enfonçant les mains dans les poches profondes, j’ai eu la surprise de retrouver de menus objets du passé. Ils étaient là, intacts, inchangés, attendant que ma mémoire les réactive et les replace dans leur histoire originelle. Ils disaient le temps et le sang avec une force implacable. »

Jean-Pierre :

Après la moitié d’une vie passée hors de Belgique, le retour de Luc Dellisse en terre natale suscite une remontée du temps dans le désordre chronologique apparent de quinze nouvelles qui, toutes, réactivent un moment particulier de sa vie au pays. Que l’on ne s’y méprenne pas, l’élément autobiographique n’est qu’un support à l’écriture qui, comme le précise ailleurs l’auteur, « se nourrit du passé, pour le détruire et le remonter dans un autre sens ; comme un recommencement de ce qui pourtant n’a jamais eu vraiment lieu ».

Si le terme « nouvelle » n’est pas toujours approprié pour ces textes courts nourris de fragments d’une histoire personnelle, ils ont bien la dynamique de ce genre littéraire.  Par une espèce d’astucieux collage, tous les récits ricochent les uns contre les autres et dessinent une philosophie de la vie qui habitait déjà Libre comme Robinson ou Un sang d’écrivain.

Phil :

Deux livres magnifiques auxquels nous avons tous deux consacré un long dossier (en compagnie de Julien-Paul Remy) et des articles.

Mais ici s’infiltrent des notations plus émouvantes peut-être :

« Ma mère. Ma pauvre mère, à qui je n’ai jamais pu parler à cœur ouvert, à aucun moment de sa longue vie, et qui est tombée un jour face contre terre sans avoir connu autre chose que des tâches et des rôles – et aucun mot d’amour. »

Jean-Pierre :

La reviviscence du passé excède la simple remémoration : elle ressuscite des segments d’une époque qui, par le talent de l’auteur, acquiert une visibilité qu’elle n’avait sans doute pas pour la majorité de ses contemporains ; elle offre aussi une saisie du moi qui transcende le travail du temps et l’altération du changement. Ce dernier point est particulièrement sensible dans un texte comme Une fois de trop :

« J’étais jeune, sensuel, pauvre. Cette combinaison me convenait parfaitement et ne m’empêchait pas de lire, d’écrire et de faire mon salut.  Je n’y ai jamais renoncé, sur aucun de ces termes. Je n’ai tiré aucune conclusion d’aucun ordre de mes cheveux blancs, de mes mariages successifs (…). Je resterais solitaire, sensuel et pauvre. Pour ma jeunesse, elle finirait par s’imposer, simple question de temps. »

Phil :

La dernière scène (2002) est une excellente nouvelle, à la tonalité très singulière, d’une subtilité rare. La remémoration d’un temps où notre auteur se consacrait à des mises en scène de théâtre (« les années de ma plus grande solitude » !) évite la narration large pour se focaliser sur un fragment, quelques échanges avec un vieux régisseur, une esquisse de relation très ambiguë, des malentendus, une impossibilité d’essentialisation, de définition qui ouvre sur un rapport au monde nuancé, interrogatif… avec, en sus, un rebondissement et comme un embryon de suspense, une émotion finale. Un bijou !

Jean-Pierre :

Quel que soit le millésime, on rencontre partout dans ces pages le même homme rapide, désinvolte et distrait : Luc Dellisse a trouvé le secret d’une immortalité viagère qui vaut bien l’autre, plus conjecturale.

Une dimension renforce encore le plaisir de la lecture : l’humour. Un humour comme je l’aime : discret, un brin distancié, bref un condiment précieux qui éloigne de toute pesanteur et donne leur prix à certains portraits. On pourrait en faire un florilège. On se contentera de quelques extraits.

D’un directeur de l’Administration à la fin des années septante :

« (…) parce qu’il parlait une langue clapotant et chicanière, on le disait raffiné et même vieille France. »

De lui-même :

« (…) mon cas aurait été mauvais si j’avais été libertin. Il n’en était rien. Faute d’avoir le sens du péché, j’avais celui du péril. »

Et un petit dernier sur les placements financiers :

« (…) il m’a convaincu pour toujours que les placements de père de famille sont une façon très sage de s’appauvrir. »

Toutes les nouvelles du recueil sont délectables. Il est difficile d’en recommander l’une plutôt que l’autre. Mais une triade d’entre elles m’a plus particulièrement captivé : La bourse et la vie (1974), Une fois de trop (2005) et Fantôme (2021). Deux personnages y reparaissent : Marilo, la première épouse, à laquelle l’auteur ne fut marié que quelques mois, et Charlie, le beau-père égoïste, sensuel et cynique auquel il demeura attaché. D’une beauté affolante, dolente et sensuelle, avec un détachement qui confine à l’indifférence, Marilo est une fille un peu perdue qu’il ne semble pas possible d’arracher aux griffes de ses mauvais rêves.

Phil :

La bourse et la vie est un excellent texte, en effet. Qui métaphorise, à travers Charlie, une forme faussement avenante de la financiarisation de la société, la face bon chic bon genre d’un ultra-libéralisme sans état d’âme qui détruit le monde et les êtres comme Eichmann envoyait un convoi de prisonniers juifs à la mort. Une hideur sans nom s’élève dans l’ombre d’un récit où l’allègre et l’anodin se prennent les pieds dans le tapis de la tragédie. Quant à Une fois de trop… Qui reprend des personnages et approfondit leur histoire, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Tenter de comprendre ce qu’on a vécu, de corriger le tir, de mesurer les ravages des années ? Mais :

« Le voyage dans le temps est un combat qu’on perd, qu’on gagne, qu’on reperd, qu’on regagne, et ainsi de suite, jusqu’à la somptueuse défaite finale. »

Dans Premiers symptômes (1979), Dellisse se raconte jeune et l’aventure d’un emploi de rédacteur polyvalent, mais il déploie surtout deux Belgique escamotées : une Belgique administrative (la « maison Belgique »), d’une insensibilité marmoréenne, et une Belgique des laissés pour compte, tragique à pleurer. Cinglant et bouleversant, tout à la fois :

« Une hausse de dix pour cent sur le Canigou pouvait entraîner leur mort. »

Je retiendrai aussi A main levée, et l’impossibilité d’une adéquation avec ses parents, son milieu d’origine, revisitée au moment où, sur le tard, l’auteur trouve un ancrage conjugal et familial.

Jean-Pierre :

L’atelier de la mémoire (2020), très émouvante aussi, est l’évocation du grand Jacques de Decker auquel le recueil est dédié, par l’intermédiaire d’un rêve où l’ami disparu n’est pas mort, une tendre promenade dans le souvenir d’une amitié solaire.

Phil :

Je suis évidemment ravi devant l’importance ainsi conférée à un personnage hors normes qui, selon moi, a beaucoup plus à nous dire sur l’étoffe de notre belgité que bien des politiques ou sportifs. Mais qui connaissait Homère ou Virgile, Chrétien de Troyes ou Shakespeare, Cervantès et Proust, Schubert ou Modigliani de leur vivant ?

Jean-Pierre :

Le Belgiques de Luc Dellisse restera en bonne place dans ma bibliothèque comme un ouvrage au style plein et nerveux, d’une grande beauté formelle et d’un propos substantiel.

Phil :

Un de nos plus belles plumes, assurément ! Et un recueil testamentaire (au sens étymologique : « qui laisse trace, indices, témoignage de son auteur ») qui pourrait bien être le plus puissamment littéraire du lot. Parce qu’il insinue un rapport à soi, au monde, une complexité de sensations et de réflexions interrogatives, le tout dans une forme ferme, fluide et exquise… Un faisceau qui renvoie sans doute à l’essence du fait littéraire ou artistique.


Tuyêt-Nga NGUYÊN, 100 pages

Par Philippe Remy-Wilkin.

Tuyêt-Nga Nguyên

Il y a peu de nouvelles : six.

La première, Les vieux amants, courte, me déçoit. Ce n’est pas une nouvelle mais un billet d’humeur sur la Belgique, où l’autrice tente de tout résumer en quelques pages. Mais, ce faisant, elle ne fait que ressasser tout ce qu’on a déjà lu mille fois dans des magazines ou des journaux : Merckx et Justine, 1830, deux peuples et trois langues, neuf ministres de la santé, l’émission By bye, Belgium

D’autres textes (Les brise-lames d’Ostende, Le parc de Wolvendael) semblent glisser vers la même impasse : un embryon de récit s’insinue dans des copiés/collés de Wikipédia sur l’histoire d’Ostende ou d’Ensor, sur le parc ucclois, etc.

Pourtant, l’autrice écrit bien. Surtout, elle émeut lors de ses évocations les plus personnelles (Aubes claires, Pèlerinage(s)). Quand il est question de l’émigration vietnamienne, de son amont dramatique – guerre, camps de rééducation, boat people – et de son aval – l’accueil en Belgique, la manière dont des étrangers au vécu si différent et si intense perçoivent notre pays, ses habitants, ses lieux, ses distorsions communautaires. Cette dimension-là, qui apporte un judicieux contrepoint à la collection, aurait dû parcourir l’ensemble du recueil et pu alors le transformer en incontournable.

Me frappe, ainsi, la réflexion émise à la page 40 :

« (…) je n’arrête pas de penser à cette histoire de séparatisme qui menace la Belgique et que tu imputes aux différences de langues, de cultures et d’identités entre le Nord et le Sud. Eh bien, chez nous, on a partout la même langue, la même culture, la même identité, et cela ne nous a pas empêchés de nous battre pendant vingt ans avec des millions de morts à la clé (…). »

Mon texte préféré est pourtant Sunday Blues, une histoire de mari disparu mystérieusement dans la foulée des attentats islamistes qui ont secoué Bruxelles. La douleur discrète mais aigue de l’épouse doublement désemparée (par l’absence, par son énigme), rendue avec sobriété et subtilité, laisse soudain entrevoir un art mal exploité dans d’autres parties du recueil.


Colette NYS-MAZURE, 151 pages

Par Jean-Pierre Legrand, à la présentation, et Philippe Remy-Wilkin, au contrepoint.

Colette Nys-Mazure


Jean-Pierre :

Quelle bonne idée ont eue les éditions Ker d’inviter Colette Nys-Mazure à rejoindre leur précieuse collection Belgiques ! Essayiste, romancière, auteure de nouvelles mais avant tout poétesse, elle nous offre un recueil de textes à la jointure de ces genres. L’œuvre s’ouvre et se referme sur un poème et, sous la fiction à la dimension souvent autobiographique, perce une véritable leçon de vie : quoi qu’il advienne, demeurons attentifs à la beauté des jours.

L’écriture est subtile et précise. Les phrases, courtes, par l’alliance du rythme et de la métaphore, emmènent le lecteur au cœur de la scène décrite. Ainsi, en fin de journée, dans un train, dont les voyageurs sont captivés par leur écran :

« (…) à moins qu’ils ne dorment, tête dodelinant en d’inconfortables positions. Peu de paroles. Le poids du jour, indiscutable. Rien à voir avec l’allant de l’aube, les départs des guerriers casqués sur le qui-vive. »

Par petites touches sont suggérés les paysages de l’enfance, l’ombre d’un cerisier l’été dans un jardin retiré, un vieux clapier au bois rêche où se cachent les enfants. Colette Nys Mazure possède cette qualité que Mauriac chérissait : elle a « de la campagne » ; les sentiers bordés de groseilliers à maquereaux, la prairie plantée de pruniers et de noyers, elle les a parcourus avant qu’ils ne refleurissent sous sa plume.

Tissés dans la chair du quotidien, des destins ordinaires se dessinent, qui partagent le lot de tous les humains : « naître, croître, aimer, créer, souffrir, vieillir, mourir… ».  Célébration de la vie, ces pages sont aussi imprégnées de la mort mais sans que celle-ci n’altère le patient travail d’une existence en parturition d’elle-même : au plus profond du deuil ou du malheur, rien ne suggère « l’inconvénient d’être né ». Jamais la perte n’annihile ce surcroit de vie qui la réenchante, « rien n’est jamais perdu, ce qui a été demeure ». Sans aucun doute, la foi (que je n’ai pas) et l’espérance d’un amour qui ne nous quitte jamais peuvent-elles aider dans ce cheminement. Mais la spiritualité n’est pas réservée aux religions et, à la lecture des poèmes qui parsèment ce Belgiques, on mesure combien, selon la belle formule d’Hélène Cixous, faire œuvre, « c’est extraire un élément précieux, vrai et secret de chaque chose » : la poésie, omniprésente dans le recueil, touche au mystère des choses et à la transcendance.

Il arrive qu’une vision poétique du monde s’accompagne d’une forme de mièvrerie. Ici, il n’en est rien.  Le propos n’est pas de voiler la réalité ni même de l’édulcorer. A tout âge de la vie, son lot de malheurs.  La sérénité qui se dégage n’est pas une niaise adhésion à l’inévitable : sans cesse elle se conquiert. Ainsi, la vieille Mélanie isolée par la covid dans sa séniorie : entre l’affaiblissement continu du corps, la disparition des proches, la dépression du grand âge qui guette, « elle laisse passer le voile noir et cherche appui dans les évocations familiales, la poésie, la musique, une bière d’Orval… ».

J’aime particulièrement le double mouvement qui anime les nouvelles : celui qui nous dirige vers les autres, symbolisé par Elvira qui aime si « violemment » les trains, lieu d’échanges et de correspondances ; celui de l’approfondissement de soi, tout au long d’une vie qui est à la fois enrichissement sans fin et progressif épurement des lignes. Si la vieillesse évoque l’hiver, c’est que, comme l’écrit Colette Nys-Mazure citant Norge, « l’hiver est la saison où les arbres sont en bois ».

Phil :

Me frappe, dans ton évocation, qu’elle se situe en surplomb du recueil, qu’elle concerne sa matière, son étoffe sans s’appesantir sur telle ou telle nouvelle. Ton analyse renvoie à une réalité. L’autrice n’a pas distillé de véritables petites histoires, de véritables nouvelles, sa création se situe dans un registre plus impressionniste, une manière de rendre compte qui se goûte à la page et n’a que faire des limites officielles des textes.

Ceci dit, je vais quant à moi distinguer une des nouvelles, De chutes en traces vives, dont le début décrit quasi idéalement mon propre état d’esprit du mois de décembre récent, quand je sortais le l’opération Lisez-vous le belge ? et du jury du prix du roman, entre autres :

« Je croule.

Les livres me tombent des mains. Je suis excédée.

Elle se sent dangereusement menacée par la pile de ceux qu’elle n’a pas choisis. Ils lui ont été imposés par les jurys littéraires auxquels elle participe, offerts par des connaissances, des inconnus. Pas un jour sans un livre tombant dans sa boîte. Elle aurait tort de se plaindre. La mariée n’est jamais trop belle.

Et puis, à force, j’ai mal aux yeux.

Je suis injuste, ingrate.

Le plus souvent, ce sont ces radeaux de papier qui me sauvent et m’aèrent. »

Encore ceci. Lisant Colette Nys-Mazure, j’ai soudain songé à la grande Marie Gevers, que nous avons déjà évoquée en duo. A sa prose poétique, son impressionnisme littéraire.


Laurent DEMOULIN, 142 pages

Par Philippe Remy-Wilkin.

Laurent Demoulin – L’union fait la douceur

Le recueil est sous-titré L’union fait la douceur. Un intitulé qui en dit long sur le rapport de l’auteur à la belgitude, à la nation, etc. Oui, mais pas n’importe comment ni avec n’importe qui ou à n’importe quel prix. Même si on pourrait objecter que Laurent Demoulin prête une connotation négative à une « force » qui n’est pas nécessairement guerrière ou virile.

L’auteur se fend d’avertissements qui insistent sur la nature du recueil. Un thème parcourt les neuf textes mais ceux-ci seront traités fort diversement (comme des variations – TRES – libres ?) :

« Ils peuvent être aussi bien satiriques que poétiques, parodiques que réalistes, modernes et déconstruits que conventionnels dans leur narration, nostalgiques que moqueurs et fictionnels qu’autofictionnels. Ils relèvent là de la nouvelle, ici du conte ou encore de la fable, du poème en prose, du récit d’anticipation, du roman policier à énigmes, de la pièce de théâtre… »

La variation concernera la tonalité mais le gabarit aussi, de quatre pages pour Questions flamandes à trente-trois pour Rencart avec la mort rue Américaine.

Dès La fille aux deux noms, je suis sous le charme d’une écriture. « Ecriture » ! A ne pas comprendre en son sens étriqué : « il écrit bien », « il a un riche vocabulaire », etc. Non, une véritable écriture, ça implique une texture riche, qui peut intégrer, comme ici, un vocabulaire précis ou rare, une maîtrise de la langue (l’emploi des subjonctifs tangue entre nostalgie et ironie : « commençassions », tinssions »), une qualité de la phrase mais aussi une sensibilité, une capacité à juxtaposer ou mêler des informations de nature différente, à émouvoir ou faire réfléchir, informer, etc. de manière naturelle ou inventive, sans sur-soulignage :

« Quand j’étais belge, c’est que j’étais enfant. »

Et l’enfance, pour lui, dans un milieu qu’on perçoit ouvert et intelligent, se termine avec la relation de l’assassinat de Lumumba : elle déchire un drapeau trop clinquant pour le hisser vers une identité « pleine mais multiple, indifférente et imprécise ». Le dépucelage mental se poursuit avec une petite fille, Béatrice, qui l’intrigue, tantôt appelée Wilkin (sic !), tantôt Delaheid. Derrière une esquisse de romance enfantine et un embryon de suspense romanesque se faufile une recréation d’un temps si proche et si loin tout à la fois, où la misogynie et l’abus de pouvoir règnent sans coup férir, où les deux sexes ne sont pas censés se fréquenter, où la rencontre de l’altérité permet pourtant l’initiation à la réalité : Béatrice critique une institutrice, double tabou parce que femme, comme la mère idole, et autorité, mais cet éclair embrase l’intelligence assoupie du narrateur, qui se laisse à son tour envahir par le doute et la mise en question, décryptant le comportement ignoble de deux de ses instituteurs :

« Puis, doucement, il ouvrit la porte : celle-ci donnait sur une cour de récréation inconnue de nous, dans laquelle nous aperçûmes, criant, riant, courant, une nuée de petites filles.

  • Si vous ne travaillez pas mieux, je vous mets une jupette et je vous jette là ! Vous vous retrouverez avec elles ! 

(…)

Il fit monter Pablo sur l’estrade (…), il s’empara d’un foulard rouge, feignit de l’introduire dans l’oreille gauche de notre condisciple puis de le ressortir par l’oreille droite. (…) il imprima un mouvement de va-et-vient sur le tissu (…).

  • Vous voyez, expliqua-t-il, Pablo ne travaille pas assez ! Comme il n’étudie pas, il n’y a rien dans son cerveau ! C’est vide ! »

Dans la suite du livre, le lecteur éprouve de nombreux plaisirs du mot (« labiles »), de l’image, de la réplique (drôle, poétique, philosophique, sociologique) :

« J’envisage les visages plus que je ne les dévisage » ;

« Quelles jolies jambes ! A quelle heure ouvrent-elles ? » ;

« Qu’est-ce qui est premier chez l’être humain ? L’attraction charnelle ou l’angoisse de la mort ? » ;

« Pourquoi un Wallon ne serait-il pas capable de voter pour un Flamand dont il partage les idées ? »

Avec cette particularité d’une tension entre les normes (d’une langue et d’une narration) et leur contournement, ce qui tend l’ensemble vers le post-modernisme, me précipite dans des souvenirs de lectures de Rossano Rosi ou Thierry Horguelin. Principalement dans les deux fausses nouvelles policières, Le labyrinthe des rendez-vous et Rencontre avec la mort rue Américaine. Qui sont de petites perles de surréalisme. La première avance le pion d’un personnage se trompant de fête et de siècle sinon de récit, narre les amours d’une princesse belge en mal de mâle, tiraillée entre un militaire caserné et un migrant du parc (emblématique) Maximilien. La deuxième confronte deux policiers séparés par une rivalité de promotion aux crimes d’un tueur en série, à une énigme faisant écho à l’univers de Simenon.

Les deux dernières nouvelles, Le jour du référendum et Questions flamandes, portent sur la belgitude politique, plus particulièrement. La première, qui donne la parole à une série de personnes devant de prononcer sur l’indépendance de la Flandre, présente en son sein un fragment dialectique où le duo d’amis en disputaille Claude/Vincent rappelle délicieusement Les philosophes amateurs (une fausse nouvelle) et le théâtre du regretté Jacques De Decker.

In fine, le recueil offre un feu d’artifices littéraire. Où l’auteur s’autorise toutes les licences. Intervenir pour avouer qu’il délire, redémarrer plusieurs fois un récit avec de subtiles variations, critiquer la famille royale (coupée des réalités du monde) et sa neutralité de façade (tous les conseillers du roi sont catholiques et issus du même parti), multiplier les genres et les tonalités, etc. Tout en insinuant des leçons de logique et de sens critique, en déstabilisant les idées toutes faites, le rattachement à certaines positions dogmatisées, la manière dont on juxtapose les causes et les conséquences, etc.

Une révélation ! J’avais beau avoir lu Robinson, le livre qui a valu le prix Rossel à Laurent Demoulin, je prends ici un pur talent en pleine figure ou en plein esprit. Et une collection telle que Belgiques prend tout son sens, un cahier de charges, la contrainte poussant les meilleurs à reculer les limites de leur imagination.


Une réflexion en surplomb sur les 7 recueils

Phil :

Si on lit ou relit les sept recueils, les deux salves, on est frappé par la manière ô combien contrastée dont les auteurs/autrices ont géré le cahier de charges initial.

Une Véronique Bergen partage son intimité mais des interrogations majeures aussi dans une véritable prospection à travers l’espace et le temps belges. Un Michel Torrekens suit le même trajet mais avec une accentuation plus forte sur l’essence de la thématique : d’où vient le Belge et où va-t-il ? Leur investissement est conséquent et chacun des deux auteurs nous offre une perle. Une Marianne Sluszny élit la voie d’un resserrement sur un moment-clé de notre histoire tout en y mêlant un focus sur la condition féminine. Colette Nys-Mazure et Luc Dellisse privilégient le plus souvent une autofiction coulée dans un simple décor. Tuyêt-Nga Nguyên oscille entre les deux pôles : dire le thème de manière élargie (mais elle bascule alors dans le cliché) ou à travers une interaction originale (qui fait réfléchir et émeut). Quant à Laurent Demoulin, il raconte SA Belgique, celle qui enrobe son propre parcours de vie, mais il réussit la gageure d’orchestrer un fond narratif et des tonalités qui renvoient à la matière même de notre de la belgité.

Jean-Pierre :

Je partage ton avis. Il est très intéressant d’observer le parti contrasté que chaque auteur tire d’une même contrainte éditoriale. Le résultat est fascinant. Juste un sentiment qui demanderait peut-être de ma part une seconde lecture pour être éclairci : il m’a semblé que la Flandre était peu présente dans cette belgité.

Phil :

Du moins, chez certains….

Pour en savoir davantage sur la collection Belgiques

Le Carnet a évoqué les plus récents :

. Luc DELLISSE (par Frédéric Saenen) :

. Laurent DEMOULIN (par Michel Zumkir) :

. Colette NYS-MAZURE (par Michel Torrekens) :

. Tuyêt-Nga NGUYÊN (par Thierry Detienne) :

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

PS

Chroniques de Jean-Pierre Legrand dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/au-fil-des-pages-par-jean-pierre-legrand/

Chroniques de Philippe Remy-Wilkin dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/chroniques-de-philippe-remy-wilkin/

D’autres articles des deux mais aussi d’Éric Allard, Julien-Paul Remy et Paul Guiot pour une opération dédiée aux Lettres belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/lisez-vous-le-belge/

Mais encore…

Nous revisitons différemment notre dialogue sur la collection Belgiques lors des Rencontres littéraires de Radio Ai-Libre, au micro de Guy Stuckens, le lundi 14 février. Pour nous écouter (87.7 MHz) :

http://www.radioairlibre.be/emissions.html