Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin
Chroniques en duo consacrées aux livres belges.
Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 3
LE MONDE D’ASMODÉE EDERN
Deuxième tome : REQUIEM VÉNITIEN
Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle (5 romans). Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les 4 tomes réédités et le 5e, inédit (qui sort le 12 mai). Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.
Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.
Pour Requiem vénitien, Philippe est aux commandes et Jean-Pierre au contrepoint.
En avril 2023, un mois donc avant la réédition du cycle, nous avions prologué notre feuilleton en revenant au court récit qui a engendré les cinq romans du Monde d’Asmodée Edern :
En mai, nous avons livré une analyse du premier tome du cycle, Retour à Montechiarro :
Editions
Avant la présente réédition (262 pages), Requiem vénitien est d’abord paru chez Fayard, une grande enseigne parisienne, en 2003.

Il a été réédité ensuite, en 2004, par Le livre de poche.

Et voici la nouvelle édition, cher Ker Editions, disponible aussi sur Amazon et via le site de Vincent Engel.

Le pitch ?
Le site de l’auteur reprend la quatrième de couverture de la première édition, telle qu’elle figure (à quelques retouches près) sur le site des éditions parisiennes Fayard :
« Berlin, 1879. Le compositeur Alessandro Giacolli entame sa trentième année d’exil. Depuis son arrivée en Allemagne, il reste étrangement infécond. Rongé par l’échec, il envoie Jonathan, un jeune disciple, enquêter à Venise où l’Histoire a fait de lui un créateur maudit, proie des fantômes et d’une mémoire sans merci.
Là-bas, en 1848, outre l’indifférence du public, le mépris du tout-puissant marquis Bulbo – insupportable rhéteur pour qui l’art n’est que vanité -, et le complot ourdi par une femme dépitée, Giacolli doit affronter les dangers de la guerre d’indépendance menée contre les autorités autrichiennes. Un vent de liberté souffle à peine sur la république vénitienne que déjà on redoute le pire dans ce combat inégal contre un Empire à son apogée. La terreur envahit Venise assiégée, bombardée, livrée à la famine et au choléra. Giacolli doit fuir ; il abandonne ses partitions derrière lui, ayant perdu foi dans les hommes autant qu’en lui-même. Le renoncement et la folie le guettent.
Pour sauver son maître, Jonathan sait qu’il doit renouer les fils du passé et, avec la même ferveur, s’attacher à la reconstitution d’une Venise méconnue. Au cours de son voyage, le jeune homme croisera, parmi les ombres ressuscitées, un orphelin à la voix ensorcelante, des musiciens du ghetto juif suspectés de soutenir la révolte, un médiocre librettiste révolutionnaire. Ou encore les héros bien réels de cette révolution à l’italienne toute imprégnée de beauté lyrique : Verdi, chantre de l’indépendance ; la Taglioni, incomparable ballerine romantique compromise avec les autorités autrichiennes ; Daniele Manin, libérateur de cette fière république. Chacun d’eux fait miroiter une facette de Giacolli ; et malgré la vérité, versatile, fuyante, Jonathan dresse le portrait inoubliable d’un artiste qui se croyait perdu pour la gloire et pour l’éternité. »
Premiers pas dans le livre
PHIL :
Comme dans Retour à Montechiarro, le roman est découpé en diverses époques mais la gestion de celles-ci a changé. Il ne s’agit pas ici de juxtaposer trois romans concernant une poignée de personnes à la fois différentes et connectées, mais d’alterner deux fils narratifs, présent (1879) et passé (1847-1849), qui explorent les mystères d’un même personnage, le compositeur Alessandro Giacolli.
Le roman devrait s’en trouver densifié. Je l’attaque avec appétit. D’autant que j’ai adoré Retour à Montechiarro, et que celui-ci s’ouvrait sur une de ses brèches narratives : un des personnages principaux (de la première partie), le père Baldassare, multipliait les allusions à un grand échec de sa vie : ne pas avoir pu protéger un grand compositeur, en avance sur son temps, contre les malversations pathologiques d’un marquis vouant l’art et la création aux gémonies. Or cette zone d’ombre se déploie ici, toute la place étant dévolue à la vie et aux tourments du sieur Giacolli, aux manigances du marquis (Bulbo), bien secondé, si je puis dire, par une courtisane (Donatella) aussi éveillée intellectuellement et séduisante que jalouse, opportuniste, mesquine sinon névrosée.
A dire le vrai, le plaisir de voir se prolonger Montechiarro, d’en explorer des mystères retombe progressivement : les atermoiements du compositeur m’agacent, l’histoire tarde à démarrer. En clair ? J’ai l’impression d’un décor magnifiquement planté (descriptions de Venise, portraits des personnages, page d’histoire méconnue) mais où manque une animation narrative.
Soudain…
Bascule dans la lecture ! Ou des difficultés d’appréhender un projet littéraire, de s’y adapter…
PHIL :
Le flux de mes perceptions s’est incurvé d’un coup, comme si je connaissais mon chemin de Damas. Un phénomène qui m’est arrivé lors de plusieurs grandes lectures, A l’est d’Eden de Steinbeck ou L’éducation sentimentale de Flaubert, par exemple. Dans le cas du Requiem vénitien, le bouleversement survient lors d’un moment très particulier. Alors que plusieurs protagonistes assistent à un concert, l’auteur nous précipite dans leurs cogitations les plus profondes et complexes. Comme si la musique dénouait les âmes et les secrets :
« Kyrie. Faut-il avoir pitié de toi, Alessandro ? Es-tu vraiment ce musicien maudit, victime d’un tyran de salon ? Victime pascali laudes… Ceux qui ont échoué n’ont plus qu’une ambition : récolter l’admiration charitable de ceux qui s’apitoieront sur leur naufrage. Certains organisent leur échec aussi soigneusement que d’autres leur victoire. Le talent effraie et la vocation aussi. Tous les prophètes ont d’abord fui l’appel divin. La création est une divinité exigeante et sans pitié. Elle a choisi la postérité en guise de paradis et les élus sont rares. Ils ignoreront toujours tout de leur élection, dont ils ne douteront jamais autant qu’à l’instant de leur mort. C’est cruel. Mais nul n’est contraint de créer. Mieux vaut d’ailleurs ne jamais commencer, fuir comme Jonas au fond de la baleine d’une vie terne plutôt que de renoncer. Sans quoi, il n’est plus possible d’oublier. On tente des retours mais on a perdu le rythme et la voie. On erre, attiré par des échos taquins et insaisissables, et l’on se perd. Tu le sais, Alessandro ; tout renoncement est pire que la mort.
Mais sans doute suis-je injuste envers toi. Tu n’es pas dupe. Tu étais sur le bord du canal, ce matin où une sonate est venue te signifier qu’il fallait la suivre ou plonger. Tu n’as pas choisi le canal et son oubli définitif. La sonate menait à Paolo, et Paolo exigeait la messe. C’est du moins ce que tu as choisi de croire. Tu ne sais rien, finalement, de ce que désire cet enfant. Tu t’es bien gardé de lui poser la question, lui dont la voix s’élève à présent, merveilleuse et claire, dominant l’orchestre et le chœur. Tu ne l’écoutes que lorsqu’il chante ta musique, et parfois même les paroles que tu lui imposes. Te sers-tu de lui ? Tu rétorques que le mal n’est pas grand puisque tu l’aides en retour. En es-tu sûr ? Tu veux en faire un soliste réputé ; mais est-ce possible en demeurant dans cette ville assiégée, délabrée, fissurée, qui ne vit plus que nourrie de chimères et de nostalgie ? Ici, tu seras toujours confronté aux projets lyriques et absurdes de Federico, aux caprices cruels du marquis. Il est vieux ? D’autres viendront. Tu en as besoin. (…) Je te le demande, Alessandro Giacolli, auteur de cette musique remarquable et que si peu remarqueront, toi qui penses me célébrer en chantant tes louanges et ton miserere : songes-tu parfois à ce que ressentent ceux qui sont assez fous pour t’être proches ? Paolo, Anna, et même ce pauvre Federico qui est monté dans la galère de l’art avec moins de bagages et d’armes que toi ; il a besoin de toi, même si son projet est voué à l’échec, et ton orgueil refuse d’entendre ce cri de détresse. Écrire un opéra populaire à la gloire de Manin serait-il déchoir davantage que de composer une messe pour un orchestre d’enfants incapables de l’interpréter devant une dizaine d’auditeurs ? La pitié, Alessandro, n’est pas là où tu le crois. »
Je suis ébloui par ces lignes d’un registre élevé, celles qui suivent. La plume de Vincent Engel scrute les esprits comme la caméra d’Ingmar Bergman les visages en chasse d’interrogations existentielles (sur l’art, la famille, la responsabilité). Or, plus tard, je découvre cet extrait-là (prolongé par d’autres du même acabit) sur le site de l’éditeur Fayard, l’éditeur y a donc vu lui aussi un point d’acmé du livre. Une observation attentive me permet de déceler une série de modifications entre ce texte et celui de la nouvelle édition, ce qui renvoie à l’importance des pages pour l’auteur lui-même, qui a ciselé la moindre tournure.
Quelles conclusions retenir de la progression de ma lecture ? Au-delà des subjectivités, il y a une vérité dramatique. La plupart d’entre nous, sinon tous à des degrés divers, sommes formatés et nous attaquons un livre, un film, la rencontre, la vie en fonction de nos conditionnements, loin d’un lâcher-prise sain et salutaire. Qui ouvrirait. A l’autre. A une extension possible de soi. En clair ? Nous devrions tous avoir la patience d’accepter de passer par des sas de préparation, où l’on se mettrait à nu, déposant les vêtements de nos attentes au vestiaire, avant d’aller oser en essayer d’autres. En plus clair encore ou en plus concret ? J’ai attaqué ce roman comme une suite de Retour à Montechiarro, en espérant le même menu romanesque. Mais Vincent Engel est un vrai créateur, il ose, il se renouvelle. Et il affichait pourtant son projet : Requiem vénitien. L’entreprise est donc beaucoup moins romanesque au sens grand public du terme (saga, rebondissements, amours compliquées, etc.) et beaucoup plus littéraire. Le récit, somme toute, n’est qu’un fil rouge attrayant pour plonger dans une série de contenus conséquents, le souffle de Montechiarro cède la place, ici, à un creusement en profondeur, à des investigations démultipliées. L’écrivain démontre qu’il est capable de doser très différemment ses ingrédients et offre, en deux romans, deux leçons à intégrer à un art du récit, du roman, de l’écriture. Je devrais idéalement reprendre le roman à son début, ma mire de lecture adaptée et réglée. Mais je poursuis, dorénavant revigoré, éveillé, prêt à accueillir diverses salves de sensations, à discriminer plus attentivement les strates narratives.
JEAN-PIERRE :
Moins sensible que Philippe au grand souffle romanesque, je n’ai pas été perturbé par le contraste entre Retour à Montechiarro et Requiem vénitien. D’emblée, j’ai été séduit par la tonalité plus chambriste de ce dernier roman. Au grand mouvement qui subjugue et emporte se substitue un réseau de relations subtiles entre les personnages, leurs caractères, leurs attentes, l’époque. Le resserrement de la focale s’accompagne d’une phrase plus ample dans le chatoiement d’un style parfaitement accordé à la complexité des âmes qu’il peint. Ainsi, je n’ai jamais lu ailleurs description plus sensible de l’inspiration musicale :
« Il déboucha sur le quai de Cannaregio, presque en face de l’ancienne porte du Ghetto qu’on ne distinguait pas. Il s’assit sur le bord de pierre et laissa ses jambes balancer au-dessus du canal. Un frôlement liquide déchira la brume et il entraperçut un marinier à moitié endormi, menant à destination sa barque et les marchandises qu’elle transportait. Celui-ci ne le vit pas, du moins ne lui adressa-t-il aucun signe. Alessandro frissonna, ferma les yeux, se concentra. Mêlées au clapotis des eaux et de l’air, quelques notes sourdaient. Deux voix se croisaient sans jamais s’amalgamer : le piano, tantôt amer, tantôt cynique, d’un homme qui cherchait à rompre tous les liens ; le violon d’une jeune fille qui avait vendu sa beauté à son ambition, joyeuse cependant et naïve encore dans cette première sonate – avant qu’elle ne maîtrisât tous les arpèges de la séduction. »
Les thèmes du livre, des invariants du « cycle toscan »
. Venise.
PHIL :
Elle est au-devant de la scène du roman, son décor majeur et omniprésent, sublime. Nul doute que bien des lecteurs, à la suite du jeune Jonathan Celnik, auront envie de passer leurs vacances en Italie ou à Venise.
. L’Histoire.
PHIL :
L’histoire de Venise et une page méconnue, le soulèvement du milieu du XIXe siècle, qui débouche sur un échec, une victoire des Autrichiens qui annonce en fait leur défaite ultérieure, l’épopée de Garibaldi, le Risorgimento (évoqué dans le fil narratif postérieur), etc. Au-delà des reconstitutions d’épisodes de la révolte, des débats passionnés (Venise doit-elle rester seule, comme république, ou se fondre dans l’ensemble italien monarchique en gestation ?), des combats, des figures révélées (le leader vénitien d’origine juive Manin, l’agresseur autrichien Radetzsky – oui, l’homme de la célébrissime Marche du Nouvel-An viennois !) s’infiltre une méditation profonde sur le temps long, la relativité des échecs ou réussites du moment. Une idée germe mais doit être portée par des vagues successives avant de s’imposer :
« Dans l’ombre, les enfants de Manin attendraient le jour prochain où leur rêve resurgirait et vaincrait enfin. ».
JEAN-PIERRE :
L’éphémère République de Saint-Marc est l’occasion d’une réflexion sur l’usage de la violence et les moyens de soulever un peuple. Une expression revient à six reprises, « l’agitation légale », à laquelle Manin entend limiter son action. La formule sonne à la fois comme une impasse et l’alibi d’actions plus violentes.
Un dialogue savoureux entre Giacolli, grand sceptique devant l’Éternel, et Federico, à l’enthousiasme naïf, vaut bien toutes les leçons de nos politologues :
« — Mais tu ne comprends pas ! Manin ne veut pas de violence ! L’agitation légale est l’unique moyen auquel il entend recourir : la loi, rien que la loi mais toute la loi ! La violence est le fait des Autrichiens et Manin condamne sans ambiguïté toute entorse à ce principe pacifique chez les nôtres ! Ce qui ne veut pas dire que nous nous laisserons assassiner…
Alessandro eut un sourire qui énerva Federico.
— Quoi ? Pourquoi ris-tu ?
— Parce que l’on finit toujours par justifier ce que l’on prétendait injustifiable. »
En quelques phrases sont identifiés deux lois inséparables de toute révolution voire de tout conflit armé : l’une veut qu’au nom de la bonne cause on finisse toujours par justifier l’injustifiable, l’autre est à la racine de toute bonne propagande : la violence – les atrocités, l’usage d’armes interdites, etc. – est toujours le fait de l’ennemi.
. Montechiarro et la Toscane.
PHIL :
La complexité rayonne décidément partout dans l’ouvrage. Ainsi, Montechiarro, comme Venise, est ambivalent, tantôt paradis, tantôt enfer. Mais encore :
« Le nom de ce patelin ; une imposture ! Avec une orthographe pareille, ce bourg n’existe pas ! »
Et, de fait, il existe un Montechiaro en Italie mais pas de MontechiarRo, une projection idéalisée de la Toscane aimée par l’auteur :
« C’est pourtant ce que j’ai vu de plus beau, de même que tout ce pays. Imaginez de douces collines, couvertes de blé, de tournesols, d’oliviers ; des damiers de verts et d’ocres parsemés du rouge des coquelicots sur lesquels le soleil triomphant tisse des liens souverains et éphémères que le vent dénoue et relace avec un rire très discret ; des hommes et des femmes courageux, courbés sur les champs, entièrement dévoués à l’entretien de ce paradis qui les nourrit aussi de beauté (…). »
VINCENT ENGEL :
Montechiarro avec deux « r » ne peut pas exister, car c’est une faute d’orthographe en italien. L’erreur est là pour symboliser l’erreur constante de ce village par rapport à l’Histoire.
. La musique/L’art.
PHIL :
La musique est omniprésente et fait vibrer la lecture :
« La musique aussitôt envahit la chapelle glacée, fondit sur chacun des auditeurs pour fouiller son âme et lui proposer ce redoutable rendez-vous avec soi-même que l’on tente si souvent d’éviter en plongeant dans le bruit et l’agitation. »
Elle génère des réflexions élargies.
Sur l’art :
« L’art n’évolue pas comme l’Histoire. Il faut parfois revenir en arrière pour progresser. »
Sur le génie :
« Il savait, Nathanaël, pourquoi les gens n’aimaient pas Alessandro : ses sens ne captaient pas la même réalité qu’eux. Rien ne coïncidait ; ni sons, ni visions, ni pensées, ni mots. Sans parler des émotions. »
Sur la difficulté d’appréhender le rapport à soi, à ses objectifs :
« (…) est-on lié à un genre ? N’est-ce pas le public et la critique qui nous y confinent ? (…) Pour ma part, cela dit, je suis libre : je n’ai ni public ni critiques. » (N’est-ce pas ce qui constitue le plus grand avantage des auteurs et éditeurs belges francophones ? Ne pouvant quasi rien espérer, pouvoir tout tenter ?)
Sur l’absence de reconnaissance, le fait d’œuvrer pour un récepteur rare ou lointain :
« Federico lui parla de son projet, du livret, de l’opéra, d’Alessandro, de l’honneur de Venise que leur œuvre répercuterait dans toute l’Europe. Le dictateur le dévisagea ahuri. ». (L’écrivain/librettiste, grand ami de Giacolli, retombe de haut face à Manin auquel il sacrifie pourtant son énergie, sa vie. L’exposition haute et claire de la manière dont l’art est vécu, considéré par nos instances politiques ?)
Sur l’impasse de la réussite :
« Il (Giacolli) cherchait le cœur de sa ville, son expression la plus pure et la plus juste, le remous sur l’eau qui dirait tout.
- Tu es fou, mon ami ! concluait Nathanaël. Si tu trouves, tu seras réduit au silence ; et sinon, comme c’est probable, tu finiras à l’asile ! » (Réussir, c’est être fini, mourir déjà ?)
Sur le rapport intime du créateur avec sa création :
« Alessandro n’avait pas besoin d’éloge ; il savait ce que valait cette œuvre. (…) elle l’effrayait parce qu’il ne s’estimait pas à la hauteur de cette musique. (…) elle le dépassait. »
JEAN-PIERRE :
La musique suscite une méditation sur le rôle de l’artiste : attend-t-on de lui des réponses ou plutôt des questions ? De même, des voies opposées choisies par Giacolli et son contemporain Wagner se dégage une véritable esthétique. Là où sous le masque de la rupture Wagner n’apporte rien d’autre que ce que son époque et son public attendent, Giacolli tente de combiner l’héritage baroque de Benedetto Marcello à la tension de son siècle. Transposée au domaine de la littérature, cette démarche évoque irrésistiblement celle de la « Nouvelle fiction » dont Vincent Engel est si proche.
. La fiction.
PHIL :
Elle est glorifiée :
« Invente n’importe quoi ; ce sera toujours mieux que la vérité. »
Ou « (…) Je ne sais pas ce qui s’est passé sur le Sinaï (…) Mais il (NDLR : Moïse) est redescendu et il a raconté. Il en a même tiré un livre. On l’a cru et le récit fonctionne toujours. »
. L’alternance création d’une utopie et regret d’un paradis perdu.
PHIL :
Ici, le phare Giacolli est entouré des attentions d’un prêtre, d’un rabbin et d’un écrivain, au-delà de tout clivage, mais aussi d’une mère, d’un père et de fils de substitution. Le thème est si puissant qu’il y a mise en abyme à travers la quête d’un membre du cénacle de Giacolli, Jonathan, qui se fait accueillir par le cénacle de Montechiarro à la fin du Requiem. Ce qui laisse entrevoir une contre-épidémie, soit une extension, par contagion, d’un réseau d’affinités électives :
« (…) pourquoi n’existerait-il pas des endroits sereins ? De véritables asiles, coupés du monde et des hommes ? Sans cet espoir, il n’y aurait aucun salut possible. »
Par un faux paradoxe (des études scientifiques relient le bluff et l’excès de confiance en soi à la réussite et à la médiocrité), les personnages lumineux doutent et se voient en échec :
« « Qu’ai-je fait d’utile dans ma vie ? » se demandait le prêtre (Baldassare rappelle les « saints laïcs » de La peste de Camus) sceptique. (…) « A quoi puis-je encore servir ? » s’interrogeait la vieille femme (Anna) fatiguée. »
Et ce sont des jugements extérieurs, lointains, qui viennent clamer leur véritable (et haute) valeur. L’ennemie Donatella confesse juger la musique de Giacolli « magnifique », Asmodée Edern voit le compositeur comme « le musicien le plus original que cette ville ait enfanté », Bonifacio Della Rocca (héros de Retour à Montechiarro) comme « un homme tout à fait remarquable », etc.
. Le Mal
PHIL :
En contrepoint des cénacles réunissant les bienveillants ou de la figure du génie (Giacolli) surgit une force monstrueuse, qui ne supporte pas le Beau, le Bien, le Bon. Un Mal ici incarné par des personnages à la portée quasi eschatologique, Bulbo et Donatella. Pourquoi haïssent-ils Giacolli et, par corollaire, les gens qui sont en communion avec lui ? Parce que l’un, né dans la Beauté, et l’autre, née « beauté », ne supportent pas que d’autres ressentent ladite Beauté en les excluant de l’adéquation magique ?
« (…) il ne s’est jamais intéressé à toi. (…) Cette messe est dédiée à cette vieille affreuse, à ce curé minable, à ce gamin insipide, à ce Juif ridicule, à ton bonhomme de mari (…) A tous ceux-là mais pas à toi. (…) Ce que tu ne peux posséder, tu préfères le voir détruit (…) ce qu’elle voulait n’était pas la mort d’Alessandro. C’était pire, au fond. »
Nul doute que chacun d’entre nous a croisé de ces créatures mesquines, vaines et vides. Qui ne pouvant s’alimenter s’échinent à couper l’alimentation des autres ? L’histoire des caporaux dans l’âme, des « artistes sans art » ?
JEAN-PIERRE :
Bulbo et Donatella sont des personnages très noirs, en effet. Mais Donatella, dont les ressorts psychiques sont somme toute assez classiques, m’a beaucoup moins intéressé que le marquis Bulbo. Pourquoi ce dernier exerce-t-il un tel pouvoir de nuisance, pourquoi cette haine de l’art ? Quel est donc le secret de cette personnalité qui semble osciller entre la tentation du crime et celle du suicide ? Il me paraîtrait trop réducteur de ramener ce personnage à sa seule dimension luciférienne, à l’expression d’un Mal absolu, ce qui ne serait guère conforme au mouvement d’ensemble de l’œuvre de Vincent Engel, qui rejette tout psychologisme tendant à « prouver » un caractère. Difficile de « rendre raison » des actes du marquis Bulbo : sa noirceur ne fait pas de doute mais la motivation réelle de ses actes demeure pour une part indécidable. Une chose demeure : sa parfaite sincérité, qui atteste au passage que cette vertu, comme toutes les autres, n’a rien d’une valeur absolue. Un détail nous trouble. Et si, entre le Bien et le Mal, la frontière n’était pas aussi irréfragable qu’il y paraît ? Dans une succession de monologues intérieurs déjà signalée par Philippe, Alessandro s’interroge : est-il lui-même si éloigné de Bulbo ? Et si, entre deux destins, dont l’un semble voué au Mal, il n’y avait que la distance d’un « je ne sais quoi » qui fait toute la différence. Pour moi, Bulbo est un personnage très camusien, dans la mesure où il me paraît comme aspiré par le sentiment de l’absurde et la totale indifférence à tout qui en résulte. Ses motivations ne cesseront pas d’échapper à Donatella, sa sœur dans le Mal :
« Devant l’horreur du vide et l’impuissante beauté de l’art, chacun était seul, irrémédiablement. Elle ne saisirait pas les motivations du marquis, car il ne s’ouvrirait jamais à elle de cette minute où il avait découvert l’abîme et la douleur que rien n’épuise. »
. Le rapport à la judéité.
PHIL :
L’auteur, juif, ne choisit pas des héros juifs ou des pages d’histoire juive tout en n’évacuant pas, a contrario, son identité juive (qui n’est jamais qu’un fragment de son identité complète). De manière feutrée, délicate, Vincent Engel infiltre la judéité à travers des personnages qui soutiennent Giacolli – qu’il s’agisse d’êtres humains (son disciple Jonathan, le rabbin et son fils violoniste, le protecteur berlinois Werner Goldschmidt) ou d’êtres à la marge du réel (Asmodée Edern et Thomas Reguer, pour des experts ès kabbale, s’apparenteraient à des « maîtres fantasques communiquant avec les zones d’ombre qui séparent les monde visible et invisible ») -, de courtes et discrètes digressions (la musique juive a inspiré… le créateur qui a lui-même inspiré l’art de Giacolli), un décor dans le décor (le Ghetto). Ce qui pourrait renvoyer à l’apport immense de la communauté juive dans l’histoire universelle et à la singularité de ses diverses situations, ce « dehors »/« dedans » consubstantiel, qui permet sans doute un recul, fondement même de la démarche intellectuelle. D’où les apports majeurs, dans le monde réel : il n’est qu’à lire des listes de producteurs de cinéma américains, de pianistes et chefs d’orchestre, d’écrivains, de savants, etc.
« (…) toute notre histoire nous apprend qu’il n’y a rien de plus illusoire et d’éphémère qu’un foyer et une patrie. »
Ou, dans la foulée abyssale de la Shoah (de ses disparitions et non-dits), cette capacité, cette nécessité à tirer un trait sur une vie perdue, à aller de l’avant sans savoir, sans revoir.
Le rapport à la Shoah et à la judéité, enracinées dans la vie de l’auteur de par son héritage familial ou sa fréquentation d’Elie Wiesel, favorise sans doute la sensibilité qui propulse d’autres thématiques récurrentes : la chaîne de la transmission (Giacolli est le disciple de Benedetto Marcello et le maître de Jonathan) et l’importance de la mémoire ; la difficulté de l’amour et de la connexion (« Impossible d’être responsable et indispensable à la fois ! ») ; les enfants soustraits au milieu d’origine et qui gagnent un destin tout autre en intégrant des foyers d’adoption (le comte de Villerouge recueille Paolo, le neveu et enfant de substitution de Giacolli, comme Della Rocca a recueilli Adriano Lungo dans Montechiarro, les Rüwich le Raphael du « cycle toscan » , etc.). Voire même peut-être les thématiques de la vengeance, de la détérioration de la beauté et du passé, la méfiance vis-à-vis des pères, des parents.
JEAN-PIERRE :
Vincent Engel entretient un rapport singulier au judaïsme. Il semble s’intéresser davantage à l’éthique de vie que le judaïsme suppose plutôt qu’à sa portée religieuse lorsqu’il fait dire à son personnage Asmodée Edern :
« L’essentiel est de chercher, non ? C’est l’évidente supériorité du judaïsme sur le christianisme : ce dernier est convaincu que le Messie est venu ouvrir un royaume qui, depuis presque mille neuf cents ans, se fait attendre. Alors que le judaïsme sait que le Messie n’a de sens que dans la mesure où il se dérobe continuellement devant ceux qui le cherchent. »
Voilà qui trace la perspective d’un cheminement humain et spirituel excluant tout fanatisme ou culte identitaire.
. Les jeux littéraires, effets de miroir, échos, etc.
PHIL :
Berlin ! Cette ville accueille le jeune héros de Raphael et Laetitia (et de Retour à Montechiarro, du Miroir des illusions, etc.) comme Alessandro Giacolli. Un contrepoint germain aux latines Venise et Toscane.
Thomas Reguer et Asmodée Edern ! Ils assument des rôles proches, ici comme dans d’autres romans. Et s’il ne s’agissait que d’une seule et même personne ? Qui incarnerait la Providence ? La figure de l’ange-gardien (« un vieil homme instruit, généreux »), à tout le moins, mais teintée d’une dimension fantastique (les deux semblent surgir à chaque fois du néant et conserver le même âge), au contraire d’autres figures tutélaires comme Anna, Goldschmidt, etc. Mais Thomas et Asmodée (qui est pourtant dans l’Ancien Testament chrétien, ô clin d’œil, un démon qui se révolte contre Dieu… ce qui pourrait renvoyer à une tentation prométhéenne du créateur humain qui choisit d’éclairer l’humanité contre Dieu et les fausses idoles, quitte à se retrouver abandonné et torturé) ne sont-ils pas aussi une mise à nu des rouages de la fiction ? Qui n’avancerait plus sans leurs interventions. Qui sont celles de l’écrivain, projeté dans son œuvre ?
Anita Fizzi ! Ce personnage fugace apparaît au début du livre, s’évanouit le roman durant et réapparaît dans l’épilogue. Pour présenter à Donatella une image moins bien armée d’elle-même, lui annoncer sa déchéance, la pousser à réagir ?
Raphael et Laetitia ! Tel passage annonce le quatrième livre du cycle, Le miroir des illusions, et apporte une information au « romansonge » Raphael et Laetitia, qui nous renseignait le départ du jeune Rüwich dans le Nouveau Monde sans pouvoir préciser s’il avait retrouvé et emmené la jeune épouse de Bonifacio Della Rocca :
« Plutôt en Amérique ! Les Toscans y émigrent plus volontiers (…). »
. L’anticipation ou la capacité à fixer des récurrences de l’Histoire.
PHIL :
Il y a dans le Requiem vénitien d’extraordinaires et troublants échos à la pandémie Covid et à l’invasion de l’Ukraine. On pense ainsi à un transfert des étapes du brasier ukrainien, avec la révolte de la place Maïdan, l’invasion russe, les bombardements (comment ne pas songer aux drones devant « les ridicules bombes incendiaires volantes » ?) et destructions massives, les gens qui se terrent, le blocus, les factions qui s’opposent (résistance et collaboration, ou inaction), les alliés présumés qui tergiversent, reculent, encouragent à parlementer. A un étage plus symbolique, Bulbo et Donatella ne reproduisent-ils pas ce qu’on observe avec Poutine et ses sbires ? Une incapacité à supporter le bonheur d’autrui et l’altérité ? D’où la haine frénétique de la démocratie, d’autant plus violente (syndrome de Caïn à l’échelle sociétale) qu’elle concerne une contrée voisine et à l’histoire partagée (familiale) ?
Et que dire de l’épidémie qui déferle alors (choléra) ?
L’art romanesque
PHIL :
Vincent Engel, nous l’avons dit, navigue entre deux continents, pratique le premier et le deuxième degrés, il croit mais doute. Ainsi en va-t-il de son rapport à l’histoire. D’un côté, des contenus très romantiques et romanesques, avec une luxuriance de haines et d’amitiés, d’amours contrariées, de mystères, de suspense, d’indices à prélever. De l’autre, une profession de foi qui intègre et déifie la lacune, le flou, curieusement (ou pas), relayée par des personnages fort contrastés, antagonistes :
Bulbo (!) : « Il ne faut jamais préciser les choses importantes. Les sentiments, les projets, les pensées ; les plus grandes œuvres sont celles où dominent l’ombre, le flou, le tremblé. »
Giacolli : « Si, comme tu le projettes, tu écris cette histoire, rends justice, RENDS JUSTICE ! Et tant pis pour les énigmes, n’essaie pas de les combler. Non, je ne sais pas pourquoi j’ai posé la plupart des actes « majeurs » de mon existence. On ne le sait jamais. Les explications qu’on trouve, c’est après coup. Des justifications. De la mauvaise littérature. Si tu fais de la littérature, qu’elle soit bonne, Jonathan ; qu’elle donne un peu d’espoir. Pas à tes lecteurs ; à ceux dont tu parles. Même s’ils ne sont plus là. Il n’est jamais trop tard pour l’espoir. (…) Moi, j’aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l’homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l’homme, du rêve que l’on étrangle… du silence qui gagne, note après note… la terreur qui l’accompagne… »
On songera à Hitchcock et à ses propos sur l’usage du McGuffin, cet objet mystérieux derrière lequel tout le monde court sans que le spectateur sache de quoi il retourne. On ne saura rien ici des fantômes qui accablent le passé d’Anna. Il faudra être très attentif pour tenter de deviner la raison du comportement de Bulbo et Donatella à l’égard de Giacolli, le devenir de la courtisane (il semble ouvert dans l’épilogue mais a été révélé, quand elle ne comptait pas encore autant, au début du roman). Une lecture très pointue peut même permettre d’envisager des amours cachées de Giacolli ou Jonathan avec la jeune et belle épouse de leur protecteur berlinois, Hannah (qui fait écho à « Anna », comme deux faces de la femme éternelle, épouse et mère ?), d’autant que c’est le décès de celle-ci qui provoque tout le roman, la nécessité d’un requiem, l’impossibilité d’écrire au présent contraignant à fouiller le passé pour s’appuyer sur une œuvre ancienne, etc.
Mise en abyme au cœur du réseau des mises en abyme, le lecteur du roman, du cycle s’identifiera à Jonathan :
« J’avais (…) le sentiment d’être un intrus qui ouvrait le livre d’un roman familial énorme, dont il ne lui serait offert d’apercevoir que la plus insignifiante des pages. De tout le reste, les racines enfouies dans le passé, les drames actuels, les rêves et les projets, je ne saurai rien, je ne verrais que des ombres furtives. »
Les frustrations du lecteur et de Jonathan sont dépassées par une éthique de l’art et de la vie, par la possibilité de poursuivre l’élan en cours, Jonathan en s’émancipant et en se réalisant enfin, le lecteur en poursuivant l’initiation narrative dans d’autres romans.
Le voyage plutôt que la destination. La vraie vie qui est mouvement. Un roman, un cycle qui usent des artifices d’un genre et glorifient la fiction pour s’en dégager soudain et nous tendre le miroir de nos vies et du meilleur possible à accomplir ?
JEAN-PIERRE :
D’une construction moins ostensiblement complexe que Retour à Montechiarro, Requiem vénitien alterne subtilement plusieurs genres littéraires : l’évocation historique, le monologue intérieur, le roman épistolaire et un soupçon de fantastique (via l’apparition récurrente d’Asmodée Edern). J’avoue, concernant ce dernier, avoir levé un sourcil à la lecture de l’une ou l’autre de ses interventions, qui me paraissaient un moyen trop commode de faire progresser le roman dans une direction a priori fort inattendue. A la réflexion, je me rallie au commentaire de Philippe : on peut voir Asmodée comme le révélateur d’une mise à nu des rouages de la fiction.
PHIL :
Je retrouve ma religion du contrepoint chez Vincent Engel, très profondément enracinée. Elle explose même au visage dès l’épigraphe du Requiem vénitien, attribuée au compositeur Benedetto Marcello (1686-1739). Alors que le roman va précipiter, dès les premières pages, dans des échanges tendus et gorgés d’émotion, d’empathie, les lignes placées au frontispice de l’ouvrage appellent à la retenue, au recul, des lignes satiriques dignes d’un émule de Molière peut-être :
« En dédiant le Livret à quelque Personnage important, le poète le choisira plutôt riche que cultivé (…) Il s’inquiétera avant tout de la Quantité et de la Qualité des Titres qui doivent orner son nom (…) S’il ne trouve pas dans le Personnage de motifs de louange (ce qui arrive souvent), il dira alors qu’il se tait pour ne point offenser sa modestie (…). »
Faux paradoxe. Vincent Engel va multiplier les thématiques et les notations romantiques, mais il leur oppose régulièrement une mise en question, un refoulement :
« Je dois être un romantique qui s’ignore. ».
D’ailleurs… Le Requiem vénitien n’est-il pas une ode à la distorsion ? Comme une pièce à deux faces, où le marquis Bulbo serait le double maléfique, le doppelgänger de Giacolli ? L’un sacrifie tout à l’art, l’autre hait l’art et les grands artistes. La monomanie et la radicalité les unissent, entre autres :
Allons plus loin. Bulbo ne sert-il pas de repoussoir à Vincent Engel lui-même, qui y mettrait tout ce à quoi il s’est heurté comme homme ou comme auteur (la jalousie, le non-dit, l’incompréhension, etc.) mais encore tous ses doutes (remise en question d’une Beauté souvent bâtie sur la souffrance humaine, difficulté de mener une carrière et des engagements privés, citoyens, vanité du microcosme, sens des efforts de la création, etc.) ?
Dans le même ordre d’idées, on pourrait être étonné de voir surgir un Requiem vénitien, qui s’avère, au-delà de la composition de Giacolli au cœur du roman, une messe littéraire en hommage à un génie musical méprisé (qui pourrait même être une allégorie de l’Art, si essentiel et si martyrisé partout et en tout temps, une sorte de lamentation grandiose sur la condition du créateur ou de l’homme) de la plume d’un auteur qui a tant réussi :
« C’était ce monde qui offrait si peu de voies pour la réussite et le bonheur. »
A défaut d’entrer dans une psychanalyse de bazar, on pourrait suggérer qu’un Vincent Engel, au contraire de tant d’autres, ne se serait jamais senti installé, suffisamment légitimé à ses yeux. Et, ainsi, il serait toujours demeuré dans le mouvement et le questionnement, la vie, le renouvellement, l’expérience, sans jamais s’embourgeoiser.
Le style
PHIL :
Il y a un formidable plaisir du mot, de la phrase, de la tirade.
Les descriptions de Venise enchantent :
« J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or. (…) J’ai cueilli Saint-Marc aux marges du sommeil ; la place vide, mouillée de souvenirs liquides, semblait attendre mon départ pour se replier. (…) »
Conclusions
PHIL :
Requiem vénitien, le deuxième tome du « cycle toscan » (notons l’art du contrepoint mis en abyme par la distorsion apparente « vénitien »/« toscan »), ne prolonge pas les plaisirs (romanesques) du premier roman, que je place parmi les plus puissants romans de l’histoire de nos Lettres, mais, ô gageure, à défaut d’un récit qui emporte, il livre d’autres plaisirs (littéraires, intellectuels), une étoffe riche et classieuse, luxuriante et immensément colorée, il impose un écrivain majeur.
JEAN-PIERRE :
Requiem vénitien et Retour à Montechiarro développent leurs séductions à des niveaux différents. Même si le souffle de l’Histoire est toujours présent dans ce deuxième volume, l’auteur s’y est davantage concentré sur la complexité émotionnelle de ses personnages. Ce faisant, sa phrase se fait plus souple, flexible, ondoyante, imagée : ce que l’on a perdu en souffle romanesque, on le regagne dans le pur plaisir du texte et le bonheur d’une réflexion toujours plus subtile sur le sens de nos actes, le sacerdoce de l’art et la complexité de vivre.
Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…
Les deux premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre feuilleton Les phases belges :
https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/
Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

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