LA DÉROBÉE de Paul ROLAND (Les Carnets du Douayeul) / La lecture de Philippe LEUCKX

Philippe Leuckx

Le poète de qualité, né en 1950, fut l’un des meilleurs critiques de la revue disparue – hélas – « Rétro-viseur ». Il a écrit aux Dossiers L de belles études sur Givert, Chavée, Neuhuys.

Il est l’auteur d’une dizaine de recueils, tous épuisés, à l’exception des deux derniers.

« La dérobée » donne avec conviction quelques échantillons de sa poésie, claire, intense, toute sertie des éléments de la nature. La mésange y a sa place de choix, et la neige, autre métaphore de l’inspiration poétique.

« Regarde la mésange affairée à son nid… Notre chemin boisé descend le long du fleuve, étreint à vol d’oiseau les rives qui se font face » (p.19)

« Au bout de l’hiver, une mésange a fait signe. (…) Tu portes depuis les neiges de l’enfance le souvenir précis d’un clair amour ». (p17)

Pol Roland

L’extrême attention (impressionniste) à la nature nous vaut des textes sensibles, âpres et sincères, où le questionnement métaphysique, grave, n’enlève en rien la légère subtilité des images :

« Qu’ai-je cherché, fontaines, à vos margelles : un ciel écarquillé sur le granit ensemencé d’étoiles? »

« Faut-il que les yeux clos, j’avance sans comprendre, qu’en aveugle je boite en portant le peu de sagesse sous mes paupières, par où l’aurore regarde s’éloigner la nuit? »

Paul Roland est un pur poète du chant intérieur. Sa poésie est « une voix que fêle ma mémoire », apte à saisir les temps qui s’enfuient.

Paul ROLAND, La dérobée, Les Carnets du Douayeul, 2021, 44p., 10 euros. Accompagnement plastique de Marie-José FOY.

UN AUSSI LONG VOYAGE de YVES-WILLIAM DELZENNE (Samsa) / La lecture de Jean-Pierre LEGRAND

On se croirait dans une scène d’ouverture d’un opéra de Verdi.

Le jeune chevalier d’Ecosse Liam de Wick est en France, de retour d’Egypte. Dans ses fontes il cache rubis et or arrachés à une tombe royale, mais surtout le mystérieux livre de Thot qu’un émissaire cairote l’a chargé de remettre à Paris, dans les mains du sulfureux comte de Saint-Germain.

C’est le terrible hiver 1784-1785. Liam de Wick erre dans la campagne gelée : il repère un campement d’Egyptiens (on désignait ainsi les personnes au visage basané). Deux hommes conversent : un bohémien qui semble être le chef de la troupe et un personnage de noble apparence : le comte Baletti. Le chevalier est accueilli pour la nuit. L’aventure commence qui, sur les routes d’Italie, va le précipiter dans les bras de Bernardine Sourcy de Coeurvallon. Jeune femme de haut lignage, elle a refusé le mariage imposé avec un vieux barbon et s’est enfuie en Italie, sous une fausse identité. Travestie en castrat, elle y subjugue les publics les plus choisis par la troublante beauté de son chant. Sur fond de roman historique, l’auteur explore le XVIIIeme siècle finissant et suit les deux amants à la trace dans toutes les capitales d’Europe.

L’avouerai-je ? j’ai entamé cet ouvrage avec quelque crainte : même s’il recèle de purs chefs d’œuvre, le roman historique éveille plutôt ma méfiance et celui-ci, par sa structure linéaire et quasi-métronomique qui rappelle les feuilletons du XIXeme siècle, exhale, au premier abord, un petit fumet vintage qui déconcerte.
Très rapidement, j’ai cependant été séduit par la limpidité ondoyante du style –   moins resserré toutefois que dans le magnifique Journal de printemps paru en 2020 – et surtout conquis par le propos philosophique et esthétique  habilement enchâssé dans cette histoire très « dumassienne ».

Mais quelques mots tout d’abord sur l’apparente extravagance de certains personnages.
Le comte de Saint-Germain, sorte de mage thaumaturge qui, en surplomb de tout le récit,  semble guider la destinée de Liam et Bernardine, a non seulement bien existé mais fut protégé de Madame de Pompadour et admiré par Louis XV qui lui permit d’installer un laboratoire à Chambord où il se livrait à toutes sortes d’expériences alchimiques. Il se disait franc-maçon et rose-croix et se prétendait immortel. En  réalité, le comte est mort à Eckernförde le 27 février 1784. En faisant démarrer son récit fin 1784, Delzenne fait œuvre de fiction et exploite habilement le mystère de l’immortalité du comte.

Un autre célèbre aventurier – ils étaient alors quelques-uns à sillonner l’Europe –  croisa le chemin de Saint Germain: il s’agit de Casanova qui, dans Histoire de ma vie, le décrit avec une sorte d’étonnement amusé.

Précisément, on trouve peut-être dans ces mémoires le pilotis de Bernardine Sourcy de Coeuvallon, alias Bernardo, alias Bernadellina, alias La Berna. En réalité ce soutènement est double.

Une nuit de février 1744, Casanova est attablé dans une auberge d’Ancône. Entre une famille d’acteurs. La mère, d’âge mûr, est accompagnée de deux jeunes filles et de deux très beaux garçons. Le plus joli des deux se nomme Bellino. C’est un castrat. Cédant aux instances d’un convive, Bellino chante. Sa voix semble celle d’un ange et ses grâces enchanteresses enflamment Casanova. Bien qu’à l’occasion, il ne dédaigne pas les garçons, Casanova doute cependant avoir affaire à un homme, fût-il mutilé.
Il écrit : « Son visage me paraissait féminin. Son habit d’homme n’empêchait pas qu’on vit le relief de sa gorge, ce qui fit que je me suis mis dans la tête que ce devait être une fille.» Casanova devient son amant : il s’avère que Bellino s’appelle Thérèse et porte un pénis postiche qui a trompé les contrôles sévères des Etats pontificaux.
L’entrée en scène de Bernardine alias Bernardo semble faire écho à ce passage : « L’esprit de Liam se révoltait, repoussait la séduction de la voix pour s’attarder au visage offert aux regards ; ce visage parfait de femme accomplie. Mais il n’y avait pas que le visage, le corps aussi paraissait celui d’une femme ».

Un autre soir, à Césène, entre Bologne et Rimini, Casanova est troublé par le jeune enseigne d’un officier hongrois. Entrant un peu brusquement dans la chambre de l’officier il entrevoit sous les draps « une tête échevelée, fraiche et séduisante » qui ne laisse aucun doute sur le sexe du beau militaire. Celle qu’il appellera désormais Henriette et qui sera l’un de ses grands amours est une grande dame (on discute de son origine provençale) qui a momentanément rompu avec sa famille. Violoncelliste de talent, elle est donc aussi, comme Bernardine, une artiste.

Alors ? Henriette et Thérèse ont-elles inspiré le personnage de Bernardine ? J’incline à le penser mais c’est une pure hypothèse de ma part. Vraie ou fausse, le détour par Histoire de ma vie confirme toutefois la parfaite crédibilité de cette étonnante héroïne.

Les mille péripéties imaginées par Yves-William Delzenne nous entraînent dans toute l’Europe et bien sûr à Paris où Liam est chargé par le comte de Saint Germain de s’introduire dans l’entourage de la reine. Le but de la démarche – comme de toutes celles qui vont suivre – est de sauver ce qu’il se peut de la monarchie.
Dans le tableau qu’il brosse de cette époque agitée, Delzenne est plus sensible aux derniers feux d’une société aristocratique à son déclin qu’à l’extraordinaire effervescence du peuple parisien avec ses clubs et sociétés populaires où tonnent des « prédicateurs, poètes ou prophètes » relayés dans la rue par toutes sortes de feuilles révolutionnaires qui enflamment l’opinion. C’est une question de point de vue : le romancier nous introduit de préférence dans les salons où une élite élégante à la tête légère fait le rêve éveillé de concilier son art de vivre fondé sur l’esprit de caste avec les idéaux des Lumières qu’elle s’est imprudemment appropriée.
As above, so below nous rappelle Hélène Cixous citant Shakespeare . L’ambivalence d’un régime qui a perdu ses repères a des prolongements immédiats : « Chacun fait désormais son Barbier de Séville, les moeurs et les usages jusqu’ici les plus respectés sont livrés à la dérision populaire et philosophique ».

Liam et Bernardine ne sont pas en reste : missionnés en sous-main par le comte de Saint-Germain, ils sont tout sauf des représentants zélés de l’ordre ou de la morale présumés établis. A ce titre Un aussi long voyage  est le roman de l’ambiguïté et de la transgression.
Bernardine transgresse la volonté paternelle et les codes de l’appartenance nobiliaire avant de s’affranchir de la sacro-sainte séparation des sexes en se travestissant en castrat, « garçon quasi-femme ou femme soucieuse de paraître en garçon dont elle aurait eu la voix ». Emportée par les nécessités de l’intrigue politique à laquelle elle est mêlée, Bernadine fait plusieurs allers-retours homme-femme, castra – soprano avant de renoncer au chant. « Je n’ai plus ma voix, je l’ai trop longtemps appliquée à quelqu’un que je n’étais pas. Ma voix de femme me fait souffrir (…) » A l’image de toute une société, peut-être a-t-elle aussi perdu sa voie…

L’ambigüité sexuelle de Bernardine se redouble en Liam qui, écrit Delzenne,  est ainsi fait qu’il inspire toutes les folies tant à ses maîtresses qu’à ses amants. Il y a en lui un captivant mélange de masculin et de féminin. On le dirait volontiers « beau comme une fille ». Le travestissement de Bernardine les fait rejoindre une sorte d’idéal adamique, tant la jeune femme semble issue de Liam comme Eve d’une côte d’Adam: « Ces deux garçons ensemble, le vrai et le faux, mettaient mutuellement en valeur leur masculinité, prétendue mutilée pour l’un, certaine mais ambigüe pour l’autre. Ensemble, ils étaient aussi attirants que parfaitement masqués ».
Philosophiquement Liam s’éloigne de la religion catholique, pilier de la société d’ancien régime qu’il est censé défendre, il est vrai avec de moins en moins de conviction. Il ne croit guère en l’immortalité de l’âme qu’il n’est pas loin de considérer comme n’étant que l’autre nom d’une partie du corps.

Produit d’une société profondément conservatrice, Liam et Bernardine sont à l’évidence plus libres et audacieux que leurs pairs et incarnent davantage  qu’ils ne le supposent ou le voudraient, le goût du changement.

Le chevalier et sa belle s’imposent donc comme le symptôme d’un monde en mutation. Par la passion amoureuse qui les dévore et le scepticisme qui les gagne quant au sens de leur combat, ils sont aussi le symbole d’une forme d’extra-territorialité de la beauté et de l’amour, dernier refuge où se préserver des contingences de l’Histoire et de ses convulsions.

Les deux amants sont à cet âge d’heureuse jeunesse où il n’est pas d’amour sans que le corps n’exulte. Chez Delzenne, l’amour physique revêt une dimension quasi épiphanique : « Jamais un être ne lui avait donné tant de plaisir, le sentiment aussi d’un accomplissement, d’un échange essentiel, celui d’un secret qu’il sentait là, au sexe, et savait là, dans le cœur et là encore, dans la tête. Liam devenait pour la belle travestie un sexe pensant, aimant, il se sentait entièrement dans ce sexe comme s’il y eût mis sa vie même, l’essence de son être, son destin enfin. »

Liam en vient à se demander si la plénitude océanique de l’amour charnel accompli n’est pas une finalité indépassable de la vie devant laquelle toutes les autres pâlissent.
Tel est sans doute, tout simplement, l’amour. C’est l’une des leçons que je tire de ce long périple initiatique à l’image de celui de Dante que l’auteur évoque en fin de volume. Ayant traversé, en compagnie de Béatrice, les cercles du Paradis, Dante se retourne sur le chemin parcouru et contemple un petit point lumineux au centre d’immenses sphères. Il n’a qu’amour et lumières pour confins.

Le roman sur le site des Editions Samsa

2021 – MES LECTURES ESTIVALES : TOUT COURT / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Je suis un amateur des textes courts qui concentrent souvent en quelques mots l’esprit, l’humour, la finesse, la tendresse, l’impertinence, …, tout ce qui peut être mis en mots. Dans les « fragments » ci-dessous Alexander DICKOW, de sa Virginie natale, nous détaille ce qu’il considère comme les meilleurs atouts de ce genre littéraire que Tristan ALLEMAN illustre très bien dans le recueil que je vous propose ensuite.

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Déblais

Alexander Dickow

Editions Louise Bottu

Alexander Dickow, écrivain américain résidant en Virginie, m’a déjà bousculé avec un texte plein de poésie en vers, en prose, mais parfois beaucoup plus pragmatique, pour parler de gourmandises de fruits inconnus mais surtout des kakis… Dans ce nouveau texte, il évoque la littérature, l’écriture, la lecture, …, tout ce qui constitue la transmission des idées, des sensations, des impressions, des sentiments, des émotions, …, avec des mots couchés sur le papier ou sur un autre support. Une autre façon de parler de gourmandise, non plus de celle des fruits mais de celle des mots.

Ce nouvel opus est un recueil de ce que j’appelle souvent des textes courts et que lui nomme des « fragments », des textes de quelques lignes et parfois même de quelques mots seulement pour formuler un aphorisme ou un trait d’esprit fulgurant toujours très bien ajusté. Alexander est bilingue, il écrit et parle l’anglais et le français, au moins, avec, en ce qui concerne le français une très grande justesse. Il a une très grande maitrise de notre langue dont il connait tous les arcanes et dont il use avec un grand art. On reconnait bien l’auteur qui a étudié la langue dans ses moindres détails et a appris à en user dans le plus grand respect de l’acception des mots. « Mon commerce avec la poésie anglophone reste-t-il trop accessoire pour affirmer que j’écris au cœur de plusieurs traditions ? Suis-je condamné à écrire en langue anglaise une poésie francophone ? »

Ce recueil de « fragments » n’est pas seulement une suite de pensées, d’avis, d’opinions, …, c’est un véritable essai sur la langue française, la littérature française, … Un essai à travers lequel l’auteur propose des explications, des réflexions, des suggestions, …, discutant pour commencer de la théorie et la pratique de l’écriture. « Les propos théoriques sur l’écriture supposent une présomption insoutenable : celle, irritante entre toutes, de prétendre à une certaine précision ».

A travers ses fragments, aphorismes et traits d’esprit, il discourt notamment de l’art en général et de l’art pour l’art en particulier. « …l’art pour l’art n’a jamais été une véritable doctrine, faute d’abord d’adhérents. Ceux qui revendiquent l’idée de l’art pour l’art manquent de crédibilité encore plus que les autres ». Il évoque aussi la politique, la religion et surtout la poésie qui semble occuper une place prépondérante dans sa biculture littéraire. « La poétique de l’image est-elle démodée, est-elle dépassée ? Non : Elle est inscrite si profondément dans l’imaginaire du poétique qu’elle relève toujours de l’ordre dominant, même lorsqu’elle subit une éclipse… » comme c’est le cas aujourd’hui.

Etant moi aussi un adepte de la forme courte, mais seulement comme lecteur, j’ai lu avec attention ce qu’il en écrit. J’ai choisi de vous rapporter ces deux courts extraits : « Le fragment s’écrit sous le signe du reste et de l’excès, du débordement et de la lacune… », « Le fragment a le don d’assumer la forme d’une question, sans point d’interrogation… ». Quelques mots seulement pour dire qu’en très peu de mots on peut formuler des propos très importantes, très forts, très puissantes, …, qu’on peut poser les meilleures questions et formuler les plus pertinentes réponses…

Alors avec Alexander Dickow : « Allons voir ce qu’il y a là-bas – au bout de la langue ».

Le recueil sur le site de l’éditeur

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Avoir fleurs

Tristan Alleman

Cactus Inébranlable Editions

Cactus Inébranlable Éditions a confié la rédaction du troisième opus de sa nouvelle collection, Microcactus, à Tristan Alleman, un amoureux de la forme courte. Dans sa biographie, son éditeur écrit à son sujet : « Ecrire court reste son plaisir favori, par fainéantise sans doute, mais surtout par envie de toucher les mots justes au plus près de leur sens ». Je retiendrai plutôt cette dernière proposition car il faut beaucoup travailler pour choisir le terme le plus juste, le plus approprié, le plus significatif. Tristan Alleman le fait très bien.

Dans ce Microcactus, il propose des textes courts, trois par pages pour une cinquantaine de pages d’un petit format. Des textes comme des très brèves nouvelles, des aphorismes un peu développés, ou simplement, comme le définit Alexander Dickow dans son dernier recueil : « Déblais » publié chez Louise Bottu Editions, des fragments. Ces textes courts proposent des variations sur les mots qui peuvent conférer, en jouant notamment sur les assonances, une signification imprévue aux phrases, expressions, propositions, maximes et autres fragments en leur donnant un sens imagé, cocasse, drôle, incongru, étonnant, surprenant… J’ai noté, notamment, ce jeux sur les assonances qui m’a beaucoup amusé : « A glace ou à roulettes : le patin. A glace ou à roulettes : le matin. A glace ou à roulettes : le gratin. A glace ou à casquette : le gamin ».

J’ai aussi bien apprécié cette novelette : « Le pianiste fumait en jouant. L’avait écrit sur son instrument : Ne tirez pas sur le trompettiste. Trouvait ça chouette. Se croyait malin, le pianiste. Le fût moins quand il reçut une balle dans le cigare ». Ce trait d’humour ne m’a pas laissé lui non plus indifférent : « Ils cherchèrent l’aiguille dans la botte de foin. Ils y firent l’amour et bien d‘autres choses. Sans se piquer le moins du monde. Encore une légende ». Le détournement est aussi un art que Tristan maitrise très bien, comme les clins d’œil aux surréalistes dont cet aphorisme humoristique est un exemple « Covid-40 : Jacky attrapa le virus par la queue. Il attendit quelques jours qu’une quarantaine de types le rejoignent pour partager l’affaire. Puis on n’en parla plus ».

Ce recueil est aussi rempli de références littéraires ou cinématographiques comme celle-ci : « Sur le quai, Boudu regardait la Seine. Le vin n’y coulait toujours pas. Il conçut une grande tristesse. Oublia son intention de se suicider. Fila au Petit parisien commander un blanc sec ». Sans oublier quelques jolies blagues bien troussées : « J’avais raison. Enfin, je le croyais. J’étais le seul à le croire. Souvent, faut prouver les choses, avec des détails, des images, des musiques. Un tas de choses bizarres qu’on trouve facilement par ici. La forêt vierge ne l’est pas pour rien ».

Une fois de plus les Cactus Inébranlable Editions le prouvent, avec ce recueil de Tristan Alleman, l’économie de mots dans le texte, et même dans la phrase, n’est nullement un handicap pour sa qualité littéraire.

Le recueil sur le site de l’éditeur

EN AVANT, LES ADVERBES ! – L’ABC

A

Abusivement, montrer ses dents de lait pour effrayer une langue de veau.

Abondamment, recueillir le jus de l’absence avant de se presser pour partir.

Abominablement, rejeter la faute de coût sur le prix des saveurs.

Abstraitement, écarter les yeux du rivage pour voir la mer.

Actuellement, bourrer la rosace de la guitare de chants d’église.

Admirablement, parler le langage des fleurs en étant sourd comme un pot.

Aléatoirement, jouer aux dés avec des cubes de dérangement.

Alertement, arrêter l’arrivée d’aube à la sortie de la nuit.

Agilement, passer du coq à l’âne à la vitesse d’une poule poursuivie par un p(a)on.

Algébriquement, éteindre la chandelle d’une équation en mouchant l’inconnue.

Amèrement, sortir du lot des déprimés avec un prix de consolation.

Amèrement, voir le monde avec les yeux d’un mangeur d’endives.

Amoureusement, s’enmetoofler contre le flanc d’un porc.

Alternativement, aimer son prochain et maudire sa mémoire.

Anticipativement, prévoir le sujet du regard pour objecter ses vues.

Anxieusement, taper sur le nerf de la guerre pour battre le rappel des veines.

Apparemment, se prêter au jeu de la transparence derrière un mur de convenances.

Audacieusement, enlever ses verres de contact au moment d’embrasser le vide.

Audacieusement, sortir la tête du stable pour renverser l’autruche.

Aveuglément, porter des lunettes de soleil le jour de son enterrement.

Azurément, défendre l’atmosphère contre une attaque de nuages pâles.

B

Bassement, servir à voir à un barman aveugle.

Bénévolement, donner sa vie pour une cause chère.

Benoitement, sortir du cadre du tableau pour se faire prendre en photo par le peintre.

Bêtement, se pendre au cou d’une girafe faute de clou de girofle.

Bestialement, s’accoupler avec un tigre de papier sur la muraille de Chine.

Bourgeoisement, s’en tenir au champagne et au caviar pour ne pas sombrer dans le prolétariat.

Bravement, piétiner les restes du monde de la couture avec des talons aiguilles.

Brièvement, rencontrer le chef du syndic de l’immeuble entre deux portes.

Bruyamment, boucher les trompettes de la renommée pour pénétrer le monde du silence. 


C

Cahoteusement, porter le deuil d’un amortisseur mort.

Calmement, rabaisser le caquet de la tête de mule en lui faisant porter le bonnet d’âne.

Carrément, retirer le permis à ronds-points à un triangle circulant sans le théorème de Pythagore.

Cavalièrement, jeter la monture de lunettes de jockey aux oubliettes de l’histoire hippique.

Charnellement, prendre en étau le soleil entre ta peau et mes lèvres.

Chastement, frapper les lèvres de l’impie avec la tige épineuse d’une rose.

Chorégraphiquement, dire ce qu’on danse au spectateur de ballet.

Chrétiennement, récolter dans les troncs d’église des têtes d’islamistes mécréants.

Chronologiquement, enfiler le chas, arrêter les aiguilles, régler l’heure sur les mailles du tricot.

Clairement, délier les lampes pour qu’elles révèlent leur source de lumière.

Clairement, enfermer la clé des images dans une une armoire à glace.

Cliniquement, analyser la couleur des yeux de rêve de la chirurgienne qui va vous arracher le cœur.

Commodément, traverser sa scolarité à l’ombre des grands arbres de la connaissance.

Comparativement, se dire qu’à courir moins vite qu’une gazelle au galop on arrivera aux noces du sable et de la mer après la marée.

Confidentiellement, porter à la connaissance de la Sûreté de l’état l’endroit où se planque le doute.

Confusément, sortir du Quai des Brumes sur Le Port de l’angoisse pour un Drôle de Drame.

Conjointement, se faire du tort avant que le mariage de raison vienne.

Consciencieusement, ranger l’orchestre chinois à côté des baguettes.

Conséquemment, tomber d’une étoile pliante dans un sofa en forme de demi-lune.

Constamment, rejeter la faute de frappe sur le dos du correcteur maudit.

Continuellement, rappeler à la rivière ses devoirs de lavoir.

Contre-révolutionnairement, voir le monde autrement qu’on l’a rêvé.

Convulsivement, tordre les lettres de la beauté pour en exprimer toute l’esthétique.

Coquettement, polir les rives d’un corps d’eau avant qu’il ne déborde d’amour propre.

Courageusement, braver les sens interdits pour accéder à la grand’place de la lâcheté.

Courtoisement, sauter de la planche de salut en disant bonjour à la cantonade.

Craintivement, raser les murs de l’angoisse avec une barbe de trois jours. 

Crânement, repousser les avances d’une prise de tête en prétextant une migraine.

Crépusculairement, écrire à distance respectueuse des étoiles de la littérature filante.

Cruellement, frapper d’amnésie un mémorialiste.

Curieusement, prendre le taureau par la corne du rhinocéros pour percer dans l’arène

Cyniquement, étourdir le mouton d’électeur avec des promesses cochonnes.


à suivre

L’ILLUSION

L’Illusion était située au cœur de la ville, entre le palais des glaces et le musée de l’amour.

Parce qu’elle était très courue, et pour la préserver des marques d’adulation, les autorités avaient préféré l’enclore. Les touristes pouvaient toutefois la nourrir derrière les barrières, de leurs opinions communes, de leurs vains espoirs, de restes d’utopie. L’illusion se nourrissait de tout, c’était le secret de sa longévité. Elle avait aussi un pouvoir d’adaptation extraordinaire.

Je passais devant elle à la nuit tombée pour me rendre à la maison du Rêve. À cette heure, repue, elle n’acceptait plus rien de personne. De toute façon, je n’avais jamais rien eu à lui offrir.

IL ATTEND SON HEURE

Devant la grande horloge de la ville, il attend son heure.

Tel jour, il l’a attendu à 0 h, puis le lendemain, à 1 heure, le surlendemain à 2 heures, etc. Vingt-quatre jours durant il a attendu son heure et elle n’est jamais venue. Il s’est dit qu’il ne l’avait peut-être pas attendu le bon jour. Alors, il a pris ses quartiers devant l’horloge. Il s’y est installé à demeure. Jusqu’à la fin…

Aujourd’hui qu’il est mort sans l’avoir vue arriver, on a érigé une statue devant la grande horloge arrêtée : la statue de l’homme qui attend son heure.

Un texte inédit acquis plusieurs milliers d’euros par un collectionneur chinois

Le 17 octobre à 17 heures, un texte a été découvert au fond d’un vieux blog qu’on s’apprêtait à fermer.

Le texte daterait du début des années 2000 et aurait été écrit par un des premiers blogueurs francophones. Des experts ont pu valider le fait que ledit texte n’a jamais fait l’objet d’aucune publication papier ni sur un réseau social.

À l’annonce de cette découverte, de nombreux collectionneurs de textes rares se sont manifestés pour acquérir l’objet précieux. La famille qui a hérité du blog n’a pas pu résister à l’offre d’un collectionneur chinois. D’après nos infos, le texte aurait été échangé dans la nuit contre une somme avoisinant les dix mille euros. Le texte a aussitôt été mis en lieu sûr par l’acquérant.

Les textes non soumis à une publication trois heures après leur conception (voire trois mois avant) sont devenus très prisés des amateurs de littérature. Un marché parallèle qui inquiète de plus en plus les éditeurs traditionnels.

2021 – MES LECTURES ESTIVALES : DES FRANCS-COMTOIS AMOUREUX EN ESPAGNE / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Deux Francs-Comtois qui se souviennent peut-être que leurs lointains ancêtres ont vécu sous le règne de Charles Quint, nous proposent chacun une histoire d’amour entre un (ou une) Franc-Comtois(e) et un (ou une) Espagnol(e). Deux histoires qui ne sont pas seulement des histoires  d’amour, des textes qui racontent aussi des épisodes de la grande histoire espagnole.

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Suiza

Bénédicte Belpois

Gallimard

Tomàs, un riche paysan galicien propriétaire de tout le village, un campagnard fruste et brutal, bosseur et cultivé, il a suivi des études supérieures, ne s’est jamais remis du décès de sa femme, seule la bouteille peut soulager sa douleur lors des beuveries qu’il s’autorise un peu trop souvent avec son vieux et fidèle commis. Un véritable fauve toujours prêt à se jeter sur sa proie qu’elle soit un adversaire belliqueux ou une femme trop aguichante.

Un jour sa route croise celle de Suiza, un nom que les villageois lui ont donné car elle ne parle pas l’espagnol et n’est pas très dégourdie, elle est même un peu attardée, son père ne manquait pas une occasion de le lui rappeler. Les villageois ont cru qu’elle venait de la Suisse et l’ont donc affublée du nom de Suiza mais en fait, elle est pontissalienne comme l’auteure, habitante de la petite ville de Pontarlier à quelques kilomètres de ma maison natale, tout près de la frontière Suisse. Elle n’est certes pas très intelligente, mais elle a un véritable sens pratique et une belle adresse manuelle. Elle ressent les choses plus qu’elle ne les comprend. Elle est comme un petit animal qui ronronne quand on la caresse, elle ne griffe jamais et certains l’ont vite compris. Un jour, elle décide d’aller voir la mer, au foyer, certaines lui ont dit qu’elle était en Espagne, alors elle s’est mise en route pour l’Espagne, en stop…

Elle a échoué dans ce petit village galicien proche de Lugo où elle a trouvé un petit boulot de serveuse dans le bistrot qui sert de refuge à Tomàs. Et, quand le fauve a croisé la biche, il est tombé en rut, il s’est jeté dessus pour se l’approprier et en faire sa femelle dominante. La biche n’a pas protesté, sa grande douceur et sa tendresse ont vaincu l’animal, foudroyé par un véritable coup de foudre. Il en a fait sa compagne, sa femme même s’il ne l’avait pas épousée, la biche avait apprivoisé le fauve. Ils ont alors commencé une histoire commune… Mais celle-ci se complique car le crabe guette le fauve qui se réfugie dans le déni sans pouvoir renier l’éventualité d’une échéance fatale et proche.

C’est une jolie histoire d’amour entre deux contraires qui s’attirent, elle recèle toute la violence animale que l’amour peut contenir et déborde d’une émouvante tendresse. Bénédicte a su trouver les mots pour dire la splendeur des paysages, la rusticité des personnages et le débordement des sentiments qu’ils soient dans la force ou la douceur. Ses paysages sont plus attirants que ceux dépeints par les meilleurs dépliants diffusés par les organismes chargés de promouvoir la région, ses personnages sont plus vrais que nature, truculents, excessifs, esclaves de la terre qui est leur seul moyen d’existence, tous en dépendent même ceux qui ne peuvent compter que sur la générosité des autres. Ce récit donne une vraie vie à ce coin de Galice et à ceux qui l’habitent. Bénédicte a le sens du langage, c’est lui le véritable moteur de ce texte, les formules qu’elles inventent, les mots qu’elle met dans la bouche de ces gens simples, proches de la nature, des réalités, vivant dans leur quotidien sans se projeter plus loin, se dégustent plus qu’ils ne se lisent !

Ce langage vif, coloré, direct, fondé sur un vocabulaire proche du parler, enrichi de termes d’une grande richesse, d’une grande justesse et surtout d’une belle saveur donne à ce texte, au-delà de la vie dont il déborde, une véritable âme qui se reflète dans les mœurs, les coutumes, les travers, les qualités de ses personnages qui semblent directement poussés dans le sol de leur région. Une histoire d’amour romantique comme on en écrivait au XIX° siècle, mais mitonné à la sauce du réalisme, en l’occurrence cru et même cruel, qui a sévit juste après. Sans oublier toute la modernité qui assaisonne le langage et lui donne toute sa vigueur et son charme.

Le roman sur le site de Gallimard

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La femme de l’autre rive

Roger Faindt

Editions de Borée

Avec ce roman, Roger Faindt raconte l’histoire de Lucien, un jeune Bisontin habitant le quartier Villarceau dans la rue où j’ai travaillé pendant les dernières années de ma carrière professionnelle. En 1936, Lucien est un jeune homme modeste qui a eu la chance de recevoir deux héritages qui l’ont dispensé de travailler pour gagner sa vie mais nullement de militer dans un groupe de révolutionnaire pour défendre la cause des moins bien lotis notamment des ouvriers exploités par le patronat toujours avide de gains plus importants.

Ce roman, c’est aussi un roman d’amour car Lucien aime les belles filles qu’il courtise assidument comme Anita la jeune musicienne pas compliquée qui accepte volontiers de partager son lit sans autre forme d’engagement ou comme les belles Espagnoles qui croisent le chemin du jeune Don Juan : Estrella la fière Catalane émigrée à Besançon ou Elena la belle Andalouse qu’il rencontre lors d’une mission sanglante lors de la guerre civile espagnole. Peut-être que la femme idéale qu’il recherche au cours de ses hésitations amoureuses entre les deux Ibères, résiderait dans une synthèse des trois femmes qu’il honore dans ce roman.

Ses élans amoureux sont aussi fortement marqués par son engagement politique, Lucien considère Estrella comme une bourgeoise fidèle aux phalangistes et Elena comme une franquiste à laquelle il a sauvé la vie lors d’un raid contre sa famille à Balaguer. Il met ses idées en pratique, l’auteur raconte comment il s’est engagé à plusieurs reprises dans les Brigades internationales pour lutter contre les fascistes. Ce roman est aussi un texte politique et militaire démontrant la violence et la cruauté du conflit qui oppose souvent des amis ou des membres d’une même famille comme Jean Ferrat l’a chanté dans sa magnifique chanson : « Maria ». L’auteur insiste fortement sur l’engagement politique de Lucien tant dans la lutte contre le patronat exploiteur que contre les fascistes conquérants.

Mais le fil rouge de ce livre reste la musique, la musique jouée sur une guitare en suivant une partition d’un auteur espagnol de préférence. Ce texte est une véritable anthologie de la musique espagnole pour guitare, on y croise tous les grands musiciens ibériques : Rodrigo, Albéniz, de Falla, Granados et bien d‘autres avec toute une liste des meilleurs morceaux qu’ils ont écrits pour la guitare, l’instrument dont joue magnifiquement Lucien et Estrella et dont Elena a elle aussi joué avant de se consacrer, en bonne Andalouse, à la danse. L’auteur lui-même jour de cet instrument.

In fine, un roman très ambitieux : une histoire d’amour aux allures de tragédie grecque, un regard sans concession sur la guerre civile espagnole, une page de culture sur la musique espagnole et, pour moi, une balade pleine de nostalgie sur les chemins que j’empruntais pour me rentre au boulot au début de ce siècle.

Le roman sur le site de la Fnac

PROSES SOUFFLEES (21-40) / Éric ALLARD

21.

Sur le bord de la branche, l’espace enferme l’oiseau. Frappé d’amnésie, il récupère ses ailes dans un magasin de souvenirs. Au-delà, il n’y a rien à attendre du nid fait d’une bouillie de brindilles mêlée à des filaments de passé.  

22.

Couché sur le dos du pauvre monde, je prête l’oreille à ses battements de coeur. Une comète tombe à mes pieds dans un bruissement sourd. Un vent solaire m’apporte une giclée de sang fossile issu des cendres d’un corps ayant brûlé au moment où j’allumais le Big Bang.

23.

Je longe le mur où bruit le murmure des fruits. Aucune pulpe ne respecte la trêve des arboriculteurs. Faut-il y voir la marque du printemps ou bien l’appel désespéré d’une feuille au bord du mourir ? Je confie à la cerise du jour l’interrogation en forme de queue.

24.

Derrière l’écran, le paon que tu singes avale les roues pour gagner le cirque des étoiles. Nul n’imite mieux le moteur du ciel qu’un nuage enroué. Encore faut-il prendre la mesure du jour pour atteindre le sommet de l’être. En abaissant les hauteurs du chapiteau du rêve, on augmente ses chances de voir le clown de la nuit monter sur le trapèze volant.

25.

Sous les pavés la page remue les mots qui diront la ville et les songes. Plus tard, du sable, des algues et des larmes révèleront le désespoir des marées si l’ombre, entre-temps, n’a pas poussé les dunes vers l’aube d’un nouveau rivage. La nouvelle blessure panse l’ouverture du livre de la mer.

26.

Dans l’aube où tu m’attends, la lumière macule ta peau de marques de désir, tes formes cognent contre mes tempes et gonflent mes veines jusqu’à la bandaison. Tu me conduis à l’écoute affolée des langues qui dans ta bouche étirent tes lèvres jusqu’au baiser en libérant mon plaisir d’une façon éhontée.

27.

Croire au hasard, c’est voir à travers un masque l’ordre caché du carnaval. Sur tes lèvres, un reste de samba appelle mes jambes à nager vers ton île. Ta peau légère comme une flamme retient mes baisers de verser dans l’enfer. Je joue le feu. contre l’enfer du sable.

28.

Tandis que tes lèvres s’ouvrent, je lis dans le journal un rappel à l’ordre des désirs que je peine à identifier. Sur la ligne du rêve, le train du sommeil a déraillé. En travers du rail, ton corps nu réclame en vain la liaison entre le sexe et la bouche. Des équipes de sauveteurs s’agitent en direction de tes reins.

29.

Il est question de guerre quand tu dégrafes ton corsage, que le sang des nuits affleure à tes rêves et qu’il me tarde de passer au bleu de la mer le rouge de tes joues. Reposer dans le sable du couchant demeure l’ultime solution au conflit en attendant que tes guerres m’égarent sur d’autres champs de bataille.

30.

Quand d’une nuit l’autre tu retournes à l’effroi, aucune étoile ne t’est secourable, aucune peau ne t’est lange, aucune lèvre baume. A l’heure des adieux toute liaison est rompue avec la source du soleil et le temps t’est retiré pour ce qu’il te reste d’espérances à tuer.

31.

D’autre part, la nuit n’ouvre pas toutes les portes et l’aube, parfois, tambourine jusqu’à pas d’heure. Dans la chambre où on emporte mon bagage, l’ombre de ton corps a disparu. Je dors sur ton souvenir en gageant que les traces de ta langue à jamais présente sur mes chairs consoleront mes songes.

32.

À l’ombre du vol du faucon, je respire. Il fait moins chaud sous les ailes ennemies. Si je sors un fusil, j’allume une forêt et j’endors mille rêves au moins. À quoi bon dormir quand le vent du meurtre vous emporte loin des matins où l’aube vous retient. Tant que le couperet n’est pas tombé, demeure l’espoir d’une boucherie plus sanglante que la découpe classique et un peu vaine sur le billot.

33.

Le plus fou que moi déborde d’énergie pour les chiens. Du feu de son coeur il fait des bâtons de joie, il redore le blason des âmes monstrueuses. Il protège du gel les couvées de diamants mandarins. Il précise qu’on ne se connaît pas. Le plus fou de moi connaît le chemin de l’asile et la voie de la déraison.

34.

Touche mon regard avec ta peau, dit la Lune à la Terre qui tend ses marées jusqu’à plus d’eau puis retourne à sa léthargie. Parle de moi quand tu rêves à un autre, dit le Soleil à la Lune avant de s’éclipser pendant que nous dormons.

35.

Bouche bée devant ma maîtresse aux lèvres colorées de jus de mûres, je vénère le dieu du désir. De son haleine elle embue la vitre me séparant des étoiles et j’éclate de colère. Avec le sang s’écoulant de mon poing je dessine un coeur de verre.

36.

Plus que la pluie, la folie de la lune. Plus que l’eau lourde, le poids du ciel. Plus que l’ange apparu, la plume demeurée. Plus que l’étoile haut gradée, la terre parvenue. Plus que le blé blond, la brume bue. Plus que mon ventre repu, ton sexe comblé.

37.

Le chemin qui me sépare de l’arbre à voeux est long et le désir de toi impérieux. L’un et l’autre sont faits de pieds de corbeau et de dos d’âne, de cols abrupts et de vallons encaissés. Et avant d’arriver j’aurai perdu la corde pour m’y pendre.

38.

Je lis l’histoire de tes joues. De tes lèvres à tes larmes je sais le récit. De longue date j’ai aimé ta bouche pour la salive enroulant tes paroles et pour ta langue léchant la peau des mots. Comme j’ai crié de plaisir quand j’ai pris entre les dents le fil de ton intrigue.

39.

Si ta peau glisse vers le songe, pense à offrir tes nuits à mes baisers ! Ne respecte rien qui altère ton besoin de vivre, parle dans le bol du temps pour être entendu par-delà ses murs ! N’avale que ce qui te singularise et donne des couleurs à tes jours ! Ecoute sur la pointe du temps qui pèse à la porte des poèmes le monde de la pensée et, si tu as l’âme assez solide, tais à jamais les mots qu’on t’a dit à travers le silence du bois !

40.

Quand j’épouse le vent, je ne vois pas la beauté de la mer qui vient. Puis la tempête me rend au rivage et je livre ma douleur au sable. Du ciel lointain arrivent les nuages qui laveront mon offense et offriront aux oiseaux une escale de chair sur la route des îles. Pense comme il ne faut pas et ne t’abaisse pas à prolonger la chaîne du repentir. Bois comme il se doit à la source des branches la sève des jours à venir !


Illustration du post: Masque sans masque de Philippe BRAHY

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 100. RACCOURCISSEUR DE CIRCUIT

Depuis quelques années les circuits longs n’ont plus les faveurs des consommateurs. Terminé les circuits interminables entre le producteur et l’acheteur avec des foules sentimentales d’intermédiaires !

Même si l’impatience suscitée par le chemin parcouru attisait la soif de consommer, l’usager a fini par s’en lasser et réclamer une plus rapide satisfaction de ses besoins primaires. Tout près, tout de suite ! s’est substitué au Presque rien dans pas longtemps ! pour le bien de la planète, comme il faut le dire.

On n’a pas attendu les pluies diluviennes, les caves à bière inondées ou les résidents sur les toits de leurs chaumières pour réclamer des circuits courts de deux ou trois tours de piste. Avec l’ouverture des vannes des aides. Et c’est bien, comme il faut le dire.
Moins on voit de moteurs commerciaux tourner, de carrosseries blinquantes rutiler, mieux on peut apprécier la disparition des dernières espèces menacées, plus on peut se faire à l’idée de l’apocalypse annoncée.

Précisons que jamais la moindre canicule n’a réduit la tournée du marchand ambulant de produits issus du commerce équitable. Tant qu’il y a du soleil, il faut s’en réjouir, quitte à brûler des tonnes de calories que la consommation d’eau de barrage pourra éliminer très vite.
À l’arrivée, c’est toujours le temps qui l’emporte sur les espaces traversés, qu’ils aient été brefs ou kilométriques, comprenne qui vivra.

Le raccourcisseur de circuits veillera à préparer son public à cette déspectacularisation de la course en offrant des amusements compensatoires sous forme de produits tournant à vide dans un contexte expurgé de tout additif rotatif, comprenne qui tournera.  

Fort de sa polyvalence, le raccourcisseur de circuits pourra avec fruit (et légumes locavores) raccourcir aussi votre whisky (moins calorique sans Coca), votre cookie (rien de plus encombrant qu’un grand biscuit à tremper), vos cris (ça fait mal aux tympans), votre kiwi (il y en a d’énormes), votre kiki (inesthétique quand il pend), votre bikini (en le monokisant), vos sourcils (quand il se joignent au-dessus de l’appendice nasal, c’est laid), votre débit d’eau (ça coûte un pont), votre série préférée (ça rend addict), vos écrits (qui tournent au roman-fleuve en désespérant le critique lambda), votre pli (qui peut se déchirer), vos crucifix (en lui coupant les branches, un Jésus réduit à un tronc peut servir à renflouer les caisses de l’Eglise), cette litanie de métiers de fantaisie (qui deviendra un jour virales)…

Retour au #1 de LA FABRIQUE DES MÉTIERS : EFFEUILLEUR DE CARMÉLITE

LA FABRIQUE DES MÉTIERS applaudie en WALLONIE et dans le MONDE ENTIER 

LA FABRIQUE DES MÉTIERS, COMMENT ÇA MARCHE?