LES TIGRÉS, une nouvelle inédite de VÉRONIQUE JANZYK

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   Il était arrivé, la pulpe des doigts sanglante. Sur le visage, l’expression méritait qu’on s’y arrête. La mère avait poussé une espèce de cri. Elle avait surtout vu le sang. Elle n’avait pas vu le regard du fils et ce qu’il y avait dedans. Le père aussi avait crié. C’était souvent comme ça entre eux. L’un criait et l’autre suivait. L’enfant connaissait ça par coeur. Le premier cri, il le sentait arriver. La voix de l’un ou de l’autre se modifiait légèrement. Il y avait des silences. Le ton montait.

   Aujourd’hui, l’enfant ne pensait pas être accueilli comme ça, par des cris. Devant le sang, après les cris, le père et la mère avaient demandé en cœur ce que c’était, ce qu’il avait fait. En guise de réponse, l’enfant avait montré le lieu du sang, la chambre des parents.

   Le chat était étendu dans le fond de la garde-robe. Il était entré par la porte-fenêtre. Elle béait. La double porte de la garde-robe était elle aussi entrouverte. Le chat s’était couché et avait mis au monde ses petits. Ils étaient cinq. La mère de l’enfant décida qu’on laisserait les animaux dans l’armoire. Une couverture rendait la couche douillette. Deux chatons survécurent. Les trois autres émirent des râles qui furent pris pour leurs premiers miaulements. L’enfant  pensa pour sa part que les chatons se disputaient. Il continua de le croire et en déduisit que crier est une maladie mortelle. Les trois chatons moururent. Avec une mère errante, cela devait arriver. C’était dans l’ordre des choses. Ce qui étonna, ce fut la résistance des autres. N’ayant plus que deux petits, la chatte paradoxalement mis moins d’énergie à les nourrir. Son lait se tarit. On rapatria la féline famille dans le salon. Elle passa de l’obscurité à la lumière. La mère prépara des blancheurs de biberons. Les petits tétèrent biberon et mamelles. Le père, la mère et l’enfant se penchaient parfois au-dessus du panier. C’était un moment de paix suspendu au-dessus des museaux. Vers leur quatrième semaine apparut la ressemblance entre les chatons. Ils étaient en tous points similaires. Pas une ligne qu’ils ne partageaient, pas une tachette qui ne se reproduise sur l’un et l’autre, pas un cil qui ne manque à l’un et non à l’autre. Jusqu’aux paillettes dans les yeux, jusqu’aux coussinets des pattes, en tous points pareils. Cela ne leur enlevait rien.  Cela donnait plus d’existence à chacun d’eux. Ils se mirent à ramper de concert. Ils sortirent ensemble du panier. Ils se ressemblaient tant qu’il était impossible de distinguer un meneur, un premier et un retardataire. C’étaient des chatons ex aequo. Parce que nul ne pouvait distinguer les chats, ils étaient égaux. Aucun n’apparaissait plus lent ou moins intelligent. L’entente parfaite ravit l’enfant. Les parents ne furent pas indifférents au tableau. Ils partagèrent le plaisir de voir survivre les deux créatures. Les chatons forcissaient. Ils étaient de jour en jour plus beaux aussi, plus soyeux. A leur vue, le couple reprit espoir, chacun dans son coin, sans s’en ouvrir à l’autre. La force leur manquait pour en parler comme manquait encore aux chatons l’élan pour sortir de la maison. Ils miaulaient devant les murs. Ils levaient le nez vers la lumière. Le père souffrit de nostalgie, nostalgie de leur âge d’or, un âge d’avant l’enfant. Lorsque les chatons se mirent à sortir, les états d’âme des adultes avaient passé. L’attendrissement avait fait son temps. La tension étaient revenue. Le gamin pleurait quelquefois de devoir courir derrière des chats épris de liberté. La chatte venait de plus en plus souvent s’installer sur ses genoux devant la télé, ou quand il était penché sur sa console de jeux. La chatte n’avait pas son pareil pour se faufiler. A l’enfant, elle avait appris cela d’elle, dès le début, dès leur toute première rencontre : à faufiler une main sous la fourrure. Il se souvenait bien de sa sensation, quand il avait glissé sa main sous le chat tout entier, pas seulement sous le ventre, le chat qui s’était tout entier soulevé pour accueillir la main, et qui ne pesait rien dessus ; il se souvenait si bien de  sa main avec dessus la chaleur animale et dessous la froideur du sang froid. Le sang de la mère, irriguant les poils, et le sang froid de la poche où se débattaient les petits. Il avait saisi la vie toute neuve, entre le chaud et le froid. C’était aussi simple que ça.

   Un jour, les parents lui expliquèrent qu’il allait avoir deux maisons. Les chats tigrés lui avaient tout appris du chiffre deux. Il acquiesça. Il manifesta même un certain enthousiasme. Il entreprit de diviser ses jouets, et ce faisant il réalisa qu’il était riche en jouets. L’inventaire lui fit du bien.

   De les imaginer séparés, son père et sa mère lui parurent plus grands, plus forts. « Tu auras un chaton d’un côté et de l’autre », lui dirent-ils. « Et la mère ? » s’inquiéta-t-il, « Elle sera où, avec quel petit ? »  Aucun des parents ne s’était posé la question.

 

2da04596-96ee-11e3-b064-b3bba553e1d5_original.jpg?maxheight=380&maxwidth=568&scale=both&format=jpgVéronique Janzyk a publié plusieurs livres : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. Elle est aussi l’auteure de Les fées penchées et de On est encore aujourd’hui, parus en numérique mais aussi en édition papier chez ONLIT Éditions (2013).

Son dernier livre, LE VAMPIRE DE CLICHY, un recueil de nouvelles teinté de fantastique, est paru chez ONLIT éditions.

Il est disponible via le lien ci-dessus en version papier (12€) et en version numérique (5,99€).

 

LE VAMPIRE DE CLICHY de VERONIQUE JANZYK (paru chez ONLIT)

51_VJ3_1024x1024.png?v=1442914198Le sang d’encre d’une écrivaine

Depuis que Véronique Janzyk a été mordue à la gorge par un vampire un 31 décembre, sa vie porte le sceau du vampire, affirme-t-elle dans l’avant-propos. L’année qui a suivi a été émaillée de rencontres particulières, des objets en ont été transformés… Car la morsure de ce vampire n’est pas fatale, elle est régénératrice.

C’est ce qu’elle rapporte au long des 23 courts récits de ce recueil.

Après l’épisode fondateur, elle nous conte des histoires de vivants en rupture, de morts en sursis. Mais que ce soit à la première ou à la troisième personne, il s’agit d’êtres humains qui s’interrogent sur le réel à partir de leur quotidien, de ce qu’ils en observent. Tous savent que le réel ne va pas de soi, qu’il n’est pas à prendre au sérieux. Tous se savent mortels, qu’il n’y a nulle clémence à attendre de l’existence sinon quelques moment de grâce, qu’on peut juste s’interroger sur ce qu’elle va nous léguer, nous dire de ce passage presque fantomatique entre vie et mort. Ce surgissement du néant dont nous serons à jamais inconsolables. 

Mais examinons de plus près le personnage janzykien, son mode fonctionnement comme ses moyens de perception.

À force de scruter son environnement, survient des dérèglements.

Il suffit de regarder. Longtemps ou pas, ça dépend. Le temps n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Ce qui compte, c’est le regard. Chaque jour regarder. Arroser des yeux. Ne pas renoncer. Un jour, ça y est. Point. Ça commence toujours comme ça. Par un point. La nature reprend ses droits… »

À force de regarder, un point de l’ensemble se distingue et creuse la superficialité. C’est la porte ouverte à tous les dysfonctionnements, au règne de l’ambigu. Quand le réel déraille et qu’on ne peut plus remettre la chaîne dans le dérailleur (comme ce qui arrive à l’homme en questionnement de Rien de moi), la réflexion est mise en branle…

Le protagoniste tend à s’éprouver comme étranger, les nouvelles technologies ((caméra, appareil photo numérique) lui servent à se mettre à distance pour, sinon s’étudier, s’observer, se percevoir comme autre, désirable ou repoussant, peu importe. L’organicité du corps l’intéresse, dans l’incessante répétition de la découverte du corps,  comment, par exemple, la peau colle aux os, et c’est en cela qu’il se sent proche de l’animal et plus encore du végétal dont elle annonce le règne (Janzyk invente ou rapporte dans Ensemencière la première société protectrice des plantes).

La nature, c’est le contraire de la superstition, peut-on lire.2da04596-96ee-11e3-b064-b3bba553e1d5_original.jpg?maxheight=380&maxwidth=568&scale=both&format=jpg

Pour Janzyk, du moins ses avatars, tout tend à l’étrangeté, à la disparition progressive ou subite. Le monde est énigme à déchiffrer, sens caché à découvrir. L’étrangeté est un signe avant-coureur de la disparition des choses, quand l’ordre est perturbé, sans raison d’être encore…

Court aussi dans le recueil l’idée d’un réel vécu tel un rêve et du rêve banalisé, aussi prévisible que la réalité. Un inversement, si l’on veut, des stades d’éveil et de sommeil.

Les sensations ne sont garantes d’aucune présence au monde éveillé. Elles peuvent être trompeuses et ne pas nous renseigner valablement sur ce qui advient. On peut rêver ou songer qu’on sent, qu’on ressent : je sens n’équivaut pas nécessairement à je suis. Avec ses démonstrations par l’absurde, Janzyk remet en cause les égalités les plus évidentes.  

Dans un des récits, un directeur de festival littéraire garde de sa prime enfance le souvenir d’une multitude de questions pour observer plus loin que l’écriture a mis de l’ordre là-dedans et que les phrases, c’étaient des formes de questions à toutes ses questions. 

Dans le dernier récit, une étonnante bouteille à idée protège de tout. Elle permet d’aller dans le monde, dans la vie, d’être en paix dans l’incertitude. C’est une belle métaphore de l’écriture, de ce qui tient debout Véronique.

Il y a du Kafka et du Buzzati dans ces nouvelles. Je pense particulièrement au récit intitulé Les tunnels ou à bien La lettre A, un récit infesté d’insectes et qui se clôt par une ascension merveilleuse.

Mais il faut lire tout, doucement, car chaque récit est singulier.

Quand Janzyk écrit qu’elle a été mordue par un vampire, on la croit forcément. Car d’où tirerait-elle bien cette faculté d’émerveillement par l’écriture. Et l’on sait que le sang d’encre qu’elle a versé nous sera toujours donné à lire. Alors, on espère que ses noces avec le vampire de l’écriture continueront encore longtemps à nous réjouir.

Éric Allard


51_VJ3_1024x1024.png?v=1442914198Le livre sur le site de l’éditeur 

 

Toutes les parutions de Véronique JANZYK chez ONLIT-Editions

 

Véronique JANZYK sur Les Belles Phrases (nouvelles inédites, interview, notes de lecture…)

LA POULE, un texte inédit de VÉRONIQUE JANZYK

   C’est en voyant l’œil de la poule que j’y ai pensé. De l’œil s’écoulait un long et mince filet. J’avais beau éponger. A croire que j’entretenais le flux en croyant le tarir. C’est entre son œil et les miens que j’y ai songé. Ça m’est apparu. L’image des œufs a remplacé celle de l’œil. Des dizaines d’œufs, des centaines dans des dizaines de boîtes en carton. Tout ce qu’elle m’avait donné. Que j’avais consommé. Qui me revenait là en nombre. Qui s’interposait entre l’œil malade et moi. Elle m’offrait encore ça la poule. Une image. L’œil a continué de déborder. J’ai emmené la poule chez le vétérinaire. Tout ce que j’ai vu, les animaux et les gens, je l’ai vu comme si c’est de son œil que  ça sortait. Une dame âgée qui traînait un chien d’au moins cent ans. Un gamin avec son chat. J’ai fermé les yeux. Il faisait chaud dans la salle d’attente. Quand je les ai ouverts, c’était à nous, à ma poule et à moi. De l’œil qui lui restait, elle a écouté la sentence : antibiotiques, teinture d’iode et bonne chance. On s’est appliquées. Elle, avec ce petit mouvement de recul juste pour dire de réagir quand j’approchais. De son œil toujours ce petit filet pendait. Sans s’allonger. Sans se renouveler. Elle maigrissait un peu la poule  je trouvais. Elle mangeait encore. Je ne l’alimentais pas trop de peur de conforter en même temps la maladie. Il me fallait doser la nourriture. Juste assez pour que le traitement puisse agir. Elle s’échinait encore à picorer des croquettes pour chien. Elle les convoite depuis longtemps, d’aussi loin que je me souvienne.  Son bec désormais entrouvert a perdu de sa capacité de préhension. La croquette ne dispose pas d’assez d’élan pour s’engager dans la gorge. Elle s’arrête tout à l’entrée. Je dois du doigt la pousser.

  Alors et alors seulement, la poule toute ragaillardie se tourne vers les graines, celles que je compte, dépose dans un bol, et qui semblent s’animer. Je les vois comme vivantes gagner le bec. Parfois, la poule jette son dévolu sur des graines au sol. Une poursuite s’engage alors entre le bec et les graines. Elles semblent fuir. Toujours perdent les graines. D’autres fois, c’est à un autre repas qu’elle se livre. Elle picore des graines que je ne vois pas. Puis une ou deux que je vois celles-là. Elle renverse la tête. Elle déglutit. Elle a l’air rassasiée. D’autres fois encore, elle reste là, elle ne picore pas. Elle attend, le bec au-dessus des graines ou des croquettes ou de l’eau, elle attend. Tout entière elle attend. Elle est dans ce moment d’avant la nourriture. Le geste au bord du geste. Elle somnole près du radiateur. Je la sors de sa torpeur. Je double dose son médicament. Je le fais glisser avec un peu de blanc d’œuf. C’est ce que j’ai trouvé de mieux. Elle avale, docile. La peau autour du bec pâlit un peu. J’ignore si c’est un effet secondaire. Puis la couleur revient. La poule est résistante. C’est debout qu’elle dort. A peine sa crête fléchit-elle. Elle perd sa couronne le soir, mais elle la retrouve au matin. Aujourd’hui, ses trois comparses sont rentrées la voir. Elle se réchauffe au coin du radiateur. Une noire une rousse et une blanche, son double. Elles l’ont entourée. Je ne sais comment, mais à trois elles l’ont encerclées complètement. Elle était au milieu, rien de pouvait l’atteindre la poule, plus petite, rajeunie, comme prise à contre-courant du temps. Poule, mon pigeon, mon échassier.

   Ces jours-ci, chaque jour elle renaît. Petite poule que je nourris de pâtée pour poussins. Qui recommence sa vie chaque matin. Les trois poules ont fait leur toilette, le bec dans leur aile et par-dessous. Elles ont pris la posture que la petite poule adopte à longueur de journée depuis quelques jours, le bec dans les plumes. Repos. La petite poule a ouvert l’œil. Les autres ont ouvert le bec à plusieurs reprises. Elles ne baillaient pas, non. De leur gorge ne sortait aucun son. Les quatre poules ont eu l’air de comploter. Quand la petite poule est restée seule, elle s’est voûtée. Je l’ai caressée. Elle est osseuse et ouatée. Son œil se voile de mille façons. Il y a tant d’opacités. La transparence de mille manières finit par revenir. Comme la couleur rouge. C’est son œil jaune vif que d’un coup je vois comme si rien ne s’était jamais produit. Parfois, l’œil ouvert ne semble pas voir. La poule se heurte à une chaise, à un meuble, à moi. L’œil vitreux sied mieux au mouvement. Je vois le grand désordre au sol de la cuisine, et en même tems je me demande si je ne rêve pas cette installation, les pipettes, la teinture d’iode, la pâtée, l’eau, la camomille pour les yeux. Je me demande si je vois bien. Non seulement les pots, les bols, les tasses, les sachets, mais ce qui s’en renverse, ce qui se mélange sur le pavement, les traces et les reliefs que cela engendre, mais qui disparaît au premier coup de serpillère. Ma poule est mon petit laboratoire de moi.

    Je considère de près ses oreilles couvertes de minuscules poils. Je crois que ce sont des poils. De si petites plumes sont improbables. La poule est mon institutrice préhistorique. J’apprends grâce à elle que les poules peuvent perdre leur bec, qu’elles sont dépourvues de vessie et que l’infection chez les gallinacés prend une forme particulière. L’infection forme des kystes. On peut l’extirper d’un coup. Elle ne s’en ira pas gâcher le sang. Des poules ne survivent pas à l’incision, une minorité. Mais la poule n’est pas une statistique. L’infection lui fait une petite boule sous le bec. Une espèce de menton. Nous la résorberons à la cortisone. Oui, ai-je affirmé au vétérinaire qui me questionnait sur ma capacité à faire des piqûres. Sur moi, ai-je omis de dire. L’exercice sur un tiers est bien différent. Les injections doivent se faire à deux, à trois avec la poule. T. la maintient. Il plaque ses ailes. Il la colle au sol, mais pas trop, que je puisse tâter le bréchet. C’est à droite que se fait l’injection. Je ne sais pas pourquoi. On me l’a dit.  Je me tiens à ce que je tiens pour une vérité. Je vise la droite du bréchet. J’écarte les plumes jaunies. A chaque nourrissage, la matière du gavage glisse un peu de la cuillère ou de la si petite tasse extraite d’une dînette, ou de la seringue à large embout. Les plumes s’en retrouvent vernies. Sans doute est-ce l’effet du blanc d’œuf.

    Ce matin, j’ai pensé à de la paille, celle que les aveugles de la ligue braille mettent en forme en petits paniers et qu’un magasin du quartier vend pour Pâques. Les plumes vernies et dures lui font comme une carcasse, un exosquelette. Je voudrais tant une carapace. J’écarte les plumes  et j’introduis 0,5 de graduation dans la poule. Séparément, les deux vétérinaires ne peuvent rien. Mais ensemble ils la sauvent. A les écouter, la poule serait morte deux fois. Mais à les écouter aussi, elle poursuit sa vie. Je prends ici un conseil un autre là-bas. Des remèdes naturels et d’autres chimiques. Des graines trempées dans l’eau, qui s’amollissent. Un gel buccal pour bébé. Derrière le second vétérinaire il y avait une jeune femme, son assistante. Elle tenait la poule pendant l’auscultation. Elle la caressait. Elle ne se lavera pas les mains une fois le travail terminé alors que lui  les désinfectera. Le vétérinaire est spécialisé dans le secours à toutes sortes de petits animaux : canaris, perruches, hamsters, souris, et poules. Il annonce en grand ses compétences sur la façade. Les mots clignotent. A l’intérieur du bâtiment aussi, il a misé sur la lumière. Une lumière qui inonde tout. Les moindres recoins de la salle d’attente sont mis à nu, et il y en a beaucoup. La pièce est envahie d’étagères et de présentoirs. Un vaste assortiment de croquettes pour chiens et chats et de graines est exposé. On est là. On attend sous l’œil d’une caméra. Je me demande si la caméra fonctionne. Je ne vois aucun voyant. Le vétérinaire parle. Il explique. L’assistante opine. Elle parle avec ses mains. Elle enveloppe l’animal. Tellement bien. C’est comme si l’animal exprimait sous ses doigts toute la confiance qu’il met dans l’humain.  Le vétérinaire explique les options possibles. Celle qui a une chance d’éradiquer la maladie risque aussi de tuer la poule. Je ne choisis pas cette option-là. La discussion se prolonge, sur la condition animale, sur ces poulets de chair qui entre l’œuf et l’abattage auront pris 50 grammes par jour. Leur vie dure deux kilos et demi. Le cabinet de consultations est d’un dépouillement extrême. Un bureau, une table. L’animal au centre. Sur le bureau : rien ou presque. Une surface blanche, sur laquelle repose un seul élément. Une feuille plastifiée. Une feuille glissée dans une pochette de plastique. De l’eau semble avoir coulé sur le document. Les mots  sont troubles. Néanmoins,  je lis les mots soutien et le prénom d’un enfant. Le vétérinaire vend des stylos au profit de cet enfant malade. J’y vois une façon d’aider les propriétaires de petits animaux à lâcher prise. Mais quand tout aura été tenté, comme il se doit.

   Quand le vétérinaire a rédigé la fiche de la poule, il m’a demandé si elle avait un nom, et si c’était le cas quel est son nom. J’ai répondu qu’elle n’en avait pas. J’ai menti. Pourquoi ? Depuis qu’elle est malade, la poule a un nom. Elle en a même deux. J’alterne. Elle a au moins trois noms, son nom de poule et ceux que je lui donne. Je repars avec l’antibiotique susceptible de la guérir, à raison de deux gouttes dans le bec. Deux gouttes, c’est peu. Comment être sûre que les deux gouttes versées ne vont pas sécher dans le bec si elles ne sont pas déposées assez loin ? Comment être sûre que la pipette enfoncée dans la gorge ne va pas en délivrer davantage, avec le risque que cela comporte peut-être. La poule m’apprend à compter jusqu’à deux, et pour atteindre deux il faut savoir risquer quatre ou six. Il faut doser le risque, le pour et le contre. Il faut choisir. Il ne faut pas avoir peur. Le vent a fait tomber un pot de fleurs de l’appui de fenêtre. La plante gît racines à l’air. Une limace s’est aventurée sur la paroi intérieure du pot. La poule l’agace du bec. Le vent y croit aussi fort que moi. La poule et le vent m’apprennent l’entêtement. La poule a repris goût au gluant et à ce qui de son corps se tortille, du ver nerveux au limaçon qui est le degré zéro du tortillement. J’ai soulevé des pierres, bêché. Le ciel m’a aidé. Il pleuvait. J’ai attrapé par la queue des vers qui filaient. Je les ai sacrifiés. La poule les a gobés. Mais elle a perdu l’appétit à nouveau. Les vers ont en vain fait leur petit cinéma pour s’échapper. Je les ai  relâchés. Ils sont retournés dans le grand garde-manger terrestre. Elle est là. Je la vois, de profil. Elle picore le carrelage à présent. Je la vois et je l’entends. Un clignement d’yeux plus tard, je vois que ce n’est pas elle que je vois mais son alter ego, positionnée juste devant elle.  De tout son corps, elle la projette dans l’avenir. C’est elle que j’ai vue, mais elle plus tard et déjà. Elle fait de grands pas. Elle trottine. Il y a longtemps que je ne l’ai vue ainsi. J’ai oublié comment elle était. Aucune comparaison ne vient altérer ma vision. Tous mes regards vont à elle, comme elle est, à l’instant prompte et vive. Je la suis. Je me heurte à la table basse. J’aurai un bleu. La poule est si imprévisible.

   Ce matin, les deux yeux sont atteints. Moyennement atteints. Le premier œil malade semble moins infecté. Est-ce une évolution favorable ?  Depuis quelque temps, j’adopte une  vision latérale. J’ouvre la porte. Et je jette un œil. J’apprivoise ce qui pourrait m’attendre : la vie vaincue. C’est latéralement aussi que je la nourris. Je bascule de la nourriture à la petite cuiller ou d’un verre sur le côté du bec, là où il bée. La où il ne se referme plus. C’est aussi le côté de l’œil désormais fermé, de ces deux paupières également closes. Chaque paupière recouvre la moitié de l’œil exactement. Elles sont solidaires. Quand celle du haut peine à se fermer, celle du bas aussi. L’œil est découvert. Il ne voit pas pour autant.  Dans son autre profil, si régulier, rien ne permet d’imaginer celui-ci. Petite poule qui convoque tous ceux qu’on a cru repartis sur un lit d’hôpital cuiller à la main, ceux qui sont morts en ayant retrouvé l’appétit. Nous les croyions sauvés mais ils prenaient des forces pour l’autre monde. La poule a encore maigri. Les quelques graines que j’enfonce désormais à la main dans sa gorge la mettent en mouvement. Il aura fallu du temps pour que je comprenne que c’est le moyen le plus sûr de la nourrir.  Comme il aura fallu user quelques essuies pour l’embobiner en vue de la gaver, quand il est beaucoup plus simple de la serrer contre sa peau nue. Elle ne se débat pas quand je m’acquitte du nourrissage le matin ou le soir, avant de m’habiller pour le jour ou pour la nuit. On dirait qu’elle renonce à me blesser. Ses longs doigts pourvus de longs ongles restent inertes. Elle m’épargne et moi je mesure à quel point son plus long doigt et mon majeur se ressemblent. Elle rompt l’immobilité pour se mettre à marcher, elle titube quelques pas. Elle avance au ralenti, ferme les doigts avant de les rouvrir d’un coup, vite. On croirait qu’elle jette des sorts. Et puis elle file. Elle est lancée. Jusqu’au moment où elle s’arrête. Le médicament seul ne suffit plus. Il faut la caresse et la parole, comme il aura fallu le nom. J’ignore le mot pour nommer cette languette nacrée qui tapisse son bec. Cet organe qui fait le grand travail de la nourrir. Le mot exact, je ne veux pas le connaître. Ni l’orthographe du mot écouvion que j’écris ici phonétiquement. Ni si une poule possède des ongles ou des griffes. Une pensée superstitieuse m’habite soudain. Tant qu’il me reste ces mots à découvrir, rien ne peut lui arriver. On ne meurt pas innomée. Parfois il me faut lui ouvrir l’œil avec les doigts. Il reste ouvert. C’est ainsi certains jours, et je suis bien incapable de prévoir lesquels.

   Aujourd’hui j’ai entendu sa voix. Il y a longtemps que je ne l’avais entendue. Sa voix. Son chant. Autre chose que le bruit qu’elle produit lorsque la maladie l’étouffe. Je l’ai entendue caqueter et c’est même son rire que j’ai entendu. La tumeur au menton est moins proéminente, mais elle semble avoir glissé vers l’œil. L’œil semble légèrement exorbité. Le front même de la poule paraît atteint. Je ne sais pas si une masse s’étend avant de disparaître si cette protubérance sous l’œil est bon signe. Je n’en sais rien. La poule m’enlève toute certitude. Je cure le fond de son bec. J’enlève les végétations par lesquelles la maladie s’exprime. Un jour, une perle de sang a jailli. Elle s’est séchée sur ma joue. Je l’ai vue le soir à la lumière des ampoules du miroir. Moi seule sais ce que représente cette tête d’épingle rouge. A l’instant, la coquille de l’œuf que j’avais cassé a glissé de la table. La poule s’est avancée pour lézarder puis entamer le calcaire. Elle a achevé par un concassage ce que j’avais commencé.

 
2da04596-96ee-11e3-b064-b3bba553e1d5_original.jpg?maxheight=380&maxwidth=568&scale=both&format=jpgVéronique Janzyk
a publié plusieurs livres : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. 
Elle est aussi l’auteure de Les fées penchées et de On est encore aujourd’hui, parus en numérique mais aussi en édition papier chez ONLIT Éditions (2013).

Son dernier livre, LE VAMPIRE DE CLICHY, un recueil de nouvelles teinté de fantastique, est paru chez ONLIT éditions.

Il est disponible via le lien ci-dessus en version papier (12€) et en version numérique (5,99€).

La chronique du Vampire de Clichy par Séverine Radoux sous le titre Petites histoires de la folie ordinaire est lisible sur le site du Carnet et les Instants.

                           Véronique JANZYK sur ONLITEditions

 

ON EST ENCORE AUJOURD’HUI de VÉRONIQUE JANZYK

onlit_31BIS_2D_1024x1024.png?v=1420893139Comme au cinéma

Ce n’est pas un récit de vie, mais un récit de deuil que nous donne à lire Véronique Janzyk, une histoire d’amitié et de regard, donc une histoire de cinéma, qui se prolonge par-delà la mort d’un des protagonistes.

À la suite d’une rencontre avec un homme anxieux, ex-alcoolique, psychologue versé dans les récits de vie, la narratrice organisatrice de la conférence où  l’homme va intervenir se lie d’amitié avec lui. Rien de sexuel entre eux car l’homme est marié depuis peu. L’un et l’autre ont besoin d’une présence pour mieux voir, partager ce qu’ils ont vu, approfondir leur connaissance du cinéma et d’eux-mêmes.

« Cela nous plaît infiniment de voir nos vies prises en tenaille entre littérature et cinéma. »

Ils installent leur dispositif qui consiste, au début, à se voir une fois en semaine pour voir un film puis en parler autour d’un verre. Cet homme fait bientôt partie du quotidien de la femme. Il est associé aux films, à l’histoire du cinéma, à la vie des personnages et des acteurs.

L’homme meurt, devant la télé, en famille, à la moitié du récit qui nous est rendu. Et la narratrice doit se démerder avec cela : les funérailles, sa vie propre, avec sa fille, et les tuiles, comme ce vol qui les prive de tout le matériel électronique d’enregistrement. Mais aussi les rencontres éphémères du quotidien qui sont autant de signes, ou d’interrogations sur ce qu’elle a vécu avec lui.  

Il s’agit pour la narratrice de garder davantage le lien avec l’homme qu’une trace – qui va aller en s’estompant – mais l’espoir de le revoir, tout en continuant à vivre, aller voir des films, et, on le devine, à écrire. 

L’homme, parfois, quand il a bu seul, erre dans la ville, il marche, il parle en marchant, il « perd la notion du temps jusqu’à ce que le temps se rappelle à lui sous la forme d’une question : On est encore aujourd’hui ? »

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Comme à l’accoutumée, Janzyk pratique l’écriture avec une rare retenue ; ce qui l’intéresse dans sa vie et celle des autres, ce n’est pas l’anecdotique, les faits marquants, les pourquoi, les comment, les déballages et les introspections tapageurs, c’est l’entre-deux, ce qui ne se dit pas, ce qui est à la source, ce qui pousse de l’avant et parfois freine, et qu’elle découvre au hasard d’une journée, à l’improviste, puis qu’elle tente d’exprimer avec une rare délicatesse.

Ce sont les tropismes chers à Nathalie Sarraute, ces « mouvements indéfinissables aux limites de notre conscience et à l’origine de nos gestes, de nos paroles, de nos sentiments », la sous-conversation, ce qu’on ne dit pas et qu’on ne dira jamais, ce qui se tient en-deçà du verbal, qu’elle travaille, puis qu’elle rend avec componction.

Et c’est touchant à force de justesse, comme un « bon film », une œuvre principalement faite d’images, forte et fragile à la fois, comme en dehors du temps mais à la pointe du réel.

Éric Allard

Le livre sur le site des Onlit-éditions

Interview Livres & vous: Véronique Janzyk

STRIP-TEASE, une nouvelle inédite de Véronique JANZYK

 womans_hands_pole_dancin_450.jpg    C’était une demande de plus, elle les accueillait toutes. Une commande, pour un zoning comme il en poussait tant dans la région. Soixante hectares certes nouvellement implantés mais qui ne se distinguaient pas des autres parcs industriels. Des hectares de bâtiments, de parkings, de clôtures, l’ensemble déjà protégé des intrus par sa mise à l’écart de la ville. Pas un seul arbre, juste la platitude de la pelouse. Elle avait trouvé le rendez-vous au planning. Depuis quelques mois, la patronne s’était entichée d’afficher les horaires de chacun sur un grand tableau blanc. Elle traçait elle-même les grilles, à main levée. L’opération semblait plus facile à la verticale qu’à l’horizontale. La main ne tremblait pas et le tracé était presque droit. Les noms étaient engrillagés. Comme les entreprises dans le zoning. Claire, Rosa, Christine, Cathy, Pablo et les autres. Voisins de strip-tease. Les affaires marchaient. Les séances se diversifiaient. Un nouveau style de service avait même vu le jour. Un pack goûter-soirée. Des entreprises faisaient coup double en invitant les enfants l’après-midi pour une animation. Les mères et les enfants quittaient les lieux vers dix-sept heures pendant que les pères se préparaient pour la suite. L’air de rien, petits regards vers la scène encore occupée par un clown ou une clownesse. Cathy et Pablo avaient ajouté la spécialité à leurs CV. Pour certains spectateurs, combien donc, ce serait le premier strip-tease. D’autres avaient acquis une certaine expérience de l’effeuillage. Se rinçaient la gorge et l’œil. D’autres déclinaient l’invitation. Elle, pratiquait depuis cinq ans maintenant. Ça avait été un travail d’étudiante. Dans tous les sens du terme. Elle s’était scrutée. Elle s’était testée. Elle avait mis sa pudeur à l’épreuve. Elle s’était pesée. La balance affichait un poids. Cinquante kilos ce n’était pas beaucoup. C’était tout juste trop. Elle avait développé une attention maniaque pour son poids. Elle venait de loin.

     Elle venait d’une enfance de ronde. De mollets charnus, de bonnes joues. Elle avait mis un point d’honneur à s’élancer. Vers un diplôme. Vers une silhouette. Vers ses os sous ses doigts. Depuis des années, c’était comme un rituel, elle enserrait son poignet droit des doigts de la main gauche. Elle avait en mémoire exactement les millimètres du pouce qui dépassaient de la jonction avec le majeur. Elle entourait sa cuisse gauche et son genou gauche de ses deux mains. Là aussi elle prenait sa mesure exacte. La chair se musclait. Le poids croissait. Pas de beaucoup. D’un kilo. Ou de deux. Qu’elle s’empressait de perdre. Tout en conservant la masse musculaire. Une expression qu’elle aimait bien. Car le muscle, tout en forme, n’avait rien d’une masse. Elle fréquenta les salles de sports pour entretenir ses formes. Ni son image dans la glace ni son regard sur les autres sportifs ne la satisfaisaient. Elle avait besoin d’autre chose, une bonne fois pour toutes ne plus être pendue  l’acquiescement de la balance. Elle avait besoin d’un partenaire. Elle se mit à la danse. Laisse-toi aller, suis-moi, lui avait dit son premier partenaire. Elle ne l’avait pas contredit, mais son corps parlait pour elle. Elle était là pour elle, pour sa maîtrise personnelle. Elle lâcha cependant du lest. Elle se coula dans ses mouvements à lui. Il avait l’air satisfait. Elle aussi l’était, dans sa robe ajustée. Sa robe courte. Ses bas. Elle d’ordinaire en pantalon et ceinture serrée cran six sept huit. Il menait, mais elle aussi. Elle porta des robes plus courtes. Elle aimait le mouvement de sa robe, longtemps après le pas. Comme un souvenir qui durait dans l’espace. Tango, valse, cha-cha. Pole danse enfin. La barre comme partenaire. Elle s’émancipa des mains qui avaient pris le relais des siennes sur son corps. La barre, elle tournait autour, la touchait, s’y appuyait, s’y hissait. Ses collègues étaient venues à la pole après l’effeuillage. Elle avait effectué le chemin inverse. Elle plaisait. Le regard des spectateurs agissait comme le cran de la ceinture jadis. Elle se sentait contenue. Eux, nombreux, en un seul cavalier indifférencié. Et elle, seule. Peu lui importait qu’on lui proposât de laisser tomber le slip, oh mais il y aurait des effets de lumière rassure-toi. Les affaires marchaient bien. Elle ne prenait pas ombrage des demandes. Tu t’approches du public. Tu ondules. Tu écartes un peu plus. Le désir de gros libidineux c’était du désir. Sa graisse et sa disgrâce, sa bêtise peut-être elle les retournait comme un gant. Elle n’avait plus de ventre à rentrer. Elle était une. Une même et unique silhouette en privé et en public. Elle craignait quelquefois que ces séances ne s’arrêtent. C’était son petit alcool à elle. Son carburant incognito.

    La commande de ce soir lui avait été présentée comme un peu particulière mais rien de grave. Rien qui demande un complément d’information. Elle faisait confiance à la patronne. Elle ne s’inquiétait pas. Elle y pensait. La pensée est un aiguillon. Elle craignait justement que la routine s’installe. L’endroit de ce soir, elle le connaissait. Elle était déjà venue dans cette salle où s’organisaient des réceptions, pour des mariages, des communions, des funérailles parfois. Elle fut accueillie par un bel homme ma foi, mais pâle, si pâle. Il souriait. Les yeux dans les yeux. Elle ne lut rien dans son regard. A peine commença-t-elle à ôter son manteau que ses mains légères si légères prirent le relais. Le froid tomba sur ses épaules, mais déjà il lui montrait le chemin vers la pièce adjacente. Un parfum montait, une odeur plutôt, qu’elle n’identifia pas. L’homme de l’entrée la guidait par le coude. Vers l’estrade. Pourquoi une estrade, se demanda-t-elle. Une table avait été installée, une chaise. Sur la table des couverts avaient été posés. Je vous en prie, dit l’homme. La musique démarra. Elle dansa autour de la table. Ensuite elle s’assit. Elle leur offrit son profil. Son visage, son estomac, son ventre, ses cuisses écrasées sur le siège, ses pieds immobiles. Elle leur offrit ses coups de fourchettes. Elle tint la fourchette de la main droite puis se ravisa. Elle battit une mesure mais laquelle du pied droit. Le ballet des couverts à la bouche. De la bouche à la table. La distance changeante des couverts entre eux. Leur éclat. Sa bague en rond de serviette. Son doigt en papier. Sa poitrine se soulevait. Son estomac poussait. Elle pensa à tout ça puis elle ne pensa plus à rien. Elle les voyait sans les voir. Elle les revoyait, installés, vêtus de costumes sombres, cravatés. Les mains posées sur les cuisses. Les chaussures cirées mais aujourd’hui elle n’en est plus si sûre mais quelle importance cela pourrait-il avoir. Ils étaient maigres et immobiles. Des corps secs; des estomacs suturés. Une haleine sure. Elle voyait leur sang dans les tubes, leurs carences, leurs compléments alimentaires sur les tables de nuit ou dans les tiroirs des cuisines. Elle ne parvint pas à les voir gros. Elle repoussait l’image du gros, qui était la sienne jadis. Elle eut pitié de leurs désordres et de leur dernier refuge : le groupe d’anciens outre-mangeurs, tout à la fête de son dixième anniversaire. Bon anniversaire, murmura-t-elle la bouche pleine.

 

Ce texte fait partie d’un recueil à paraître: « LE VAMPIRE DE CLICHY et autres histoires périphériques ».

 

AVT_Veronique-Janzyk_7957.jpegVéronique Janzyk a publié plusieurs livres : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. Elle est aussi l’auteure de Les fées penchées et de On est encore aujourd’hui, paru en numérique mais aussi en édition papier chez ONLIT Éditions (2013).

Véronique Janzyk sur ONLIT Editions

 Véronique Janzyk en interview pour Les Fées Penchées

 

LE BOUQUINISTE de Véronique JANZYK

Cassia_Acosta_Le_-Bouquiniste.jpg   Ce jour-là, j’avais décidé de ne pas réfléchir. Pas trop je veux dire. Je marchais vers le Jardin des plantes. Ou vers la Grande Mosquée. J’hésitais entre me laver les yeux avec de la verdure, des joggeurs et éventuellement des animaux, auquel cas je savais que je me mettrais à réfléchir, et un hammam, mais je savais aussi qu’un massage faisait inévitablement se former des images derrière les paupières et des idées par-dessous. J’avais décidé de choisir entre le jardin des plantes et la grande mosquée à la jonction des rues qui y menaient. Et j’y arrivais à la jonction. C’est à de moment que mon regard dévia sur la droite. Un tréteau, des caisses posées sur la planche. Je portai les mains sur les livres qui y étaient déposés. La consultation était aisée. Le bouquiniste n’avait pas surchargé le contenu des caisses, laissant du champ libre pour la consultation des couvertures. Mes doigts commencèrent à égrener les titres. Je les connaissais. Je les avais lus. Ils avaient compté pour moi. D’autres me parlaient, de ne les avoir pas encore lus. De les avoir rêvés. D’avoir noté des titres dans un carnet que je perdais, que je retrouvais, l’envie intacte malgré le quasi oubli dans lequel mon ignorance les avait fait tomber. Les livres étaient bon marché. J’en calai un, deux, trois exemplaires entre mon bras et mes côtes. J’en pris que je possédais pour les offrir. J’en pris que j’avais possédés et dont un prêt m’avait privée. Un homme s’était arrêté à côté de moi. Il regardait droit devant lui, vers la vitrine. Sa station se prolongeait si bien que je levai les yeux vers son visage car il était de haute stature. Au moment précis où du cou mes yeux montaient vers son visage il se détourna et s’en fut pousser la porte. Il me la tint et j’entrai à sa suite. Je me débarrassai du paquet de livres en les posant sur une chaise. Demandai un sac au bouquiniste, lequel me tendit un sachet en plastique transparent et je retournai le remplir sur le trottoir. Je réalisai d’un coup que c’était une partie de ma bibliothèque que je récupérais. Ma bibliothèque avait été vendue. J’en conclus que j’étais morte.

     Le constat ne me fit ni chaud ni froid. C’était possible que je sois morte. J’aurais longtemps pu errer dans les limbes si mes pas ne m’avaient menée jusqu’aux tréteaux. Reconstituer la bibliothèque m’apparut urgent. Je demandai au bouquiniste de me mettre de côté des dizaines de livres. Je lui réglai un montant somme toute dérisoire pour revenir à la vie. Ma curiosité me poussa à prospecter à l’intérieur de la librairie. Sur une table reposaient une série de livres relativement petits de format carré. Le bouquiniste m’expliqua que la librairie était aussi le siège d’une maison d’édition. Les deux portaient le même nom, celui inscrit à la devanture. Le petit format carré avait été choisi par la maison d’édition comme étendard pour un catalogue consacré à des auteurs connus, devenus des classiques même. Je lus les titres couchés, de gauche à droite, de haut en bas, comme si je lisais la page d’un grand livre. Si les auteurs m’étaient connus, les titres exposés là m’étaient tout à fait étrangers. Mon étonnement fut mesuré. Il me conduisit à ajouter quelques titres à la pile que je ne tarderais pas à acquérir. Je me dirigeai vers la caisse, qui n’en était pas vraiment une. Le bouquiniste était assis derrière une table. Il s’empara de ce que je crus être un livre. Les pages étaient manuscrites. Il s’agissait d’un carnet comptable, de toute évidence. J’essayai de saisir les inscriptions sur la couverture lorsqu’il eut noté le montant total que je lui devais. Je n’y parvins pas. Il avait pris appui sur la couverture. « Vous n’avez pas remarqué que les ouvrages sur la table sont abîmés ? », me demanda-t-il. « La lumière, le soleil, les mains des rares visiteurs altèrent le papier ». Il m’entraîna à sa suite dans la réserve où régnait une lumière particulière. Elle éclairait juste ce qu’il fallait pour y voir. Une de ces luminosités du jour naissant. Il parcourut l’espace avec un instinct infaillible. J’utilise à dessein ce mot. C’est celui qui me vint en le regardant se diriger vers des rayonnages d’un pas précis, avec des gestes mesurés et saisir en double les versions intactes des volumes que j’avais choisis dans la pièce adjacente. Il remplit les espaces vides sur la table. J’ignore ce qu’il advint des volumes que j’avais pris sur la table. Je repartis très chargée.

     Bien que morte encore, je vivais avec le projet de reconstituer ma bibliothèque. Je ne prenais pas ombrage du fait que mes héritiers l’aient visiblement bradée. Je repérai encore quelques titres à l’extérieur, sur les tréteaux. Je fis l’acquisition d’un ouvrage sur Lisbonne, où je ne m’étais pas encore rendue. J’en avais soudain envie. Mon choix se porte aussi sur quelques romans écrits par d’illustres inconnus. Un livre d’histoire me séduisit. Très chargée, je me dirigeai vers le Jardin des plantes et la Grande Mosquée. Il serait toujours temps de décider de la destination à la jonction des rues qui y menaient, et l’une comme l’autre devait disposer d’une consigne pour y déposer mon précieux fardeau.

 

PID_$311441$_98351d0e-8aed-11e2-8b10-85d42e37ccec_original.jpg?maxwidth=170&scale=both&format=jpgVéronique JANZYK travaille à l’Observatoire de la Santé de la Province de Hainaut. Dans ce cadre, elle délivre des bulletins santé sur de nombreuses radios francophones. Elle est aussi journaliste indépendante.

Elle a publié plusieurs livres : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. Elle est aussi l’auteure de Les fées penchées et de On est encore aujourd’hui, paru en numérique mais aussi en édition papier chez ONLIT Éditions (2013).

Véronique Janzyk sur ONLIT Editions

Vampire 2015, de Véronique Janzyk

Dans la dernière livraison papier de Le Carnet et Les Instants consacré aux rapports entre littérature et cinéma, Véronique Janzyk est interviewée, avec Francis Dannemark et Luc Delisse, par Nausicaa Dewez à propos des Films au coeur du roman à l’occasion de la parution chez ONLiT d’On est encore aujourd’hui.

Extraits

« Je vais voir beaucoup de films et puis j’oublie. Je me souviens du titre, mais je ne sais plus trop parfois ce qu’il y a dedans. Mais j’ose espérer qu’il en reste quand même quelque chose malgré l’oubli, que quelque chose passe, quelque part, dans nos vies, dans notre sang. »

« La projection est un moment particulier où on partage la vision au même moment. Cette simultanéité est presque impossible à atteindre avec un livre. En plus il y a la salle, le format, les gens autour. Le cinéma est comme une action de grâce. Voir des visages est grand, c’est une expérience formidable, qui aide à créer une connivence entre les gens. Il y a aussi ce sentiment étrange que j’éprouve parfois d’avoir compris quelque chose, quelqu’un et qu’en retour quelque chose de moi est compris aussi. »

« Le cinéma est aussi la présence des absents. Il y a dans mon livre une réflexion sur le deuil. Le cinéma est intéressant pour aborder cette question: cela a été ce n’est plus, mais je le vois encore. Dans la deuxième partie d’On est encore aujourd’hui, j’ai travaillé cette question. On a vu ensemble. Comment ça se passe quand l’autre n’est plus là? Voir pour deux, ça veut dire quoi? On est encore aujourd’hui rôde parfois du côté des fantômes. Le cinéma permet de voir les disparus alors qu’ils ne sont plus là, c’est son essence. »

« L’écriture est aussi une question de montage, d’enchaînement. Dans mon écriture, depuis le début, il y a un travail d’agencement entre les différentes parties du texte, qui évoque le montage au cinéma. C’était déjà le cas dans mon premier ouvrage, qui racontait le récit d’une fugue en voiture. Le montage des textes entre eux a un rapport assez clair avec le montage au cinéma. Par ailleurs, un bel apprentissage qu’on fait au cinéma, c’est qu’on commence à bien voir les choses. Le regard est focalisé. C’est un exercice de l’attention et ça peut être utile dans la vie et dans l’écriture, pour trouver un intérêt aux choses qu’on trouve monotones ou tristes. »

Le Bouquiniste est une huile sur toile de Cassia Accosta 

La photo de Véronique Janzyk est de Sandro Faiella