C’est en voyant l’œil de la poule que j’y ai pensé. De l’œil s’écoulait un long et mince filet. J’avais beau éponger. A croire que j’entretenais le flux en croyant le tarir. C’est entre son œil et les miens que j’y ai songé. Ça m’est apparu. L’image des œufs a remplacé celle de l’œil. Des dizaines d’œufs, des centaines dans des dizaines de boîtes en carton. Tout ce qu’elle m’avait donné. Que j’avais consommé. Qui me revenait là en nombre. Qui s’interposait entre l’œil malade et moi. Elle m’offrait encore ça la poule. Une image. L’œil a continué de déborder. J’ai emmené la poule chez le vétérinaire. Tout ce que j’ai vu, les animaux et les gens, je l’ai vu comme si c’est de son œil que ça sortait. Une dame âgée qui traînait un chien d’au moins cent ans. Un gamin avec son chat. J’ai fermé les yeux. Il faisait chaud dans la salle d’attente. Quand je les ai ouverts, c’était à nous, à ma poule et à moi. De l’œil qui lui restait, elle a écouté la sentence : antibiotiques, teinture d’iode et bonne chance. On s’est appliquées. Elle, avec ce petit mouvement de recul juste pour dire de réagir quand j’approchais. De son œil toujours ce petit filet pendait. Sans s’allonger. Sans se renouveler. Elle maigrissait un peu la poule je trouvais. Elle mangeait encore. Je ne l’alimentais pas trop de peur de conforter en même temps la maladie. Il me fallait doser la nourriture. Juste assez pour que le traitement puisse agir. Elle s’échinait encore à picorer des croquettes pour chien. Elle les convoite depuis longtemps, d’aussi loin que je me souvienne. Son bec désormais entrouvert a perdu de sa capacité de préhension. La croquette ne dispose pas d’assez d’élan pour s’engager dans la gorge. Elle s’arrête tout à l’entrée. Je dois du doigt la pousser.
Alors et alors seulement, la poule toute ragaillardie se tourne vers les graines, celles que je compte, dépose dans un bol, et qui semblent s’animer. Je les vois comme vivantes gagner le bec. Parfois, la poule jette son dévolu sur des graines au sol. Une poursuite s’engage alors entre le bec et les graines. Elles semblent fuir. Toujours perdent les graines. D’autres fois, c’est à un autre repas qu’elle se livre. Elle picore des graines que je ne vois pas. Puis une ou deux que je vois celles-là. Elle renverse la tête. Elle déglutit. Elle a l’air rassasiée. D’autres fois encore, elle reste là, elle ne picore pas. Elle attend, le bec au-dessus des graines ou des croquettes ou de l’eau, elle attend. Tout entière elle attend. Elle est dans ce moment d’avant la nourriture. Le geste au bord du geste. Elle somnole près du radiateur. Je la sors de sa torpeur. Je double dose son médicament. Je le fais glisser avec un peu de blanc d’œuf. C’est ce que j’ai trouvé de mieux. Elle avale, docile. La peau autour du bec pâlit un peu. J’ignore si c’est un effet secondaire. Puis la couleur revient. La poule est résistante. C’est debout qu’elle dort. A peine sa crête fléchit-elle. Elle perd sa couronne le soir, mais elle la retrouve au matin. Aujourd’hui, ses trois comparses sont rentrées la voir. Elle se réchauffe au coin du radiateur. Une noire une rousse et une blanche, son double. Elles l’ont entourée. Je ne sais comment, mais à trois elles l’ont encerclées complètement. Elle était au milieu, rien de pouvait l’atteindre la poule, plus petite, rajeunie, comme prise à contre-courant du temps. Poule, mon pigeon, mon échassier.
Ces jours-ci, chaque jour elle renaît. Petite poule que je nourris de pâtée pour poussins. Qui recommence sa vie chaque matin. Les trois poules ont fait leur toilette, le bec dans leur aile et par-dessous. Elles ont pris la posture que la petite poule adopte à longueur de journée depuis quelques jours, le bec dans les plumes. Repos. La petite poule a ouvert l’œil. Les autres ont ouvert le bec à plusieurs reprises. Elles ne baillaient pas, non. De leur gorge ne sortait aucun son. Les quatre poules ont eu l’air de comploter. Quand la petite poule est restée seule, elle s’est voûtée. Je l’ai caressée. Elle est osseuse et ouatée. Son œil se voile de mille façons. Il y a tant d’opacités. La transparence de mille manières finit par revenir. Comme la couleur rouge. C’est son œil jaune vif que d’un coup je vois comme si rien ne s’était jamais produit. Parfois, l’œil ouvert ne semble pas voir. La poule se heurte à une chaise, à un meuble, à moi. L’œil vitreux sied mieux au mouvement. Je vois le grand désordre au sol de la cuisine, et en même tems je me demande si je ne rêve pas cette installation, les pipettes, la teinture d’iode, la pâtée, l’eau, la camomille pour les yeux. Je me demande si je vois bien. Non seulement les pots, les bols, les tasses, les sachets, mais ce qui s’en renverse, ce qui se mélange sur le pavement, les traces et les reliefs que cela engendre, mais qui disparaît au premier coup de serpillère. Ma poule est mon petit laboratoire de moi.
Je considère de près ses oreilles couvertes de minuscules poils. Je crois que ce sont des poils. De si petites plumes sont improbables. La poule est mon institutrice préhistorique. J’apprends grâce à elle que les poules peuvent perdre leur bec, qu’elles sont dépourvues de vessie et que l’infection chez les gallinacés prend une forme particulière. L’infection forme des kystes. On peut l’extirper d’un coup. Elle ne s’en ira pas gâcher le sang. Des poules ne survivent pas à l’incision, une minorité. Mais la poule n’est pas une statistique. L’infection lui fait une petite boule sous le bec. Une espèce de menton. Nous la résorberons à la cortisone. Oui, ai-je affirmé au vétérinaire qui me questionnait sur ma capacité à faire des piqûres. Sur moi, ai-je omis de dire. L’exercice sur un tiers est bien différent. Les injections doivent se faire à deux, à trois avec la poule. T. la maintient. Il plaque ses ailes. Il la colle au sol, mais pas trop, que je puisse tâter le bréchet. C’est à droite que se fait l’injection. Je ne sais pas pourquoi. On me l’a dit. Je me tiens à ce que je tiens pour une vérité. Je vise la droite du bréchet. J’écarte les plumes jaunies. A chaque nourrissage, la matière du gavage glisse un peu de la cuillère ou de la si petite tasse extraite d’une dînette, ou de la seringue à large embout. Les plumes s’en retrouvent vernies. Sans doute est-ce l’effet du blanc d’œuf.
Ce matin, j’ai pensé à de la paille, celle que les aveugles de la ligue braille mettent en forme en petits paniers et qu’un magasin du quartier vend pour Pâques. Les plumes vernies et dures lui font comme une carcasse, un exosquelette. Je voudrais tant une carapace. J’écarte les plumes et j’introduis 0,5 de graduation dans la poule. Séparément, les deux vétérinaires ne peuvent rien. Mais ensemble ils la sauvent. A les écouter, la poule serait morte deux fois. Mais à les écouter aussi, elle poursuit sa vie. Je prends ici un conseil un autre là-bas. Des remèdes naturels et d’autres chimiques. Des graines trempées dans l’eau, qui s’amollissent. Un gel buccal pour bébé. Derrière le second vétérinaire il y avait une jeune femme, son assistante. Elle tenait la poule pendant l’auscultation. Elle la caressait. Elle ne se lavera pas les mains une fois le travail terminé alors que lui les désinfectera. Le vétérinaire est spécialisé dans le secours à toutes sortes de petits animaux : canaris, perruches, hamsters, souris, et poules. Il annonce en grand ses compétences sur la façade. Les mots clignotent. A l’intérieur du bâtiment aussi, il a misé sur la lumière. Une lumière qui inonde tout. Les moindres recoins de la salle d’attente sont mis à nu, et il y en a beaucoup. La pièce est envahie d’étagères et de présentoirs. Un vaste assortiment de croquettes pour chiens et chats et de graines est exposé. On est là. On attend sous l’œil d’une caméra. Je me demande si la caméra fonctionne. Je ne vois aucun voyant. Le vétérinaire parle. Il explique. L’assistante opine. Elle parle avec ses mains. Elle enveloppe l’animal. Tellement bien. C’est comme si l’animal exprimait sous ses doigts toute la confiance qu’il met dans l’humain. Le vétérinaire explique les options possibles. Celle qui a une chance d’éradiquer la maladie risque aussi de tuer la poule. Je ne choisis pas cette option-là. La discussion se prolonge, sur la condition animale, sur ces poulets de chair qui entre l’œuf et l’abattage auront pris 50 grammes par jour. Leur vie dure deux kilos et demi. Le cabinet de consultations est d’un dépouillement extrême. Un bureau, une table. L’animal au centre. Sur le bureau : rien ou presque. Une surface blanche, sur laquelle repose un seul élément. Une feuille plastifiée. Une feuille glissée dans une pochette de plastique. De l’eau semble avoir coulé sur le document. Les mots sont troubles. Néanmoins, je lis les mots soutien et le prénom d’un enfant. Le vétérinaire vend des stylos au profit de cet enfant malade. J’y vois une façon d’aider les propriétaires de petits animaux à lâcher prise. Mais quand tout aura été tenté, comme il se doit.
Quand le vétérinaire a rédigé la fiche de la poule, il m’a demandé si elle avait un nom, et si c’était le cas quel est son nom. J’ai répondu qu’elle n’en avait pas. J’ai menti. Pourquoi ? Depuis qu’elle est malade, la poule a un nom. Elle en a même deux. J’alterne. Elle a au moins trois noms, son nom de poule et ceux que je lui donne. Je repars avec l’antibiotique susceptible de la guérir, à raison de deux gouttes dans le bec. Deux gouttes, c’est peu. Comment être sûre que les deux gouttes versées ne vont pas sécher dans le bec si elles ne sont pas déposées assez loin ? Comment être sûre que la pipette enfoncée dans la gorge ne va pas en délivrer davantage, avec le risque que cela comporte peut-être. La poule m’apprend à compter jusqu’à deux, et pour atteindre deux il faut savoir risquer quatre ou six. Il faut doser le risque, le pour et le contre. Il faut choisir. Il ne faut pas avoir peur. Le vent a fait tomber un pot de fleurs de l’appui de fenêtre. La plante gît racines à l’air. Une limace s’est aventurée sur la paroi intérieure du pot. La poule l’agace du bec. Le vent y croit aussi fort que moi. La poule et le vent m’apprennent l’entêtement. La poule a repris goût au gluant et à ce qui de son corps se tortille, du ver nerveux au limaçon qui est le degré zéro du tortillement. J’ai soulevé des pierres, bêché. Le ciel m’a aidé. Il pleuvait. J’ai attrapé par la queue des vers qui filaient. Je les ai sacrifiés. La poule les a gobés. Mais elle a perdu l’appétit à nouveau. Les vers ont en vain fait leur petit cinéma pour s’échapper. Je les ai relâchés. Ils sont retournés dans le grand garde-manger terrestre. Elle est là. Je la vois, de profil. Elle picore le carrelage à présent. Je la vois et je l’entends. Un clignement d’yeux plus tard, je vois que ce n’est pas elle que je vois mais son alter ego, positionnée juste devant elle. De tout son corps, elle la projette dans l’avenir. C’est elle que j’ai vue, mais elle plus tard et déjà. Elle fait de grands pas. Elle trottine. Il y a longtemps que je ne l’ai vue ainsi. J’ai oublié comment elle était. Aucune comparaison ne vient altérer ma vision. Tous mes regards vont à elle, comme elle est, à l’instant prompte et vive. Je la suis. Je me heurte à la table basse. J’aurai un bleu. La poule est si imprévisible.
Ce matin, les deux yeux sont atteints. Moyennement atteints. Le premier œil malade semble moins infecté. Est-ce une évolution favorable ? Depuis quelque temps, j’adopte une vision latérale. J’ouvre la porte. Et je jette un œil. J’apprivoise ce qui pourrait m’attendre : la vie vaincue. C’est latéralement aussi que je la nourris. Je bascule de la nourriture à la petite cuiller ou d’un verre sur le côté du bec, là où il bée. La où il ne se referme plus. C’est aussi le côté de l’œil désormais fermé, de ces deux paupières également closes. Chaque paupière recouvre la moitié de l’œil exactement. Elles sont solidaires. Quand celle du haut peine à se fermer, celle du bas aussi. L’œil est découvert. Il ne voit pas pour autant. Dans son autre profil, si régulier, rien ne permet d’imaginer celui-ci. Petite poule qui convoque tous ceux qu’on a cru repartis sur un lit d’hôpital cuiller à la main, ceux qui sont morts en ayant retrouvé l’appétit. Nous les croyions sauvés mais ils prenaient des forces pour l’autre monde. La poule a encore maigri. Les quelques graines que j’enfonce désormais à la main dans sa gorge la mettent en mouvement. Il aura fallu du temps pour que je comprenne que c’est le moyen le plus sûr de la nourrir. Comme il aura fallu user quelques essuies pour l’embobiner en vue de la gaver, quand il est beaucoup plus simple de la serrer contre sa peau nue. Elle ne se débat pas quand je m’acquitte du nourrissage le matin ou le soir, avant de m’habiller pour le jour ou pour la nuit. On dirait qu’elle renonce à me blesser. Ses longs doigts pourvus de longs ongles restent inertes. Elle m’épargne et moi je mesure à quel point son plus long doigt et mon majeur se ressemblent. Elle rompt l’immobilité pour se mettre à marcher, elle titube quelques pas. Elle avance au ralenti, ferme les doigts avant de les rouvrir d’un coup, vite. On croirait qu’elle jette des sorts. Et puis elle file. Elle est lancée. Jusqu’au moment où elle s’arrête. Le médicament seul ne suffit plus. Il faut la caresse et la parole, comme il aura fallu le nom. J’ignore le mot pour nommer cette languette nacrée qui tapisse son bec. Cet organe qui fait le grand travail de la nourrir. Le mot exact, je ne veux pas le connaître. Ni l’orthographe du mot écouvion que j’écris ici phonétiquement. Ni si une poule possède des ongles ou des griffes. Une pensée superstitieuse m’habite soudain. Tant qu’il me reste ces mots à découvrir, rien ne peut lui arriver. On ne meurt pas innomée. Parfois il me faut lui ouvrir l’œil avec les doigts. Il reste ouvert. C’est ainsi certains jours, et je suis bien incapable de prévoir lesquels.
Aujourd’hui j’ai entendu sa voix. Il y a longtemps que je ne l’avais entendue. Sa voix. Son chant. Autre chose que le bruit qu’elle produit lorsque la maladie l’étouffe. Je l’ai entendue caqueter et c’est même son rire que j’ai entendu. La tumeur au menton est moins proéminente, mais elle semble avoir glissé vers l’œil. L’œil semble légèrement exorbité. Le front même de la poule paraît atteint. Je ne sais pas si une masse s’étend avant de disparaître si cette protubérance sous l’œil est bon signe. Je n’en sais rien. La poule m’enlève toute certitude. Je cure le fond de son bec. J’enlève les végétations par lesquelles la maladie s’exprime. Un jour, une perle de sang a jailli. Elle s’est séchée sur ma joue. Je l’ai vue le soir à la lumière des ampoules du miroir. Moi seule sais ce que représente cette tête d’épingle rouge. A l’instant, la coquille de l’œuf que j’avais cassé a glissé de la table. La poule s’est avancée pour lézarder puis entamer le calcaire. Elle a achevé par un concassage ce que j’avais commencé.
Véronique Janzyk a publié plusieurs livres : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. Elle est aussi l’auteure de Les fées penchées et de On est encore aujourd’hui, parus en numérique mais aussi en édition papier chez ONLIT Éditions (2013).
Son dernier livre, LE VAMPIRE DE CLICHY, un recueil de nouvelles teinté de fantastique, est paru chez ONLIT éditions.
Il est disponible via le lien ci-dessus en version papier (12€) et en version numérique (5,99€).
La chronique du Vampire de Clichy par Séverine Radoux sous le titre Petites histoires de la folie ordinaire est lisible sur le site du Carnet et les Instants.
Véronique JANZYK sur ONLIT–Editions