LES ABSENTES de VINCENT ENGEL / La lecture de JEAN-FRANÇOIS FOULON

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Ce livre est le troisième tome du cycle toscan.

Tome 1 : Retour à Montechiarro

Tome 2 : Requiem vénitien.

Tome 3 : Les absentes

Tome 4 : Le miroir des illusions

Tome 5 :  Vous qui entrez à Montechiarro

Chaque livre peut se lire indépendamment des autres, mais il est évidemment préférable de les lire tous, car les lieux et les personnages se répondent à travers le temps. Pour une analyse approfondie de tout le cycle, je renvoie aux excellents articles publiés ici-même dans « Les belles phrases » par Philippe Remy-Wilkin et Jean-Pierre Legrand.

 (https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/)

Je me contenterai donc de quelques réflexions sur « Les absentes ».

L’action de la première partie se passe en Toscane au XIXe siècle, autour du village de Montechiarro. Les terres appartiennent à la noblesse et les paysans sont encore dans un état de servitude proche du Moyen-Age. La famille Bruchola, qui perpétue ce système archaïque, court à sa perte, tandis que le domaine mieux géré des Della Rocca prospère. Il s’ensuit une animosité des premiers contre les seconds, surtout de la part de Gioacchino Bruchola qui, après avoir tout perdu et conduit sa famille à la ruine, deviendra un brigand de grand chemin dans le sud de la péninsule. Il était pourtant le plus brillant des enfants Bruchola. L’un ne pensait qu’à la boisson et aux femmes, un autre était timide, rêveur et quasi mystique, quant au dernier, c’était un attardé mental. Vincent Engel nous décrit la manière dont Gioacchino a basculé petit à petit dans une existence crapuleuse. La cause en est l’absence de sa mère, décédée dans son enfance (la première absente du récit).

Cette absence de la mère, on la retrouve chez les Della Rocca. La mère du jeune Domenico a en effet abandonné son mari et son enfant pour retrouver un amour de jeunesse. Domenico réagira en s’enfermant dans un monde onirique qui lui est propre (visions, fantômes, etc.).

Tout le roman repose donc sur la recherche de cet élément féminin absent. Pourtant, a contrario, dans l’Italie de cette époque, la femme, quand elle est présente, reste asservie à l’homme : les paysannes doivent se soumettre aux désirs sexuels des seigneurs et les épouses légitimes ont pour principale fonction d’assurer la descendance du clan. Ainsi, la première épouse du père Bruchola se suicidera pour échapper à ce rôle qui lui est imparti (mais on devine aussi qu’elle garde en elle un douloureux secret. Serait-elle le fruit d’un inceste ou aurait-elle été abusée par son père ?). La seconde épouse mourra en couches, et seule la troisième donnera naissance à quatre enfants avant de mourir à son tour, ayant accompli son devoir. On voit donc que la condition féminine n’était pas très réjouissante. La seule qui échappera à ce rôle, comme on l’a vu, c’est Laetitia, l’épouse de Della Rocca (la mère de Domenico), qui s’enfuira pour se sauver elle-même. Mais pour cela, elle doit accepter de devenir une mère indigne et une épouse adultère.

La seconde partie du livre est consacrée aux Della Rocca et plus précisément à Domenico. Il a grandi, mais n’est toujours pas marié. Invité par un mystérieux personnage, Thomas Reguer. il se retrouvera en Amérique, où sa mère aurait pu se réfugier avec son amant. Il la cherchera en vain. Il finira par épouser une fille du sud. Tant que celle-ci vivra, il ignorera qu’elle est en fait la fille de Gioacchino Bruchola, qui veut ainsi réparer le crime de son père, lequel avait assassiné le père de Domenico. On le voit, l’intrigue est complexe et les deux familles semblent condamnées à se côtoyer d’une génération là l’autre.

La troisième partie du livre se passe en 1985. Un écrivain en herbe, Baptiste Morgan, dont la mère est en train de mourir lentement d’un cancer (une future absente), se retrouve invité à Venise par un certain Asmodée Edern, inconnu de lui, mais qui travaillerait dans une maison d’édition. Son expérience sera celle d’un apprentissage (littéraire et sentimental). Il va rencontrer une jeune princesse italienne un peu fantasque qui le trouble, ainsi qu’une jeune musicienne belge, dont il s’éprend. Celle-ci est à la recherche d’un homme qui l’avait aidée autrefois dans sa carrière musicale et qui porte le nom de… Thomas Reguer. Très vite on comprend que ce Thomas et Asmodée Edern sont probablement une seule et même personne. Mais le lecteur se souvient que dans la première partie du livre, Gioacchino Bruchola avait eu une dispute avec Thomas Reguer, sur qui il avait même tiré avec un révolver, sans le blesser. C’était également Thomas Reguer qui avait invité le jeune Domenico Della Rocca en Amérique, pour l’aider à retrouver sa mère. Et Asmodée Edern s’était de son côté rendu à Montechiarro où il souhaitait récupérer les partitions d’un compositeur vénitien inconnu, Giacolli. Mais on était alors au XIX° siècle, pas en 1985 ! Et voilà que dans un coffre de son appartement vénitien, Baptiste Morgan retrouve le vieux révolver de Gioacchino et les partitions perdues de Giacolli. Le puzzle se met en place, laissant le lecteur pantois.

A la fin du livre, Baptiste revient en Belgique et assiste au décès de sa mère. Parviendra-t-il, par l’écriture, à dépasser cette absence ? Car l’absence est bien le thème du livre : absence de la mère (Gioacchino, Domenico, Baptiste) ou de la compagne (Gioacchino viole pas mal de femmes pour combler sa solitude avant de vivre avec une paysanne, Domenico restera longtemps célibataire et déprimé, quant à Baptiste, il est à la recherche de l’âme sœur et tente de se rapprocher à la fois de la jeune musicienne et de la princesse italienne).

La musique est un autre thème majeur de ce livre. Elle est omniprésente. Depuis Gioacchino Bruchola, qui est fasciné par une partition de Giacolli jouée par la jeune épouse de Della Rocca (celle qui va bientôt abandonner son mari et son fils) jusqu’à Baptiste, mélomane averti, qui ne se déplace jamais dans Venise sans son baladeur, et qui assiste aux répétitions et aux concerts de son amie musicienne. C’est que la musique est l’art par excellence, un langage universel capable de dire l’essence des choses. C’est grâce à la découverte, par Baptiste, des partitions de Giacolli que celles-ci seront enfin jouées, avec un siècle de retard. C’est qu’un artiste de génie en avance sur son temps reste souvent méconnu de son vivant.

Et puis il y a Venise. Une Venise hivernale, gorgée d’eau, de pluie, et de brouillards, dans laquelle Baptiste erre souvent, perdu dans ses pensées. Essentiellement liquide, Venise s’oppose aux paysages toscans arides et secs. Ceux-ci appartiennent aux hommes, tandis que Venise est féminine (c’est là que le père Della Rocca a rencontré se femme et c’est là que baptiste cherche à séduire deux jeunes filles).  

« Les absentes » peut être élu comme un roman d’apprentissage. Que faire de sa vie, malgré la solitude et l’absence d’amour ? Baptiste en tout cas, cherche sa voie comme écrivain. Comme l’auteur, Vincent Engel, dont il est un peu le double, il étudie les lettres à Louvain-la-Neuve. Il n’a encore rien publié mais se rêve déjà au sommet. Un peu vaniteux, souvent maladroit, il recherche l’idéal, la beauté et l’amour, tout en essayant de mettre une certaine distance avec un père cultivé et castrateur qui le rabaisse sans cesse. Baptiste a le goût du voyage et du risque (il n’hésite pas à défendre une noble italienne qui s’est fait agresser dans une ruelle et dont le mari appartient probablement à la mafia). Il côtoie du beau monde (les palais princiers, une musicienne de renommée internationale, etc.)

La solitude des personnages et leur quête de l’élément féminin manquant sont omniprésentes dans le livre. La femme dont ils rêvent est toujours inaccessible (mère ou amante, compagne avec qui partager sa vie). Par exemple, la jeune princesse italienne qui fascine Baptiste est séductrice (elle vient trouver refuge dans son appartement, se blottit contre lui lors d’une traversée en vaporetto, dort nue dans le lit qu’il lui a galamment cédé, etc.) mais reste inaccessible (par son statut social et son comportement qui frôle la folie). Avec la jeune musicienne belge, cela ne se passe pas beaucoup mieux.  Les jeunes gens sont attirés l’un par l’autre, mais ne se le disent pas, et leur comportement maladroit ne favorise pas leur rencontre. Ils finiront par sortir ensemble, épisodiquement, mais la jeune fille poursuivra sa carrière musicale (la musique est aussi une échappatoire bien commode), tandis que Baptiste va s’orienter vers une carrière littéraire (écrire un roman permet de synthétiser tout ce que l’on a vécu, mais aussi d’imaginer tout ce que l’on n’a pas pu avoir, comme l’amour des femmes).

Les Absentes sur le site de Vincent ENGEL

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NICHOLSON BAKER EN QUATRE ROMANS / Une quadruple lecture d’ÉRIC ALLARD

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Nicholson BAKER est né le 7 janvier 1957 à New York et il est donc âgé de 66 ans.

Il a publié son premier roman, The Mezzanine, en 1988, puis, une quinzaine de romans ou essais jusqu’à aujourd’hui, disponibles pour la plupart dans la collection de poche 10/18.

Il est professeur de poésie et d’écriture à l’European Graduate School.

Il a deux enfants. Lui et sa femme, Margaret Brentano, avec laquelle il a écrit un livre, habitent dans le Maine.

Il est considéré aux États-Unis comme l’un des écrivains les plus talentueux de sa génération.

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J’ai découvert Nicholson Baker par son fabuleux roman, Le Point d’orgue, il y a une vingtaine d’année Dans la foulée, j’en ai lu deux autres. Puis, pris par la succession des jours et des lectures, il ne m’a plus été donné de le lire jusqu’à la chronique de Mara Goyet dans L’Obs de début août. En racontant, son utilisation, l’été, d’une machine d’ »une machine à café d’un autre temps », l’essayiste faisait référence à La boîte d’allumettes de Baker et concluait son article en invitant, à juste(s) titre(s), de lire toute l’oeuvre de l’écrivain américain qui tient en une quinzaine de volumes, peu ou pas assez mise en avant, je trouve, en francophonie.

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LE POINT D’ORGUE

(Bourgois, 1995, traduit en français par Jean Guiloineau )

Le temps de voir

Que feriez-vous si vous possédiez, comme le narrateur de ce roman, la faculté d’arrêter le temps des autres, tout en continuant d’user du vôtre à votre convenance ? Eh bien, notre narrateur qui assure les fonctions de dactylo par intérim (il retranscrit les notes enregistrées sur dictaphone) choisit depuis sa première expérience dans L’Enclos, comme il appelle par ailleurs ce repli du temps, de déshabiller les femmes. Mais il ne le fait jamais dans le but de dégrader la femme choisie ou de la gêner lorsque le temps repartira : il prend toujours soin de remettre les choses en place. Parfois il choisit de créer l’émoi par un petit détail qui paraîtra étrange à l’intéressée lors de la reprise temporelle. Souvent il s’emploie à créer un trouble profond. Toujours il privilégie le plaisir de la femme au sien propre : on a affaire à un gentleman déshabilleur.
Certaines scènes donnent lieu à des situations burlesques hilarantes où le narrateur arrête plusieurs fois le temps pour régler un mécanisme qu’on peut fort à propos qualifier d’horlogerie. Il perd parfois momentanément son super pouvoir et doit chercher les moyens de le recouvrer ; il nous entraîne alors dans ses recherches bien compliquées…

La première fois qu’il prend la mesure de son don singulier, il s’en sert pour découvrir pendant le cours un sein de son institutrice. Le fait de voir la toison pubienne ou la poitrine de ses tendres proies peut le faire tomber amoureux d’elles.

Les scènes les plus frappantes du roman relatent comment le narrateur procède pour faire connaître à telle ou telle femme les récits carrément pornographiques qu’il construit à leur seule intention. Pour une d’entre elles, qu’il surprend sur la plage à gratter le sol avec une main, il écrit une histoire (qu’on lira) et la dépose dans un sac plastique qu’il enfouit dans le sable, là où la femme allongée fait aller ses doigts. Il ira vérifier le résultat de sa lecture jusque chez elle, dans sa salle de bain… Pour une autre, il prend des risques importants en arrêtant le temps lors d’un dépassement en voiture. Puis il écrit pendant douze heures de son hors temps, sur le capot de la voiture, une histoire qu’il dicte sur une cassette avant de l’introduire dans le lecteur en place d’une cassette de Suzanne Vega. Mais cette fois, il n’y a aura aucune suite : la conductrice n’appréciera pas l’audition et jettera la cassette par la vitre. Mais auparavant le narrateur nous aura fait part de ce qui aurait pu se passer dans des circonstances plus favorables…

Au-delà de l’anecdotique, l’auteur nous fait savoir qu’il n’y a peut-être pas de sexualité heureuse. Qu’on considère un acte sexuel « continu » et un autre, qu’on pourrait qualifier d’interrompu, de l’ordre du fétichisme ou du voyeurisme donc, ni l’un ni l’autre ne sont satisfaisants car le premier nous empêche de fixer les détails de l’action tandis que le second, plus imaginaire que réel et de l’ordre d’une certaine fixité, s’apparente à la nécrophilie. L’idéal, inventé par Nicholson Baker, est un mixte des deux nécessitant évidemment le super pouvoir dont est doté le héros de ce livre (ils sont en effet rares les écrivains qui ont conçu pour leur héros des super pouvoirs).

Un grand roman, assurément !

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LA MEZZANINE

(Julliard, 1988, traduit par Jean Guiloineau)

La vie infraordinaire et la douleur du souvenir

Avant l’heure du déjeuner, un employé découvre qu’un des lacets de ses chaussures est cassé ; il profite de sa pause pour aller acheter une paire de neufs. C’est tout ?


Vu d’une certaine distance, c’est tout, mais pour le narrateur maniaque, cette avant- pause et cette pause vont prendre des dimensions extraordinaires.
« C’est que n’importe quel détail du monde peut, si on le fait suffisamment ressortir, acquérir véritablement sa stature d’objet méritant l’attention. » Et le narrateur a le chic pour grossir les petits détails d’une existence…


Tous les objets, issus de la société de consommation (cartons de lait, paille flottante, distributeurs de serviettes en papier, main courante de l’Escalator etc.), qui captent son attention le reportent immanquablement à son enfance selon une théorie qu’il explique comme suit : « Notre seule manière de comprendre la place, l’importance et l’effet de ces transformations [qui affectent le monde et] qui constituent, souvent sans que l’on se préoccupe de les commenter, la texture quotidienne de nos vies (une texture grossière, graveleuse, comme le bas-côté d’une route, qui passe en général trop vite pour qu’on la regarde au microscope) est d’échantillonner toutes les images primitives de ces objets sous quelque forme que le conservent les souvenirs d’enfant – et évoquer ces souvenirs d’enfant, c’est accepter leur constante tendance à bousiller notre historiographie fragmentaire à coups de cordes sensibles. »


Autrement dit, pour peu qu’on regarde autour de soi avec attention, on est ramené à la première impression que les objets de consommation ont produite sur nous.
« Viendra-t-il le jour où je ne dépendrai plus aussi complètement de pensées qui trouvent leur origine dans mon enfance ? » s’interroge le narrateur qui, on le voit, aspire à la maturité qui, pour lui, viendra le jour où ses pensées seront enfin définitivement déconnectées de l’enfance et où il pourra puiser des souvenirs à une autre source que celle irriguant les premières années de sa vie.
Il n’est cependant pas dupe du type du personnage qu’il est devenu.

« J’étais devenu le genre de type dont les découvertes majeures se borneraient probablement à des astuces pour terminer sa toilette tout habillé. J’étais un homme, mais j’étais bien loin d’être l’homme de première grandeur que j’avais espéré devenir un jour. »

A la fin du livre, le narrateur dresse la liste des sujets de pensée, souvent communs, et du nombre de fois où lesdites pensées surviennent par année. Par exemple : se brosser la langue [une de ses obsessions], le soleil rend gai, McCartney plus doué que Lennon ?, intelligence en progrès, arbres (la beauté des), essence (l’odeur de l’essence),…


Le narrateur en conclut que tous ces gens si semblables vus de l’extérieur seraient certainement « aussi différents qu’une corde à sauter et un petit pain aux raisons » si on pouvait comparer la liste détaillée de leurs fréquences de pensée…

Sous des dehors futiles, ce drôle de roman d’initiation qui doit beaucoup à Perec et au Nouveau roman soulève maintes questions sur le fonctionnement du cerveau humain en milieu consumériste.

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VOX

(Julliard, 1993, traduit par Michel Lederer)

À voix nue

Un homme et une femme conversent à bâtons rompus dans une « back-room » téléphonique à propos de leur sexualité et de leurs fantasmes, la parole se prêtant par excellence à l’exercice. Les deux correspondants privilégient les histoires liées à la masturbation puisque le but de leur entretien téléphonique est de parvenir au bout de 180 pages d’entretien à ce double exercice effectué en même temps (le dada de Baker, c’est la synchronisation) avec comme seul lien la voix.

L’érotisme de Baker est pointilleux, attaché aux détails, fétichiste et très axé sur l’onanisme, mais il n’a certes pas la puissance ni l’originalité d’un Bataille ou d’un Sade qui restent évidemment les références en la matière.
Néanmoins Baker traduit dans ses romans une sorte de misère sexuelle ou d’impossible assouvissement de la chair que, à l’encontre de Houellebecq par exemple (avec lequel cependant il partage une espèce de lyrisme face au sexe pouvant aller jusqu’aux larmes), il n’attribue pas à la société ni à un contexte socio-historique. Pour Baker, la « misère sexuelle » serait, comme qui dirait, substantielle à la chose.

Dans un passage du livre, il rend d’ailleurs clairement, par la voix du correspondant masculin, l’aspect décevant de l’amour physique.
« Ce n’est pas comme si je n’avais jamais eu de rapport normaux par-ci, par-là. Seulement, je ne sais pas, vous vous introduisez, et sur l’instant, c’est le paradis, l’extase, mais après, vous vous activez, et vous ne pouvez pas bien distinguer le clitoris, ni vous concentrer sur ce qu’on ressent à soupeser les seins, à les regarder se balancer, vous êtes distrait, vore cerveau est occupé à bouger vos hanches, votre torse, à diriger vos mains qui agrippent ces hanches souples – hé ! ça a l’air bon – mais vous savez, quand je jouis dedans, j’éprouve quelque chose de mystique mais aussi d’assourdi – comme si je ne sentais plus le périmètre de mon sexe parce qu’il aurait fusionné avec elle, qu’il aurait fondu, et je ne perçois plus que la stucture intérieure du conduit, le bulbe de la jouissance qui enfle et tout ça – je perds le sentiment des autres frontières. Vous comprenez ? »
La correspondante traduit des propos semblables à la repartie suivante :
« Quand je suis sur le point de jouir, en compagnie d’un homme, j’éprouve le désir intense de l’avoir en moi, et si je l’arrache à ce qu’il est en train de faire pour le guider en moi ma première impression est fantastique, mais ensuite cette zone devient, comme vous dîtes, distraite… »
Baker trouvera la parade à cet état de fait dans son roman suivant, Le point d’orgue.

L’illustration de couverture est la reproduction d’un détail de Parts of body – French vocabulary Lesson III, 1962, de Jasper Johns.

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UNE BOÎTE D’ALLUMETTES

(Bourgois, 2004, traduit par Antone Cazé)

Allumer le feu de la vie ordinaire

Joie de se replonger deux décennies plus tard dans un livre de Nicholson Baker et son souci des détails de la vie quotidienne.

Trente-trois fois, le narrateur de ce récit (le livre n’est pas étiqueté roman), se réveille aux petites heures, d’un Bonjour, il est 4 h 17 du matin…, ou 3 h 57, ou 4h 45. Un jour, il se réveille à 6 h 03 et indique : il est tard. Il actualise chaque réveil en précisant ce qu’il fait, voire ce qu’il a fait la veille ou, plus rarement, ce dont il a rêvé…

Ce n’est pas un jour sans fin, reproduit à l’infini, sans ligne de fuite, mais pas loin. Tous les jours ne sont pas identiques même si on est janvier dans l’état de New York.

Le principal souci du narrateur est, dès son lever, de rallumer le feu de bois, avec une allumette (d’où le titre du livre) et du papier, et de faire son café, souvent dans le noir et à tâtons (ce qui pimente les actions), pour ne pas réveiller la maisonnée.

« Il faut faire le feu dans le noir : le feu doit devenir sa propre source de lumière. En fait, il faut faire le plus de choses possible dans le noir, y compris préparer le café, parce que quand on allume, le système limbique tout entier se fait tirer du sommeil, et c’est justement cela qu’on peut éviter. »

Un détail est l’occasion pour lui de ramener un souvenir du passé. Ainsi, il nous parle de toute sa vie à partir du ces trente-trois jours.

Le narrateur a quarante-quatre ans, une femme et deux enfants. Il est rédacteur médical. Il a aussi une cane qui caille car c’est l’hiver et elle loge dans une niche.


Un trou dans sa chaussette la nuit l’insupporte plus que durant la journée comme le crâne rasé des marines chez le coiffeur qui met à nu leur nuque.

Les chapitres sont courts, entre trois et cinq pages.

Comme je l’écrivais par ailleurs, Nicholson Baker a dû tirer des leçons de l’école du regard des Nouveaux Romanciers et du tropisme de Perec pour la vie infraordinaire.

Comme chez Perec, ce n’est pas l’extraordinaire qui l’intéresse, et qui finira par se faire savoir, mais le négligeable de nos existence, ce qui pour certain(e)s ne vaudrait pas la peine d’être rapporté mais qui, examiné à la loupe, peut relever du merveilleux, du fantastique.

Emmett raconte une vie immuable, à peu de choses près, durant le temps où il la rapporte, entre les drames et les bonheurs d’une existence.

Rien ne vient alors perturber la vie quotidienne. C’est pourquoi il peut à ce point se focaliser, presque de manière maniaque, sur ce qui nous occupe, de façon presque obsessionnelle, et à ruser afin d’éviter les difficultés ce qui altère le bon fonctionnement des jours.

C’est la chronique d’une vie sur les rails qui ne devrait souffrir aucun frein ni dérapage. Chaque grain grain de sable peut gripper l’avancée, il emploie des trucs et astuces pour y remédier. Ainsi, pour se réveiller à une heure bien précise, il se tape la tête autant de fois sur l’oreiller avant de dormir, et il prétend que ça marche.  

Je me souviens d’un western où un homme était touché près du cœur avec une flèche à tête détachable. S’il retirait la flèche, la pointe resterait fichée, et il mourrait à coup sûr. Alors, il fallait qu’il s’enfonce la flèche entièrement dans la poitrine pour faire ressortir  par le dos, ôter la pointe et ensuite tirer sur la tige inoffensive et l’enlever par le devant. Il grimaçait et il tremblait, mais finissait par survivre.

Rien de tel ne m’est jamais arrivé. Moi, j’ai juste pédalé sur mon tricycle, je suis allé à l’école j’ai graissé les paliers de mon vélo, j’ai trouvé un boulot, je me suis marié, j’ai eu des enfants, et voilà où j’en suis. 

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EN SAVOIR PLUS sur NICHOLSON BAKER

Un article du New York Times de 2011, Nicholson Baker, the mad scientist of smut

Une page consacrée à l’écrivain

Le compte Twitter de Nicholson Baker

Un entretien public de 2013 à Chicago : Se délecter des détails (sous-titres en français)

LA FABRIQUE DES MÉTIERS – 151. CHEF DE FIL

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Si toi aussi tu as rêvé de diriger des têtes de nœud, de pincer et de te faire pincer, d’éte(i)ndre ton linge (phosphorescent) sale à la face d’un subordonné en lui crachant à la liquette du slip et de travailler en réseau, ce nouveau métier est fait pour toi, Ô TOI !

Lors de tes déplacements sur la longueur du fil pour passer le beau linge en revue, tu seras salué, acclamé, on te tressera des louanges tel un auteur régional dans un local du livre de salon, tel un chef d’établissement scolaire en visite impromptue dans la salle des professeurs, tel un clown politique au perchoir du parlement, tel un aphoriste dans un kukaï, tel un poète performer sur une scène de rimes, tel un bourgmestre fringant le jour d’un conseil communal plus piteux que les autres.

Pendant le passage en revue des troupes, les cols de chemise pendues s’ouvriront, les braguettes se débraguetteront, les soutiens-gorge se décollèteront (un sein en forme de poire ou, mieux, en forme d’aubergine, fleurira), les moutons de manchette brilleront, les écharpes (mayorales) s’écharperont, les élastiques t’astiqueront, les cache-sexes s’exciseront, les pantalons se bidonneront (une bite en forme de bette ou, mieux, en forme de courgette, pointera), les draps se draperont, les nappes se napperont, les femmes de ménage se ménageront, les hommes de peine peineront, je jouerai de l’hélicon.

Si toi aussi tu as été brimé dans ta jeunesse, tu n’as pas eu la reconnaissance voulue dans ta vie affective, professionnelle, spirituelle ou artistique, si tu as les nerfs en pelote, tu te dis tendu, tu t’emmêles les lacets, tu décroches du clou, tu ne sais plus rien boucler, tu as maille à partir avec ton S2 ou S3, tu as de la bile à retordre, tu fistes un mauvais coton, tu enfiles un mauvais colon (parce tu n’es pas civilisé indigeste), tu files toutes les métaphores qui te passent sous le tranchant de la plume, bref, tu pars en quenouille… , RESSAISIS-TOI, défais tes nœuds coulants, accroche-toi à une formation solide…, fais-toi CHEF DE FIL à La Fabrique des métiers à tisser !

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AU PAYS DE RIMBAUD (5) par JEAN-FRANÇOIS FOULON

On ne peut pas clore cette évocation du « pays de Rimbaud » (et je ne parle pas ici de son monde imaginaire, mais bien tout simplement de la région où il a vécu) sans parler des légendes populaires qui y sont attachées.

Nous avions cité, dans « La rivière de cassis », ces vers du poète :

Tout roule avec des mystères révoltants

De campagnes d’anciens temps;

De donjons visités, de parcs importants :

C’est en ces bords qu’on entend

Les passions mortes des chevaliers errants :

Mais que salubre est le vent.

Ces « chevaliers errants » font immédiatement songer aux chansons de geste moyenâgeuses. On connaît souvent la quête du Graal et ses nombreux récits au cours desquels de jeunes chevaliers sans fortune traversent seuls les forêts à la recherche d’aventures improbables. Soit dit en passant, d’après Georges Duby, le célèbre historien, il en allait souvent ainsi pour les malheureux qui n’étaient pas les aînés de leur famille. L’héritage revenant de droit au premier enfant mâle, les autres, si on n’était pas parvenu à leur assurer une situation dans les ordres, étaient obligés, une fois adoubés chevaliers, de partir à l’aventure, jusqu’à ce qu’ils trouvent à se placer sous la protection d’un seigneur plus puissant qu’eux. Cette vie errante, qui n’aurait pas dû déplaire à Rimbaud, était donc bien une réalité.

A côté de la matière de Bretagne (le roi Arthur et le merveilleux celtique) et la matière de Rome (César, Alexandre le Grand et la mythologie grecque), il y a évidemment la matière de France. Dans celle-ci, on distingue :

  • le cycle de Charlemagne ou le cycle du Roi (Charlemagne et ses batailles contre les Sarrasins). D’origine historique, on y a ajouté une forte couche de merveilleux (géants, magie, monstres). « La Chanson de Roland » appartient incontestablement à cette catégorie.
  • le cycle de Guillaume d’Orange (avec Garin de Monglane, le chevalier Vivien, etc.)
  • le cycle des barons révoltés ou de Doon de Mayence.

Ce dernier cycle nous intéresse particulièrement, puisque c’est là qu’on retrouve la geste de Renaud de Mautauban. (XII° siècle). Or, le début de ce récit, qui est mieux connu sous le nom de « légende des quatre fils Aymon », se passe en Ardennes, et plus précisément dans la vallée de la Meuse, entre Monthermé et Givet. En fait, la geste est divisée en trois parties bien distinctes :

· Partie ardennaise

· Partie gasconne

· Partie rhénane

Voici les fait !

Partie ardennaise :

L’oncle du héros Renaud avait été assassiné sournoisement par Charlemagne car il avait refusé de se plier à son autorité. Plus tard, Renaud lui-même, qui s’était pris de querelle avec un neveu de l’empereur, tua d’abord le jeune homme puis reprocha à Charlemagne d’avoir assassiné son oncle. On devine la suite. Obligé de s’enfuir avec ses trois frères, Richard, Alard et Guiscard, il se réfugie dans la forêt des Ardennes. Avec l’aide de leur cousin, l’enchanteur Maugis, ils bâtissent un château (Montessor) sur un roc dominant la vallée de la Meuse: Château- Regnault. Charlemagne assiège le château. Les quatre frères résistent longtemps, mais à cause du traître Ganelon ils doivent s’enfuir par une porte dérobée. Ils se sauvent grâce au bon cheval-fée Bayard et regagnent l’épaisse forêt. Celle-ci leur sert de refuge pendant sept ans (chiffre symbolique).

Partie gasconne :

Ensuite, lassés de cette vie de misère, ils prennent la route de la Gascogne et nous les retrouvons en train de guerroyer contre les Maures en compagnie du Roi Yvon. Comme récompense de leurs exploits, ils obtiennent le château de Montauban. Mais Charlemagne, qui a retrouvé leurs traces, met le siège au château. Trahis par Yvon lui-même, ils parviennent encore à s’échapper, bernant une fois de plus l’empereur. Il s’ensuit encore quelques aventures durant lesquelles les frères sont tour à tour prisonniers. Finalement, épuisés, ils acceptent les conditions de Charlemagne. Celui-ci leur pardonne leur insubordination, mais Renaud doit accomplir un pèlerinage en terre sainte, tandis que ses trois frères deviendront vassal de l’empereur. Quant au cheval-fée, Bayard, qui les avait si souvent secourus (il était capable d’allonger sa croupe pour porter les quatre frères), il est livré à Charlemagne, lequel le précipite dans la Meuse à Dinant, en Belgique (une autre version dit à Esneux, près de Liège), avec une grosse meule de pierre autour du cou. Heureusement, le brave cheval parvient à se libérer et avec un hennissement, il s’enfonce dans la forêt d’Ardenne, au grand désespoir de Charlemagne.

Partie rhénane :

Revenu de Terre sainte, Renaud se rend en Allemagne où il travaille comme simple ouvrier à la construction de la cathédrale de Cologne. Jalousé, il est assassiné par ses collègues, qui jettent son corps dans le Rhin. Des miracles se produisent. A partir d’ici la légende rejoint l’hagiographie. Saint Renaud (ou plutôt Sankt Reinold) est vénéré à Cologne et à Dortmund. Plus tard, ses reliques seront transférées à la cathédrale de Tolède, où parait-il, elles sont toujours.

Il y a de nombreuses choses à noter au sujet de cette légende.

D’abord, l’interpénétration des différentes gestes : appartenant incontestablement à la geste des barons révoltés dans l’épisode ardennais, la légende des quatre fils Aymon rejoint la geste du roi quand il s’agit de combattre les Maures dans le Midi. Il faut dire que cette littérature est avant tout orale et que les conteurs s’y entendaient pour agglutiner ensemble les différentes histoires qu’ils avaient en mémoire. Le fait que la transition se soit faite sans problème entre la légende (qui avait sans doute un fond historique) et l’hagiographie (culte de saint Renaud en Allemagne) prouve bien qu’entre le merveilleux et la religion, les frontières n’ont jamais été très claires.

Un des enseignements que l’on peut d’ailleurs tirer de notre légende, c’est précisément qu’elle représente le combat de l’Eglise à l’encontre des anciennes croyances païennes. Dans la forêt primitive (dont l’Ardenne constitue finalement un résidu), les Celtes et avant eux les populations préhistoriques avaient vénéré certains rochers ou certains sites remarquables (voir par exemple le site mégalithique de Wéris, en Ardenne belge).

Le long de la Meuse ardennaise, ces sites ne manquaient pas. Il convenait donc de les « christianiser » en racontant une histoire dont le héros finirait par se soumettre à l’autorité ecclésiastique (accomplir le pèlerinage en terre sainte et finir par être vénéré comme saint). Maugis, le cousin magicien des quatre frères, prendra quant à lui la bure.

Un des enseignements que l’on peut d’ailleurs tirer de notre légende, c’est précisément qu’elle représente le combat de l’Eglise à l’encontre des anciennes croyances païennes. Dans la forêt primitive (dont l’Ardenne constitue finalement un résidu), les Celtes et avant eux les populations préhistoriques avaient vénéré certains rochers ou certains sites remarquables (voir par exemple le site mégalithique de Wéris, en Ardenne la Meuse ardennaise, ces sites ne manquaient pas. Il convenait donc de les « christianiser » en racontant une histoire dont le héros finirait par se soumettre à l’autorité ecclésiastique (accomplir le pèlerinage en terre sainte et finir par être vénéré comme saint). Maugis, le cousin magicien des quatre frères, prendra quant à lui la bure.

D’un autre côté, si la légende insiste sur le désir d’autonomie et de liberté (en refusant initialement de devenir vassaux de Charlemagne, Renaud et ses frères incarnent bien le refus des chefs locaux, enracinés dans leur région, de s’incliner devant l’autorité centralisatrice de l’empereur), elle finit « moralement » par une soumission finale. Seul le cheval-fée Bayard, en fin de compte, parviendra à s’enfuir au plus profond de la forêt, incarnant à lui seul cet esprit frondeur si cher aux populations paysannes. De plus, il représente la victoire de la magie et du merveilleux sur le monde administratif et rationnel de l’Empereur. Il existe dans cette région (Ardennes françaises mais aussi Ardenne belge) de nombreuses « Roches Bayard », « Pas Bayart ». Ainsi à Dinant, à l’endroit même où Bayard se serait extrait des flots, se trouve le rocher Bayard, qui serait issu d’un coup de sabot du cheval fabuleux. On dit qu’à la Saint Jean, on l‘entend encore parfois hennir. Cette date, qui correspond au solstice d’été, renvoie bien, une nouvelle foi, à la fête de la lumière et donc à un culte païen préchrétien. Cela corrobore l’idée déjà émise d’une origine celtique de la légende, si ce n’est paléolithique.

Une image contenant nature, plein air, ciel, eau

Description générée automatiquement
Dinant (Belgique), Rocher Bayard

Notons que ce mythe quittera l’Ardenne pour devenir européen. Ainsi, en Espagne, dans le « Roman de Roncevaux », nous retrouvons le personnage de Renaud, qui meurt aux côtés de Roland à la fameuse bataille qui vit périr l’arrière-garde de Charlemagne. Plus tard, l’Arioste, dans son « Roland furieux », reparlera de Renaud.

Il existe une douzaine de manuscrits de notre saga. Le meilleur d’entre eux, appelé manuscrit La Vallière est conservé à la Bibliothèque nationale. C’est un texte du début du XIIème siècle qui comporte 18.489 vers.

A la fin du XIV° siècle, on aura une version de 29.513 vers en alexandrins. A la fin, le thème sera diffusé par la littérature de colportage.

Il existe une traduction à partir du texte en ancien français (au moins partielle) et que je n’ai pas lue : Les Quatre Fils Aymon, Trad. de Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subrenat, Folio.

Voici donc ce que l’on peut dire pour donner un petit aperçu de cette terre sauvage et belle qui fut la patrie de Rimbaud. C’est un monde de forêts et de légendes et même si le poète aux semelles de vent a passé sa vie à le fuir, il serait fort étonnant que quelque part il n’y ait pas puisé une certaine inspiration car c’est souvent dans le pays de l’enfance que se trouve la source de toute chose.

Bogny-sur-Meuse (France) : quatre pics rocheux symbolisent les quatre frères.

2023 – LECTURES FRAÎCHEUR : MYSTICISME ET SPIRITUALITÉ / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

La lecture, ce sont aussi des textes évoquant les religions, les diverses croyances, les hypothèses formulées pour expliquer les phénomènes que nous ne comprenons pas en l’état actuel de la science et de la pensée. J’ai ainsi réuni dans cette chronique deux textes qui évoquent la spiritualité, celui de Philippe FIÉVET qui raconte l’histoire du Moyen-Orient au V° siècle à travers les anachorètes, ermites, stylistes, …, et le mysticisme au travers d’un texte de Maître ECKHART, le grand penseur précurseur des Mystiques rhénans

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Une colonne pour le paradis

Philippe Fiévet

M.E.O.

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Philippe Fiévet, pour mettre en scène l’histoire d’Antioche au V° siècle, rapporte les propos que deux témoins que tout oppose, à des enquêteurs qui resteront inconnus. Ceux-ci interrogent tout d’abord Alef, un très vieux moine né muet à Antioche en 410 et ensuite la servante de Rufin, un patricien romain ayant fui Rome détruite en 415 par les Goths. Alef raconte la vie de Paphnuce, moine comme lui mais plus âgé qui quitte son monastère pour s’isoler dans le désert.

A cette époque, la chrétienté réduit les derniers foyers de paganisme et de nombreux moines, ermites, anachorètes, stylites et autres reclus choisissent le dénuement, la souffrance, la frugalité dans l’isolement. Ils sont considérés très souvent comme des saints, des intermédiaires entre les croyants et Dieu. Paphnuce est un condensé de tous ces reclus, il quitte son monastère pour vivre dans une profonde citerne avant de se faire enchaîner à un rocher pour finalement s’installer sur une colonne où il sera tour à tour persécuté et adulé et même adoré. Il changera de colonne deux fois pour à chaque fois monter sur une plus haute, plus près du ciel, plus loin des malheurs et péchés terrestres. Rufin, patricien romain débauché, a, lui, quitté Rome pour échapper au saccage des hordes d’Alaric, sa servante raconte la vie de débauche menée à Constantinople qu’il quitte sous la menace avant de se réfugier à Antioche où il rencontre une belle comédienne qui devient son épouse.

Alef et la servante racontent les fastes de l’Orient qui brillent particulièrement à Antioche, vile réputée pour sa joie de vivre et son riche patrimoine où la foi chrétienne s’exprime souvent à travers une forte spiritualité et des pratiques extrêmes comme celle de Paphnuce. Mais cette belle époque connaît un déclin tragique notamment à l’occasion d’un tremblement de terre d’une grande violence qui détruit une bonne partie de la ville, dès lors Alep lui volera la vedette dans cette partie de l’Orient.

L’histoire de Paphnuce et de Rufin, c’est l’histoire d’Antioche au V° siècle avec son versant et religieux et spirituel d’une part qui symbolise la christianisation de cette partie des empires et royaumes orientaux, et d’autres part, avec Rufin, le luxe et la luxure des empires décadents notamment la disparition de l’Empire romain de la partie orientale de la Méditerranée après la prise définitive de Rome par Genséric en 455. C’est aussi une façon de rappeler que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement et que la situation que connait le Moyen-Orient aujourd’hui n’est pas très éloignée de celle qu’il connaissait au V° siècle. Cette lecture m’a rappelé le livre de Glen W. Bowersock, « Le trône d’Adoulis » qui en évoquant les guerres de la mer Rouge à la veille de l’islam dresse une cartographie politique de cette région, juste après la fin du roman de Philippe Fiévet. Le déclin des grands empires constatés par Browersock au VI° siècle était déjà bien visible au V° siècle et ce roman le montre bien.

Antioche a connu l’extrémisme et les violents conflits religieux qui se déchaînent toujours dans cette région de la Méditerranée, la spiritualité y a toujours une place mais surtout dans le monde musulman. Les Perses ont laissé la place aux Iraniens qui cherchent toujours à imposer leur pouvoir à leurs voisin occidentaux. Le bouillonnement provoqué par la naissance successive des grandes religions monothéistes agite perpétuellement cette région. Philippe Fiévet le montre bien à travers ce roman qui s’inspire des textes anciens et met en scène des personnages historiques même s’il arrange leur biographie à sa façon et leur donne un rôle qu’ils n’ont pas forcément eu. Peu importe les événements, le fond reste fort crédible, la Méditerranée orientale prenait déjà la configuration géopolitique qui allait favoriser, au VII° siècle, la foudroyante conquête musulmane.

Je pourrais conclure ce commentaire par le clin d’œil à la Reine de Saba que j’ai déjà mis en conclusion à ma chronique du livre de Bowersock : « Du haut de son paradis, la Reine de Saba qui visita le Roi Salomon, doit sourire, elle reste très présente dans la légende éthiopienne aussi bien que dans l’histoire perse ou que dans l’épopée biblique. Elle était au confluent de toutes les puissances de la région : chrétiens d’Ethiopie, juifs d’Himyar, Sassanides de Perse et autres tribus encore. Elle doit cependant soupirer en voyant tous les enfants qu’elle a fait rêver, s’entredéchirer à propos de différences qui n’en sont pas. Et si tous ces peuples en guerre perpétuelle priaient tous la Reine de Saba pour obtenir la paix éternelle ? ».

Le roman sur le site des Editions M.E.O.

Le site de Philippe FIÉVET

L’éditeur parle du livre au micro de Willy Lefèvre

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eckhart

Du détachement à l’anéantissement

Louis Bottu

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Trouver ce livre dans ma pile a été un vrai plaisir et un moment de nostalgie, il m’a rappelé l’époque où, à l’université, j’étudiais la réforme et la contre-réforme dans le cadre d’un certificat de licence d’histoire. Je me souviens avoir, à cette occasion, présenté un exposé sur les Mystiques rhénans dans lequel j’avais été amené à considérer le mouvement mystique depuis ses origines, Saint Paul notamment auquel Maître Eckhart se réfère souvent, tout comme Denys l’aréopagite – en fait le pseudo Denys – et Saint Augustin. Bien qu’il ne l’évoque jamais dans ce recueil, Eckhart a certainement eu connaissance des écrits d’Hildegarde de Bingen décédée environ un siècle avant sa naissance.

Eckhart est un moine dominicain né en Thuringe vers 1260, au cœur du XIII° siècle flamboyant, il appartient à un ordre créé au début de ce siècle, peut-être pour contrebalancer la puissance économique des Cisterciens qui avaient étendu leur puissance sur l’ensemble de la chrétienté. Les Dominicains, tout comme les Franciscain créés à la même époque, étaient un ordre séculier dit mendiant parce que leurs moines vivaient dans le siècle au contact des populations auxquelles ils demandaient l’aumône et non un ordre régulier comme les Cisterciens qui vivaient cloîtrés selon une règle et se nourrissaient du fruit de leur travail. De moins mendiants dénués de tout bien matériel, les Dominicains ont rapidement évolué, leur mission de répression des hérésies les a vite conduit vers d’autres tâches moins nobles et plus sévères. Leur expertise de la répression des hérésies a fait que les autorités religieuses leur ont vite confié la mission de conduire l’Inquisition, tâche qu’ils ont assumée avec un zèle tout particulier et une violence souvent exacerbée. Eckhart fut lui-même traduit par ses pairs devant leur tribunal mais il décéda avant d’être condamné formellement en 1329. Il a été réhabilité sous Jean Paul II grâce à l’intervention du Cardinal Ratzinger futur Benoît XV.

Maître Eckhart comme il est couramment dénommé, se situe ainsi à la naissance du mouvement des Mystiques rhénans qui ont été très actifs aux XII° et XIV° siècles. Il a certainement inspiré celle qui a rédigé la Perle évangélique, texte mystique publié en 1535, et aux diverses tendances mystiques se réclamant notamment d’Hildegarde de Bingen qui sont encore actifs actuellement. Dans le texte proposé par Louise Bottu, l’éditeur a regroupé des sermons de Maître Eckhart notamment « Du détachement à l’anéantissement », éponyme de ce recueil.

Dans ce premier texte, Eckhart explique comment le détachement qui « veut n’être rien » conduit à l’anéantissement total car seul Dieu qui vit en l’homme dans l’espace le plus infime peut exploiter cet espace laissé par l’anéantissement. Il convient donc de n’offrir qu’un espace minimum en son sein pour que nulle autre force puissent se glisser en l’être pour concurrencer Dieu. Il faut donc tendre à l’anéantissement absolu pour que seul Dieu puisse se glisser en l’être.

Dans les autres sermons, il explique comment la retraite spirituelle peut-être conduite et comment une vraie possession de Dieu repose dans le cœur ; comment il faut comprendre la béatitude dans la fameuse expression « heureux les simples d’esprit » ; comment atteindre la perfection de l’âme, arriver à la plus haute perfection de son être et à la contemplation de Dieu, à la vraie connaissance de Dieu par une réelle compréhension de la Sainte trinité, compréhension qui conduit à l’appréhension de l’union de Dieu et de l’âme, à la fusion de l’homme en Dieu. Ce recueil se clôt sur un sermon sur les justes et la place qui leur est réservée auprès de Dieu.

Ce recueil ne comporte que des textes d’une pure spiritualité, d’une mystique exacerbée. Si le reste de son œuvre est de la même nature, je comprends un peu pourquoi sa hiérarchie l’a condamné, il n’évoque jamais le clergé ni aucune hiérarchie séculière. Pour lui la religion catholique n’est qu’un rapport direct entre Dieu et les hommes où seuls les saints peuvent s’immiscer. Le pape pouvait difficilement accepter que son propre rôle, ses fonctions, son pouvoir et son infaillibilité soient mis directement en cause.

Maître Eckhart n’a certainement pas la postérité qu’il aurait méritée quand on considère l’influence qu’il a eue sur ceux qui lui ont succédé. Dans un texte servant d’introduction à ce recueil, on peut lire que Maître Eckhart trouve ainsi sa place aux côtés des écrivains chrétiens déjà publiés aux Editions Louis Bottu, Péguy et Bernanos et d’un texte non moins singulier attribué à L’Ecclésiaste. J’ajouterai que pour ma part, je pense qu’il n’est certainement pas totalement étranger au panthéisme élaboré par Jean-Jacques Rousseau.

Le livre sur le site des Ed. Louise Bottu

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AU PAYS DE RIMBAUD (4) par JEAN-FRANÇOIS FOULON

Pour poursuivre ces quelques articles sur Rimbaud et sur la région où il a vécu, je voudrais faire encore une réflexion. On dit à juste titre que Rimbaud était ardennais. Etant né à Charleville et y ayant vécu, ayant parcouru les bois alentours dans tous le sens plus que nul autre, il n’y a pas de doute à avoir. Rimbaud est bien ardennais. Pourtant, si on considère la ferme familiale de Roche, dont tous les biographes ont parlé, c’est peut-être moins évident. Le problème, c’est que lorsque l’on a découpé la France en départements, on n’a pas forcément respecté les régions naturelles. On a dit que le critère était de pouvoir rejoindre la préfecture en une seule journée à cheval. C’est bien possible. Pourtant, si on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit que systématiquement le découpage semble fait pour « casser » une unité géographique. Prenons le cas de l’Ardèche, par exemple. Quel rapport, finalement, existe-t-il entre les sommets du Mont Gerbier des Joncs, souvent perdus dans les brouillards, et la plaine qui jouxte le Rhône ? Est-ce que le mode de vie des cultivateurs qui habitent les hauteurs n’est pas plus proche de celui des habitants de la Haute-Loire, par exemple, plutôt que de celui des citadins de la vallée du Rhône ? On pourrait tenir le même raisonnement pour les Pyrénées, les départements découpant l’habitat montagnard en quatre zones (Pyrénées-Atlantiques, Hautes-Pyrénées, Ariège, Pyrénées-Orientales) et associant chaque fois un milieu montagnard à un milieu de plaine (Pau, Tarbes, etc.). Je ne dis pas qu’il faut regretter cet état de fait. Après tout, c’est le propre d’un état qui se constitue d’unifier autant que faire se peut ses habitants en provoquant des mouvements au sein de la population. De plus, le paysan qui était obligé, pour des raisons administratives, de quitter ses champs pour se rendre à Privas, Aubenas ou Tarbes découvrait un autre univers que celui qu’il connaissait. C’est cela, rompre les particularismes.

Il n’empêche que si nous revenons au cas de Rimbaud, il faut bien avouer que la ferme de Roche, près de Vouziers, est certes située dans le département des Ardennes, mais qu’elle n’appartient pas au massif ardennais proprement dit. En effet, cette région de plaine et de culture, située au Sud du département, se rattache plutôt à l’Argonne, laquelle sert de transition entre les cultures et les vignobles de la Champagne et les terres forestières, fruitières et bocagères des Ardennes. Les Ardennes (on dit les Ardennes en France, mais l’Ardenne du côté belge) au sens strict correspondent au massif schisteux primaire et à la forêt qui le couvre. Elles ont un climat froid et rude et commencent aux portes de Charleville et de Sedan, englobent la pointe de Givet et le plateau de Rocroi, puis se prolongent en Belgique (le Sud de la province de Namur, quasiment toute la province du Luxembourg et une partie de la province de Liège) pour se terminer par le massif de l’Eiffel en Allemagne (lequel se distingue géologiquement de l’Ardenne puisqu’ il remonte au tertiaire et est d’origine volcanique).

Tout ceci est sans grand importance concernant l’univers poétique rimbaldien, mais je voulais juste souligner que la terminologie qui nous permet d’aborder la réalité (ici le découpage en départements) est souvent arbitraire et conventionnelle. Si Rimbaud n’avait jamais vécu à Charleville mais uniquement à Roche, avant de s’embarquer pour l’Abyssinie, il aurait pareillement été qualifié d’ardennais alors qu’au sens propre Roche ne s’est jamais situé en Ardenne.

J’ai l’air de m’insurger sur ce découpage en départements au moment précis où on parle de leur éventuelle disparition. Après tout, dans le cadre européen, ce qui compte, ce sont les régions et dans le cas de Rimbaud qui nous occupe ici, la région de Champagne-Ardenne (devenue Grand Est en 2016 depuis la fusion avec la Lorraine et l’Alsace). On remarquera que ce nouveau découpage est tout aussi arbitraire que l’ancien puisqu’il unit des territoires proches, mais géologiquement, humainement et culturellement différents. Qu’y a-t-il de commun entre un bûcheron de plateau de Rocroi et un riche vigneron du Sud de la Champagne ? Quel rapport entre un fermier ardennais, qui fait surtout de l’élevage ou qui produit quelques rares épis de blé, et les grands céréaliers qui fauchent leurs champs immenses avec cinq moissonneuses de front ? Aucun, évidemment. Mais L’Union européenne sait ce qu’elle fait, en privilégiant la formation de régions de plus en plus grandes, avec sans doute le but inavoué qu’elles se substituent petit à petit aux Etats. Il en va ainsi de l’Histoire des hommes. Tout change perpétuellement. Seule reste la terre, où nous grandissons puis mourons. Cette terre que Rimbaud a parcourue dans tous les sens : l’Ardenne belge, Bruxelles, Londres, Jakarta, (à l’époque dans les « Indes néerlandaises »), puis Harar en Ethiopie, avant de revenir malade dans ses Ardennes et de s’éteindre comme chacun sait à Marseille. Marseille, le grand port maritime d’où tous les départs sont possibles. Rimbaud ne pouvait mourir ailleurs que dans cette ville.

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LA RÉGION WALLONNE ORGANISERA SES PREMIÈRES JOUTES POÉTIQUES EN 2024

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Si Bruxelles possédera en 2024 son poète urbain (renouvelable tous les deux ans), la capitale wallonne est le la ville choisie pour accueillir les premières Joutes poétiques de la Région.

C’est Jean-Maxime Poelvoorde, en charge de la Redynamisation Explosive de la Capitale Wallonne qui prend la tête de l’organisation. Il nous a reçus au Parlement wallon dans le bureau anciennement occupé par le greffier Janssens.

Les Joutes poétiques se dérouleront le dimanche 12 mai 2024 après-midi au confluent de la Meuse et de la Sambre dans un lieu terre-eau tenu secret.

Elles opposeront les Maisons de la poésie de la République wallonne socialiste.
Chaque directeur de Maison devra fournir pour le 1er décembre 2023 les noms des membres de son équipe. Il désignera un capitaine selon des critères encore à déterminer : le plus (dé)primé, le plus souvent à Paris, le plus performer, le plus éloquent, le moins méconnu des libraires, le plus sensible au réchauffement climatique…

Des éliminatoires et une phase de poule seront prévues à partir de janvier 2024.
Elles seront commentées par Arthuro Veerlens, le chroniqueur littéraire du Calepin et le chronomètre qui fait passer chaque échappée du peloton poétique pour un exploit littéraire digne de figurer un jour dans la collection patrimoniale Espace Sport.

La phase de poule opposera les équipes finalistes de belles plumes début mai de façon à ne proposer à l’attention du public d’auditeurs que les deux meilleures formations le jour de la finale pour une série de cinq épreuves maximum :

1) écriture d’un sonnet lipogrammatique en a, e, i, o, u (mais pas y, faut laisser une voyelle de manoeuvre à l’Oulypyen) en quinze minutes chrono pendant que des jeunes poètes réciteront leurs premiers poèmes et Eric-Emmanuel Schmitt, son dernier ;

2) réécriture d’un chant (connu ce jour-là) de La Divine Comédie de Dante (pas Brogno, l’autre) pendant que d’antiques poètes réciteront leurs poèmes de vieillesse et Francis Lalanne entonnera un poème de Grand Corps Malade ;

3) lecture en canon d’une œuvre de poésie classique (dont le titre sera proposé sur place) ;

4) bataille d’algorithmes ;

5) récitation de la liste de toutes les maisons d’édition de poésie de la francophonie, de la plus prestigieuse à la plus autoéditée. Cette épreuve, à la façon des tirs au but au football, servira à départager les éventuels ex-aequo : la première équipe qui oubliera ou écorchera le nom d’une maison (en intervertissant par exemple le nom d’une plante ou d’une couleur) sera battue à mots. 

Les membres de l’équipe victorieuse se verront offrir la publication d’un recueil d’aphorismes tirés de leurs meilleurs vers de façon qu’ils puissent ajouter à la déjà longue liste de leurs qualifications littéraires (le poète est impur, dixit Valéry) celle d’aphoriste.

Un événement en partenariat avec Le Prono(stic) des Lettres, Les Éditeurs Simplifiés, Objectif Brume et, last but not Lizt sur un air de Chopin, Les Belles Traces (de pas de littérature).

Après nous avoir salués, Jean-Maxime Poelvoorde a lampé une rasade de poésie en se plongeant dans l’appli Poetry de son Smartphone professionnel.
Je ne peux m’en passer, a déclaré l’homme, cependant qu’un vers débordait de ses lèvres pulpeuses…

Dégoûtant, aurait clamé Marie-José Armanet, présidente de l’Union des Auteur.ices de Microflexions, si elle n’avait pas été occupée à préparer au stade culturel le Premier colloque consacré à la littérature gymnique.

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LES PHRASES BELGES – LE MONDE D’ASMODÉE EDERN (5) : LE MIROIR DES ILLUSIONS de VINCENT ENGEL par JEAN-PIERRE LEGRAND & PHILIPPE REMY-WILKIN

LES PHRASES BELGES (8)

de Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin

Chroniques en duo consacrées aux livres belges.

Un feuilleton en 6 épisodes consacré au « cycle toscan » de Vincent ENGEL

Episode 5

LE MONDE D’ASMODÉE EDERN

Quatrième tome : LE MIROIR DES ILLUSIONS

Ce feuilleton a débuté en avril 2023 avec le « romansonge » Raphael et Laetitia qui prologue le cycle. Il se poursuit le temps d’un semestre, à raison d’une analyse par mois, en évoquant les tomes réédités dès mai puis un 5e, inédit. Les éditions Ker et Asmodée Edern collaborent pour cette intégrale, lui offrant un nouveau nom : Le monde d’Asmodée Edern.

Jean-Pierre et Philippe, en fonction des épisodes, alterneront mise en place et contrepoints. Ils solliciteront à l’occasion des éclairages de l’auteur lui-même.

Pour Le miroir des illusions, Jean-Pierre est aux commandes, Philippe apportant ses contrepoints.

Le Miroir des illusions - couverture souple

Éditions

Avant la présente réédition (460 pages), le livre a d’abord été publié par Les Escales/Lattès (Paris, 2016) puis dans la collection 10/18 (Paris, 2018).

Le miroir des illusions

Le pitch

Sur le site de l’auteur :

« Genève, 1849. Le jeune Atanasio, tout juste arrivé d’un petit village de Toscane, apprend le décès de don Carlo, son protecteur de toujours. Le notaire lui remet une lettre cachetée du défunt, accompagnée de cinq portraits. C’est le legs d’un père à celui qui ignorait être son fils. Un legs doublé d’une mission : venger don Carlo par-delà la mort, en assassinant, selon un protocole strict, tous ceux qui ont empoisonné son existence.

Quarante-neuf ans plus tôt, dans un palais du Grand Canal, Alba vient au monde. Radieuse et sauvage, elle grandit en se moquant des hommes comme de la morale, et n’entend pas changer de vie en épousant le prince Giancarlo Malcessati, alias don Carlo.

Mais une nuit, au coin d’une rue mal famée, surgit Wolfgang. L’Allemand s’éprend aussitôt d’Alba. Entre eux, pourtant, il s’agira moins d’adultère que de crime…

De Venise à San Francisco, en passant par Milan, Berlin et New York, voici les destinées romanesques de personnages guidés par l’obsession de la vengeance, au prix du bonheur, de l’amour et, peut-être, de leur vie. »

Suite… et fin ?

Quatrième volume du Monde d’Asmodée Edern, Le miroir des illusions présente, lors de sa parution initiale, toutes les apparences d’un point final apporté au cycle. En effet, depuis Retour à Montechiarro – et, avant celui-ci, le « romansonge » Raphael et Laetitia –, une énigme demeure. Elle est d’autant plus lancinante qu’elle constitue la pierre angulaire de tout l’ensemble. Quel est le sens de la malédiction qui, de livre en livre, semble poursuivre Raphael et Laetitia ? Et pourquoi donc la mère de celle-ci, Alba Macessati, s’oppose-t-elle avec un acharnement obsessionnel à l’union des deux jeunes gens ?

Le lecteur va enfin découvrir la vérité au terme d’un jeu de pistes haletant où, au gré d’indices trompeurs, l’on se fourvoie sans cesse : l’effet de surprise est maintenu jusqu’à la dernière ligne. On le sait maintenant, le cycle ne se referme pas pour autant : c’est Vous qui entrez à Montechiarro qui en sera la clôture, à la manière, écrit l’auteur, « d’une fin qui se veut recommencement ».

PHIL :

Une deuxième énigme concerne le devenir des deux amants mythifiés par le cycle et l’intensité de leur relation, son côté inexorable. Que leur est-il arrivé en Amérique ?

L’auteur, Vincent Engel, ne triche pas avec son lecteur. Après l’avoir pris deux fois à contre-pied (ce qui est la marque du respect et de l’art), dans Requiem vénitien puis Les absentes, il lui offre, quand celui-ci ne l’attend plus (et, donc, le prenant à nouveau à contre-pied), une vraie fin. Sauf qu’entretemps… un autre fil narratif s’est faufilé puis a pris le relais, et celui-là trouvera son épilogue dans le tome 5.

Mais…

Raphael et Laetitia ! La matière du « romansonge » est réintégrée ici, notamment le moment de la rencontre, du coup de foudre. Mais la problématique de leurs origines rebondit. Une autre originalité ? Vincent Engel ne nous offre pas un Raphael et Laetitia en Amérique, nous n’aurons accès qu’à des bribes de l’épopée. Il ne retrace pas non plus toute leur aventure amoureuse. Non, il choisit de reprendre l’affaire de ces amours loin en amont, à partir de l’histoire des parents de nos deux héros. D’ailleurs, Raphael et Laetitia ne sont même pas cités sur la quatrième de couverture, soit dans le résumé du récit retranscrit supra !

Premières impressions

Un cours prologue nous dévoile d’emblée la vengeance diabolique ourdie par le prince Malcessati alias don Carlo : quatre meurtres sont au programme imposé à celui qui apparaît comme son fils naturel. Cela sonne comme le début d’un opéra de Verdi, façon Simon Bocanegra. J’avoue être un peu inquiet : voici dès l’abord une barque bien lourdement chargée. Pourtant, passée cette première réticence, je suis pris par l’intrigue arachnéenne tissée par l’auteur. À chacun de ses mouvements, le lecteur s’empêtre davantage dans un mystère qui ne se dévoilera – en est-on d’ailleurs certain ? – qu’à la toute fin du roman. L’atmosphère générale est celle d’un véritable thriller.

Comme pour les volumes précédents, la construction est méticuleuse : encadré d’un prologue et d’un épilogue, le récit se déploie selon la division tripartite chère à l’auteur. Trois périodes temporelles strictement contiguës se succèdent de 1800 à 1853. La première (1800-1825) est centrée sur Alba, flamboyante et capricieuse jeune femme. Elle abandonne sur le carreau le prince Malcessati, son mari trompé et empoisonné, ainsi que Wolfgang von G***, son amant éconduit et laissé pour mort lors d’une meurtrière cavalcade. Peu adeptes du pardon des offenses, les deux hommes poursuivront la belle et ses deux enfants d’une vengeance diabolique. La deuxième période (1825-1849) constitue le temps long des machinations parallèles tramées par les deux mâles bafoués. Le dernier tour d’écrou donné à cette vengeance occupe les quatre dernières années (1849-1853). Toutes les pièces du puzzle sont ajustées avec une minutie extrême. On imagine l’auteur reportant sur une ligne du temps tous ses personnages et leurs éléments biographiques : les dates, les âges, tout est cohérent et il paraît impossible de prendre l’auteur en défaut. On devine qu’il a pris beaucoup de plaisir à monter ce mécanisme d’horlogerie.

Par rapport aux autres volumes du cycle, Le miroir des illusions présente une particularité : il est bien moins enraciné qu’eux dans l’Histoire, qui se limite ici à un décor d’arrière-plan même si, indirectement, les mentalités du temps, dont au premier chef la sujétion des femmes et la tyrannie du mariage, ne sont pas étrangers à l’engrenage qui se met en place.

PHIL :

Un « véritable thriller » et l’Histoire en retrait ? Avec Retour à Montechiarro, Vincent Engel avait réussi un roman complet (un futur grand classique de nos Lettres), à la fois romanesque au sens populaire (amours, vengeances, rebondissements, mystères), et littéraire (écriture, vision du monde, interrogations sur la vie, etc.). Il a pris la tangente de la littérarité dans le deuxième tome puis juxtaposé les deux manières dans le troisième. Ici, il joue à fond la carte du romanesque. L’Histoire n’est pas absente mais limitée : l’occupation française ; les différentes factions qui s’agitent dans les coulisses du devenir vénitien, représentées par les amants d’Alba.

Alba ! Elle est d’abord une vraie héroïne, malmenée par l’époque, les divers comportements masculins. Ses qualités vont progressivement déraper. C’est que tout excès dans un élan finit par générer son contraire :

« Elle l’avait effrayé par sa fougue désespérée, par une avidité qu’il ne lui connaissait pas, une violence des gestes, des morsures, des ongles plantés dans son dos, une manière de se cabrer, de crier, de mener la danse, effrayé et émerveillé en même temps, tandis qu’elle découvrait dans ce lit, ruisselante de sueur, dévorant le corps de son amant, combien elle s’était perdue, combien Venise lui manquait, combien son père avait dû être désespéré et épuisé pour croire qu’une vie avec Giancarlo la rendrait plus heureuse que l’existence qu’elle menait à Venise. ».

Chez Vincent Engel, chaque personnage a l’occasion de nous émouvoir et de nous mettre de son côté. Comme l’auteur le démontre, il suffit d’un rien pour basculer à droite ou à gauche :

« Notre destin ! C’est ce que nous serons devenus à défaut d’avoir été tout ce que nous aurions pu, si les circonstances avaient été différentes. »

Pour les gourmets avides du cycle complet, notons que l’Alba de ce 4e volet semble inspirée par l’Alba du 3e (qui vit en 1985). Engel multiplie les niveaux de lecture et offre des plaisirs étagés. Un auteur gastronomique ?

Des personnages aussi perturbés que perturbants

Au regard des 460 pages du roman, les personnages principaux sont peu nombreux. Ce resserrement sert fort bien la tension de cet implacable thriller. Outre notre vielle connaissance Asmodée Edern, nous découvrons deux nouveaux venus, Atanasio et Wolfgang von G***, et retrouvons quelques personnages à germination lente comme l’auteur en a le secret. Leur silhouette a passé ici ou là de manière fugace sans que l’on n’en apprenne grand-chose. Ainsi dans Retour à Montechiarro, Asmodée Edern sème à leur sujet quelques maigres informations qui lèveront plus tard :

« Giancarlo Malcessati ? Il est mort et je l’ai très peu connu. Vous devinez facilement combien sa femme (Alba) fut belle et intelligente, deux qualités qu’elle a d’ailleurs remarquablement conservées. Son père, Girolamo Acotanto, n’était pas un mauvais homme, mais un exécrable gestionnaire. Il a cru sauver sa fille du naufrage en acceptant ce mariage ; il ne se doutait certainement pas que cette union serait désastreuse. Par la grâce tardive de Dieu sait qui, Malcessati a entièrement disparu puisque, à l’évidence, pas une parcelle de lui n’est venue se mêler à l’éla­boration du corps et de l’esprit de cette ravissante Lætitia. »

Plus loin, il ajoute qu’il ne sait « presque rien de la princesse Malcessati ». Ce quatuor de personnages va pleinement se déployer dans le 4e volet.

Girolamo Acotanto est le père d’Alba. C’est une figure paternelle dont nous avons déjà croisé quelques variantes dans le cycle.  Dévasté par la mort de son épouse, c’est un père aimant mais triste, permissif par lassitude (une vie jalonnée de trop d’échecs et de meurtrissures). Bon mais faible et presque ruiné, il n’entrevoit pas d’autre solution qu’un mariage aux forts relents de maquignonnage pour sauver la position de sa fille Alba, jeune fille trop sûre du pouvoir de son exceptionnelle beauté, ivre de sa liberté et cruelle tantôt par désinvolture, tantôt par calcul. Elle a vécu jusqu’ici dans le mirage d’une aisance trompeuse et de rêves entretenus par son père. Le mariage avec le prince Malcessati, de vingt ans son aîné, maintient quelques années l’illusion d’une existence insouciante et brillante. Ses passions deviendront froides et calculées : « si la fougue s’en mêle c’est pour l’émoi de ses sens et de son corps, pour lesquels l’autre n’est qu’un adjuvant impersonnel ».

Giancarlo Malcessati est l’un des personnages les plus noirs du cycle. Passionné de chevaux – les seuls êtres qui ne l’ont jamais déçu –, c’est ce que l’on nomme aujourd’hui un « pervers narcissique ». Sa double identité civile (Malcessati/don Carlo) est allégorique de sa double personnalité plaisamment mondaine au grand jour mais férocement manipulatrice dans l’ombre de la vengeance.

Wolfgang von G*** est un « Goliath long aux traits fins et résolus, au regard franc et clair, mince et musclé ». « Mélange de force et d’abandon, de contrôle et d’impulsivité », il appartient lui aussi à la catégorie des manipulateurs. Sa douceur peut se lézarder de tensions inexplicables et son visage se défigurer d’une colère irraisonnée. Il porte en lui une violence terrible mais le plus souvent contenue. Ne serait-il pas, se demande Alba, « ce genre d’homme qui, privé de ses rêves, détruit tout plutôt que d’en laisser le fruit à d’autres » ? Tout jeune homme, il a empoisonné le mari de sa mère, qui s’apprêtait à le déshériter après que celle-ci lui eut avoué que leur fils n’était pas le sien. Wolfgang aussi se dédouble : il adopte la fausse identité de Hans Kapper.

PHIL :

Vincent Engel fait souvent écho à cette théorie qui m’est chère, celle des « artistes sans art ». Dont on parle ailleurs dans nos épisodes.

Atanasio est, par ordre d’apparition, le premier personnage du roman. Il découvre son ascendance supposée en même temps que nous, par la lecture des instructions que lui a laissées don Carlo, dont il serait le fils naturel, fruit de son amour pour une mystérieuse Maria, elle aussi décédée dans des circonstances énigmatiques. Confié par le prince à un couple de métayers, l’enfant a été élevé par eux, sachant qu’ils n’étaient pas ses parents mais dans l’ignorance de ses origines véritables. Son instruction a été confiée au précepteur Ludovico agissant sur les strictes consignes de don Carlo.

Quelques personnages secondaires fleurissent au fil des pages tels les époux von Rüwich, parents adoptifs de Raphael, Jacopo, l’amant vénitien d’Alba impliqué dans les réseaux carbonaristes et Ludovico. Ce dernier mérite une mention spéciale. Désigné précepteur d’Atanasio par don Carlo, il est la « voix de son maître », son régent. S’il arpente avec son élève les chefs-d’œuvre de la littérature, c’est au service d’une pernicieuse inversion des valeurs qu’illustre bien sa vision de l’Othello de Shakespeare. Pour ce pédagogue dévoyé, seul Iago fait preuve de courage et de détermination ; Desdémone est une traîtresse qui mérite de mourir. Sous les auspices du prince et de son affidé, l’éducation d’Atanasio relève d’un dressage dont les visées ont les relents des fascismes futurs : faire d’Atanasio un être à la fois fort et asservi qui, à l’instant propice, se fera l’instrument docile et implacable de la vengeance de son mentor.

PHIL :

Encore un invariant de l’œuvre engelienne : l’alternance d’utopies et de contre-utopies, de pédagogues idéaux (Asmodée, Ulisse, Baldassare, etc.) et infernaux.

Parmi les personnages secondaires, il y a Giovanni, le gondolier vénitien, l’ami d’enfance d’Alba. C’est peut-être le personnage masculin le plus positif et pur. On devine qu’il aime Alba mais il ne la force jamais, il la respecte, la protège et fondera un couple uni au côté d’une jeune femme simple et fiable aux antipodes de son amour impossible. Une sorte de contrepoint réaliste au couple idéalisé Raphael/Laetitia ? Contrepoint qui se répète dans le cycle, depuis le « romansonge qui le prologue.

J’ai laissé Raphael et Laetitia pour la fin…Les deux amants éperdus filigranent jusqu’ici tout le cycle toscan, qu’ils habitent en creux. Si le présent opus les donne davantage à voir, et singulièrement Raphael dans son enfance manipulée par Wolfgang alias Hans Kapper, ces deux personnages parfois me déconcertent. À la fois vent debout contre les convenances et la malédiction qui les poursuit, ils semblent à d’autres moments une cire molle sur laquelle s’imprime le cachet des événements provoqués par d’autres. Lorsque la machination qui menace de les broyer relâche son étreinte, ils s’abandonnent à une vie hédoniste et tranquille. Ainsi, à New York, où ils se croient à l’abri, les deux amants « vivent l’existence la plus insouciante et la plus heureuse qui soit. (…) Toute leur journée est organisée autour des loisirs et des plaisirs qu’ils y goûtent ». Cet éden dont ils sont constamment menacés d’être chassés semble être leur principal horizon.

Un roman de la manipulation et de la vengeance

La manipulation est inhérente à l’animal social que nous sommes au point qu’agir sans filtre aucun est souvent le signe d’un désordre psychologique ou d’une personnalité mal construite.  Fréquemment, manipulation bien ordonnée commence par soi-même. Proust l’illustre admirablement dans La recherche. Contre toutes les évidences, Swann se convainc lui-même des qualités d’Odette jusqu’à ce que l’illusion qu’il a lui-même entretenue se dissipe sur un constat amer :

« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

Du reste, dans nos relations avec autrui, il est rare que n’entre pas une part de séduction dans la manière propre à chacun d’amener une personne à soi en la distinguant du groupe dans lequel elle se confond, en la persuadant, de bonne ou de mauvaise foi, qu’elle se démarque. Rien de très blâmable à tout cela.

Mais…

La séduction peut prendre un tour malsain lorsque l’autre est réifié, nié dans son identité. Il s’agit alors d’une séduction à sens unique où « le pervers narcissique cherche à fasciner sans se laisser prendre ». C’est exactement dans ce registre que s’inscrit Wolfgang von G***. Sous la fausse identité de Hans Kapper, il se rapproche de la famille adoptive de Raphael. Son but est de s’insinuer et de se ménager un ascendant croissant sur le jeune garçon en suscitant entre eux deux une forme de complicité admirative et confiante. Sa priorité est de « s’assurer le contrôle de Raphael pour faire de lui, en temps voulu, l’instrument de sa vengeance ». Et surtout, « en évitant de s’attacher ». La personnalité narcissique de Wolfgang se trahit dès sa première entrevue avec Raphael :

« (…) il avait été frappé par le physique de l’enfant qui lui avait paru le portrait craché de sa mère, alors qu’il peinait à y retrouver ses propres traits. (…) Pour lui, cette physionomie sombre et solaire à la fois était le fruit de l’implacable volonté d’Alba et de son caractère dont il avait découvert la part terrifiante : elle avait réussi à nier l’amour de Wolfgang. »

Outre qu’elle est l’instrument d’un châtiment préparé de longue main, l’emprise que Wolfgang se ménage sur le jeune garçon a peut-être aussi une autre visée : effacer du visage de l’enfant les traits de sa mère en imprimant dans son regard une aimable image de lui-même.     Cependant, la motivation principale est la vengeance :

« (…) le seul sentiment qui puisse dominer votre vie au point que celle-ci n’ait plus de sens en dehors de celui-là, au point que toutes vos actions et toutes vos pensées soient dictées par ce sentiment. » 

De toutes nos passions, la vengeance seule peut durer aussi longtemps qu’une vie.Elle est, écrit très justement Vincent Engel, « la volonté désespérée d’abolir le passé, d’annuler ce qui avait eu lieu, ou du moins lui substituer un acte aussi violent qui rétablirait l’équilibre ».

Spéculaire et donc narcissique dans la mesure où le vengeur instaure une relation duelle où il reproduit en miroir ce que l’autre est censé lui avoir fait subir, la violence vengeresse est aussi profondément érotisée. C’est manifeste dans le cas d’Atanasio : il est  hanté par la scène violente et humiliante de sa première expérience sexuelle, son souvenir traumatique imprègne ses jouissances les plus sadiques. La dimension érotique de la vengeance en est à la fois l’adjuvant le plus capiteux et la limite la plus déceptive : elle ne survit pas à son assouvissement. Wolfgang alias Hans en fait l’amère expérience :

« Alba était morte. La nouvelle avait stupéfié Hans et l’avait laissé accablé. Il avait cherché à se ressaisir, à se moquer de lui : n’était-ce pas ce qu’il avait cherché toutes ces années durant ? La vengeance ! Elle était venue, cette heure à laquelle sa vie avait tenu, autour de laquelle toutes ses pensées, tous ses gestes s’étaient organisés. Regrettait-il de n’avoir pas été l’artisan de cette mort ? Non. Elle le laissait comme veuf de sa haine, de sa rage. Avait-il espéré nourrir ses dernières années du dépit d’une femme défaite, solitaire dans son palais, ressassant ses échecs et redoutant le coup fatal venu d’outre-tombe la punir de ses fautes ? Sans doute oui, quelque chose de cette sorte. Un dessein qui aurait reculé de quelques années l’impression de vacuité absolue dans laquelle il se retrouvait. »

Cet écueil, don Carlo a trouvé le moyen de le contourner. Tout à son idée fixe de punir ceux qui lui ont fait tort, le prince a compris que la jouissance de la vengeance est davantage dans le chemin tortueux qui y mène que dans sa réalisation : il ne faut donc pas en hâter le terme :

« Contrairement à lui (Wolfgang), Giancarlo n’aimait pas tant la résolution de la vengeance que sa construction. Celle-ci ne procurait qu’un long et savoureux frisson, une excitation continue comme dans l’étreinte la montée vers la jouissance ; on se vengeait comme on aimait, on caressait son projet comme la peau de sa maîtresse, on sophistiquait son plan comme on découvrait de nouvelles sources de plaisir. Mais, après la jouissance, une fois vengé, on ne se retrouvait pas, essoufflé, au côté d’un être aimé et nu, mais debout, solitaire et vêtu de deuil, devant un cadavre. Le deuil que l’on portait était celui-là même de sa vengeance, de ce qui avait aidé à vivre. »

Don Carlo a donc choisi de mourir avant ce « sombre orgasme ». Cela en fait le plus pervers des trois personnages criminels du roman : son seul plaisir est de faire souffrir ceux que sa haine désigne et dont il guide les pas vers un dénouement tragique dont ils ignorent tout de la part qu’ils y ont prises eux-mêmes. Sa mort ne marque pas le terme de son projet criminel mais constitue au contraire le point de départ de son exécution concrète. En la personne d’Atanasio, il s’est choisi un exécuteur, un ange exterminateur. En guidant son éducation, don Carlo s’est assigné un seul but : transformer Atanasio en un bourreau insensible, dépourvu de tout attachement. L’aliénation du jeune homme est profonde : il a parfaitement la possibilité de refuser la mission qui lui est confiée ; il l’accepte pourtant sans la moindre hésitation.

Vincent Engel m’a confié que l’une des scènes les plus démoniaques du roman s’inspirait de pratiques réelles d’éducation des jeunes SS. Ceux-ci se voyaient offrir un chien qu’ils étaient chargés de dresser. À la première incartade de l’animal devenu leur meilleur compagnon, ils avaient ordre de l’abattre. Cette anecdote, directement transposée dans le roman, illustre de manière éclairante un mécanisme psychologique bien identifié par la psychanalyse : l’incitation au sadisme. Ce n’est pas pour rien que la figure de Iago est abordée avec insistance dans la partie du roman relative à la formation du jeune Atanasio. Comme l’écrit Steven Wainrib, le « couplage Iago-Othello » est un modèle d’induction du sadisme. Iago s’empare du psychisme d’Othello en suscitant et utilisant sa détresse. Don Carlo agit de même : il cultive chez Atanasio l’angoisse concernant son image, sa capacité à être aimé de manière à le placer sous son absolue dépendance en suscitant un sentiment de fidélité aveugle.

En faisant de la vengeance un point central de son roman, Vincent Engel s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont Le comte de Monte-Cristo n’est pas le moindre représentant. Vincent Engel admire Alexandre Dumas ; d’ailleurs, Dantès est directement évoqué à plusieurs reprises dans le roman suivant du cycle.

Tout comme chez Edmond Dantès le désir de vengeance de Malcessati et de Wolfgang von G*** n’a rien d’étonnant : il s’origine dans une atteinte délibérée à leur vie qui ne relève nullement d’un fantasme délirant ou d’une paranoïa quelconque. Ce qui est plus surprenant, c’est la démesure du passage à l’acte qui, particulièrement pour Malcessati, est sans proportion avec l’outrage subi. À l’instar du héros de Dumas, tous les deux souffrent une véritable Passion et reviennent d’entre les morts pour juger les vivants. Chacun est animé d’un sentiment de toute-puissance qui le place au-dessus de l’humaine condition et l’autorise, comme le dieu de l’Ancien Testament, à faire retomber les fautes des pères – ici des mères – sur leurs enfants. Ce qui distingue ces personnages, c’est leur rapport au doute. Wolfgang von G***, comme Dantès, en vient à douter de la légitimité de sa vengeance et de la pertinence d’y avoir assujetti presque toute sa vie d’homme. Don Carlo est effleuré par ce sentiment mais  il s’en est prémuni par avance : un autre exécutera, après sa propre mort, la sentence qu’il a prononcée.

PHIL :

Les deux vengeurs/manipulateurs (Carlo et Wolfgang) sont placés dans une singulière symétrie, chacun formatant avec un cynisme ignoble un disciple enamouré (Atanasio et Raphael) et chacun aboutissant au même carrefour de l’accomplissement, du doute et du renoncement. Reste à voir si la symétrie se poursuivra jusqu’au bout ou si les voies finales empruntées seront contrastées.

Où l’on reparle des champignons

Nos actes sont aussi mystérieux que nos pensées. Leur motivation réelle nous échappe, la raison de leur surgissement soudain nous demeure obscure. Que dire alors de leurs conséquences ? Notre vie est tissée de bifurcations, de ruptures inattendues, de rebonds et sursauts. Face à cette inextricabilité des causes et des conséquences, la métaphore des champignons éclot dès Retour à Montechiarro :

« Des champignons, s’exclame Asmodée Edern, (…) essayez d’en cultiver, vous ne produirez au mieux que d’insipides morceaux de caoutchouc. Il n’est pas possible de prédire avec précision où et quand surgiront les plus savoureuses et les plus rares espèces ! Car ce qui jaillit de terre et dont nous nous délectons – quand c’est comestible – n’est que le stade ultime d’un processus souterrain largement incontrôlable. Le mycélium s’étend, se ramifie, se cherche un autre mycélium. Tout à coup, la rencontre se produit. Si la chaleur et l’humidité idoines s’en mêlent, le fruit bondit de terre en un jet victorieux. On l’attendait ici, il jaillit là ; on le voulait aujourd’hui, il ne viendra que demain. Le champignon est enfant de bohème… Ce mycélium qui s’étend, c’est notre volonté, notre pouvoir ; quand l’union est harmonieuse, quand les forces se complètent, se conjoignent en un pouvoir qui construit, le champignon est succulent ; quand l’un domine l’autre et accapare sa force pour bâtir un pouvoir qui contrôle et domine surgit l’amanite phalloïde ! ».

La rencontre des mycéliums est à l’image de nos destinées : elle relève de lois qu’à défaut de les connaître nous nommons « hasard », « coïncidence » ou encore « providence ». Elle est imprédictible pour la seule raison qu’un certain nombre de ses variables nous resteront toujours inconnues.

Asmodée Edern s’apparente à un ange gardien à la bonté facétieuse : il aime susciter des rencontres et prendre le risque qu’elles ne se produisent pas. Il ne se prétend pas l’incarnation du Bien : il n’est ni Dieu ni l’un de ses saints ; sa spiritualité se passe de religion mais aussi de divinité. La souffrance lui est odieuse comme une obscénité dans laquelle ne gît aucune rédemption. Asmodée ne se résout pas à ce que « l’arbre de nos possibles pousse à l’envers ». Une dimension spinoziste colore sa volonté incessante de susciter les bonnes rencontres et de favoriser chez chacun la capacité à persévérer dans son être le plus authentique : la vie, pour lui, devrait être un déploiement et non un repli progressif. À l’inverse, don Carlo campe sur le versant maléfique de la théorie des mycéliums. Elle fonde sa stratégie du mal. Dans sa lettre cachetée déposée chez le notaire à l’attention d’Atanasio, il écrit :

« Depuis des années, j’ai posé des actes qui sont autant de mycéliums lancés dans l’aléatoire relatif de l’existence. Tu es l’un d’eux. Il y en a d’autres et j’ignore les fruits que produiront vos rencontres futures. Je l’ai voulu ainsi. Ce que je sais : l’introduction de ton mycélium sera déterminante, un puissant automne dans un sous-bois gorgé d’espérance et de désespérance, bientôt couvert de champignons à la comestibilité encore indéterminée. Cela me suffit ; je ne veux plus laisser au réel la chance de me déce­voir. Et pour ce qui est du poison, j’en ai absorbé assez pour me pourrir le corps et m’ôter tout espoir d’échapper à la plus misérable et effroyable fin, dont l’accident qui m’a cloué sur cette chaise et poussé à rédiger ce testament est une péripétie majeure. Je n’ai pas tout laissé entre les seules mains du hasard et c’est la raison de mon autre passion, qui n’a jamais manqué de t’intriguer. Lorsque je t’amenais auprès des enclos où caracolaient mes chevaux. »

La métaphore des mycéliums se conjoint ici à celle des chevaux, la seconde passion de don Carlo. Ce sont des animaux que l’on dresse et dirige. Il présente d’ailleurs les cinq portraits qui accompagnent sa lettre cachetée comme ceux de cinq chevaux que, par-delà sa mort, il fantasme de conduire, comme à la longe, vers le drame final. Revendiquée avec le même entrain par Asmodée Edern et don Carlo, l’image des mycéliums ne serait-elle pas aussi une allégorie de l’ambivalence de toute théorie, que chacun peut tirer à soi selon ses propres visées ?

Tristan et Yseult

Alors que Wolfgang la presse de s’enfuir avec elle, Alba s’interroge :

« Bien sûr, elle aurait voulu comme Wolfgang n’être qu’à deux, affranchis, et à Venise ; mais avait-il songé à Tristan et Yseult, qui se retrouvèrent libres et pour ainsi dire nus dans la forêt après que le roi Marc les eut chassés, et qui finirent par ne plus supporter l’ennui de cette vie qu’ils avaient crue idyllique ? »

La réponse de Wolfgang fuse :

« Tristan et Yseult n’ont pas été à la hauteur de leur amour. »

Ce renversement du mythe de l’amour absolu a de quoi surprendre. Mais, à la vérité, rien dans la vie ne peut être à la hauteur de cet amour. Tristan et Yseult s’aiment, c’est entendu, mais que dire de plus ensuite ? Répéter en boucle, comme le suggère Michel Zink, le mot « amour » ? Dans la vie, nous souffle François Mauriac, « Tristan et Yseult parlent du temps qu’il fait, de la dame qu’ils ont rencontrée le matin, et Yseult s’inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort ». Libre, violente, excessive, passionnée ou désespérée mais sachant au besoin tenir ses émotions à distance, Alba ne veut rien de tout cela : ni l’amour serein de deux amants légitimes ni sa dégradation en un banal adultère. Alba est décidément un personnage complexe. L’évocation d’Yseult m’a immédiatement fait songer, par contraste, à La plage d’Ostende de Jacqueline Harpmann. Son héroïne, Émilienne, décrit ainsi le sortilège de son amour pour Léopold :

« Tristan enchaîne Yseult en apparaissant et la dépossède de soi. Je n’ai rien décidé : une fois vouée, je me suis rendue à l’appel de la vocation, et Léopold n’a pas choisi. Il se serait défendu s’il l’avait pu. »

Alba est à l’extrême opposé de cette attitude. Très tôt, cette dépossession de soi, elle la ressent comme une menace. Plus encore lorsqu’elle se mue en une emprise la conduisant sur la pente du crime. Plus jamais ensuite elle n’aura d’autres amants que de passage.

L’ombre de Tristan et Yseult s’étend à Raphael et Laetitia, tant c’est aussi un philtre d’amour qui semble les avoir précipités dans les bras l’un de l’autre. Hans Kapper n’a rien négligé pour forger les inclinations de Raphael et rendre, le moment venu, l’attrait de Laetitia irrésistible : pendant plus de vingt ans, il a « instillé chez le jeune homme un poison subtil », « l’a à jamais rendu insensible aux beautés septentrionales et asservi, comme le philtre l’avait fait pour Tristan et Yseult, à cette beauté pour laquelle son cœur avait été patiemment façonné ». Ce couple s’oppose trait pour trait à celui, diabolique et éphémère, d’Alba et de Wolfgang.

L’amour et la haine

L’amour et la haine ne sont pas si éloignés qu’ils paraissent, opposés mais contigus. On passe d’autant plus aisément de l’un à l’autre qu’ils obéissent à des lois semblables. Wolfgang von G*** en est la parfaite illustration. Rejeté par sa maîtresse, il transpose dans ses relations avec l’enfant, mais en la renversant, l’asymétrie de ses sentiments amoureux. L’amour que l’enfant lui témoigne devient le support de sa haine :

« Il avait découvert, à travers ces années, que la haine était aussi difficile que l’amour, et aussi dévorante. Mais peut-être aussi nourrissante, capable de combler un homme ou une femme, et de lui faire oublier tout le reste – surtout quand ce reste pesait si peu. Aimer quelqu’un qui ne vous aimait pas ou qui ignorait tout de votre amour était une douleur, une souffrance que l’amoureux transi prenait souvent plaisir à maintenir, car le sentiment sans écho, le don sans réciprocité est préservé de l’usure et de la déception. L’autre demeurait inaccessible, sans doute, mais inaltéré, soumis à l’image que s’en était forgée l’aimant. Dans la haine, Hans avait retrouvé la même alchimie terrible : haïr quelqu’un qui vous aimait, ou quelqu’un qui ignorait tout de votre sombre passion. »

Wolfgang alias Hans traîne aussi avec lui une enfance toxique – meurtre du père légitime, suicide de la mère – dont il espérait guérir dans les bras d’Alba. Ses relations avec elle s’en ressentent : la chaîne rompue de l’amour maternel a contribué à une personnalité inaboutie ivre d’un désir de fusion et de contrôle. Certes, l’élément déclencheur de sa vengeance est la trahison d’Alba mais on subodore que la frustrante impossibilité d’une union totale avec l’autre, que chacun expérimente dans sa vie, ne pouvait chez cet être incomplet mener qu’au langage de la violence.

L’inceste

Depuis les premières pages du cycle, le soupçon d’inceste pèse sur Raphael et Laetitia. Sont-ils demi-frère et demi-sœur ? Nous ne dévoilerons pas ce secret. L’important c’est que tous deux acquièrent en chemin la certitude du lien de sang qui les unit.

Avec des variantes importantes, l’interdit de l’inceste est présent depuis des millénaires dans toutes les cultures et singulièrement dans la culture chrétienne, qui en a élargi le périmètre. Dans ce contexte, Raphael – davantage que Laetitia – affiche une conception très singulière du tabou universel :

« Quels terribles secrets abritent les familles ! Pour autant, cela mo­difiait-il quoi que ce soit à l’amour qui nous liait ? Depuis la naissance de son fils en Toscane, Lætitia savait qu’elle ne pourrait plus enfanter ; et ce qui avait terni notre joie apparaissait désormais comme un signe du destin bénissant notre union. Mais Lætitia partagerait-elle cette vision ou, terrifiée par le poids du tabou majeur, me rejetterait-elle ? »

Subrepticement, Raphael tourne le dos à la condamnation sociale et culturelle de l’inceste pour n’en retenir que les conséquences biologiques : la stérilité supposée de Laetitia bénit leur union.  D’absolu, l’interdit se fait plus relatif.

Il est toujours amusant et instructif de repérer les parallèles entre la fiction et la réalité. À côté d’un bienvenu durcissement de la condamnation de l’inceste, la jurisprudence récente présente elle aussi certains accommodements tout aussi légitimes. Ainsi, en 2017, alors que la loi ne permet pas à deux individus de reconnaître leur enfant s’il est issu d’une relation incestueuse, la Cour d’appel de Caen a refusé de faire disparaître l’un des deux parents de l’acte de naissance d’une petite fille, dont le père et la mère ont découvert après la naissance qu’ils étaient demi-frère et demi-sœur.

Sous le regard d’Antigone

Antigone est citée à huit reprises dans le roman. Chacun connaît ce mythe introduit par Sophocle et le théâtre grec. Antigone est née de l’inceste involontaire entre Œdipe, fils de Laïos, et Jocaste, reine de Thèbes. Elle est donc à la fois fille et sœur d’Œdipe. Elle est aussi la sœur d’Étéocle, Polynice et Ismène, les autres enfants d’Œdipe et de Jocaste.

 À la mort de leurs parents, Etéocle et Polynice se partagent le pouvoir sur Thèbes : ils seront rois à tour de rôle, une année sur deux. Au terme de la première année, Étéocle refuse de céder la place à Polynice, qui déclenche alors la guerre avec le secours d’armées étrangères. Les deux frères s’entretuent et le pouvoir échoit à Créon, oncle d’Antigone. Pour assoir son autorité, Créon ordonne des funérailles grandioses pour Étéocle et refuse toute sépulture au traître Polynice dont la dépouille sera abandonnée aux corbeaux. Antigone ne peut accepter que l’âme de son frère soit condamnée à une errance éternelle. Elle projette d’ensevelir son frère en secret avec l’aide de sa sœur Ismène. Prudente, celle-ci refuse. Antigone agira donc seule. Après une première tentative avortée, Antigone est arrêtée. Créon qui répugne à supplicier sa nièce lui enjoint de renoncer. Antigone s’obstine au nom des lois non écrites qui s’imposent à la conscience de tous. Elle est donc condamnée à mort.

Intransigeante, ivre d’absolu, généreuse et cruelle, fascinée par la mort, Antigone a pu être qualifiée de « diamant noir ». C’est un personnage ambigu. Il n’est donc pas surprenant qu’elle inspire des personnalités aussi différentes qu’Alba et Raphael. Sans doute l’inflexible Alba voit-elle avant tout en Antigone le symbole d’un refus de l’oppression masculine et d’une intransigeance sans partage qui correspond bien à sa personnalité rebelle et parfois capricieuse. On n’est pas étonné que ce soit par la musique de Mendelssohn que Raphael, au naturel plus doux, soit éveillé au mythe d’Antigone. Lui, qu’une éducation largement orientée par Wolfgang incline davantage à la soumission, se dévoile à lui-même lors de l’écoute de cette magnifique musique de scène. Pourtant plus proche de la prudence d’Ismène, il est touché par une forme de révélation qui change peut-être – à l’instar, chez les mycéliums, du plus ou du moins de chaleur à un instant donné – le cours de sa vie :

« Mais il est des circonstances où on ne peut pas être prudent, n’est-ce pas ? Quand je dis que l’on ne peut pas, je pense qu’on a même l’obligation de ne pas l’être. L’imprudence est parfois la seule réponse à l’injustice. »  

Le refus d’Antigone et la révolte camusienne se rejoignent.

La consolation de l’art

Asmodée Edern surgit le plus souvent dans la vie des personnages du cycle à un moment de souffrance, d’équilibre instable, de crise, de doute existentiel, de bifurcation possible vers le Bien ou le Mal. Alors, il emmène le pauvre égaré devant les toiles de Véronèse, Titien ou Tintoret, avec une prédilection pour ce dernier, le plus indépendant et le plus rebelle des trois. Qui, par ses audaces et la sensualité cachée de ses toiles, nous suggère que l’on ne peut pas vivre uniquement de prières et d’élévation ; « il nous faut aussi le contact d’une peau contre la nôtre ».

J’ai toujours, dit Asmodée, « considéré que le spectacle de l’art était le plus puissant des réconforts. L’art se construit souvent sur la souffrance et l’ordure, qu’il distille en beauté. Et notre émotion tient autant dans la splendeur que dans le souvenir de l’horreur ». Dans un monde lacéré de souffrances, l’art témoigne que du pire peut sortir le meilleur. Il nous met aussi subtilement en garde contre les puritanismes et fanatismes de tout ordre. Un autre monde est possible si nous ne renonçons pas à la lutte acharnée pour la beauté.

Conclusions

« Mais la vengeance a-t-elle jamais consolé d’un amour perdu ? » Rarement épigraphe a été mieux choisi : tout le roman en découle et y aboutit. Mené comme un thriller dont le suspense ne faiblit à aucun moment, le roman explore les affres de la vengeance et le mécanisme de l’emprise. L’entrecroisement des destins, le dédoublement des identités et les généalogies tourmentées auraient pu perdre le lecteur. C’était sans compter avec une passion d’enfance de Vincent Engel : le jeu de Lego ! La construction du récit est joyeusement complexe et totalement imparable. Le plaisir de la lecture est constant comme dans les meilleurs Dumas.

PHIL :

Il y a quelque chose de l’effet Rashomon dans ce livre. Comme dans le film de Kurozawa, qui a été précédé par La pierre de lune de Wilkie Collins (pour moi, le plus grand roman romanesque du 19e siècle), nous percevons le récit différemment au gré des angles offerts par les différents protagonistes. Ainsi, auprès de don Carlo, nous percevons Alba comme un monstre, une de ces femmes fatales des films noirs américains. Mais de la découvrir ensuite enfant puis adolescente à Venise chamboule la perspective.

Manipulation et vengeance ! Ces deux thématiques sont si présentes, absorbantes, et si sombres, qu’elles induisent mon bémol à propos de ce 4e volet. À y regarder en surplomb, les autres volets voient la lumière s’infiltrer à travers les ténèbres. Asmodée, Baldassare, Bonifacio, Ulisse, Agnese, etc. déposent des touches de sublime sur la noirceur du monde. Ici… Même les amours de Raphael et Laetitia mettent parfois mal à l’aise…

Mais…

Mon bémol se situe a posteriori de ma lecture du cycle entier et en comparaison des autres pans de l’ensemble. Un hasard a voulu que je lise Le miroir avant les 3 premiers tomes. Ma première lecture (en fin 2022) avait été très positive. Dans un premier article, sommaire, paru en janvier 2023 dans Les belles phrases, j’avais décrypté toutes les lignes de force de l’auteur, perçu, très ému, de nombreuses convergences avec mes prédilections de lecteur, d’auteur :

« Le nombre de pages, les années qui défilent, le titre, les décors (Venise et ses palais déliquescents, ses gondoles et ses ponts, Milan et son opéra, l’Allemagne, les États-Unis, Genève), les thématiques (la vengeance, l’amour passion), l’époque (19e siècle), la bande sonore (Liszt, Schubert, etc.), tout concourt à nous transporter dans un univers d’un autre temps, qui croiserait Balzac et Dumas. Il fallait oser aller à contre-temps tout en échappant aux écueils de l’entreprise, en modernisant l’ensemble en douceur, en privilégiant une grande fluidité de langue et de mouvement. Au large les digressions pesantes et les descriptions trop longues ! Toute la place est offerte aux personnages et aux trames qui les connectent, les décors et les atmosphères sont esquissés à la manière d’un coup de crayon d’Hugo Pratt, un pointillé laissant notre imaginaire compléter le tableau à partir de nos réminiscences de films, de documentaires. »

Ah ! Encore !

Toute l’œuvre de Vincent Engel est peuplée d’échos, de signes. Volontaires et donc conscients pour la très grande majorité, bien sûr. Mais… Vouloir contrôler et créer la magie est peut-être dangereux, elle pourrait quitter les pages et s’insinuer dans la vie. Pour le pire, ou pour le meilleur. Et donc… ? La femme du gondolier Giovanni, qui figure dans le récit l’épouse réelle, la moitié d’un couple qui vivra tranquillement sa vie, hors dérives du rêve, de l’ambition, de la jalousie, etc., et prolonge le contrepoint conjugal du « romansonge » initial, s’appelle Lucia. Comme le personnage qui clôt le 5e tome (publié en 2023), en écho à la compagne actuelle de Vincent Engel, Lucie. Celle-ci lui a ouvert une nouvelle et heureuse tranche de vie, mais… avant 2016, lors de l’écriture du Miroir, il ne la connaissait pas. Prémonition ?

En off, l’auteur, alerté, s’amuse de mon trouble et l’aggrave : il a rencontré sa Lucie après l’écriture d’un ouvrage pour la jeunesse, Et si Lucie…, publié en 2019. Prémonition !

Pour accéder à nos premières investigations sur le « cycle toscan » et sa matrice…

Les quatre premiers épisodes de notre travail en duo sur Vincent Engel se trouvent dans notre revue en ligne Les phrases belges :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/category/les-phrases-belges/

Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin.

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2023 – LECTURES FRAÎCHEUR : MES CACTUS D’HIVER / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Ceux qui me suivent régulièrement savent que je lis tous les P’tits Cactus édités par les Cactus Inébranlable Editions. Voici donc une chronique construite avec ceux que j’ai lus dans la fraîcheur hivernale que j’essaie de vous transmettre avec mes chroniques ! Vous y trouverez Pascal WEBER, François LAURENT et Michel DELHALLE… Que des plumes bien acérées !

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La trahison des limaces

Pascal Weber

Cactus Inébranlable Editions

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J’ai découvert Pascal Weber à la lecture de son précédent opus, La zizanie dans le métronome, dans cette même collection. Son éditeur en disait beaucoup de bien sur la quatrième de couverture et j’ai, moi aussi, bien apprécié ce recueil qui apportait alors un petit air de fraîcheur dans la déjà pléthorique collection des P’tits Cactus. Dans cette nouvelle publication, j’ai retrouvé ce que j’avais aimé dans la précédente : les bons mots, le jeu sur le sens des mots, le détournement des mots et expressions, son regard sur la littérature, notamment les aphorismes, et toute la poésie qui se love au creux de ses aphorismes. Le champ d’inspiration de Pascal est large, il dépasse nettement le champ littéraire et le jeu sur les mots, il s’étend notamment à sa vision du monde et de l’humanité.

J’ai choisi quelques aphorismes pour illustrer mon propos, j’ai tout d’abord bien aimé ce bon mot, non seulement il est drôle mais il comporte une certaine ironie qui m’a fait sourire :  « Pour lutter contre le dérèglement climatique, l’Auteur a décidé de ne plus écrire qu’au 1° degré. » Le clin d’œil politique est bien visible et à peine moqueur. J’ai aussi retenu celui-ci : « Saint Pierre est mort d’un cancer du paradis », ça dépasse le jeu sur les mots, ça invente une situation surréaliste et ça interpelle aussi bien ceux qui croient que ceux qui ne croient pas. Quelques jeux sur les mots m’ont bien amusé : « Et mon recul, c’est du boulet ? aboya la Grossière Bertha », « L’occasion m’est donnée de parler de mon larron ». « Sous les pavés, le baril de pétrole » qui désolera quelques soixante-huitards nostalgiques des plages sous les pavés.

J’ai noté aussi, afin de ne pas les oublier, ces deux aphorismes qui montrent combien Pascal est attaché à ce genre : « Pour traverser mes aphorismes, le port du rêve est obligatoire », la part du rêve dans l’aphorisme est comme celle des anges dans un clavelin de vin jaune : indispensable ; et, je suivrai avec scrupule ses conseils, ou recommandations : « Ne pas écrire le Mauvais Aphorisme, ne pas publier le Mauvais aphorisme, ne pas lire le Mauvais Aphorisme ». Je m’y engage !

Et pour terminer comment ne pas conclure sur une note poétique, Pascal en a glissées quelques-unes dont celle-ci : « Les grains de sable sont des gouttes de pluie auxquelles aucun désert n’a appris à pleurer. » Il a aussi mis en valeur quelques mots rares que je vous laisse le soin de déceler.

Le recueil sur le site de vente en ligne du Cactus

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Guerre contre la bêtise

François Laurent (feu l’Ami Terrien)

Cactus Inébranlable Editions

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Heureux d’accueillir un nouvel arrivant dans l’emblématique collection Les P’tits Cactus des Cactus Inébranlable Editions que je lis assidûment presque depuis sa création, en la personne de François Laurent que l’éditeur présente comme Feu l’Ami Terrien. François est issu de la poésie oratoire, il a longtemps animé la scène du slam à Liège qu’il a délaissée le temps de l’écriture de ce recueil consacré, comme il se doit, à la forme courte à travers la production d’aphorismes. Il puise son inspiration dans la vie quotidienne, les faits de société dans toutes leurs dérives, la philosophie et les religions la vie intime et bien sûr la littérature dans sa forme courte surtout. j’ai choisi quelques exemples pour illustrer cet inventaire :

La vie quotidienne, les petites et les grandes choses qui meublent notre vie et surtout la sienne :

« J’ai fait mes lacets dans les montagnes, maintenant je veux des nappes sur la plage. »

La vie en société, toutes les dérives politiciennes, économiques, sociologiques, … :

« Gouverné par des pieds, on marche sur la tête. »

« Là où ils cassent les prix, la misère recolle les morceaux. »

La philosophie, les religions, l’art de vivre et un zeste de grivoiserie : 

« Même mort, je continuerai à rire. / Le néant m’a toujours chatouillé… »

« Les petits plats font les gros ventres. »

« Les filles du docteur March cherchent un golfeur performant pour cinq trous. »

La vie intime, l’amour, la mort … :

« Elle était le visage même de la maternité depuis qu’elle s’était fait faire un nouveau-né. »

« Femme facile cherche homme facile pour relations compliquées. »

« Jolie institutrice cherche horticulteur vigoureux pour école buissonnière. »

La vie littéraire : jeux de mots, calembours, raccourcis fulgurants, mots d’esprits :

« La nuit est tombée et personne pour la ramasser… »

« Le poète fait des recherches avec la langue dans vos yeux et dans vos oreilles. »

« Ce matin un homme est mort de rire : une blague en pleine tête ».

L’auteur ne manque pas d’humour même s’il traite beaucoup de sujets très sérieux voire graves, il conserve toujours un certain recule avec eux et se réserve régulièrement le droit et le pouvoir d’en rire, une façon de faire la « Guerre contre la bêtise ». Ces aphorismes expriment bien les spécificités de la déclamation poétique sur scène : allitérations, assonances, musicalité et rythme des textes… Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de citer ce dernier aphorisme qui illustre bien ce propos : « Il m’a fait un croche-pied, je suis tombé le nez dans mes notes. La musique m’a rattrapé. » Faites sonner trompettes et buccins et faites entrer les aphorismes !

Le recueil sur le site de vente en ligne du Cactus Inébranlable

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Le tour du monde en 80 jours ouvrables

Michel Delhalle

Cactus Inébranlable Éditions

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Comme l’écrit son préfacier, Denis Colette, Michel Delhalle est un passionné d’aphorismes, il les cueille comme un Bourguignon cueille des escargots au printemps, les collectionne et les recopie comme un moine bénédictin dans son scriptorium. Il a ainsi compilé environ deux mille aphorismes dans « Belgique, terre d’aphorismes », une véritable anthologie des aphorismes belges publiée chez ce même éditeur grand spécialiste de la forme ultra courte.

Dans le présent recueil, Michel propose les derniers produits qu’il a cueillis et, comme les ramasseurs de champignons, il a de nombreuses variétés dans son panier. J’ai essayé de les classer comme j’ai pu, à ma façon, car tous les aphorismes sont différents et possèdent chacun leurs qualités et spécificités. Néanmoins, je les ai regroupés pour faciliter la lecture de cet échantillon et la rendre la moins fastidieuses possible.

En premier lieu, j’ai noté des mots d’esprit comme ceux-ci :

« Il a échoué à l’examen d’entrée et n’a jamais trouvé la sortie. »

« Pour être à la page il faut vivre entre les lignes. »

« La spiritualité représente la lingerie fine de la philosophie. »

Puis, des jeux sur le sens des mots :

« La vérité fait des faux. »

« La fille qui se déshabille se dérobe. »

« Quand la rime est riche le poète gagne sa vie. »

J’ai aussi relevé que Michel avait une véritable passion pour les aphorismes qu’il évoque souvent dans ce recueil :

« L’aphorisme est l’oxygène de l’esprit frappeur. »

« Usez de l’aphorisme comme d’un apéritif ! »

« Les aphorismes représentent l’aristocratie des formes brèves. »

Il aime aussi à évoquer la poésie et les poètes :

« Ton souvenir se perd dans la chanson du vent. »

« La prose c’est la poésie qui fait l’école buissonnière. »

L’humour, noir, absurde, grivois et autrement encore fait elle aussi partie des flèches qu’il décoche avec adresse :

« Quand mon piano est content il remue la queue. »

« Personne ne recherche la peine perdue. »

Je conclus mon échantillon par ces deux aphorismes que j’ai particulièrement appréciés. Celui concernant les esclaves est à lui seul un exposé sur l’esclavagisme, s’il n’était pas si tragique il serait particulièrement drôle. L’autre, c’est juste pour me faire plaisir et narguer un peu nos amis qui nous ont quittés si peu élégamment et qui trichent si impunément quand ils essaient de nous battre sur les terrains de rugby :

« Le courrier a été affranchi avant l’esclave. »

« Dieu a créé les Anglais pour emmerder les Français. »

Le recueil sur le site de vente en ligne du Cactus Inébranlable

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L’offre d’abonnement aux P’tits Cactus : 95 € pour 12 ouvrages

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LES POÈTES SONT DES MONSTRES de CHRISTIAN BOBIN (Les Lettres vives) / Une lecture d’ÉRIC ALLARD

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« L’amour partage un privilège avec Dieu, c’est de ne pas exister – ce qui ne l’empêche pas d’agir. Si une fleur ignorée de tous vibre aux coups donnés par l’air bleu, c’est l’univers entier qui résonne. Il n’y pas de « nouvelles façons d’aimer ». Tragique, fantaisiste, insaisissable et gratuit, l’amour est éternellement neuf. »

Voici l’incipit de ce beau texte de Christian Bobin, qui s’y souvient de sa chère Anna Akhmatova, disparue en mars 1966 à Moscou, de « son nez en escalier brisé », de la lumière émanant de ses mains, de ses châles noirs, de sa vie d’impératrice dont les poèmes faisaient trembler rien moins que Staline.

« Staline a toujours craint Anna Akhmatova. Il met son fils aux fers, un parmi des millions dans la fournaise. Elle, il ne la touche pas. (…) Elle continuera d’écrire sur les noces de la douleur et de l’amour. Les poètes sont des monstres d’aimer la vie qui les brise. Même leurs malédictions sont plus belles que nos sourires. »

Mais la première occurrence de la locution « Les poètes sont des monstres » se fait quelques phrases avant, à l’occasion de la description de la bouilloire d’Anna.

« Les poètes sont des monstres. Ils n’aiment pas vos machines. Ils ne les aimeront jamais. […] Ils aiment trop la vie pour prétendre « l’augmenter » ».

Ce court mais dense texte est aussi le lieu littéraire pour Bobin de réaffirmer la puissance du poète et la force du poème, avec des arguments convaincants, d’autant qu’ils touchent plus à l’âme qu’à la raison, et des phrases qui sont des enchantements, loin, très loin de l’image que le poète du Creusot véhicule parfois encore…  

Christian BOBIN, Les poètes sont des monstres, Les Lettres vives, 64 p., 14 €.

Le site des Editions Les Lettres vives

À lire : Bobin, malgré tout, un article de Roger-Yves Roche sur le site d’En attendant Nadeau

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