DEUX HOMMES ET UNE ARMOIRE de ROMAN POLANSKI

Deux hommes et une armoire est sans doute le plus connu et récompensé des courts-métrages que Roman Polanski a réalisés avant de tourner son premier long métrage, Le couteau dans l’eau, en 1962, le seul long d’ailleurs à avoir été tourné dans sa langue natale.

Le film est tourné en trois semaines à Sopot, une station balnéaire près de Gdansk et Polanski vise un prix au festival du court-métrage expérimental de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958 (Roman a 25 ans) où il obtiendra la Médaille de Bronze.
Ce film sera le premier d’une collaboration artistique avec le pianiste et compositeur de jazz polonais, Krzysztof Komeda. 

wardrobe2.jpg

Lire l’analyse du film par Alexandre Tylski sur le site concacré à Polanski

LE FILM 

c01-Deux-Hommes-et-une-Armoire3.jpg

17021.jpg

Les génériques des films de POLANSKI

(dont une collaboration avec Jean-Michel Folon pour le méconnu Quoi? en 1972)

La chanson du Couteau dans l’eau 

Le film de Polanski / Yves Simon

s_15794rg_fsa_roman_polanski.jpg

ROMAN POLANSKI, Le SITE 

LA PERTE

18072007154924.jpgQuand on possède beaucoup de maisons, il ne faut pas s’étonner qu’on perde une porte. D’autant plus quand on voyage beaucoup en l’emportant dans ses bagages. Et puis allez savoir où on l’a laissée, dans quel hall d’hôtel, dans quelle remorque de véhicule, sur quel parking désert ? Les portes ne se retrouvent pas d’un quart de tour de loquet magique. Il faut fouiller dans sa mémoire, parfois jusque dans l’enfance, au moment où on regarde par la boîte aux lettres et où l’amour des portes vous prend pour ne plus vous lâcher. Une porte, c’est beau, c’est attaché à un lieu, une habitation ; si on l’aime, forcément, on va vouloir l’extraire de son contexte, l’arrachement sera douloureux mais le plaisir de la possession est à ce prix. Si on est doué de ses dix doigts et muni d’un bon tournevis, on peut réussir l’opération sans douleur de dos: ni la porte ni son encadrement ne souffriront. Puis on emporte la porte avec soi, elle vit ce qu’une porte ordinaire ne connaîtra jamais, des aventures extraordinaires, faire connaître de telles émotions à une porte n’a pas de prix. J’aime les portes, toutes les portes !

C’est une passion égale à celle qu’éprouve un homme hétérosexuel pour les femmes. Banal, en somme. Evidemment des portes comptent plus que d’autres et ce sont celles-là avec lesquelles on veut partager un bout de chemin, lui faire découvrir d’autres horizons, lui faire goûter à la liberté des portes. Épuiser la relation. C’est beau et grand comme tous les envoûtements. J’ai aimé des portes puis je ne les ai plus aimées, je les ai rendues intactes, ou presque, à leurs résidence propres avec des larmes de portes, de grosses larmes qui perlaient aux trous des serrures quand je les replaçais dans leur encadrement.

Mais celle à laquelle je pense ici, comme vous peut-être, l’Unique porte, je l’ai perdue. Ou elle est partie avec un autre amateur de portes. Je l’ai longtemps cherchée avant de me faire une raison. Où qu’elle parte, on ne se fait pas à la perte d’une porte, d’autant plus quand c’est la première fois que ça vous arrive. Jusque là, c’est vous qui les laissiez, en les ramenant sagement, presque avec des manières, avec l’espèce d’élégance de lourdaud qui vous caractérise. Et puis là, soudain, c’est elle qui vous quitte, ou qui s’arrange pour rester en plan, se faire oublier. Car certes une porte n’est pas munie d’une intelligence indépendante et c’est ça qu’on aime chez les portes, comme chez certains êtres, cette impossibilité à décider et de remettre sa vie entre vos mains jusqu’à sa propre mort s’il le faut. Jusqu’à sa disparition. Cela n’empêche pas la porte d’avoir une intelligence, des chambranles et des charnières, de son bois intérieur – pour les portes traditionnelles -, une intelligence intuitive, on va dire, un peu retorse, mais une intelligence quand même.

Je vous dis tout ça au cas où sur votre route vous retrouveriez une porte esseulée, une porte en dehors de ses gonds, une porte comme une autre mais une porte toute seule, sans espoir d’intégration. Une porte sans résidence fixe. Je vous le demande de tout mon cœur meurtri d’amoureux dépité d’une porte, ramenez-la moi ! En échange je vous donnerai toutes les fenêtres du monde si vous aimez les fenêtres comme moi j’aime les portes. Je vous en prie. 

LA TOURNÉE DES GRANDS LUC

Prénom Luc' T-shirt Homme | Spreadshirt

.

Chaque été, je me prépare à faire la tournée des grands Luc.

J’imagine déjà, à l’issue du voyage, le nombre de selfies à poster sur mes réseaux sociaux préférés et la notoriété que ça me rapportera. Puis je me ravise, je me dis que non de nom, les grands Luc, c’est trop grand, trop vaste, trop intense pour moi. Je dois me préparer psychologiquement, je ne suis pas encore prêt, non. Je remets cela à l’automne, à l’hiver, et je fais dans ma tête la tournée des moyens Jean-Achille, des très moyens Jean-Anatole et des quelconques Jean-Jean. Mais j’entends les voix des grands Anton des très Grands John et des trop grands Björn-Björn me demander la raison de mon omission.

Serais-je raciste, pire antiscandinave ou russophobe, ou inconcevable : non laïque, apolitique ou, pour tout rire, partisan d’une crasse immobilité ? Je crie NOOOON, vous n’avez rien compris !

J’ai juste envie de faire la tournée des petits Pier, des petits Saul et des petits Jack et je dormirai sur la descente de livre,  s’il y en a, ou dans le lit avec la bonne, surtout si elle se prénomme Eva, Edwarda, Evangelina, j’ai depuis toujours un faible pour les prénoms féminins en e & en a.

= = =

L’IMPARFAIT NOUS MÈNE de Philippe LEUCKX (Editions Bleu d’Encre)

leuckx-imparfait.jpgTrouées de mémoire

Philippe Leuckx écrit cette heure entre chien et loup où le temps s’allège, dépose les armes du jour pour lire la paix dans la lenteur des visages,  où ce peu de ciel en nous s’allie à la rumeur de la ville, où le temps prétend à la beauté…

C’est l’heure de la journée où l’enfance pousse ses souvenirs, où, à la faveur du vent du soir, le cœur resserre ses branches

Le corps placé entre jour et nuit est aspiré par le passé où l’imparfait nous mène.

On est en retard sur soi. On y laisse des parts d’ombre.
Il s’agit alors, tel un marin sous la menace du crachin, de mener son embarcation, en se servant de tel mot (qui) lève et sert notre mémoire, sans prêter le flanc au chagrin, sans verser dans le passé. C’est tout un art de l’esquive et de la maîtrise du vent.

De temps à autre, quelque chose échappe, écrit le poète.

Il s’agit tout autant de répondre aux questions que posent l’arbre, le vent au sujet de nos racines propres, de remonter sans s’égarer à la source de son propre sang.

Résultat de recherche d'images pour "philippe leuckx"

À mieux lire notre passé, comprend-on, l’avenir sera plus lisible, on verra mieux le temps qu’il reste comme si le fond de ciel s’aiguisait à force d’être lu. Pour réussir à goûter l’aube sans souci de nuit…

Dans la seconde partie du recueil, le sang court et les poèmes s’allongent, les vers font place à des phrases, la narration s’immisce à la vue des photos à la sépia corrodée d’un vieux grenier. Mais c’est la même langue du souvenir qui est travaillée pour dire la terre des parents, ou par exemple le prosaïsme de « l’incompréhensible bagarre entre deux compères » dans le compartiment d’un train de nuit qui nous rappelle la violence journalière, enfouie…

C’est dans la terre que le narrateur cherche la lumière.

Sur les lieux de l’enfance, le souvenir prend forme humaine et visages familiers.

Alors le monde s’éclaire de ces trouées de mémoire.

Tout reste à vivre, à relire.

Philippe Leuckx parle la langue de la poésie, propre à chacun de nous, à quelque profondeur qu’on l’y a laissée. Il faut savoir y revenir, quitte à abandonner pendant cette plongée le langage parlé, tout fait, celui des actualités et des superficialités du cœur. Si on saisit ce temps, on apprend sur soi, on lit dans son propre cœur comme dans un livre ouvert. De Philippe Leuckx évidemment.  

Éric Allard

Le recueil (56 pages, 10 €) est paru aux éditions Bleu d’encre, dans une nouvelle et maniable édition papier au visuel attrayant.

BLEU D’ENCRE le site

BLEU D’ENCRE sur Facebook

Philippe LEUCKX sur Wikipedia

 

VERS UNE INTERDICTION COMPLÈTE DES MINIONS DES RÉSEAUX SOCIAUX…

 df6d2d751862225aa2051ceef0d2adf7.jpg

 

Un monde virtuel sans Minions, est-ce encore possible?

Contre ce qui s’assimile très fort à une invasion des écrans, de nombreuses associations de défense d’usagers des Réseaux sociaux ont interpellé le Premier Ministre Charles Michel qui, face à la contestation, a promis de prendre dès la rentrée prochaine le problème à bras-le-corps :
« Moi aussi, je souffre beaucoup de l’omniprésence des Minions, je ne les supporte plus du tout ! Il faut avoir le courage de lutter contre cette épidémie et le gouvernement dans son ensemble, dès septembre, se retroussera les manches… Nous irons progressivement pour ne pas heurter les internautes déjà contaminés. Nous procéderons d’abord par quotas et des cellules de soutien psychologique seront mises en place pour venir en aide aux populations fragilisées.

Un numéro vert (ou bleu ou rouge, peu importe) sera ouvert. Mais il ne faut pas se voiler la face, nous allons vers une interdiction totale de cette plaie  pour décembre. Le gouvernement est confiant et moi aussi ! »
Nous avons félicité un Premier Ministre plus déterminé que jamais (d’autant plus que toute l’opposition pour une fois approuve son action) pour cette mesure de salubrité publique avant de lui souhaiter d’heureuses vacances sous un ciel bleu débarrassé de toute minionerie.

 

Lien vers la pétition pour la suppression de tous les Minions

www.jesuispourlegénocideprogrammédetouslesMinionssansexception.com

AMITIÉS GLACIALES

bloc-de-glace-pas-cher.pngJ’ai eu de nombreux amis glaçons mais je connus mes plus longues amitiés avec des blocs de glace. Des blocs de glace bien assis sur leur base. Le temps qu’ils fondent, qu’ils se fassent oublier, des tas d’émotions passaient entre nous. Sans commune mesure avec les amitiés caniculaires faites de sueurs et de chaudes larmes.

L’amitié n’est pas faite pour durer, la plupart du temps on cherche à prolonger ou à trouver en vain la raison d’un coup de cœur amical, bref et intense comme un coup de froid. Cela finit par tourner au vinaigre ou à rancir pour une histoire d’argent, de sexe ou de prestige personnel. Alors, avec un cube ou un bloc de glace, on voit l’amitié bien solide fondre sur pied et disparaître dans le caniveau. On peut l’entreposer au réfrigérateur si l’on veut méditer sur sa décomposition, la laisser en l’état et la faire péricliter en temps voulu. Avec du sel, on prolonge l’agonie. Avec du poivre, on la pimente. Avec de l’alcool, on s’en console.

Comme en amour, il suffit d’essuyer le lieu des effusions ou, s’il fait très chaud, d’attendre que ça sèche. Si on a été minutieux, on peut faire un time-lapse des différents stades de la déconfiture ou un cliché moderne. Cela a un effet revigorant, le selfie, comme le montre la cryothérapie. La glace sur la joue, la glace dans le cou ou dans le cul, ça régénère. Comme vous le sentez, les amitiés glaciales peuvent prendre diverses formes ou, en substance, divers états. Du solide au liquide en s’évaporant parfois par le gazeux, le gros clash bien foireux, une amitié triphasée, électrique, pour tout dire, qui vire au pétage de plombs.

À la fin d’une amitié pour laquelle on s’est mouillé, saigné aux quatre veines ou carrément foutu, on sait qu’il suffit d’un tour dans la glacière pour réaccoucher d’une émolliente amitié qui partira vite en grandes eaux. L’amitié, un bébé banquise ?

LES MALADES ET LES MÉDECINS d’Antonin ARTAUD

MTE1ODA0OTcxNTQ0NDQ2NDc3.jpgLa maladie est un état.
La santé n’en est qu’un autre,
plus moche.
Je veux dire plus lâche et plus mesquin.
Pas de malade qui n’ait grandi.
Pas de bien portant qui n’ait un jour trahi, pour n’avoir pas voulu être malade, comme tels médecins que j’ai subis.
 
J’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer. Car les états de privation de la vie m’ont toujours renseigné beaucoup mieux sur la pléthore de ma puissance que les crédences petites-bourgeoises de :
LA BONNE SANTÉ SUFFIT.
 
Car mon être est beau mais affreux. Et il n’est beau que parce qu’il est affreux.
Affreux, affre, construit d’affreux.
Guérir une maladie est un crime.
C’est écraser la tête d’un môme beaucoup moins chiche que la vie.
Le laid con-sonne. Le beau pourrit.
 
Mais, malade, on n’est pas dopé d’opium, de cocaïne ou de morphine.
Et il faut aimer l’affre
                                 des fièvres,
la jaunisse et sa perfidie
beaucoup plus que toute euphorie.
 
Alors la fièvre,
la fièvre chaude de ma tête,
— car je suis en état de fièvre chaude depuis cinquante ans que je suis en vie, —
me donnera
mon opium,
— cet être, —
celui,
tête chaude que je serai,
opium de la tête aux pieds.
Car,
la cocaïne est un os,
l’héroïne, un sur-homme en os,
 
                            ca i tra la sara
                            ca fena
                            ca i tra la sara
                            ca fa
 
et l’opium est cette cave,
cette momification de sang cave,
cette raclure
de sperme en cave,
cette excrémation d’un vieux môme,
cette désintégration d’un vieux trou,
cette excrémentation d’un môme,
petit môme d’anus enfoui,
dont le nom est :
                         merde,
                         pipi,
con-science des maladies.
 
Et, opium de père en fi,
 
fi donc qui va de père en fils, —
 
il faut qu’il t’en revienne la poudre,
quand tu auras bien souffert sans lit.
 
C’est ainsi que je considère
que c’est à moi,
sempiternel malade,
à guérir tous les médecins,
— nés médecins par insuffisance de maladie, —
et non à des médecins ignorants de mes états affreux de malade,
à m’imposer leur insulinothérapie,
santé
d’un monde
d’avachis.

 
24022_1120544.jpeg Et sur FLORILÈGE

Anthologie
de la Poésie
de langue française
(1300 – 1984)

 

Choix des textes
et conception :
C. Tanguy

MAL’ARIA de Paul VERLAINE

verlaine.pngÊtes-vous comme moi ? — Je déteste les gens qui ne sont pas frileux. Tout en les admirant à genoux, je me sens antipathique à une foule de peintres et de statuaires justement illustres. Les personnes douées de rires violents et de voix énormes me sont antipathiques. En un mot, la santé me déplaît.

J’entends par santé, non cet équilibre merveilleux de l’âme et du corps qui fait les héros de Sophocle, les statues antiques et la morale chrétienne, mais l’horrible rougeur des joues, la joie intempestive, l’épouvantable épaisseur du teint, les mains à fossettes, les pieds larges, et ces chairs grasses dont notre époque me semble abonder plus qu’il n’est séant.

Pour les mêmes motifs j’abhorre la poésie prétendue bien portante. Vous voyez cela d’ici : de belles filles, de beaux garçons, de belles âmes, le tout l’un dans l’autre : mens sana… et puis, comme décor, les bois verts, les prés verts, le ciel bleu, le soleil d’or et les blés blonds… J’abhorre aussi cela. Êtes-vous comme moi ?

Si non, éloignez-vous.

Si oui, parlez-moi d’une après-midi de septembre, chaude et triste, épandant sa jaune mélancolie sur l’apathie fauve d’un paysage languissant de maturité. Parmi ce cadre laissez-moi évoquer la marche lente, recueillie, impériale, d’une convalescente qui a cessé d’être jeune depuis très peu d’années. Ses forces à peine revenues lui permettent néanmoins une courte promenade dans le parc : elle a une robe blanche, de grands yeux gris comme le ciel et cernés comme l’horizon, mais immensément pensifs et surchargés de passion intense.

Cependant elle va, la frêle charmeresse, emportant mon faible cœur et ma pensée évidemment complice dans les plis de son long peignoir, à travers l’odeur des fruits mûrs et des fleurs mourantes. 

product_9782070755875_195x320.jpgextrait de Les Mémoires d’un veuf, 1886

Découvrez Paradis des albatrosL’objectif de cette réserve naturelle lyrique est de mettre en valeur la poésie classique de langue française par des textes soigneusement présentés et une navigation facile et sobre à travers l’équivalent d’un livre de 15000 pages que l’amateur de poésie pourra parcourir.

 

PRÉVISIBLE

88957_300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Deux livres majestueux par l’ampleur de leur récit, les événements qu’ils embrassent, les leçons qu’ils véhiculent. Deux livres qui essaient de nous dire que les catastrophes qui se sont abattues sur l’Europe au milieu du XX° siècle étaient peut-être prévisibles. Deux livres pourtant extrêmement différents : un récit historique, presqu’une biographie d’un personnage central de l’histoire de l’Allemagne anti-nazie et un roman fleuve ancré dans les affres de la guerre civile espagnole. Mais, in fine, deux livres qui brassent les événements qui ont conduit l’Europe dans le plus grand malheur qu’elle a connu depuis son origine, analysant comment deux peuples se sont laissé conduire vers le pire comme s’il était la seule solution possible à ce moment de leur histoire.

 

9782757832226.jpgDANS LA GRANDE NUIT DES TEMPS

Antonio MUNOZ MOLINA (1956 – ….)

En 1936 à New York, Ignacio Abel, brillant architecte madrilène nourri aux sources du Bauhaus, fuit la guerre d’Espagne en acceptant une invitation comme professeur dans un collège et comme architecte pour la construction de la nouvelle bibliothèque de cet établissement. Dans le train qui le conduit vers Rhineberg où est installé ce collège, il se remémore les derniers mois qu’il vient de vivre, l’explosion de son couple, la disparition de sa maîtresse, la guerre qu’il a traversée sans chercher à y prendre part, la liquidation de son ex-professeur d’allemand, la femme qu’il a abandonnée, ses enfants, ses amours, ses amis, sa carrière. Mais il recherche surtout Judith Biely, la maîtresse qui l’a laissé tomber à Madrid avant qu’il quitte son pays pour rejoindre les Etats-Unis, et croit la voir dans toutes les jolies femmes évoquant vaguement sa silhouette.

Dans ce vaste récit, Antonio Munoz Molina propose une intrigue plutôt maigre et franchement banale : les pérégrinations d’un intellectuel délaissant son épouse pour une femme plus jeune qui le laisse en plan parce qu’il ne fait pas un choix clair et définitif, sur fond de situation politique déliquescente conduisant l’Espagne vers la tragique guerre civile de 1936. Une histoire banale mais une construction savante, une suite de tableaux, des morceaux de vie, des bribes de souvenirs, qui reviennent à la mémoire du narrateur comme des associations d’idées laissant le soin au lecteur de replacer les pièces de ce puzzle dans le bon ordre pour reconstituer les aventures de ce trio rituel et les événements qui ont agité l’Espagne à cette époque. Il y a dans la vie de ce couple partant à vau-l’eau qui, de toute façon, ne pouvait plus durer très longtemps car les deux époux venaient de milieux trop différents, comme une parabole de l’Espagne coupée en deux parties trop différentes pour faire une seule nation rassemblant un peuple uni.

99a51d3_molina.jpg

Antonio Munoz Molina

On peut diviser ce livre en deux parties : une première où les tribulations du trio prennent la place principale du récit, en utilisant la situation politique et sociale en Espagne comme toile de fond de cette intrigue, jusqu’au moment ou ce trio explose, le mari quitte son épouse, l’épouse tente de se suicider et la maîtresse délaisse son amant ; et une seconde partie où l’agitation devient de plus en plus belliqueuse entraînant le pays vers une situation de guerre civile qui devient alors le sujet principal du récit. L’auteur promène ainsi son héros sur tous les théâtres de ce conflit protéiforme pour bien faire comprendre au lecteur ce que fut cette guerre imbécile conduite par des incompétents veules et sanguinaires, plus capables de fusiller des citoyens sans défense que d’organiser un semblant d’armée pour combattre le fascisme ; républicains et fascistes se rejoignant dans la même sauvagerie belliqueuse sans espoir de trouver une solution acceptable pour les populations martyrisées.

Une lecture très affûtée des événements, une lucidité jamais prise en défaut par une quelconque pollution politique, un recul toujours suffisant pour interpréter les faits et les comportements avec la plus grande sagacité. Le récit se déroule presque uniquement dans le clan des républicains et donne tort sans réticence aux fascistes mais n’arrive pas à donner raison aux républicains qui ne sont bons qu’à brailler en défilant bruyamment et faire des rodomontades n’impressionnant que les pauvres citadins cherchant seulement à survivre ; miliciens et autres combattants sont tout à fait incapables d’organiser le moindre pouvoir armé pour conduire une véritable lutte contre les forces du mal.

« Je ne crois pas que l’histoire aille dans une direction, ni qu’on puisse construire le paradis sur terre. Et même si c’était possible et que le prix à payer était un grand bain de sang plus la tyrannie, cela me semble trop cher payé ».

C’est aussi une description de l’opposition entre deux Espagne : celle du sud traditionnelle, catholique, conservatrice, attachée aux privilèges anciens, l’Espagne des grands propriétaires aristocratiques et des chefs militaires ; et celle du nord, plus moderne, industrielle, ouvrière, républicaine, ouverte aux idées nouvelles. L’Espagne de la famille de sa femme issue de l’aristocratie contre celle de sa famille disparue : son père mort sur un chantier, sa mère devenue concierge pour payer son éducation. Un raccourci pour expliquer en partie les origines du conflit qui a ensanglanté l’Espagne en 1936.

Et une conclusion acide et désabusée : la révolution ne mènera jamais à rien, la victoire de n’importe lequel des deux camps ne peut que conduire l’Espagne dans le néant, seule une véritable entente politique pourrait réconcilier les deux camps mais les antagonismes sont bien trop forts pour que cela soit possible.

« Chacun justifie comme il peut les comportements dont il a honte. Les seuls qui ne soient pas coupables, ce sont les innocents sacrifiés, et on ne veut pas non plus être l’un d’eux. »

Difficile de parler de chef d’œuvre comme beaucoup l’on fait, du moins dans la traduction française, pour évoquer ce texte long, long, trop long, lent, lent, lourd, l’histoire progresse bien plus lentement que les événements décrits ce qui provoque, pour certains lecteurs, un décalage entre le récit et la réalité historique laissant une partie de l’intensité de celle-ci dans la bataille.

Une certaine emphase, quelques maladresses dans certaines phrases pourtant souvent fort bien construites, effet de la traduction peut-être qui n’a pas toujours lésiné sur l’utilisation des qui, que, qui… et qui a parfois aussi cassé le rythme et la musicalité de certains passages.

Au début, j’ai eu aussi un peu de difficulté à faire la différence entre le narrateur et le héros, j’ai même eu l’impression que le narrateur était le héros et que le roman était écrit à la première personne, il m’a fallu un peu de temps pour mesurer la distance qu’il y avait entre les deux.

Malgré ces petits défauts, c’est tout de même un grand livre, la maestria de l’auteur dans la conduite de son récit est tout à fait remarquable, sa lucidité et son impartialité politique sont impressionnantes mais avec deux cents pages de moins ce serait certainement un chef d’œuvre, à trop vouloir embrasser…

 

product_9782070443307_195x320.jpgHAMMERSTEIN ou L’INTRANSIGEANCE

Hans Magnus ENZENSBERGER (1929 – ….)

« A travers l’histoire de la famille Hammerstein on retrouve et l’on peut montrer, ramassés sur un très petit espace, toutes les contradictions et tous les thèmes décisifs de la catastrophe allemande ». C’est ce qu’Hans Magnus Enzensberger affirme et prouve à travers ce livre magistral, plus qu’une biographie, pas tout à fait un essai, presque de l’histoire mais surtout pas un roman, l’auteur s’en défend, plutôt un récit pour rappeler qui était Kurt von Hammerstein, quel fut le rôle et le sort de sa famille avant et pendant la Deuxième Guerre Mondiale. En tout cas, un effort pour comprendre ce personnage si particulier et la place qu’il a occupée dans les événements qui ont agité cette période funeste de notre histoire.

C’est un ouvrage très documenté, l’auteur a fait des recherches très importantes y compris dans certaines archives russes qui n’ont été accessibles que pendant une courte période en 1989 et a rencontré de nombreux témoins, vivant encore, qui lui ont confié des documents inédits. Ses sources pléthoriques, lui ont permis d’enrichir son livre d’une riche iconographie : nombreuses photos, tableau généalogique, annexes comportant un index et une importante bibliographie.

Pour conduire sa démonstration, Enzensberger a, en dehors de la narration habituelle, eu recours à d’autres processus littéraires : la glose, des réflexions personnelles pour évoquer ce qui ne peut pas être démontré, le « dialogue avec les morts » pour essayer de débusquer la vérité enfouie dans les tréfonds de l’histoire et des documents avérés purement et simplement recopiés dans le texte.

Kurt von Hammerstein est né dans le Mecklembourg, en 1878, dans une vieille famille aristocratique désargentée, il a fréquenté, dès 1888, l’école des cadets de l’armée car son père n’avait pas les moyens de lui en payer une autre. Après avoir épousé une fille d’une famille noble plus fortunée que la sienne, il devint le père de sept enfants dont trois filles qui ont joué un rôle important dans les mouvements communistes et sionistes avant la guerre, pendant peut-être et même après. Il a fait une carrière militaire rapide et brillante avant de parvenir à la fonction la plus importante de l’armée allemande, celle de chef de l’armée de terre, qu’il occupait quand Hitler devint chancelier.

Il vivait sans fortune et même, à certaines époques dans une réelle pauvreté dont sa famille pâtit. Il n’aimait pas la politique et ne voulait pas y être mêlé mais les événements l’ont contraint à prendre des décisions qui n’auraient pas dû relever du pouvoir militaire. Il était l’homme de Kurt von Schleicher, ministre des armées rapidement éliminé par Hitler, avec lequel il avait partagé une bonne partie de son parcours militaire.

hans-magnus-enzensberger_HZrKE_800.jpg

Hans Magnus Enzensberger

Stratège talentueux, visionnaire génial, il avait horreur du travail inutile, de la paperasserie, « Il était génial, futé, nonchalant y compris dans son allure, très critique, facilement pessimiste (flemmard)… » Il aurait même précisé : « Celui qui est intelligent et en même temps paresseux se qualifie pour les hautes tâches de commandement, car il apportera la clarté intellectuelle et la force nerveuse de prendre les décisions difficiles ».

Il avait horreur d’Hitler et de sa bande de sicaires, il n’a pas voulu collaborer avec le nouveau chancelier demandant rapidement sa mise à la retraite mais il est toujours resté très présent dans la vie politique allemande à travers son engagement dans l’opposition aux nazis. Il devait succéder à Hitler après la conjuration de juillet 1944, le cancer lui évita de connaître le désastre de cette conjuration, l’emportant dès avril 1943. Mais la famille, toujours déterminée dans l’opposition au nazisme, poursuivit son œuvre, on connait bien l’engagement des filles, autant que le permet la connaissance de l’action souterraine dans laquelle elles sont toujours restées, mais on connait moins la participation des fils à la conjuration contre Hitler. On sait seulement que Ludwig y participa et que les trois frères durent vivre dans la clandestinité pour échapper à la mort. La famille est restée toujours très digne et discrète dans l’action comme dans le deuil, « Ils ont simplement fait ce qu’ils devaient faire ».

L’histoire de cette famille énigmatique, atypique, résolue, déterminée, inaccessible à la peur (« la peur n’est pas une vision du monde », affirma Kurt von Hammerstein en quittant ses fonctions pour ne pas cautionner l’action d’Hitler) est une excellente façon d’aborder l’histoire de l’Allemagne en marche vers son grand désastre. Dans la République de Weimar, en pleine déliquescence, l’Allemagne n’avait plus qu’une alternative : le bolchévisme pur et dur ou le national socialisme, avec la guerre civile pour seule porte de sortie possible. Hammerstein a refusé de lancer l’armée dans la bataille pour ne pas provoquer la guerre civile, laissant la porte ouverte à Hitler qui n’a pas mis longtemps pour se faufiler dans l’espace ainsi libéré. Il pensait que l’armée n’était pas suffisamment fiable, qu’Hitler disposait d’un fort appui populaire même s’il semblait plus fort en discours qu’en action. Il était aussi convaincu que les pays de l’Ouest n’avait pas su négocier avec l’Allemagne pour éviter qu’elle se jette trop facilement dans les bras des soviétiques avec lesquels elle a collaboré très étroitement pour reconstruire une armée efficace. « Qu’est-ce que vous croyez qu’il se passait en Allemagne, à l’époque ! La politique intérieure n’était qu’un tas de ruines ! De sales affaires de politique partisane ! Crimes et bêtises ! Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais fait tirer sur les nazis dès août 1932 ! » Encore une citation à méditer…

Dans ce texte, Hans Magnus Enzensberger semble vouloir attirer l’attention des gouvernants et des peuples sur les erreurs qui ont été commises entre 1920 et 1940 afin qu’ils ne les reproduisent pas, certains passages de son livre, sortis de leur contexte, pourraient très bien illustrer notre actualité politique, économique et sociale. Avons-nous bien entendu ce message ? J’en doute …

La responsabilité du peuple allemand n’est nullement esquivée par Hans Magnus Enzensberger qui relaie Hammerstein dans sa critique : « Puisque le troupeau de moutons que sont les Allemands a élu un tel Führer, qu’ils le paient jusqu’au bout ». Et l’auteur d‘ajouter : « Il ne fallait pas épargner cette expérience aux Allemands, sinon jamais ils ne deviendraient moins bêtes ».

Voilà des éléments qui me permettent de progresser vers la réponse à cette question qui m’obsède depuis si longtemps, mais il faut se méfier, c’est quoi la vérité ? L’auteur pose cette question car la vérité sur cette période nous ne la connaîtrons jamais, nous devrons éternellement évoquer le désastre et l’horreur sans réellement savoir qui a fait réellement quoi.

hammerstein-001.jpg?w=620&q=85&auto=format&sharp=10&s=2cffc63a4db9cc8ec09d13b5cda30072

Kurt von Hammerstein avec Hitler