SPIROU ET FANTASIO (3/3) par ARNAUD DE LA CROIX et PHILIPPE REMY-WILKIN

TROISIÈME ÉPISODE : ALBUMS 13 à 19

 

ALBUM 13 : Le Voyageur du Mésozoïque (1960)

Couv_32854.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudCette fois, Franquin, qu’il s’agisse des mots ou des images, atteint une sorte de perfection : une stylisation absolue qu’il ne dépassera plus, sinon en tentant de s’auto-plagier. Alors, devant ce niveau-limite, le lecteur, ou le « critique », responsable, comme le dit Maurice Blanchot, d’une « lecture écrite », reste sans voix. Que dire ici, sinon que Spielberg, dans ce long-métrage somme toute moyennement réussi qui s’intitule Jurassic Park, en 1993, ne fera que démarquer cette histoire… Et, une fois atteinte la « note bleue », que reste-t-il finalement à ajouter ?

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilSpielberg d’après Crichton, qui reprenait Conan Doyle et son Monde perdu… que pourrait avoir lu Franquin ? Il a surtout visionné King Kong, qui lui inspire l’attaque des avions contre le (gentil) monstre. Eh bien, je ne suis pas aussi emballé par ce récit, la représentation graphique du dinosaure louvoyant vers la lecture pour tout petits.

 

ALBUM 14 : Le Prisonnier du Bouddha (1960)
spirouetfantasio14eo.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudUn scénario joliment ficelé, sur fond de guerre froide, par Greg. Le père d’Achille Talon nous gratifie au passage du discours peut-être le plus faramineux du maire de Champignac (« Et je suis heureux d’être aujourd’hui présent parmi vous, parmi toutes ces magnifiques bêtes à cornes à la tête desquelles Monsieur le Préfet me fait l’honneur de s’asseoir… »). Jidéhem, quant à lui, a fignolé les véhicules jusqu’au dernier boulon. Cependant, je me prends à regretter les scénarios et dialogues improvisés à mesure par Franquin, qui lui permettaient de laisser libre cours à sa fantaisie. Laquelle me semble, ici, un peu, hum, bridée.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilElargissons un instant à la série pour insister sur un aspect décapant : le nombre d’inventions ou de scènes qui touchent au fantasme, bouleversent ad vitam l’imaginaire. Arnaud évoquait il y a quelques paragraphes le fantacopère et voici venir, avant la zorglonde, le… G.A.G. ( !), appareil qui soulève… (entre autres astuces !) et projette au cœur de séquences fabuleuses dans la vallée des Sept Bouddhas (le passage du pont, le combat jubilatoire avec les soldats chinois). Peut-on lire un pastiche des Dupondt avec les paires d’espions russes et british ?

Elargissons plus encore. Spirou, Tintin et la crème des Bob et Bobette (avant l’industrialisation de la série), Bob Morane, Blake et Mortimer, autant de grenades incendiaires pour dégoupiller les imaginaires des jeunes lecteurs. Cette manne céleste a-t-elle à voir avec le fait que notre plat pays est moins avide de grande culture (nous n’avons jamais eu les cohortes de philosophes qui ont nourri la pensée française), récoltons-nous les fruits indirects d’un excès de modestie/déficit d’ambition qui permet l’éclosion de la truculence, de la péripétie, la folie narrative la plus débridée ?

 

ALBUMS 15 et 16 : ZZ TOP !

Spirou&Fantasio15ZcommeZorglubC_15102003.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudZ comme Zorglub (1961) et L’Ombre du Z (1962) composent un diptyque de 128 pages contant l’ascension et la chute de Zorglub, reflet inversé du comte de Champignac, exactement comme Zantafio (qui réapparaît ici brièvement) constituait le jumeau négatif de Fantasio. Le rythme enlevé du récit, les dialogues d’une grande drôlerie, tout ici est réussi. Une longue séquence, en particulier, force mon admiration : la découverte des habitants de Champignac statufiés sous l’effet de la zorglonde, séquence ouvrant un deuxième volume dont la chute, elle, est un peu précipitée (mais elle trouvera un long épilogue dans Panade à Champignac en 1969). Un sommet.

spiroucouv16.jpg

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilUn diptyque aux allures d’œuvre-maîtresse, comme le furent ceux d’Hergé (Les 7 Boules de Cristal/Le Temple du Soleil, Le Secret de la Licorne/Le Trésor de Rackham le Rouge) ou de Jacobs (L’Espadon et surtout Le Mystère de la Grande Pyramide) ? Oui et non. Autrement, disons. Dans un registre plus léger. Pour le meilleur et pour le… rire. La rivalité des deux génies scientifiques m’apparaît comme une version burlesque du binôme Professeur X/Magneto des comics américains (saga mythique des X-Men). Des scènes m’ont tué enfant : Fantasio et la voiture sans pilote, la transformation en zorglhomme, la ruée vers les tubes de dentifrice, etc. Enfin, léger… On encaisse une satire métaphorique du consumérisme et de l’ultra-capitalisme prédateur et manipulateur pressurant les foules comme des citrons.

On notera l’allusion, étrange, au veuvage (supposé) du comte de Champignac (« Du temps de ma femme… ») et la juxtaposition des deux plus grands méchants de la série, Zantafio venant faire de son nez et de son Z dans le deuxième volet, qui nous ramène en Palombie.

 

ALBUM 17 : Spirou et les hommes-bulles (1964)

Couv_18743.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud : Deux épisodes d’une trentaine de pages chacun, essentiellement concoctés par Roba (Franquin, à l’époque, est pour le moins épuisé, ayant un temps mené de front Spirou et Gaston dans le journal de Spirou, et la série Modeste & Pompon dans l’hebdomadaire concurrent, Tintin). Roba est un grand dessinateur, sous-évalué à cause du succès écrasant de sa création familialiste et passablement gentillette, Boule & Bill. Il n’en reste pas moins que, face au diptyque des albums consacrés à Zorglub, celui-ci fait figure d’ouvrage mineur. Avec cependant quelques moments extraordinaires, telle la séquence finale de la poursuite dans la foire : ne boudons pas notre plaisir.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilLe règne du fantasme encore ! Avec cette ville sous-marine aux allures d’Eden, débarrassée du bruit, de la pollution, de la foule. Ou ces sous-marins/armures qui transforment les héros en (quasi) poissons. Avec Franquin, au gré des épisodes, on vole dans les airs ou sous la mer, on réalise mille prouesses vertigineuses grâce à la queue du marsupilami ou à des engins futuristes.

Deuxième récit : Les Petits Formats. A-t-on réduit Fantasio aux dimensions d’une poupée ?

 

ALBUM 18 : QRN sur Bretzelburg (1966)

Couv_18744.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud : J’ai eu, il y a quelques années, la chance d’assister à une remarquable conférence de François Schuiten au sujet de cet album, qu’il décrivait à juste titre comme une odyssée de la communication (et de l’incommunication), déclenchée par le fait que le Marsupilami avait avalé un transistor émetteur-récepteur. Franquin dira de l’album que c’était son préféré. Il en a pourtant interrompu la prépublication durant un an et trois mois (de la fin décembre 1961 à la mi-avril 1963), atteint par la dépression. Schuiten conseillait de lire la version intégrale, publiée par Dupuis en 1987 : elle n’est pas facile à dénicher et mériterait une réédition. Franquin, désobéissant régulièrement au scénariste Greg, y donne libre cours à sa fantaisie, si bien qu’il a dépassé le nombre de pages initialement prévu. Il s’agit sans doute de son chef-d’œuvre. « Zi fous foulez MANCHER, il faut BARLER !! »

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilCas ! J’ai détesté, enfant. Et je comprends enfin pourquoi grâce à Arnaud ! Le récit a subi mille avatars, paraissant à raison d’une planche + une bande, se réduisant à une bande, revenant à la planche standard, s’interrompant. Je le relis dans sa version complète car je possède les recueils du magazine. Et… ? Je ne retrouve pas la folle innocence, le parfum d’épopée de la grande époque (des Héritiers aux Zorglub). Je perçois qu’il s’est passé quelque chose dans l’air du temps, aux alentours du passage des années 50 aux 60. Qui me semble ne pas trop réussir à ce qui était déjà installé. Restent des gags superbes, notamment le bus à pédale qui s’apparente à la galère de Ben Hur !

 

ALBUM 19 : Panade à Champignac (1969)

SpirouEtFantasio19.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud : Le trait de Franquin, dans cet album, s’est à ce point assoupli et complexifié qu’il en devient, par endroits, disons, maniéré. Panade tourne autour d’une bonne idée (Zorglub retombé en enfance) mais tourne un peu à vide. Par contre, Bravo les Brothers, qui clôt l’album, est un bijou d’humour tendre, où l’univers de Gaston croise celui de Spirou pour un superbe bouquet final. Final ? Pas tout à fait…

 

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilMise en abyme ! Le cycle Spirou, pour Franquin, est achevé depuis un certain temps, il se survit, son énergie créatrice, immense, s’étant tournée vers Gaston. On a donc ici affaire à une hybridation à mi-chemin des deux séries. Qui vaut autrement. On peut aimer et même préférer. On peut même admirer. Car Franquin se réinvente quand Hergé, lassé par Tintin depuis de longues années, n’aura jamais le courage ou l’énergie d’ouvrir un nouveau sillon et se contentera d’assurer (et encore !) durant… des décennies.

220px-FranquinCU1.jpg

 

SPIROU APRES FRANQUIN

9782800103518-couv-M800x1600.jpg

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudPrépublié en 1959 dans Le Parisien libéré, puis en 1971 dans l’hebdomadaire Spirou, paru enfin en album en 1974, scénarisé par Greg et largement dessiné par l’excellent Roba, Tembo tabou (album 24) constitue plutôt une bonne surprise. Si je ne suis pas sensible au trait un peu mou de Fournier, si je respecte mais ne suis pas séduit par les albums de Tome & Janry, Spirou, le journal d’un ingénu, signé Emile Bravo, exploite en 2008 une idée autrefois esquissée par le grand Chaland : Spirou, sous l’Occupation, est groom au Moustic Hotel. Frissons, amourette et vilains nazis : un petit chef-d’œuvre, à lire en écoutant… Charles Trenet.

Couv_244642.jpg

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilComme Arnaud, j’ai lâché sous Fournier, qui tiendra la barre des aventures de Spirou durant une dizaine d’années. Ou, en fait, juste avant, devant l’essoufflement de Franquin (pour la série) ou… tout simplement parce que je vieillissais et passais à des BD plus réalistes comme Black et Mortimer, Alix, les comics américains… L’adolescent part-il en guerre contre l’enfant qu’il a été ?

 

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 1 : les albums 1 à 6

9782800100043_p_3.jpg

 

LIEN VERS L’ÉPISODE 2 : les albums 7 à 12

spirou_t7.jpg

Les Éditions DUPUIS

2.gif

ARNAUD DE LA CROIX sur le site des Éditions RACINE

LETTRES BELGES, le blog de Philippe REMY-WILKIN

 

SPIROU ET FANTASIO (2/3) par ARNAUD DE LA CROIX et PHILIPPE REMY-WILKIN

DEUXIÈME ÉPISODE : ALBUMS 7 à 12

 

ALBUM 7 : Le dictateur et le champignon (1956)

spirou7_14092002.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudOn ne peut pas dire que le scénario soit haletant, pourtant on ne s’ennuie pas une seconde, car Franquin joue de trouvailles incessantes. Le métomol est de celles-là, invention du comte de Champignac qui ramollit tous les métaux, en particulier les armes de poing, substituts incontestables de, eh bien, vous m’avez compris. Tout ceci nous reconduit en Palombie, patrie du marsupilami à la queue préhensile, en compagnie de l’indécollable Seccotine et face à l’indécrottable Zantafio. La case finale résume à elle seule le talent inouï et purement graphique de l’auteur, capable de résumer une histoire en une image.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilUn ami d’Arnaud, lors d’un échange Facebook, comparait les intrusions de Spirou et Tintin dans un pays dominé par une dictature, soulignant que le héros d’Hergé quitte le pays (Bordurie) et le récit sans avoir modifié la situation politique en cours tandis que celui de Franquin a fait tomber le régime palombien. Simple hasard narratif ou distorsion des visions du monde ? Un plus grand cynisme/réalisme d’Hergé ? Un engagement plus spontané et plus clair de Franquin ?

 

ALBUM 8

Couv_32825.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudAvec La Mauvaise tête, réalisé en 1954 et publié en 1956, Franquin se lance résolument en solo. Sur un thème déjà exploité en littérature (Poe, Gogol) et bientôt au cinéma (Hitchcock, Lynch) : le double, thème dont Stevenson avait livré la clef dans un récit cauchemardesque, Dr Jekyll et Mr Hyde. Traité ici sur le mode du « roman policier », comme le dit Fantasio, dont un sosie s’est emparé d’un précieux masque égyptien. La « mauvaise tête » en question est également un masque. Une course-poursuite s’engage, qui nous conduit dans le Midi. Là, Fantasio participe à un Tour de France qui ne dit pas son nom (« le tour est joué », lâche Spirou), ce qui donne lieu à l’une des séquences les plus mouvementées de l’histoire de la bande dessinée, lorsque Fantasio remporte l’étape du jour… en marche arrière. Le monde carnavalesque des masques et du double est bien « le monde à l’envers ». De Zantafio, qui se dissimulait derrière le masque de son cousin, Franquin dira un jour qu’ « il symbolisait le côté moche de Fantasio ». Spirou prend le relais, accroché derrière la voiture du bandit puis escaladant des rochers au péril de sa vie. Si Franquin n’est pas un grand maître du scénario, il possède, bien plus qu’Hergé, l’art du mouvement. Cet album est sans doute, avec QRN, l’un des sommets de la série.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilAprès la grande aventure qui remplit quasi tout l’album, une mini-histoire en deux planches, Touche pas aux rouges-gorges, en dit long sur l’homme Franquin et annonce Gaston (l’image finale ! une bonhomie/paresse humaniste !) ou… Le Nid des marsupilamis. Le marsupilami y défend LA (ou UNE, des oiseaux, un nid, des oisillons) nature contre la prédation (un chat ignoble), préfigurant l’écologie, comme de nombreux détails des aventures de Spirou. Où se posait la question de l’enfermement d’un animal dans un zoo, etc. Franquin montre décidément une empathie profonde pour les laisser-pour compte de l’existence, les autres peuples, les animaux… Et on relira l’ensemble des tomes en s’attardant sur les méprises de ses héros, les excuses qu’ils présentent à des personnages secondaires, la paix des braves conclue avec des adversaires.

 

ALBUM 9

Couv_32853.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudNous voici revenus, dès l’ouverture du Repaire de la murène (1957), dans l’univers de Champignac, son comte dopé aux alcaloïdes et son marsupilami à la queue de huit mètres de long. Cette fois, le mouvement affecte, enfin, le scénario, où les ellipses ne manquent pas. Au plan graphique, Franquin multiplie ces petits personnages et détails marginaux qui composent comme un récit dans le récit et constitueront bientôt sa marque de fabrique. C’est l’époque où le film de Cousteau Le Monde du silence (1956) fascine les foules, et cette histoire, explorant les grands fonds avec virtuosité, montre que la BD n’a rien à envier au cinéma. Une réussite.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhil : Il faut d’ailleurs revenir sur tous les sous-gags, si je puis dire, les multiples interventions, actes ou paroles, de l’écureuil Spip au gré des aventures, dans des coins de cases. Génial ! Avec Franquin, loin, très loin de la ligne claire, il

faut prendre le temps de s’arrêter et de jouir des détails graphiques ou humoristiques.

 

ALBUM 10

Couv_32855.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudUn scénario enlevé par Rosy (le créateur de M. Choc), des décors modernistes soignés par Will (le dessinateur de Tif & Tondu), un trait toujours plus nerveux et quelques bolides rutilants : Les Pirates du silence (1958), c’est un album à la fois irréprochable et mineur.

 

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilMineur ? J’adore l’attaque/cambriolage de la ville futuriste endormie. Ça me rappelle des aventures plus réalistes de Bob Morane et Bernard Prince. Il y a un excellent dosage entre des gags imparables et le souffle d’un beau thriller (soft). Un deuxième récit, plus court, La Quick super, a un délicieux parfum d’énigme policière, avec le vol inexplicable des voitures Quick et le retour réussi d’un vilain. La première case (avenue Vanderkindere, à Uccle, selon un lecteur de la rubrique Facebook Tu es un vrai Ucclois si…) est magnifique. Il y a un côté Breughel chez Franquin, un goût pour des tableaux animés jusqu’au moindre bout d’espace (observer le panneau publicitaire mural ! hilarant !).

 

ALBUM 11 : Le Gorille a bonne mine (1959)

spiroucouv11.jpg 

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaudBien entendu, cette histoire d’une « expédition photographique » en Afrique – contrairement à Tintin, Fantasio est un véritable reporter -, tout ça n’est que prétexte à une défonce menée tambour battant par le marsupilami. Ledit Fantasio se déguise en gorille, et nous sommes bluffés, tout l’album tournant autour de ce que le philosophe Deleuze appelait le « devenir animal ». En complément, un petit bijou passablement déjanté, habité par l’esprit de Gaston (qui fait d’ailleurs deux brèves apparitions), Vacances sans histoires, où Franquin laisse libre cours à son amour de l’époque pour les belles bagnoles. Un an après l’Exposition universelle de Bruxelles, voilà qui restait un thème franchement excitant (Michel Vaillant apparaît dans les pages de l’hebdomadaire Tintin dès 1957). C’est une époque, également, où deux types cohabitent sans crainte du qu’en dira-t-on. Michel et Steve, Spirou et Fantasio, Tintin et Haddock, Blake et Mortimer, Alix et Enak ou Pif et Hercule : ces précurseurs du mariage pour tous ont hanté – ou bercé, c’est selon – notre belle jeunesse.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilMagnifique récit ! Des mannes de cases hantent mon imaginaire. La voiture passant sur un pont… constitué de dos d’hippopotames, le combat du marsu avec le mâle dominant des gorilles, le porteur africain qui tombe d’un pont en conservant la mainmise (et la jambe !) sur l’ensemble de sa charge imperturbablement, etc. Bizarrement, les Noirs, ici, parlent moins bien que précédemment, mais ce n’est qu’un détail car le respect est toujours là : Spirou serre la main d’un gamin déluré ou on admire le porteur au flegme british sidérant. Que dire de la désopilante seconde histoire, courte ? Gaston mais Seccotine et l’éternel féminin, le formidable cheik arabe Ibn-Mah-Zoud, alias « le plus mauvais conducteur du monde » et l’incroyable teuf-teuf à gadgets (très Gaston !) de Fantasio. Un bijou d’une drôlerie qui fleure bon une époque plus insouciante.

 

ALBUM 12 : Le Nid des marsupilamis (1960)

Couv_32824.jpg

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud : En un temps où la télévision et le tourisme de masse étaient encore balbutiants, les conférenciers baroudeurs d’Exploration du monde emmenaient, le temps d’une projection commentée, le public des villes de France et de Belgique francophone aux quatre coins de la planète. Ici, l’exploratrice s’appelle Seccotine. Elle a damé le pion à Spirou et Fantasio et va, lors de sa conférence, se faire voler la vedette par une famille de marsupilamis, qui accaparent d’ailleurs la couverture de l’album. Trois ans avant Les Bijoux de la Castafiore (1963), Franquin a réussi le tour de force d’une non-aventure en huis clos où l’on ne s’ennuie pas une seconde.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhilSeccotine ! Et les propos machos de Fantasio tournés en ridicule ! Mais insistons sur l’humanité et la poésie extraordinaires qui se dégagent de cette non-aventure inspirée, je crois, par la paternité de Franquin. Entre les gags (les malheurs du jaguar et des piranhas, mise en abyme de la prédation !) se faufilent des détails émouvants, comme le fait qu’un des trois bébés marsu soit… noir. Magnifique ! Un album qui peut faire aimer la BD à quelqu’un qui y est réfractaire !

NB : Jidéhem à l’appui pour le deuxième récit, La Foire aux gangsters, une aventure sympathique où les lectrices craqueront devant le colosse Bertrand, membre d’un gang, qui pouponne le bébé ravi avec une délicatesse… de fée du logis.

 

 

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGPS Réaction d’Arnaud à l’épisode 1 :

J’avais fait l’impasse sur deux parmi les tout premiers albums de la série dessinée par Franquin. Mais voilà, Philippe Remy-Wilkin (et Alain van Hille), par leurs réflexions, m’ont donné l’envie d’aller y (re)voir de plus près. Quatre aventures de Spirou… et Fantasio (1950), que j’ai pu dénicher dans une superbe réédition en fac-similé (Dupuis, 2011), constitue une très bonne surprise. L’album a un charme fou : colorié à l’aquarelle, Franquin y dessine avec un dynamisme jubilatoire, visiblement inspiré de son passage par le dessin animé (aux modestes studios belges de la CBA, en 1944). L’ensemble fait irrésistiblement songer, par ses effets visuels, à La Mine d’or de Dick Digger (1949), le premier album de Lucky Luke, petit chef-d’œuvre de Morris. Détails annonciateurs de la suite : quelques affiches facétieuses dans le décor (ah, ce film Tarzan au Pôle Nord) et un singe farceur digne de Bravo les Brothers.

 

Lien vers l’épisode 3: les ALBUMS 13 à 19

SPIROU ET FANTASIO (1/3) par ARNAUD DE LA CROIX et PHILIPPE REMY-WILKIN

PREMIER ÉPISODE : ALBUMS 1 à 6

 

ALBUMS 1 et 2 : Quatre aventures de Spirou et Fantasio et Il y a un sorcier à Champignac

Spirou&Fantasio2bIly_13102003.jpg

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud :

Je me suis mis en tête de relire les Spirou & Fantasio époque Franquin. Le premier qui me semble une véritable réussite, rompant avec l’héritage du grand Jijé pour jeter les bases d’une mythologie personnelle est à mon avis Il y a un sorcier à Champignac. Où l’on découvre l’inénarrable comte, ses champignons miraculeux, son manoir déglingué (une version dézinguée du Moulinsart d’Hergé ?) et son humour à froid. Le sérieux tatillon, procédurier et amphigourique du maire constitue la caricature absolue du « responsable politique », ce personnage ridicule que nous connaissons tous. Par-dessus tout, un soupçon de magie plane sur cet album, à la fois délicieusement daté (1950) et complètement intemporel.

spirouetfantasio01_18732.jpg

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhil :

Où est passée la première salve, le premier tome officiel de la série, qui produisit plus tard des albums de la préhistoire de ladite série (dus au crayon de Rob-Vel, Jijé ou Franquin lui-même), Quatre Aventures de Spirou et Fantasio (1950) ?

Dans ce recueil de 4 courts récits, Spirou et les plans du robot est anecdotique et s’apparente aux vestiges archéologiques délaissés par Arnaud. Mais le combat de boxe avec Poildur, Spirou sur le ring, est une pièce d’anthologie. Quelle vie dans les entraînements, le match, les facéties diverses ! Et quelle humanité, qui laisse filtrer une ouverture sur les difficultés (sociales, psychologiques) de l’existence ! On notera l’apparition hilarante du grand Morris (le créateur de Lucky Lucke) sous les traits du… petit Maurice qui écrase les doigts du sale gamin tricheur. Et le rat sur l’épaule de Poildur !

Spirou fait du cheval est superbe également. Satire du snobisme du milieu équestre. Trait d’une finesse ! Quant à Spirou chez les pygmées, retour au contingent. Sauf qu’on appréciera la différence de traitement des Africains entre Franquin et Hergé. Ici, pas de langage petit nègre, comme on disait. Les Africains parlent comme Spirou et Fantasio, certains émettent des réflexions humoristiques, philosophiques : « Tu ne trouves pas que ce qui est défendu a souvent un certain charme ? ». Ajoutons que le méchant est un Blanc… mais ça, on oublie trop que c’est le cas chez Hergé aussi, pour des raisons différentes. Franquin est spontané et naturellement un chic type qui plonge dans l’empathie vis-à-vis de ses personnages. Hergé a un fond de gravité et d’analyse politique, il condamne donc les méfaits du capitalisme comme il condamnait ceux du communisme.

Dans Il y a un sorcier à Champignac, le deuxième tome de la série et la première histoire courant sur un album complet, me frappe une nouvelle grande différence avec Hergé, l’autre géant de la BD belge. Franquin dévoile le nom du scénariste : Jean Darc (pseudo du frère de Jijé). Il le fera régulièrement, affichant ses collaborateurs au dessin, à l’écriture, à la conception, ce qu’Hergé refusera obstinément. Si Arnaud évoque la comparaison des châteaux de Moulinsart et Champignac, l’installation des Bohémiens à proximité du château ou leur rôle de bouc-émissaire, l’aide que leur apportent les héros rappellent étonnamment divers ingrédients humanistes des Bijoux de la Castafiore.

 

ALBUMS 3 et 4 : Les Chapeaux noirs et Spirou et les Héritiers

Spirou_et_Fantasio_n03.jpg

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud :

Je fais l’impasse sur Les Chapeaux noirs (1952), exercice sympathique mais peu conséquent, vraisemblablement inspiré par le périple de la « bande des trois » (Jijé, Morris, Franquin) en Amérique (1948). Les Héritiers (1952), c’est autre chose. Brodant sur un canevas convenu – le testament de l’oncle qui lègue son héritage au vainqueur d’une série d’épreuves -, cet album permet à Franquin de faire la preuve de son inventivité : on y découvre successivement le double maléfique de Fantasio, son cousin Zantafio, un ingénieux véhicule, le fantacoptère, et surtout, au cœur de la forêt vierge de Palombie, une prodigieuse créature. Le Marsupilami n’a rien à envier au bestiaire disneyen. Franquin s’impose d’ores et déjà comme un « héritier » avec lequel il va falloir compter.

Couv_57481.jpg

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhil :

Les Chapeaux noirs sont en effet un nouvel assemblage hétéroclite de 4 courts récits, avec une singularité : Franquin et Jijé signent en duo !

La nouvelle-titre n’a guère d’envergure mais rappelle l’univers de Lucky Lucke. On ne s’attardera guère à Comme une mouche au plafond (une histoire d’hypnotiseur) mais Mystère à la frontière est une aventure désopilante (l’inspecteur est très drôle) et quelques vignettes de Spirou et les hommes-grenouilles me paraissent garder un charme fou (les calanques de Cassis, la scène mystérieuse dans la grotte).

Quant aux Héritiers… Oui, premier chef-d’œuvre de Franquin ! Le notaire est fabuleux, les gags, le souffle de la grande aventure…

À noter une mise en page différente selon que l’on a affaire à un recueil de nouvelles ou à une grande aventure : les albums 2 et 4 sont organisés en deux colonnes de 4 images, soit 8 par planche. Moins de cases pour un traitement plus soigné, artistique ?

 

ALBUM 5

spirouetfantasiocouv05.jpg

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud :

Je ne m’en étais pas aperçu jusqu’ici : Les Voleurs du Marsupilami (1954) constituent l’exacte continuation de l’album précédent, sans raccroc. Les deux héros, navrés d’avoir confié le prodigieux animal à un zoo, pistent le malheureux jeune homme qui l’a enlevé pour se faire quelques sous. Course-poursuite qui les conduit finalement à s’engager dans un cirque, non sans croiser à nouveau Champignac. Brève rencontre providentielle qui témoigne que l’auteur a de la suite dans les idées. Trouvailles graphiques et scénario pour le moins léger : une transition, pleine de charme.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhil :

Grande aventure et… 8 cases ! Si le canevas est léger, il y a de longues séquences fort marquantes, atmosphériques : la nuit au zoo, la bagarre à la douane, le match de foot, l’inquiétant cirque Zabaglione. Parallèlement à Hergé (encore !), Franquin dote progressivement son héros d’une famille : le marsupilami, le comte de Champignac…

Détails à noter. L’obsession de Franquin pour la lettre Z : avant Zorglub, on avait déjà eu Zantafio et voici Zabaglione. Franquin signale travailler « d’après une idée de Jo Almo ».

 

ALBUM 6

Couv_71555.jpg

220px-Arnaud_de_la_Croix.JPGArnaud :

Par on ne sait quel miracle, pour on ne sait quelle raison, cette fois la sauce a pris : dès les premières pages de La Corne de rhinocéros (1955), la conduite est irréprochable. Le récit s’ouvre par la mise en scène d’un fantasme : que se passe-t-il la nuit dans un supermarché désert ? (Romero réalisera sur base du même fantasme le meilleur film de zombies à ce jour : Dawn of the Dead, en 1978). Là, Spirou et Fantasio rencontrent une créature bien plus surprenante encore que le marsupilami : « Enchantée. On m’appelle Seccotine… Nous sommes confrères depuis peu : je viens d’être engagée au Moustique. »

Rencontre inconcevable chez Hergé, que Franquin bat dès lors d’une longueur d’avance – au moins sur ce coup-là. Au Proche-Orient puis en Afrique, le trio part en quête des plans d’un mystérieux prototype : la Turbotraction est née, véhicule mythique dont les secrets se dissimulent au creux d’une corne de rhinocéros (aphrodisiaque réputé). 230 km/h chrono.

 

3fc32e39-f0c4-473d-8af3-f77a93d77101_original.jpgPhil :

Seccotine ! Les femmes traversent allègrement les pages de Spirou, ce qui est très signifiant pour l’époque, et on se remémorera la jolie épouse de Valentin Mollet, le voleur du marsupilami. Ou, a contrario, la tante et la cousine (horribles mégères !) des Héritiers.

La mise en page se modifie. Plus de variation, avec des 7/9/10 cases. La systématisation est abandonnée progressivement.

 

Lien vers l’épisode 2: les ALBUMS 7 à 12