LA MAISON DU DÉCLIN, essai-balade de DRAZEN KATUNARIC

maison-declin-1c.jpgRéhabiter le monde 

« L’homme décadent ne cesse pas de se demander : pourquoi suis-je né à l’époque où tout se dégrade, s’est déjà dégradé ? »

C’est à partir de cette interrogation que débute le vivifiant essai de l’écrivain croate Drazen Katunaric d’abord publié 1992 à Zagreb.

Si l’homme d’aujourd’hui impute volontiers toute la misère intellectuelle au numérique, en regrettant par exemple l’époque des livres papier, il faut savoir que Victor Hugo dans un chapitre de Notre-Dame de Paris  intitulé Ceci tuera cela représente ce déclin par la face monstrueuse de Quasimodo et accuse les livres imprimés qui ont brutalement supplanté les cathédrales.
Autres temps, autres mœurs, seul demeure l’homme décadent.

Mais ce chapitre hugolien est avant tout, souligne l’auteur, un excellent point de départ pour toute réflexion sur l’architecture et la ville car Hugo considérait l’architecture comme l’art total, le seul moyen d’expression de l’humanité entière. (…) Le livre imprimé est ce ver rongeur de l’édifice qui suce et dévore, rend l’architecture mesquine, pauvre et nulle. (…) L’imprimerie a tué le sacré du livre, sa rareté, son caractère précieux, l’effort de sa fabrication.

Et l’époque où a lieu ce déclin, où la ville change de face, où l’architecture n’est plus l’art collectif qu’il était, c’est, pour le philosophe, la Renaissance. Perte du sentiment divin, profanation du sacré au service du dépouillement, de la démolition, l’architecture, instrumentalisée (à l’égal de l’automobile plus tard), conçue comme moyen et non plus comme but, devenue stricte machine à habiter, va se mettre au service du social et devenir utilitaire dans le même temps où elle va contraindre, avec Adolf Loos, Frank Lloyd Wright, Walter Gropius ou Le Corbusier, l’homme à vivre dans des formes et des matériaux sans âme ni fantaisie. Sans l’idée de Dieu, l’insignifiance des choses devient criante. Et l’architecture qui est rapport au divin, au céleste, déracinée de la terre du passé et sans élévation, perd tout repère. katunaric.jpg  

Katunaric cite aussi Herman Broch pour appuyer sa thèse : Les deux grands moyens rationnels de communication au sein du monde moderne, le langage de la science utilisé dans les mathématiques et le langage de l’argent utilisé dans la comptabilité, ont leur point de départ dans la Renaissance.

C’est aussi l’exil de l’homme moderne qui est questionné, entre regret de la croyance perdue et la difficulté de vivre sans croyance. Depuis la Renaissance l’idée de progrès a remplacé la notion de salut, les sciences et idéologies, la religion.

C’est dans cet ordre d’idée que l’auteur rejette dos à dos capitalisme et communisme (l’ayant vécu dans sa chair, il ne peut s’en faire une idée exotique, de rédemption, et déclare que le marxisme est mort de l’ennui qu’il a suscité) ayant régné de conserve pendant près d’un siècle, comme berceaux de régimes utopiques, donc totalitaristes.

Sont aussi convoqués dans cet ouvrage Dostoïevski et son Palais de Cristal, Bruno Schultz et son Traité des mannequins qui préfigure ou accompagne le devenir-machine de l’homme, et même Bernard-Henry Lévy et son Testament de Dieu (« S’il n’y a plus de péché, c’est l’âme qui est le crime. S’il n’y a plus de rédemption, c’est la vie qui est l’expiation. »).

Katunaric analyse le rapport au temps, à l’histoire, au passé qui définit l’injonction à être moderne. On passe ainsi du Café Apocalypsis au Bar Nihilismus où l’idée de Dieu a été remplacée par l’idée de progrès, de science et de technique qui font office de pensée, de connaissance.

Le progrès étant une décadence, la décadence devient un progrès, dit en substance Jankélévitch en guise de cqfd à cet essai, riche et dense, mené allègrement, somptueusement écrit (comme l’écrit Alain Finkielkraut en quatrième de couverture) et traduit du croate par Gérard Adam, en sollicitant notre intelligence tout en parcourant les allées des anti-lumières qui nous permettent de critiquer l’époque contemporaine avec ses faux-semblants, sa religion du progrès en marche et ses masques de bonheur dans le carnaval qu’est devenu le monde et cela dans l’espoir de le réhabi(li)ter.

Un des derniers chapitres, relatif à Maison de Wittgenstein, dresse un éloge remarquable de l’ornement en architecture (« la seule partie artistique de la maison »).

L’ultime partie du livre nous entraîne à Venise, dans la ville du déclin (que Ruskin date de 1418 avec la disparition de l’architecture gothique) pour une promenade fantomatique où l’art d’un Bellini sauve le narrateur de la tromperie des masques et où le chant d’un gondolier qui s’éloigne le libère de la rumeur du monde trop présente, trop prégnante.

Chez MEO, on trouve du même auteur, un roman, La mendiante, et un recueil de nouvelles, Le baume du tigre.

Éric Allard

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Le livre sur le site des Éditions MEO

 

LA MANIFESTATION LITTÉRAIRE et autres histoires d’écrivains

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La manifestation littéraire

Je sortais de chez moi pour acheter du pain quand je fus embarqué dans une manifestation pour l’égalité d’écriture et la liberté d’édition. Sur les banderoles, on pouvait lire: Plus de publications !, Sous les cahiers, la page ! ou encore Nous sommes tous des auteurs vivants ! C’était en effet des auteurs qui manquaient de reconnaissance et qui marchaient pour en trouver.

Ils marchaient vite et je mis mon pas dans les leurs.

Plus on approchait de la Maison de la Poésie, plus leurs cris étaient puissants, vives leurs revendications. Il régnait un climat de terreur. Sur place, le directeur ne voulut pas accepter de délégation et les poètes énervés comme jamais je n’en avais lu montèrent une potence. Au moment où on lui passait la corde au cou, le directeur cria: Vous serez tous publiés, foi de directeur de Maison de la Poésie.

Enfin, il n’eut pas le temps de terminer sa phrase (je la complète en hommage à sa mémoire puisqu’il m’a semblé de bonne foi) car la trappe de fortune s’ouvrit par erreur sous ses pieds et le directeur stoppa là net une carrière littéraire pourtant prometteuse. Mais une parole (même de poète) est une parole, et non un écrit. C’est ainsi que je revins de la manifestation sans pain mais avec une promesse de publication : ce texte-ci (le premier que je livre).

 

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La chasse aux mots (à V. Nabokov)

Chaque jour, après son petit déjeuner, cet écrivain sort avec un filet fantôme à la chasse aux mots. Chaque vocable est délicatement placé dans une enveloppe de papier glacé avec l’indication de l’endroit et des circonstances où il été capturé. Puis, à la fin de la journée, lors de sa séance au lutrin, il rédige sa page d’écriture. Régulièrement des livres invisibles sont publiés aux éditions de la Chambre obscure que les lecteurs, habitués aux livres trop (pré)visibles, ne parviennent évidemment pas à distinguer.

 

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L’explication

Ce poète composait sans cesse des odes aux étoiles et aux cieux, aux espaces infinis et à la lumière. Un jour, sa compagne qui attendait depuis cinquante ans (au moins) qu’il lui composât un petit poème, un églogue, une épigramme… lui demanda quand ce serait son tour.

Mais sans ta présence ici-bas à mes côtés, lui répondit-il, je n’aurais jamais perçu la beauté du vaste monde.

 

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Les tombes

Cet écrivain enterre ses livres à mesure qu’ils paraissent dans des petites boîtes en fer. Quand une critique est publiée à leur propos, il vient la déposer avec componction sur la tombe à côté des autres. Le vent, la pluie l’en débarrassent vite. Les livres, eux, demeurent intacts et, de plus, ils ne nécessitent pas d’être époussetés ni relus.

 

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L’oubli

Cet écrivain oublie aussitôt la phrase qu’il vient d’écrire. Cet écrivain oublie aussitôt la phrase qu’il vient d’écrire. Cet écrivain oublie aussitôt la phrase qu’il vient d’écrire…

 

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MAMAN SONGE

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Maman ment

Mentalement maman me ment

Si maman me ment je mens à maman

Maman songe au mensonge comme je songe à maman

Si maman ment ment-elle aussi sur ma naissance

Si maman ment suis-je même né suis-je même là

Naître c’est mentir et maman sait que je mens

En mentant je nais différemment de la façon dont je suis né de maman

Si maman ment mon songe dit vrai sur ce que maman sait

Maman se tait tant que je songe au mensonge de maman

Mais après maman mentira-t-elle encore au sujet de mon corps né

Maman sait que je songe au mensonge quand elle le fait

Maman quand elle le fait pense-t-elle à refaire ma naissance de même

Ma maman ment-elle quand elle se dit ma maman

Maman quand elle se tait ment-elle sur son silence

Maman quand elle se sait s’essaie-t-elle au mensonge

L’essai de maman pour me faire réussit de temps à autre

L’essai de maman pour me faire réussir échoue sur la cendre

Quand je suis celui qui sait qu’il est né maman réussit l’essai

Quand je sais celui que je suis maman réussit aussi l’essai

Quand maman sait je suis rassuré sur le fait que je suis né

Quand maman ment je doute à nouveau de mes sens

Maman dans la mer se sale pour que l’eau la laisse sur le sable

Je souffle le silence et la soif qui sauvent de la sécheresse des sons sans sens

Je souffle l’essence et le saumon qui sauvent de la mousse des savons  

Je soulage le sexe des sciences qui souffrent de l’absence de raison

Je change le sexe des souris aux semelles de sauge et de soufre

Je change le chanvre des champs du songe dans la chambre chauve

Je chante dans le safran des saisons des chansons sur le soleil sauf

Je mens à maman quand elle me demande si je vis si je vais si je sais si je sens si je saigne

Je mens mentalement à maman depuis que je suis né sans savoir si je suis sourd ou sans sirène

Maman sent dans son ventre qui je suis avant que je naisse

Maman me sait dans son centre comme à la circonférence de ses sens

Maman signe son cercle avec son sang comme je désigne son sein dans un souffle comme je sarcle son sexe avec mon stipe

Maman saigne et je signe son crime de mon inexistence

Maman saigne et je me signe ainsi soit-il de son existence

Maman sent quand je saigne quand je songe au singe que je suis au singe qu’elle est dans l’espèce de stigmate qui nous place dans l’espace des signes

Maman sent si je nais si je vais si je vis si je sais si je mens si je chie si je pense si je suis si je fuis le fait que maman m’a fait tel que je suis mentant à maman comme à moi-même sur le fruit de mes mensonges sur le fruit de ses entrailles qui poursuit son cycle selon le songe menti de sa maman

 

RÉSONANCES, un recueil collectif réunissant images & textes, aux ÉDITIONS JACQUES FLAMENT

Dans ce recueil collectif, Jacques Flament a rassemblé 149 textes, de 82 auteurs différents, écrits à partir de 25 photographies.

J’y figure avec trois textes ainsi de même que quelques ami(e)s et connaissances: Denys-Louis ColauxCarine-Laure Desguin, Nathalie Delhaye, Lorenzo Cecchi, Martine Rouhart, Michel Thauvoye, Véronique Dubois, Véronique Pollet, Ziska Larouge

Des textes courts, des nouvelles brèves, de la poésie…

À noter aussi que tous les droits iront à l’association MOTS ET MERVEILLES qui lutte contre l’illetrisme.

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Pour commander le livre sur le site des Éditions Jacques Flament

TOUTES LES FEMMES MEURENT POUR UN POÈME de MONTAHA GHARIB

toutes-les-femmes-e1492596009971.jpgLa promesse de l’aube

Le premier poème du recueil s’ouvre un présage, une prédiction faite par une voyante.

Ton destin est prédit

Tes poèmes sont ton seul bagage

Tes peintures ton rivage

La promesse de bonheur est promesse d’aube, de lumière. Alors que la nuit est le lieu de l’insomnie, l’asile de la peine.

Ton visage est pétri de lumière

Les étoiles d’un regard

Nourrissent tes yeux

Le jour s’incarne dans un corps, un visage.13592315_985100261588832_4115430061096756108_n.jpg?oh=47bbf66df8237370cc0f2801690af4c7&oe=59B4785D

Toi, mon aurore

Je t’étreins secrètement dans la pénombre 

Ce qui n’est encore que rêve enténébré, peu à peu, se révèle au jour, réveille des espoirs enfouis.  

Tu fleuris mes espoirs

Tu rafraîchis ma mémoire 

Le passé n’est plus vain, le futur n’est plus voilé, indistinct, muet.

Libéré du souci du temps, des heures, du poids de soi, de notre âme flagellée, le présent roi nous rajeunit de mille ans.

Il défige le temps, rafraîchit la mémoire.

Tout peut s’inverser à nouveau, l’aube engloutir la pénombre…

Le poème, c’est la caresse, l’espoir, la lumière, le lieu où s’engrange, se recueillent ces particules de lumière, ces réserves de mots et de mémoire, ces témoignages où le temps coïncide avec l’espoir.

Il y a du bruit au cœur du silence

Le silence chante

Entre silence (qui) chante et voix (qui) bruisse, dans la joie chaude d’un instant, une caresse qui adoucirait / la dureté de l’éloignement, voici  un recueil où se laisse lire l’agonie de l’attente comme les délivrances du jour.

Avec le poème comme emblème, comme porte-espoir, imprègne-instant, besace et concentré de lumière, on laisse derrière soi la nuit pour aller au-devant du jour, le cœur neuf, rempli d’amour.

Les belles et suggestives illustrations en clair-obscur de Claude Donnay (avec lequel la poétesse libanaise a écrit un précédent recueil, Horizons), accompagnant les poèmes, leur faisant écho, rendent bien compte de l’attente et du mouvement, des soubresauts de l’âme en proie aux affres et bonheurs de l’amour.

Éric Allard

Le livre sur le site de Bleu d’Encre Éditions

VARIATION sur LA DISPARITION de GEORGES PEREC par JACQUES FLAMENT

Variation sur LA DISPARITION

… ou discours sur l’incongru à la façon d’un grand manitou barbu.

A… B… C… D… Abracadabra !

Disparu l’ingrat attribut suivant du canon orthographocommun.

Goujat, malotru, charlatan, sagouin, iroquois, bachi-bouzouk aurait dit Haddock !

Ainsi donc un fringant prof ras du caillou nous proposa, parmi un choix accablant d’importuns fabricants d’originaux bouquins, un training psychicomaso au but humant fagot d’ouvrir nos carafons, chous, citrons ramollis à l’abondant propos dont il avait pour mission l’instruction.

Vint à mon siphon maladif, l’incongru tronçon anthologicoscriptural d’un tordu du bocal au surnom du grand barbu d’Ivry : « La disparition ».

Mais pourquoi donc choisir « La disparition » du grand barbu susdit plutôt qu’un album distinct dans sa filiation ?

Illico « La disparition » participa surtout à assouvir mon plaisir d’affliction vis-à-vis du joug du mot, plaisir pas du tout malsain pour qui, à ma façon, vingt ans durant, accomplit un sport associant boyaux du ciboulot à la raison du plus fou.

Voici donc ma vision du plaisant polar qu’il fit sortir sans tambours ni clairons alors qu’aussi brillant travail commandait à coup sûr glorifications.

Tout à fait clair, tout à fait admis par tout un chacun ainsi qu’un bouquin normal, « La disparition » a pourtant un atout piquant, paradoxal : la proscription, la scotomisation du suc, du corps dudit individu bouquin.

Imaginons-nous un baobab sans tronc, un institut sans savant, un futur poupon sans amnios, un humain sans phallus, un mort sans asticots ? Voilà pourtant collations, confrontations, comparaisons satisfaisants.

Car d’ablation du plus courant attribut du susdit canon, il aura fait son dada, son bourrin poussif tant il fut vrai qu’un ultimatum aussi fou qui aurait dû finir dans un attristant fiasco, fut accompli dans l’affliction mais conduit au summum sans aucun accroc.

Travaillant, s’inscrivant dans un profil contraignant, droit issu d’un ouvroir du nom aujourd’hui connu d’OULIPO, pratiquant assidu du go dont il produisit un discours jouissif, l’ahurissant juif polonais, prit pour parti, proposition constants d’ouvrir, nourrir tout individu d’un propos aux tours mirobolants mais toujours inscrits dans la banalisation du commun. Ainsi introduit, tout quidam, vous, moi, habitants d’Ivry ou d’avilissants pays inconnus sans noms, sortirions ravis du trou banalisant « la disparition » par l’ablation du banal.

Un synopsis du joyau ainsi conçu ? Oui, à coup sûr.

Mais banal, lui aussi : la volatilisation, la disparition d’Anton Voyl, paradoxal individu droit sorti du giron imaginatif du grand barbu.

Mais choisissons plutôt un lingot d’or pur parmi l’alcool du manuscrit total pour saisir la profusion du travail accompli :

Chacun sait qu’un mal sans nom agit à l’insu, chacun sait qu’au grand dam, nous barrant tout parcours, nous condamnant sans fin aux circonvolutions, aux bafouillis, aux oublis, à l’insupport d’un faux savoir où vont s’opacifiant, s’obscurcissant nos cris, nos voix, nos sanglots, nos soupirs, nos souhaits, un mur infranchi nous forclot à jamais.

Ah oui, jouissif, colossal, hallucinant ! disons-nous abasourdis si nous nous livrons un tant soit prou à d’infinis margouillis, patouillis, salmigondis impliquant nos jargons discursifs.

Au final, un roman lipogrammosubtil, hors du commun, loin du courant rapport au nombril autosatisfait, abracadabrant, inouï, au confort scriptural ma foi suffisant, tout à fait ad hoc au rapport grammatical, qui divisa d’obtus criticaillons mais ravit gus, zigotos, cocos, bouffons, individus originaux qui ont la conviction qu’à courir l’incongru on finit par jouir d’un bon cru.

Mais plus fort… pourrait-on, illustrant par là un plaisir ludicomaso tout à fait fou sortir mutations, fluctuations d’aussi puissant travail narratif contraignant ?

Pourquoi pas !

Ainsi pourrait-on bâtir la composition dont tout mot aurait un chic frais, original d’avoir pour trait initial un A ou tout attribut distinct du canon orthographocommun.

 

***

 

ANNE, AMBITIEUSE APHRODITE…

Anne, ambitieuse aphrodite aux atouts anatomiques ambrés, arcboutée aux appliques asiatiques, apostropha Anatole : “Anatole, Anatoool…, accours, amour à Anne !”
Anatole, amoureux ardent, abandonnant “Amphithéâtres assyriens”, admirable abécédaire antique, assez attristé – abandonner aussi ambitieux album artistique apparaîtra assurément abstrus aux amateurs avertis –, accoutumé à aussi appétissant appel, accourut avec ardeur.
Alexandrine, arrogante angora, altesse abyssine aux allures aristocrates, assiste, apeurée aux aventures aquatiques annanatoliennes.
Abracadabrant ! articule Alexandrine abasasourdie.
Assurément ! ….

 

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Jacques Flament 

 

Les Éditions Jacques Flament

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Georges Perec dans La Pléiade

Le Grand palindrome de Georges Perec

MÉMOIRE BLANCHE de PIERRE CORAN

memoire-blanche-1c.jpgPrisons

Après avoir été arrêté pour un meurtre qu’il ne se souvient pas avoir commis, un homme s’évade de la prison où il est détenu, il est recueilli par la petite fille de sa supposée victime. On l’innocente mais il reste prisonnier de la boisson… Cette prison-là, cette culpabilité-là sont plus fortes…

Un roman qui claque, sans un mot de trop, un poil de graisse littéraire. Une littérature à l’os, sans introspection, en phrases brèves. Cette absence de perspective, cette attention portée à  l’instant donnent paradoxalement du relief et de la profondeur au narrateur. 

Celui-ci est subi par les événements qui bouleversent son existence mais qui ne l’affectent pas en apparence. Tout lui est égal, indifférent. Ce qui est rendu par ce que Barthes appelait une écriture blanche, « au je absent à lui-même », celle par exemple du Camus de L’Étranger. Et, ici, tout à fait accordée au propos.

Un double événement lui donnera l’occasion de se sortir de cette réclusion, de cet enfermement en soi. Une femme, Sophie, lui donnera la force ; une autre, Claire, le moyen de s’en sortir.coran_pierre.jpg

Pierre Coran, qui publie depuis 1959, donne ici un livre très personnel. Le narrateur qui tient son journal finit par livrer son prénom, Pierre, et par écrire : « Hier, j’ai raconté mon histoire, sans passion, comme si je révélais l’aventure d’un autre. » De là, on pourra en tirer toutes les conclusions sur le caractère autobiographique du roman qui, de toute manière, demeure une fiction bien menée, une histoire rapportée au présent du subjectif.

Après sa cure, le narrateur ne se fait toutefois pas d’illusion, il ne supprime pas son passé d’un trait tout en se montrant optimiste : « Je ne prétends pas être guéri et me suis fait à l’idée que toute guérison est un leurre (…) Je suis un infirme de l’alcool et le resterai. »

Il y avait le livre de Kessel, Avec les alcooliques anonymes ; il y a aussi ce livre percutant de Coran initialement paru au Seuil en 1997 dans une collection aujourd’hui disparue et que Gérard Adam vient avec bonheur de republier aux Editions MEO.

Précisons encore qu’il ne s’agit pas d’un énième livre sur « le drame de l’alcoolisme »; c’est avant tout un roman, celui d’un homme aux prises avec ses démons et le tourbillon du monde qui prend son destin en main pour affronter le jour d’après en homme libéré.

Eric Allard

Le livre sur le site des Éditions MEO

Pierre CORAN sur le site de l’AEB

 

STREETS (Loufoqueries citadines) d’ÉRIC DEJAEGER

Dejaeger.jpg?height=400&width=265Ville imaginaire

Rue aux Oiseaux, rues aux Fumées, rues aux Volcans, rue aux Anges… Rue des Politiciens, rues aux Ventouses, rue aux Moustiques, rue du Rhume… Ces Streets, au nombre de 99 (comme pour laisser le soin au lecteur de franchir la centaine), qui dessinent une ville inventée et inventive (comme en écho au vers de Soupault cité en exergue) où les noms des rues seraient efficientes, en accord avec ce qu’elles désignent, même si la rue, pour le passant ou l’habitant, tend à corresponde à ce par quoi, par qui elle est nommée. Qui plus est dans une ville moderne de plus en plus fonctionnelle, sans distinction, et laissant peu de place à l’irrationnel, au passé, sans autre orientation, pour situer un endroit, que son nom.

Comme on le sait, Éric Dejaeger varie, dans ses livres, les genres et les humeurs. C’est ici l’œuvre du poète, animé d’une belle intuition et d’une vive sensibilité, le Dejaeger, et pour n’en citer que quelques-uns,  des Contes de la poésie ordinaire ou de ses recueils instantanés.

Et si la poésie qu’Éric ne trouve pas souvent dans les ouvrages prétendument poétiques (où on s’attend justement à en trouver) ressortissait de l’inattendu, surgissait à l’improviste dans des domaines non désignés comme tels, dans le quotidien, par exemple, dans ces moments et saynètes qu’il sait si bien saisir…ric-dejaeger_2_orig.png

Dejaeger rend bien le double aspect de la rue, entre limitation et infini. La rue, forcément bornée, donne à celui qui y pénètre l’idée de l’aventure, il peut se figurer que la rue est infinie, qu’il s’est engagé dans un labyrinthe ou un coupe-gorge, qui le perdra. C’est entre enchantement et appréhension qu’on découvre une nouvelle rue, comme on  parcourt ce recueil, page après page, entre sens du secret et goût du frisson.
La rue, aussi, relie deux endroits de la ville ; elle est jonction, mise en relation de lieux a priori inconciliables ; la rue par essence est poésie.

Au bout du compte, toutes ces rues ne mènent-elles pas à la Porte de l’imaginaire, pour composer une de ces villes invisibles créées par Calvino ?

Dans ces Streets sans interdit, Éric montre que la poésie est dans la ville, au coin de la rue, en miroir de nos attentes et de nos peurs, comme marchepied à nos rêves aussi bien qu’à nos cauchemars.

Signalons encore que la vivifiante couverture et les illustrations sont de Jean-Paul Verstraeten

Éric Allard

 

EXTRAITS :

 

74th street

Prise entre deux feux

venant

de la rue du Conservatisme

& de la rue la Révolution

les citadins

ont depuis longtemps compris

qu’il ne fallait plus passer

par la rue du Centre.

 

99th street

Ils sont quelques-uns

Plongés dans

Des manuscrits enluminés

Des grimoires illuminés

Des parchemins en lambeaux

à arpenter la ville

à la recherche

de la légendaire

& mythique

Rue Sans Nom.

 

Le livre sur le blog des Éditions Gros Textes

Court, toujours!, le blog d’Éric DEJAEGER

 

LA PEUR DES DRAGONS

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J’ai peur des dragons. Depuis que j’ai été brûlé par un dragon au treizième degré quand j’étais petit. Un crachat de lave en fusion, une langue de feu qui m’a léché les jambes jusqu’à mi-cuisses. Mes pieds avaient fondu, mes genoux étaient comme deux balles de ping-pong passées au micro-ondes. Depuis, je marche avec des prothèses.

Dans n’importe quelle situation, je rebondis mieux, mes sauts me portent plus loin que le commun des mortels, et je n’ai plus jamais froid aux pieds. Quand il s’agit de piquer un sprint pour monter dans le bus ou pour offrir des fleurs à une fée passante, je suis champion.

Il faut dire que je l’avais un peu cherché: j’avais tiré sur sa queue, j’avais méchamment tenté d’arracher ses ailes pour en faire des cerfs-volants. On n’est pas sérieux quand on a sept ans !

Faut dire que ce dragon-là, qu’on avait recueilli au bord d’un volcan éteint, avait avalé papa pour son petit déjeuner, laminé maman au lance-flamme pour son quatre heures et extrait ma grande sœur de son bain pour l’envoyer dans les airs si loin qu’on n’a jamais retrouvé tous les morceaux. Depuis, pour racheter mon erreur de jeunesse, dans la perspective d’une réconciliation symbolique, plutôt que de me faire admettre dans le centre fermé le plus proche de chez feu mes parents, je suis devenu expert en dragons.

J’aide à la réintégration des dragons dans les parcs animaliers et les squares. J’anime des ateliers de sensibilisation pour les enfants avec des bébés dragons ; les mômes apprennent à apprivoiser les flammes, à dépasser leur frayeur de la chimère, et à écrire des contes brefs sur les cryptides. Mais je me garde toujours à distance.

Je continue, il me faut le reconnaître, d’éprouver à bientôt soixante balais une peur irraisonnée des dragons. Mon vieux psy qui a enfin réussi à vaincre sa phobie des pompiers et des extincteurs m’a assuré que c’était une question de temps. Ainsi, quand je vais au au restau chinois, je ne  pas à l’aise. Une incontrôlable appréhension s’empare de mon tronc, j’ai des fourmillements dans mes jambes de titane, et je réclame toujours une table éloignée du dragon maison, même s’il est attaché.  

 

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