MARGUERITE YOURCENAR , PREMIÈRE ACADEMICIENNE FRANÇAISE de VÉRONIQUE BERGEN (Lamiroy) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Dans les années septante, alors que j’étais encore écolier, Marguerite Yourcenar était déjà saluée par le Lagarde & Michard comme l’une des quelques femmes-écrivains de l’époque auxquelles était réservé « le privilège d’illustrer plus spécialement la tradition du « roman d’analyse ».  Voyant surtout en elle l’autrice des « Mémoires imaginaires d’Hadrien », les deux compères lui reconnaissaient le talent de s’être coulée dans les pensées de l’empereur romain avec « la plénitude d’un style grave et mesuré ».

En ouvrant ce quarante-deuxième numéro de la remarquable collection L’Article, précédé comme toujours d’un fringant éditorial de Maxime Lamiroy, je me doutais bien que Véronique Bergen ferait un sort à cette réputation empesée d’autrice classique dans laquelle on enferme encore fréquemment Marguerite Yourcenar. Je ne suis pas déçu. Dès les premières pages les choses sont mises au point. Reprenant les propos de Michèle Goslar, biographe de l’écrivaine qu’elle avait interviewée voici quelques années pour Le Carnet et les Instants, Véronique Bergen assène : « Yourcenar n’est pas du tout un auteur classique. […] Elle avait en horreur le roman d’amour à la française et le roman psychologique en général. »

L’origine du malentendu tient sans nul doute à une manière de retrait hautain observé par l’écrivaine à l’endroit des modes et mouvements de son époque. Il ne faut pas chercher dans ses textes le feu d’artifice d’expérimentations verbales d’où jaillirait une écriture dégagée des lois et des normes de la littérature. Quoique servi par un style souverain, son avant-gardisme n’est pas de forme mais de pensée. Et Véronique Bergen de rappeler combien, dans son œuvre comme dans ses engagements militants, Yourcenar a pu se montrer subversive. Sensible avant tout le monde – excepté quelques visionnaires – à toutes les solidarités du vivant et au saccage de la biodiversité, elle a creusé par son verbe « un jeu panthéiste où, de l’humain à l’oiseau, de la montagne aux félins, circule un même souffle, une même force vitale dont l’Anthropocène a hypothéqué l’avenir ». A cette occasion se révèle une autre originalité de son talent : la double focale qui combine exceptionnelle hauteur de vue et plongée dans le dédale des sensations. Ou, pour reprendre les termes de Véronique Bergen, le sortilège « d’une écriture scopique » qui, se tenant sous le signe du « vol de l’aigle » et de « la reptation du serpent », se fait l’instrument d’« une perception à la fois singulière et universelle des phénomènes qui lui permet de préserver le particulier en le dilatant à l’universel ».

Cette alliance d’une vision de loin et d’une vision de près a l’effet quasi-magique de tirer de chaque fait « sa teneur en pensée ». L’impression produite peut être très puissante. Je me souviens encore du choc ressenti à la lecture d’Archives du Nord qui, voici plus de quarante ans, fut ma porte d’entrée dans le monde yourcenarien. L’écrivaine y relate la catastrophe ferroviaire dont l’un de ses aïeux réchappa en s’engouffrant par une brèche hors de son wagon en feu :
« Les fils de la toile d’araignée où nous sommes tous pris sont bien minces : ce dimanche de mai, Michel-Charles (grand-père de l’autrice) faillit perdre, ou se voir épargner, les quarante-quatre ans qui lui restaient à vivre. En même temps, ses trois enfants, et leurs descendants, dont je suis, coururent de fort près la chance qui consiste à ne pas être. […] L’image qui surnage pour moi de ce désastre du temps de Louis-Philippe n’en est pas moins celle d’un garçon de vingt ans fonçant la tête la première à travers une brèche, aveugle et sanglant comme au jour de sa naissance, portant dans ses couilles sa lignée. »

Mais le legs essentiel de cette œuvre qui a emprunté toutes les voies de la littérature – roman, essais, théâtre, mémoires – semble résider, aux yeux de Véronique Bergen dans un pessimisme tout à la fois métaphysique et écologique parent du « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » de Paul Valéry.  Non pas un pessimisme de résignation mais un pessimisme de combat qui nous parle de plus en plus haut et nous incite à agir.

Véronique BERGEN,  Marguerite Yourcenar, Première académicienne française, Lamiroy, coll. « L’article » n°42 – mars 2024, 43 p., 5 €.

L’ouvrage sur le site des Editions Lamiroy

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