2021 – LECTURES ANTIVIRALES : LA BALADE DES MIGRANTS / La chronique de Denis BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Natalia SYLVESTER dans un magnifique roman polyphonique chante la balade des migrants « texmex » qui fuient le Mexique pour se réfugier au Texas et Catherine BAPTISTE dans des vers très élégants chante, elle, celle des migrants qui, quand ils y parviennent, échouent sur nos côtes sans aucune certitude de mieux vivre sur la terre qu’ils veulent adopter que sur celle qu’ils ont quittée. Deux façons très différentes d’écrire mais deux textes de très belle facture pour dire l’un des grands drames de ce millénaire.

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C’était le jour des morts

Natalia Sylvester

L’Aube

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Dans ce texte Natalia Sylvester raconte l’épopée héroïco-mythologique d’une famille mexicaine qui fuit son pays d’origine pour s’installer au Texas où elle espère trouver une vie meilleure à l’abri des gangs qui écument sa campagne originelle. Elle est, elle-même, originaire d’Amérique latine, elle connait donc bien la problématique de la migration et de l’intégration qui s’en suit. Elle structure son histoire en deux épisodes qu’elle raconte concomitamment : le premier commence, en 1981, quand Elda et Omar quittent leur famille respective, celle d’Omar refusant leur mariage, le second débute en 2012 avec le mariage d’Isabel et de Martin l’enfant qu’Elda portait quand ils ont entrepris leur long et périlleux périple vers le nord.

Natalia décrit tous les dangers que le couple et la petite troupe qui les accompagne doivent affronter à travers le désert avant d’atteindre la frontière qu’il faut franchir au risque de sa vie. Malgré quelques aléas inquiétants, Elda et Omar traversent la frontière sans problème mais tombent dans un terrible traquenard au moment où le groupe doit se disperser. Au cours de la dernière nuit qu’ils passent avec les autre migrants, un homme tente de violer Elda sous la menace d’un couteau qu’il laisse choir malencontreusement, sa victime s’en saisit et lui plante dans le flanc occasionnant une blessure fatale. L’enfant de l’agresseur a tout vu, au cours des années qui suivront, vivant dans la même ville qu’eux, il constituera un danger potentiel permanent. Oscar le croisera et essaiera de le protéger en cachant à sa femme cette délicate rencontre à l’origine du funeste événement provoquant sa disparition énigmatique.

Nathalia Sylvester

Quand il épouse Isabel, en 2012 le jour des morts, Martin refuse d’accueillir Omar, son père, qu’il croit mort. Celui-ci s’adresse alors à son épouse en lui livrant des secrets que Martin ne lui a jamais révélés. Commence alors, pour Isabel, une longue période de doute au cours de laquelle elle s’interroge sur l’honnêteté de son mari. Lui cache-t-il quelque chose ou ignore-t-il lui-même ce qu’Omar lui a révélé ? L’arrivée d’Eduardo, neveu d’Omar, qui, à son tour a fui le Mexique, provoque des réactions diverses qui perturbent la famille générant tensions et querelles domestiques néfastes. Omar voudrait expliquer sa disparition à sa famille mais personne n’est prêt à l’écouter, seule Isabel l’entend sous le sceau d’un secret qui pèse lourdement sur son couple, sa famille et son moral.

Cette saga familiale digne d’une épopée mythologique par-dessus la frontière que le Président des Etats-Unis voulait murer, comporte tous les ingrédients de la migration : les dangers de la traversée du désert et de la frontière, l’accueil en terre de migration, l’intégration à une nouvelle culture, l’apprentissage des mœurs des autochtones, les rapports avec ceux restés au pays. Pour mener à bien son récit et surtout son projet sur la description des aléas qui entourent la migration, Natalia utilise différents procédés qui confèrent un caractère plus littéraire à son texte qu’un simple récit. Elle crée deux points de départ pour son intrigue qui consiste en la découverte de la vérité sur la vie d’Omar après sa disparition. Elle construit cette histoire en changeant d’époque et de personnage à chaque chapitre et parfois de point de vue en utilisant un regard extérieur à la scène qu’elle décrit. Ainsi, elle peut raconter le même épisode de plusieurs façons en utilisant des points de vue variés ou en décrivant des ressentis divers selon les personnes qu’elle met en scène. Son récit prend une véritable tournure mythologique quand elle fait revenir un mort pour évoquer des parties de la saga que lui seul peut connaître et brouiller encore plus les relations entre les membres de la famille.

Au-delà de cette description du monde des migrants, ce texte, à mon sens, pose aussi le problème de la vérité : faut-il toujours la rechercher ? Peut-on se contenter de ce que l’on sait pour construire sa vie en couple, en famille, en société ? Est-elle toujours bonne à dire ? Quel sens ont les promesses faites de taire cette fameuse vérité ?

Un grand roman épique, une saga familiale, une étude socio-économique plantée dans l’actualité la plus brûlante, une question philosophique … de très belles heures de lectures dans un texte très structuré.

Le livre sur le site de l’éditeur

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D’arrache-pied, d’arrache-cœur

Catherine Baptiste

Bleu d’Encre

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En des vers très libres, courts, concentrés, condensés, en quelques mots seulement Catherine Baptiste dit, crie plutôt, « Non, je n’ai pas trouvé mieux qu’écrire des poèmes » pour raconter la balade des migrants, ceux qui ont laissé leur cœur sur leur sol natal, ceux qui ont usé leur pieds sur les routes d’un ailleurs meilleur.

« D’arrache-pied, d’arrache-cœur / quitter / mon pays premier / avec pour lambeaux / pour chaire / / un cri poignard / à tous vents »

Il y a un mot, un mot très lourd, trop lourd, dur, trop dur, pour dire ce périple périlleux, cette épopée improbable, ce voyage au maigre espoir mais il est trop violent pour qu’elle l’écrive, alors elle le confie à Sophie Verbeek, l’illustratrice, pour qu’elle le suggère dans sa délicate calligraphie.

« Il y a un mot pour dire cela / Ce périple / d’un point à un autre / d’un inconnu à un autre /d’un devenu inconnu d’où tu pars / vers l’inconnu devenu ton point de chute »

Ecrire des poèmes pour dire que chacun a droit au bonheur dans un monde paisible dont tous pourraient rêver. Ecrire des poèmes pour dire son envie de dévorer la vie, de se défouler pour déverser l’énergie débordante, de partager son empathie qui semble immense.

« et vivre encore / à merveille en chacun de vous / toutes les salves / de la très brûlante poésie des cœurs »

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Catherine Baptiste

Bouffer la vie, la dévorer, trouver sa raison d’être au bout du chemin mais le bout du chemin n’est pas celui dont ils ont rêvé. Ils trouvent souvent une autre misère.

« des caves, des greniers, des puits en clair-obscur / des cages / des chambres closes, des tentes tentées / des jungles, des ghettos, des charniers non vidés »

Mais le tableau est peut-être plus sombre encore car la poétesse n’a pas pu tout dire, les mots sont trop cruels, il y aura un après et encore un autre après, et des autochtones qui ne verront rien, ne voudront rien voir ou hélas verront trop bien ce qu’il ne faudrait pas qu’ils voient.

« Je n’ai pas dit / tout ce que je vais taire / à toi qui répète en si grand / ce que j’ai vécu en tout petit »

En utilisant avec délicatesse et finesse, allitérations et assonances,

 « je le côte, je le côtoie, / je l’os, je l’océan, je le frôle / il m’absorbe, ma joie ne meure »

Catherine conclura cette misérable balade en une ballade, comme une prière, que nous chanterons avec elle à tous ceux qui n’ont rien vu pour avoir la bonne conscience de ne rien faire :

« Et là, que l’humanité se rappelle de moi ? Qu’elle se rappelle de toi et moi / Qu’elle se rappelle à toi et moi / longtemps / souvent ».

Le recueil sur le site de Sophie VERBEEK

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