LES LECTURES D’EDI-PHIL #50 (MARS 2024) – COUP DE PROJO SUR LE MONDE DES LETTRES BELGES

Les lectures d’Édi-Phil

Numéro 50 (mars 2024)

Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

À l’affiche :

cinq romans (Sophie van der Stegen, Frédéric Saenen, Pascal Lorent, Christian Joosten, Véronique Biefnot), une maxi-nouvelle (Caroline Wlomainck), un micro-roman (Marc Meganck), un recueil de nouvelles (Ralph Vendôme) et un autre de poésies (Charline Lmbert), un récit poétique (Erwin Mortier) ; les maisons d’édition (française) Fayard, (belges) Espaces Nord, Ker, Weyrich, F.Deville, Le chat polaire, M.E.O. et Lamiroy.

Rédigeant des analyses détaillées (format long) pour La revue générale, Que faire ? ou Les phrases belges (certaines ayant d’ailleurs débordé vers des essais), des recensions (format moyen) pour Le carnet et les instants, je vais (tenter de) me limiter désormais dans cette mini-revue à des évocations simplifiées (format court ou moyen), parfois sans extrait(s).

(1)

Sophie VAN DER STEGEN, L’envol de Tosca, roman, Ker, Hévillers, 2023, 250 pages.

L’envol de Tosca a décroché le prix du roman noir de la Foire du Livre de Bruxelles 2023, qui a été créé pour mettre en lumière de nouveaux talents. Après lecture, je passe par deux états d’âme contrastés : un très bon choix, car le livre est de grande qualité ; un choix étrange, car il ne s’agit pas d’un roman noir, policier ou thriller.

Le pitch ?

Tel que lu en 4e de couverture ou sur le site des éditions KER :

« Lorsqu’Alina, adolescente désabusée, accepte un petit boulot à l’opéra à l’occasion d’une première de Tosca, elle est loin d’imaginer que cette soirée bouleversera sa vie. Comme par un jeu de dominos, ce même soir, Anita, veuve richissime et solitaire, replonge brutalement dans les brumes d’une passion ancienne. Quant à Hélène, sous-directrice du théâtre et jeune mère au bord du burn-out, elle se trouve contrainte à une enquête qui est bien au-dessus de ses forces.

Pour elles, comme pour Tosca, leurs choix auront des conséquences dramatiques et la liberté se paiera au prix fort.

Trois destins s’entremêlent dans ce roman choral où plane l’ombre de Puccini, compositeur génial et criminel. »

Mes observations

Premier degré

Un livre doit d’abord générer un plaisir simple de lecture, captiver. Contrat rempli. On a affaire à un page-turner mais soft, dirons-nous. Il ne s’agit pas d’un vrai thriller, avec des scènes dramatiques en cascade, des cliffhangers haletants, etc. Non, le ton est feutré, on est surtout dans un roman de mœurs, qui raconte les femmes d’aujourd’hui, saisies à différents âges et différents niveaux sociaux. Mais il y a des accents de thriller ou de policier, avec des éléments de suspense, un peu d’action, des rebondissements, etc.

Somme toute, cet aspect de faux roman policier/faux thriller est mis en abyme dans le roman. La mère d’Alina (dix-huit ans, la plus jeune des trois héroïnes) est policière et s’apprête à refaire sa vie avec un collègue. Ce dernier interviendra à peine dans le récit, comme les jumeaux irlandais maléfiques qui ont naguère traumatisé Alina et vont recroiser sa route. Tous ceux-là restent en coulisses et n’infiltrent l’intrigue qu’avec parcimonie.

Deuxième degré

Un livre, s’il veut impressionner durablement, être de qualité plus profonde donc, doit présenter des personnages intéressants, des contenus qui percutent. C’est le cas. Indubitablement.

Les trajectoires des héroïnes sont habilement esquissées et dépeignent des tranches de vie, des points d’acmé de celles-ci, la difficulté de la connexion à l’autre, de l’adéquation, de la communication. Or mon empathie est court-circuitée et me laisse à distance des trois dames. Ce qui éloigne du roman populaire (attendu d’un roman dit « noir ») et rapproche du roman littéraire. Ces trois femmes ne s’inventent-elles pas leurs misères et leurs soucis, ou du moins n’en grossissent-elles pas outrancièrement le trait ? Ce qui est avéré dans la vie de tous les jours, l’humain étant, paraît-il, dominé par son cerveau reptilien, qui entraverait la relativisation. Si on s’arrache au récit et observe nos héroïnes en surplomb et sans complaisance, que remarque-t-on ? Elles ont des vies bien tranquilles par rapport à la grande majorité des femmes de notre temps et de tous les temps. Alina est une jeune fille qui renonce aux études et se fait entretenir par sa mère ; Anita est une veuve richissime, avec une fille qui l’appelle régulièrement, une domestique prévenante, un chauffeur, etc. ; Hélène a compagnon et bébé, home et boulot haut-de-gamme dans le domaine artistique. Or elles ressentent intensément bien des oppressions, bien des manques à la fois légitimes et dérisoires. Ainsi, Hélène est en burn-out et entrevoit son supérieur Leloup (ce nom !) comme un harceleur qui la méprise, etc., mais, aussi peu sympathique soit ce directeur, ce qui peut lui être reproché est à mille coudées des dossiers d’abus sexuels ou moraux qui défraient tant et tant hélas la chronique.

 Je m’interroge sur les objectifs de l’autrice et crois intuitionner une vison sociologique subtile, loin du binaire. Certes, elle nous place au côté des souffrances de trois femmes, et d’aucunes s’identifieront à telle ou telle, MAIS elle nous laisse surtout percevoir de manière clinique leurs errances, typiques de notre époque. Prenons un instant de la hauteur. Les femmes, après des siècles de marginalisation, ont souhaité s’émanciper, pouvoir faire des études, vivre sans se marier, gérer des métiers à responsabilités, etc. et, là, d’un coup, on aperçoit des femmes au bord de l’abîme malgré tous ces acquis. On en aboutirait à un mal-être ontologique de l’humain, qui cherche à creuser sa tombe, guidé par une pulsion autodestructrice, une insatisfaction endémique.

Le roman de Sophie van der Stegen est-il aussi féministe que décrit à gauche ou à droite dans divers commentaires ? S’en prend-elle tant et tant aux hommes ? Au premier abord, oui. Et François Leloup, les jumeaux irlandais, le jeune mari Cédric ou le mari décédé Gérald paraissent passer à côté des attentes de nos héroïnes ou les tourmenter. Mais, au deuxième… Le policier Micka n’a-t-il pas des allures de protecteur idéal si on lui donne sa chance ? Sergueï, l’amour de jeunesse, d’Anita n’est-il pas un homme émouvant et attachant, un génie qui se sacrifie ? Et Timothée, le jeune pianiste, qui dépasse le cloisonnement social pour s’intéresser à Alina et l’aider de manière désintéressée ?

Et il y a encore la musique, l’opéra et Puccini !

Troisième degré

Pour présenter une dimension littéraire, un livre doit offrir une écriture, une vision du monde, un rapport complexe à soi et à l’hors-soi qui interpelle. Nous avons évoqué la vision supra. Quant à l’écriture… Elle est en général simple et efficace, fluide, au service de la narration, mais Sophie van der Stegen insinue de nombreuses saillies poétiques :

« Rien d’autre ne compte que le ciel, qui semble absorber tout le bleu du monde et former un bouclier contre l’hier. (…) La musique forme un matelas sourd où Hélène finit par sombrer. (…) Un jour ou l’autre, elle rétrécira jusqu’à finir comme un poisson rouge dans son bocal, triste et amnésique. (…) Elle avait l’impression de n’être qu’une étagère d’opinions démodées, où la poussière s’était accumulée. (…) »

Bref, un très bon livre ! Et une nouvelle autrice de talent à suivre ! Comme Catherine Demaiffe, Caroline Wlomainck, etc.

L’autrice ?

Présentée par son éditeur :

« Née à Bruxelles, Sophie van der Stegen a étudié la philologie germanique et l’histoire de l’art à l’ULB. Elle a également appris la musique, le solfège, le piano et la harpe. Aujourd’hui, elle est dramaturge, après avoir travaillé quelques années comme directrice de la Communication et dramaturgie à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Elle a lancé sa propre compagnie de théâtre musical, la Cie Artichoke, avec le rêve d’ouvrir la musique classique à tous les publics. »

Sophie Van der Stegen

NB L’envol de Tosca s’est retrouvé dans mes Tops de l’année 2023 :

. dans Le carnet : 

. dans Les belles phrases :

(2)

Caroline WLOMAINCK, J’oublie tout !, maxi-nouvelle, Lamiroy, Opuscule n° 300, Bruxelles, 2023, 45 pages.

Cette autrice tournaisienne a rapidement creusé son sillon dans nos Lettres, au point d’obtenir l’insigne honneur du numéro 300 de la collection Opuscules. Elle nous revient ici avec un texte aux allures autobiographiques, vu que l’on sait qu’elle a tourné le dos récemment à une longue carrière comme « déléguée médicale pour une firme pharmaceutique », avant de laisser déferler une « écriture cash, clash, réaliste, directe, perturbante et… incisive », pour reprendre les mots de son éditeur.

J’oublie tout ! nous plonge dans les affres d’une jeune femme, d’un couple fort uni qui n’arrive pas à avoir un enfant. Les différentes étapes face à la médecine maladroite ou mutique, les drames de la fausse couche ou du bébé né avec des anomalies présumées, les difficultés de la grossesse, avant, pendant et après. Bref, on est de plain-pied au côté d’une femme dans son aventure la plus intime, exaltante et hardie. Mais on ne se refait pas. Et Caroline Wlomainck de conclure sous la forme d’un mini-thriller horrifique, qui n’épargne personne et retourne le faux conte de Noël.

Humour noir et ravageur !

Voir mon article (enthousiaste !) sur le recueil de nouvelles Incisives, dans Le Carnet :

(3)

Frédéric SAENEN, L’enfance unique, roman, Espaces Nord, Bruxelles, 2022, 170 pages. Réédition d’un livre paru chez Weyrich en 2017 dans la collection Plumes du coq.

170 pages ? Roman ? Disons 148 pages puis un dossier (de Laurence Boudart) sur le livre, l’auteur, suivant les habitudes de la collection patrimoniale, qui tente de recueillir l’or des temps lointains ou proches. Disons une autobiographie partielle, le récit d’une enfance, celle de l’auteur.

Le pitch, tel que livré par l’éditeur ?

« Quand ? Entre 1973 et 1986. Où ? À Grâce-Hollogne. Qui ? Mamy, « Grand-Popa », leur fille Ginette, le petit Frédéric qui vient de lui naître, sans oublier l’inénarrable caniche Boy. Quoi ? Le quotidien, mené au rythme des petites gens qui peuplent l’interminable rue de Ruy ; le quotidien, c’est-à-dire l’éternité, quand on est enfant unique…

Dans un style puissant et vibrant d’émotion, Frédéric Saenen rend hommage à ces figures essentielles que furent ses grands- parents maternels, mais aussi au wallon, cette Langue première qui l’a ouvert au monde. »

L’auteur, d’une rare transparence, au service d’un engagement qui le dépasse, nous assène d’emblée un premier chapitre très court, qui dévoile la substance de l’ouvrage :

« I Les questions

L’ancien monde, c’est le monde en amont ?

L’ancien monde, c’est la Langue première ?

L’ancien monde, c’est l’enfance ?

L’ancien monde, ce sont les racines ? C’est le temps ? »

Avec Frédéric Saenen, qui dirige La revue générale, enseigne à l’université (de Liège) ou réfléchit puissamment sur l’histoire de nos Lettres (étudiant Camille Lemonnier, etc.), on ne s’étonnera pas de s’écarter de l’autobiographie populaire, de voir l’émotion ou l’humour zigzaguer entre des interrogations subtiles, transcendées par une écriture ferme et inventive, une perceptivité intense :

 « L’enfance, ce bruit de fond de toute une vie. C’est un athanor, le passé, où, circulant, tous les fluides reconstituent l’irrigation des heures, du temps qui s’écoule autour de soi, en soi, passe, ponce, sans cesse (…). 

—  L’ancien monde, c’est l’enfance ?

Tu t’en détourneras, tu la délaisseras, tu la trahiras, tu la bafoueras, tu la pleureras, tu la rembarreras, tu la ressusciteras pour aussitôt la retuer, tu y forgeras tes questions et y puiseras tes réponses, tu la laisseras s’éloigner, tu la suivras sans fin des yeux, tu t’en méfieras avant de la désirer à nouveau, tu t’en échapperas, tu n’appelleras qu’elle quand tu penseras qu’elle t’aura abandonné. Tu attendras son retour jusqu’à comprendre que vous ne vous étiez jamais quittés. »

Le lecteur peut plonger dans le livre pour aller à la rencontre du wallon (ses mots et ses implications), croiser la nostalgie des mille et un riens ou des personnes ô signifiantes qui nous ont édifiés, enracinés. Il y a un plaisir pur et dur, pour le gourmet, à embrasser un « dire le monde » tonique, original. Il y aussi et surtout, selon moi, cette leçon philosophique et citoyenne de la franchise et de l’authenticité, dans le dévoilement simple de tout ce que d’aucuns, complexés, taisent, masquent, déforment. Frédéric Saenen (« Petit d’On » dans le texte, formule ô explicite !), lui, dit. L’absence du père, le manque identitaire un temps cherché du côté du jeu, les mille et une inclinations ou phases de l’enfance, la construction en séries télé ou en chanteuses (le fantasme Madonna, etc.).

Au milieu des mannes d’ouvrages dédiés à l’autofiction, de rares perles surnagent, traversées par un supplément d’âme. Espaces Nord en compte au moins deux : le Bubélé (sur une tranche de vie aussi, une enfance « cachée ») d’Adolphe Nysenholc et L’enfance unique de Frédéric Saenen.

(4)

Marc MEGANCK, J’irai tirer sur vos tongs, micro-roman, F. Deville, Bruxelles, 2023, 64 pages.

Le pitch officiel, sur le site de l’éditeur

« La vie de Gino est complètement bouleversée depuis l’arrivée massive de touristes dans « son paradis », un petit village au bord de la mer. C’est autant leur nombre que leur accoutrement qui l’agacent. Par-dessus tout, il a horreur du bruit incessant des tongs qui foulent la plage, la digue, les rues et même le carrelage du seul et unique bistrot du coin, L’Embuscade. C’est là qu’il nourrira ce projet complètement fou : assassiner quelques vacanciers pour créer une psychose et faire fuir le troupeau. »

Mes impressions

Les éditions F.Deville déclinent ici leur collection Œuvres au jaune et démontrent encore un beau suivi éditorial (évoqué naguère lors de la lecture d’un roman de Catherine Demaiffe, dans la collection Œuvres au rouge).

Le texte est écrit de manière simple et confortable, raconté de manière fluide et alerte. Il est bien dans l’air du temps, avec son côté trash/règlement de comptes à la Wlomainck (Incisives, chez Lamiroy). En plus sobre. Et avec une nuance : l’autrice tournaisienne renverse les codes avec des gentils qui trucident les méchants ; Marc Meganck, lui, montre plutôt des personnes a priori ordinaires, bourreaux et victimes, qui symbolisent la participation ou la résistance à la cacophonie, à la laideur, à la médiocrité et au chaos du monde, le point de départ des actions étant légitime mais la touche finale et létale disproportionnée.

Une dimension littéraire de bon aloi parfume l’ensemble. Dès le titre, qui fait écho à un célèbre roman de Boris Vian. Ensuite, fragrances de thriller, humour noir et second degré. Le début du texte est pour ainsi dire une leçon d’écriture et de narration ; il faut lire et relire le premier long paragraphe (17 lignes) :

« Je l’ai suivi le long de la mer pendant un kilomètre, peut-être un peu plus. Il fallait que j’intervienne avant qu’il arrive aux falaises. Agir sur le plat de l’estran, pour me donner un maximum de chances. L’obscurité et le sable mou étaient mes meilleurs alliés. J’évoluais, invisible et silencieux, une cinquantaine de mètres derrière lui. Je n’avais qu’à fixer sa lampe frontale pour ne pas perdre sa trace. (…) Je ne sais pas ce qu’il cherchait. Avait-il perdu quelque chose pendant la journée ? (… ). »

Lecture aisée mais irruption d’un beau mot, d’un effet ; narration qui prend le lecteur illico par la main mais saillies de suspense, de mystère.

 J’ai donc enfin lu Marc Meganck, que j’avais croisé à une foire du livre historique naguère, et ses qualités donnent envie de le retrouver. Je le conseillerais aussi, comme divers auteurs des collections Opuscule et Crépuscule (chez Lamiroy, autre éditeur bruxellois dynamique) à des jeunes (ou moins jeunes) qui auraient perdu l’habitude de la lecture : ce type de textes peut les remettre sur les bons rails.

Pour en savoir plus sur l’auteur et ses autres livres

https://fdeville.com/editionsFdeville/brand/22-meganck-marc

(5)

Pascal LORENT, Retour à Anvie, Weyrich, collection Plumes du coq, Neufchâteau, 2023, 394 pages.

Le pitch officiel, sur le site de l’éditeur

« Pourquoi a-t-on défoncé le crâne du journaliste Philippe Bondieu ? Sur quoi enquêtait-il ? En ce mois d’août caniculaire, l’enquête est confiée à un policier détaché de la capitale, Hugues Ballinger. Solitaire, rigoureux et austère, cet homme dévasté va devoir affronter son passé qui l’engloutit peu à peu. Et pour cela, découvrir les sombres secrets qui étouffent Anvie, une innocente bourgade provinciale. »

Mes impressions

Une rentrée littéraire partagée m’a donné envie (!) d’en savoir plus sur mon collègue, un journaliste du Soir qui publie ici son premier roman. Malgré une réticence de départ : situer l’aventure en France, dans une cité qui n’existe pas, me semble d’un autre temps, quand on n’assumait pas notre belgité. Et surtout chez Weyrich, qui s’échine à faire découvrir nos décors !

Le départ du roman policier semble très classique… à première vue. Un prologue en forme de micro-thriller avec la future victime qui attend un mystérieux visiteur, la violence qui déferle, la mort… Une enquête qui démarre avec l’irruption d’un policier venu d’ailleurs, parachuté, comme dans ces towns de westerns où un marshal débarque au milieu du chaos, se heurte au shérif local acquis à un ranchero puissant, un réseau d’intérêts et connivences…

Pourtant, dès les premières pages, les premières lignes, les premiers mots, le ton détonne. La narration a beau être fluide et agréable, le texte est très écrit, sinon précieux :

« Sa main caressa la forme oblongue (…) La pluie griffait la vitre. (…) Son esprit remontait le fleuve du temps où les souvenirs affleurent parfois de leurs arêtes tranchantes. (…) Il planta son regard dans la nuit, cerf-volant sous les vents des tourments. (…) tout son corps refusait la conversation. »

L’intrigue s’écarte rapidement de la tension et de la nervosité du thriller, l’action cède la place au suspense, à la récolte des indices mais surtout au déploiement d’une mélancolie tragique, d’une émotion. Le lecteur s’attache au policier évidé par la disparition de son épouse, à sa difficulté à tenir debout et à servir un idéal de justice. Il y a beaucoup de poésie et de philosophie dans ce roman policier qui transcende le genre et se donne les moyens d’afficher un relief, une personnalité.

(6)

Christian JOOSTEN, Le roi de la forêt, Weyrich, collection Noir Corbeau, Neufchâteau, 2020, 207 pages.

 Ah, un détail technique. Le roman policier est plutôt court, 175 pages, mais augmenté d’un chapitre extrait d’un autre ouvrage de la collection, ce qui me semble une bonne idée d’accroche (pas répétée, pourtant, d’après d’autres souvenirs de lecture).

Roi de la forêt (Le)

Le pitch, selon l’éditeur ?

« Mystérieux meurtres en Ardenne

Quand, sur les hauteurs de Vresse-sur-Semois, on retrouve à l’aube le cadavre de la femme d’un flic, c’est inévitablement lui le suspect. Quand un squelette vieux de trente ans refait surface, c’est toute une région qui sort de sa torpeur et se rappelle ses pires moments. Quand les rumeurs désignent un coupable, c’est la vie d’un homme que l’on décortique et qu’on offre à la vindicte. Pour se sauver, Guillaume Lavallée n’aura pas d’autre choix que de prouver son innocence. »

Mes impressions

De lire à la suite, ou quasi, Pascal Lorent et Christian Joosten est très éclairant sur les paramètres qui définissent les choix des éditions Weyrich. On a deux récits policiers, qui s’élancent à partir de bases très classiques et captivent rapidement le lecteur, mais… ils sont rangés dans deux collections contrastées. Comme évoqué supra, le premier est sorti du cadre de Noir Corbeau alors que Christian Joosten, à première vue, en assume pleinement le cahier de charges : décors belges et écriture épurée, simple, narration confortable.

À première vue ! Car, au deuxième regard, son livre détonne. Déjà, les décors ardennais se limitent à une esquisse. Surtout, il n’est pas question ici d’un enquêteur qui va à la rencontre d’une série de suspects, collectant des indices, ébauchant une série de réflexions face à une manne de mystères. Certes, les premières pages sont conformes aux attentes du genre : un cadavre, un meurtre, un deuxième corps découvert sous le premier, un lien entre un récit contemporain et un drame remontant à une trentaine d’années, une chasse au tueur en série qui s’ébauche… Bascule ! Rapide. La femme assassinée aujourd’hui est la compagne du héros, de l’enquêteur Guillaume Lavallée, et elle n’offre pas le profil de la jeune beauté enlevée et violée, elle avait la cinquantaine dépassée et fatiguée. Bascule ! Le narrateur est illico impliqué au plus intime dans l’enquête et, du coup, écarté officiellement de celle-ci. Pis encore ou plus surprenant : il se retrouve suspecté, sa moitié l’ayant récemment quitté sans plus donner signe de vie. Et elle était la meilleure amie de la jeune disparue d’il y a trente ans.

Et le récit d’alterner entre passé et présent, de coller le lecteur aux allers et venues du suspect, un homme déraciné, qui s’est toujours perçu en marge, atterri jadis de l’extérieur, dont les liens avec la compagne Françoise étaient à tout le moins particuliers.

La suite ? Lynchage médiatique et populaire, oscillation des collègues, enquête parallèle pour se disculper et trouver le vrai coupable. Sauf que… Le lecteur observe que Lavallée a plusieurs fois adopté des comportements assez singuliers. Et le doute s’installe. Et si… ?

Une surprise ! Et une leçon narrative ! Christian Joosten réussit la gageure de maintenir l’intérêt de page en page, de captiver même, sans avoir recours à l’artillerie habituelle du thriller ou du policier, sans avoir recours à la sophistication, avec naturel, fluidité. La lecture ne bute jamais sur une saillie philosophique ou poétique, un mot rare, une description, une digression. On marche au côté d’un homme, de ses tourments, on scrute ses gestes, ses paroles, ses pensées, et la tension croît, le malaise. Jusqu’à ce que…

L’auteur

Christian Joosten est présenté sur le site de l’éditeur comme « archiviste, photographe amateur et passionné de football américain ».

Objectif plumes (site référentiel de nos lettres) en dit beaucoup plus sur son parcours : https://objectifplumes.be/author/christian-joosten/

Depuis Le roi de la forêt, Christian Joosten a été productif : 2 nouveaux romans policiers pour Noir Corbeau/Weyrich (Le jugement de Dieu en 2021, Rouge Macralle en 2023), 1 maxi-nouvelle pour  Crépuscule/Lamiroy (Le marin, en 2022).

(7)

Véronique BIEFNOT, Certaines ombres rêvent, roman, M.E.O., Bruxelles, 2023, 158 pages.

Le pitch officiel est fort court :

« Dans une allégorie terrible de notre monde, une femme artiste et les diverses métamorphoses animales d’un homme se perdent, se cherchent, se retrouvent, se perdent à nouveau, et nous tracent par leur errance un chemin de rédemption. »

Mais encore ? Le poète Carl Norac a parlé de « voyage intérieur », de « plongée onirique », Carl Vanwelde a évoqué un « délicieux conte philosophique ». Les premières lignes précipitent le lecteur dans une prose coulée dans la poésie :

« Il s’en est passé du temps, des lunes, à compter les nuits sur les doigts volatils d’une statue de sable, avec pour seule compagne la chanson du vent perdue entre les feuilles d’argent des bouleaux. »

Prose, poésie ? Il n’y a pas de vers, on est dans la prose. Roman ? Il y a narration, pérégrinations d’un homme qui vit mille rencontres, mille drames cadencés au rythme de ses étranges métamorphoses, dont lui-même ne saisit pas le sens. Roman, donc, mais aux confins du genre, infiltré par l’inventivité et la densité de l’écriture poétique, la prééminence de la sensibilité, un découpage lyrique des paragraphes.

Pourtant, le récit n’a rien d’abscons, il s’avère même trépidant : on court, on vole, on tue… L’action, somme toute, se suit aisément, mais il faut accepter le lâcher-prise face au mystère. Se contenter de vivre de plain-pied auprès d’un héros, Élie, malmené de page en page mais qui semble engendrer bien des malheurs. Accepter ses remords et ses regrets, sa difficulté à juguler les pulsions inhérentes à ses natures successives (chien, condor, cheval, etc.). Prendre progressivement en compte le deuxième fil narratif, où une femme, Joely – tantôt jeune, tantôt âgée, tantôt… autre -, commente les aventures d’Élie avec compassion. Qui sont-ils, ces deux-là ? D’où viennent-ils ? Ils se cherchent ? Ils tentent de se retrouver contre vents et marées ? Mais quel est ce monde hostile, brutal et cynique, qui ressemble tant au nôtre ? Quelle est la responsabilité d’Élie, quand les épisodes, revisités incurvent le sens de ses actes ? 

Où veut nous mener Véronique Biefnot ? À interroger les apparences, les premières impressions, la vox populi, le Mal ? À privilégier l’analyse, la nuance, la remise en question, la résistance et l’Amour ?

Ce qui est sûr ? Il y a une brise marine dans l’air, qui pousse ces derniers temps divers auteurs/autrices (Martine Rouhart, Claude Donnay, Catherine Demaiffe) à oser aller à contre-courant de l’aplatissement prisé par la grosse édition ou la foule, à oser raconter en soignant les mots, la musique de leurs enchevêtrements, l’émotion. En clair ? Marier roman/récit et poésie. Être dans la littérature, le fait littéraire, la démarche artistique.

Un livre pour gourmets ? Ou pour gourmands souhaitant raffiner leurs appétits ? Plongez !

Et applaudissons le travail de l’éditeur Gérard Adam, dont nous avons récemment loué plusieurs livres (La vénus de la vallée mosane d’Olivier Papleux, Dans quel monde on vit de Ralph Vendôme).

L’autrice

Son CV est impressionnant, à la fois éclectique et voué à l’art : comédienne (une quarantaine de rôles sur les scènes de France ou de Belgique ; des apparitions au cinéma), metteuse en scène de théâtre, romancière (aux éditions Héloïse d’Ormesson, en solo ; au Castor astral, en duo avec Francis Dannemark), peintre et présentatrice d’émissions (RTBF).

(8)

Ralph VENDÔME, Dans quel monde on vit, recueil de nouvelles, M.E.O., Bruxelles, 2024, 130 pages.

Voir mon article (avec coup de cœur !) dans Le Carnet :

Je poursuis ma rubrique, Le plat pays qui est le mien… de cœur, qui me permet de retrancher le mot « francophones » adossé à « Lettres belges » dans le sous-titre de cette mini-revue. Donc, après Pieter Aspe, David Van Reybrouck, Tom Lanoye, Bart Van Loo et Lize Spit, voici…

(9)

Erwin MORTIER, Psaumes balbutiés, Livre d’heures de ma mère, récit poétique, Fayard, Paris, 2013, 187 pages. Traduction par Marie Hooge de Gestameld liedboek. Moedergetijden (De Bezige Bij, Amsterdam, 2011).

Erwin Mortier ? Né en 1965 du côté de Gand, il est l’une des grandes plumes des Flandres, romancier et poète, plusieurs fois primé, traduit dans de nombreuses langues, édité aux Pays-Bas et en France, billettiste dans De Morgen. Son parcours est étonnant : il a d’abord étudié l’histoire de l’art puis il s’est passionné pour celle de la psychiatrie, jusqu’à décrocher un diplôme d’infirmier psychiatrique.

Erwin Mortier — Wikipédia

Sa stature ? L’une de ses phrases a été sacrée « meilleure phrase de l’année de la littérature néerlandaise » (Sommeil des dieux/Godenslaap, 2008). Que Marie Hooghe a ainsi traduite pour Fayard, en 2010 :

« En suivant la cadence de mon écriture, je cherche à retrouver, coagulée dans les caractères, la jouissance de la gamine godiche que je dois avoir été jadis, la pimbêche qui au seuil de l’adolescence serrait son style autant que les fins lacets de cuir de ses bottines – comment elle poussait la chair du mot dans les baleines de la phrase, jusqu’à ce que son propre corps soit couvert de marques et qu’elle ait envie de vomir. »

La présentation officielle de Psaumes balbutiés (4e de couverture) dévoile clairement le projet de l’auteur :

« En une succession de fragments somptueux, Erwin Mortier décrit le processus de dégénérescence de sa mère. Pour celle qui était douée d’une grande sensibilité musicale, il compose des psaumes « balbutiés » qui disent la douleur de voir un être tant aimé perdre lentement son âme. Adieu vibrant à la mère, ce texte très poétique nous parle aussi de la langue, de l’écriture et du métier d’écrivain. »

Mais que lit-on ? Un « texte très poétique », c’est sûr. Mais celui-ci est tantôt situé comme « roman », comme « essai » (ce qui me semble farfelu) ou comme récit, ce qu’il me semble être. Jugez :

« Je m’imagine les entendre, les ravages silencieux qui se propagent dans ce corps : des cordes qui sautent, des fils qui cassent, des câbles qui craquent en chantant – le doux gémissement de poutres qui s’affaissent. Ma mère, une maison qui s’écroule lentement, un pont qui danse sous l’effet d’une secousse sismique. »

Quelques impressions personnelles ?

Le texte d’Erwin Mortier plonge le lecteur face au doute, à la perte, à l’agonie, à la mort, à la finitude :

« Si je pouvais regarder, ne serait-ce qu’une fois, dans sa tête. Si je pouvais vérifier qu’il s’y trouve encore quelqu’un. »

Au-delà d’une description de toutes les étapes de la maladie d’Alzheimer, au-delà de la difficulté de voir partir une mère, une jeunesse, les fondations d’une vie, il y a cet effet-miroir qui renvoie à la propre fin de l’auteur, du lecteur :

« Nous laissons la vie derrière nous comme une table à moitié débarrassée, un bureau plein de papiers, un lit défait. »

Qu’est-ce que la vie, somme toute ? « Pas grand-chose. Nous naissons et nous mourons. »

Le père à bout de forces, et la famille entière progressivement, la résistance et ses limites, la difficulté de la gestion, l’évanescence du contact et la dilution, les regrets et la nostalgie, la honte et les remords. La vie qui défile, un chapelet d’interrogations.  

Sur l’amour :

« Je pense que l’amour n’a pas à être plus qu’une sorte d’indifférence, accueillante par nature, une maison, un jardin, son ventre (…) où je suis à l’abri de la simultanéité de tous et de toutes choses. Bref, un de ces lieux où je peux me dépouiller de l’orgueil qui m’oblige à être en permanence moi-même. »

Sur l’humanité :

« (…) l’être humain est un poème difficile qu’on doit pouvoir écouter sans toujours réclamer des éclaircissements (…). »

Au carrefour des étapes, des critiques des politiques, qui ont négligé les soins de santé, des médecins, qui ne sont pas si nombreux à ne pas prétendre détenir tous les pouvoirs, etc. Et l’infiltration d’une réflexion en surplomb sur ce qui s’élabore :

« Je constate que j’écris rien que pour entendre danser des phrases sans bafouillage dans ma tête. Pour faire chanter du rythme, de l’accélération, du ralentissement, des temps d’arrêt. »

L’écriture comme mode de sur-vie mais aussi de survie ?

Psaumes balbutiés est un livre d’un registre élevé (« prix du meilleur livre étranger » en 2013), où Erwin Mortier conjugue avec brio l’émotion de l’autofiction, l’envolée lyrique de la poésie, la précision du documentaire et les analyses de l’essai.

Et pour terminer… selon mon habitude, loin de toute analyse, dans le plaisir pur de la perception… un peu de poésie, quelques extraits puisés dans…

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Charline LAMBERT, Quiconques, recueil illustré par Thot Thomas, Le chat polaire, Louvain-la-Neuve, 2023.

Cette jeune autrice est l’une des plumes les plus inventives et habitées de l’équipe du Carnet, médiatrice donc mais poétesse avant tout, essayiste. Son écriture est exigeante, comme l’intensité de sa perception :

« (…)

ouvrir avait la forme

d’un baiser

la fenêtre celle des cils

de l’imaginaire »

« (…)

dans tes mains

l’alphabet de la terreur

dilapidant cinglant

les songes »

« (…)

rompues à l’évidence

et peu

à l’éclair

de la transparence »

Le Chat polaire nous a habitués à des livres-objets soignés. De fait, leur logo est dû à Max de Radiguès ; les illustrations du présent recueil ne dérogent pas à cet élan, le dessinateur Thot Thomas ayant été formé à la pratique de l’enluminure.

Mais combien singulier s’avère le projet de Charline ! Pour son cinquième recueil, Quiconques (avec un « s » !), elle souhaitait une « mise en pièces de l’importun », un « laminage méthodique du pronom et du singulier ». Il faut un lâcher-prise face aux attentes communes, une abolition des conformismes quand se déploient « des mondes naissant des conques », « chair, minéral et récifs fondus dans le matériau de la langue » :

« Tranche dans le

lacis, la sombre chair

de ton nœud

vif tu ouvres

tes aurores

à l’orant

une mise

à bas et une rafle

de la douleur »

Philippe REMY-WILKIN

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