UN IDIOT DEVANT L’ÉTANG d’YVES ARAUXO (Cactus Inébranlable) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Avant toute chose, un mot de l’éditeur. Cactus Inébranlable est une petite mais très active maison d’édition wallonne fondée en 2011 par Jean-Philippe Querton et Styvie Bourgeois. Spécialisé dans les textes courts, voire très courts, cet éditeur a dédié sa collection Les P’tits Cactus aux recueils d’aphorismes. C’est dans cette collection qu’est publié le présent ouvrage. En 2022, chez le même éditeur mais dans la collection Microcactus Yves Arauxo avait déjà publié le délectable Toute cette beauté masquée, une suite de 99 fragments drôles et sensuels.

Un idiot devant l’étang, en néerlandais De idioot van de vijver, est à l’origine le titre d’un tableau peint par Frits Van den Berghe en 1926. Sur le site du Musée des Beaux Arts de Gand où il est exposé, on peut lire que : « Le peintre a représenté un idiot du village – apparemment un personnage réel – entouré d’éléments de son environnement : la caravane, l’étang, l’écurie et les canards. La composition est construite de manière statique avec des zones de couleurs vives placées les unes à côté des autres. L’artiste n’a pas ici créé une caricature d’un idiot de village. Le portrait de l’idiot au corps maladroit et au regard vide exprime plutôt la mélancolie de Van den Berghe et sa compassion pour la maladresse et la faiblesse d’esprit de l’homme. »

En choisissant ce titre pour son recueil, Yves Arauxo lui donne d’emblée sa tonalité.
Mais, l’étang, étendue d’eau naturelle c’est aussi son homonyme, l’étant au sens de ce qui est et interroge notre présence. Nous sommes jetés dans un monde insaisissable qui n’attend rien de nous.

L’étrangeté de notre « être au monde » est saisie d’entrée de jeu par les premiers aphorismes du recueil : « Tu occupes un petit espace dans un espace plus grand. Pour l’instant ta compréhension s’arrête là. »

« On ne voit le monde que de dos. »

Et encore : « L’entorse d’être né homme.
Ou les reflets sur la vitre qui nous regardent.
»

Face à l’altérité radicale du monde, nous nous tenons dans l’unité provisoire de nos cellules et la prolifération de nos pensées. Ceci dans une cohésion bien fragile que souligne cet aphorisme percutant : « Ce petit poing aux yeux fermés, plus légume que visage, que je tiens derrière le front et qui me rassemble. »
C’est l’un de mes préférés du recueil. Vertige de la personne humaine… Où se niche donc notre identité ? Se résorbe-t-elle tout entière dans son support, ce petit poing plus légume que visage ? La question continue d’agiter philosophie, théologie et neurosciences.

Dans le tremblé de nos perceptions et la confusion de notre « désir de monde », Yves Arauxo risque un constat : « En définitive, nos regards ne peuvent se tourner que de deux côtés : vers l’inconnu ou l’illusoire. »

Nous en revenons à l’idiot. Peut-être suffit-il de se tenir en état de vacuité et de réceptivité.  Les sens en éveil. C’est à un véritable exercice spirituel ou de pleine conscience que nous convie l’auteur : « D’abord en prendre conscience, puis ralentir le tapis roulant de ses pensées, et enfin l’arrêter. Sous le regard du singe inquiet, laisser le vieux méditant enter en soi, épouser parfaitement la position de son corps et porter, devant lui, son ombre lumineuse. Alors seulement l’immobilité est mouvement. »

Il poursuit : « Il faut apprendre à fermer les yeux sans entrave, aux dimensions du cosmos. »

La méditation d’Yves Arauxo l’élève à un sentiment profond de participation à une réalité qui déborde l’individu. Une sorte de connivence avec la nature et surtout l’élément végétal : les arbres sont ici très présents qui poussent leurs feuillages en tous sens comme nous nos pensées.

Mais bientôt, le recueil bifurque : la thématique de l’écriture surgit.
On le sait, Yves Arauxo affectionne les textes courts, fragments ou aphorismes. À le lire on ne s’en étonne guère. Toute fixation, écrit-il, est mauvaise pour l’esprit qui, par nature, est mouvement. La forme courte préserve cette labilité du réel et de l’être. La tâche est rude : l’écriture semble naître de son impossibilité même qu’il s’agit à chaque fois de contourner.
Il y a du Sisyphe en tout poète : « Quoi qu’on écrive, la page blanche reste blanche. » Mais peut-on imaginer ce Sisyphe heureux ? Peut-être … En tout cas, l’effet cathartique est manifeste :
« L’écriture est une chose formidable : dès que je suis parvenu à exprimer bellement, jusqu’au fond, ma tristesse, je me sens léger, nonchalant et joyeux… Qui comprendra qu’aux traces de nos pas ne correspond que le poids qu’on abandonne ? »

Après l’élévation méditative et le retour réflexif sur l’écriture, le texte s’infléchit à nouveau : nous plongeons dans la trivialité du quotidien. Nous ne sommes pas loin de la gueule de bois :
« Jambes lourdes dans un monde pesant,
cueillir la fleur fanée du jour. »
« Notre lenteur, notre lourdeur de créatures soumises à la gravité terrestre nous prédisposent peut-être davantage au malheur qu’à la joie. »

Se profile aussi une critique acerbe de nos contemporains au regard vissé sur une profusion d’écrans où ils viennent s’abreuver au grand déversoir des réseaux sociaux. Tout cela suscite une forme de compassion désabusée : « Peut-on en vouloir aux vies moroses de se repaître des émotions des autres ? »

Avec Un idiot devant l’étang, Yves Arauxo confirme tout le talent qu’on pouvait lui prêter à la lecture de son précédent ouvrage. La couleur en est cependant bien plus mélancolique. Mais pas une mélancolie stérile, lassante, ou affectée. Non, une mélancolie qui épouse le mouvement de la vie : à saut et à gambade.

Yves Arauxo, Un idiot devant l’étang, illustration de couverture : Lou Arauxo (dessin d’enfance), Cactus Inébranlable Editions, P’tit Cactus n°107, décembre 2023, 61 p., 12 €.

Le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

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