CHER INSTANT JE TE VOIS de CAROLINE LAMARCHE (Verdier) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Voici deux ans, Caroline Lamarche m’avait conquis avec La fin des abeilles (Gallimard 2022), une ode à sa mère disparue et une réflexion parfois décapante sur le rapport de notre société à la vieillesse. Les thèmes de la disparition et de la finitude y rejoignaient une forme d’écologie de la vie.

Cher instant je te vois est une sorte de frère littéraire de La fin des abeilles. Cette fois, il s’agit d’un livre hommage à son amie très chère, Margarida Guia morte en 2021 d’un cancer du sein. Elle avait 48 ans. Comédienne, performeuse et compositrice de paysages sonores, on peut la retrouver sur YouTube dans toute sa beauté et le mystère de sa voix grave. Avec elle, Caroline Lamarche avait réalisé Le prisonnier de Mons, un documentaire consacré à Verlaine.

Le cancer s’est doublé d’une autre épreuve : le confinement.
Chaque jour de cette terrible bataille, les deux amies ont échangé sur WhatsApp des messages écrits ou vocaux, des poèmes – un par jour – lus à voix haute, des musiques mais aussi des petits riens, délicats et tendres. Manière d’opposer à l’horreur de ce que l’on redoute, une foi inébranlable dans la puissance des mots, cette lave fraiche, écrit Caroline Lamarche à son amie, « cette lance d’incendie qui se jette à l’assaut des flammes dévorant ta maison ».

De tout cela Caroline Lamarche a fait la matière d’un long poème. Je parlais à l’instant d’un livre hommage. L’expression est trop cérémonieuse. Il s’agit plutôt d’un chant d’amour à l’amie disparue à laquelle ce texte restitue sa voix et son regard. Se dessine le portrait d’une femme farouchement indépendante mais viscéralement attentive aux autres au point qu’elle hébergeait en permanence chez elle des migrants en attente d’un passage vers l’Angleterre. Cela lui avait valu une descente de police très brutale, traumatisme dans lequel Caroline Lamarche croit déceler la fêlure existentielle par laquelle se serait insinué le cancer.

Côté forme, Caroline Lamarche a choisi celle du vers libre. Le titre lui-même est d’ailleurs un vers d’un poème de Becket dont une strophe est reprise en épigraphe.

« Cher instant je te vois
dans ce rideau de brume qui recule
où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
et vivrai le temps d’une porte
qui s’ouvre et se referme. »

Une porte qui s’ouvre et se referme, une temporalité qui à la fois s’évase et se morcelle : le découpage en strophes y est particulièrement bien ajusté. Face à l’inéluctable qui bouche l’horizon, il reste de l’instant, de la vie à vivre, des poèmes à partager. Tout en demeurant éminemment littéraire, la forme choisie transpose idéalement l’instantanéité des échanges par SMS ou WhatsApp en préservant ce qui fait leur valeur : « le bondissement de la sensation au dire, sans le détour par la pensée. »

La poésie, Margarida Guia l’adorait. Dans les années 2000, elle avait d’ailleurs commencé sa carrière artistique en baladant un peu partout sa bibliambule, une bibliothèque sur roulettes garnie des meilleurs poètes dont elle déclamait les œuvres au choix des passants intéressés.

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Ce vers de Baudelaire est l’un des premiers que Caroline Lamarche envoie un soir à son amie, lu de sa voix posée et grave.

Au petit matin, ding ! sa réponse est là :

 « Quel bonheur ta voix que j’écoute dans mes nuits.
J’ai eu un pic de douleur effroyable. L’enfer existe. Tristesse.

« Sois sage ô ma douleur », c’est comme ça que je dois lui parler (…). »

La douleur inhumaine, torture infernale qui tord les corps, est un tabou : elle fait trop peur. Et puis, la médecine ne reconnait pas volontiers son impuissance. On a beau explorer internet, entre les guérisons de plus en plus nombreuses et la mort qui se réduit à une statistique encourageante, l’entre-deux de la douleur et du corps supplicié est systématiquement évacué. Caroline Lamarche ose l’aborder de front dans l’une de ses pages les plus fortes :
« Les excroissances, les plaies, les infections purulentes
semblent, Sur Google, circonscrites et curables
avatars dont les soins viennent aisément à bout.
Jamais on n’évoque un champignon à l’enflure monstrueuse,
jamais des douleurs surgies droit de l’Enfer

ni que les infirmières vous supplient ne regardez pas !
À l’heure de changer le pansement.
Jamais l’impuissance,

jamais l’épouvante,
jamais la perversité,
l’acharnement à détruire
qui habite le démon infâme. 
»

En sous-texte de toutes ces pages et qui contribue à sa poignante beauté une question obsède : comment accompagner un proche dans la douleur, l’angoisse puis la certitude d’une fin toute proche ?
En restant debout : c’est sans aucun doute cette exigence qui a poussé Caroline Lamarche à écrire pendant que les dernières heures de son amie chutaient de l’autre côté du monde. Pour soulager une grande souffrance il faut soi-même tenir ses propres craintes à distance :
« Je t’appelle. Je choisis un moment de grand calme
où ma voix est solide, mon corps sans émotion parasite. »

Mais au bout, il y a la mort. Elle surgit dans le regard où se lit un profond désespoir qui s’ignore encore. On ne peut s’y tromper et tous ceux qui l’y ont vue ne pourront lire ces lignes sans effroi :
« Cet œil où déjà une ombre d’un noir d’encre gagnait,
c’était lui que me décrivait ta sœur le jour où elle pleurait pour deux,
ou pour trois ou pour mille,
où elle pleurait pour toi en me disant :
Je vois pour la première fois la peur dans ses yeux. »

A l’espoir d’une rémission puis d’un miracle a succédé la certitude de l’effondrement. Dans la dernière partie de son récit-poème, Caroline Lamarche élargit son propos. Pour elle, vivre dans l’instant, y cueillir la beauté et la joie sont indissociables des consolations que nous offrent les splendeurs de la nature. Qu’adviendra-t-il si celle-ci s’abîme à son tour ? « L’intime et l’universel se rejoignent » : tout se passe dans ces dernières lignes comme si le deuil pressenti d’un monde qui s’écroule dans l’anthropocène venait redoubler celui de l’amie décédée.

Dans dix ans, écrit Caroline Lamarche faisant écho à son roman graphique éponyme, dans dix ans je dirai « Il restait dix ans il y a dix ans, aujourd’hui nous y sommes ».

La tonalité de l’ouvrage jusque-là grave mais traversé d’éclairs de joie et d’humour aussi, s’assombrit encore. Mais fidèle à elle-même, l’écrivaine-poète reste debout.

Lisez ce livre magnifique de toute urgence. Et comme nous y invite Caroline Lamarche, « Savourons ce qui nous reste à savourer », buvons « les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite ».

Caroline Lamarche, Cher instant je te vois, Verdier, 2024, 96 p., 15 €.

Les premières pages du livre sur le site des Editions Verdier

Le site de Caroline LAMARCHE

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