APRÈS LA NUIT APRÈS de THIERRY RADIÈRE (Éd. Alcyone)

La lessive après le grand sommeil

Dans ses Manifestes du surréalisme, si Breton donne un mode d’emploi pour « capter les forces que recèlent les profondeurs de notre esprit » afin de « résoudre les questions fondamentales de la vie », il ne précise pas le moment idéal pour pratiquer l’écriture surréaliste. Après le réveil, entre sommeil et veille, suggère ce nouveau recueil singulier de Thierry Radière composé de 65 phrases-textes.

tout ce remue-ménage de la première heure s’impose autour des corps endormis comme dans un film muet

L’état hypnopompique, apprend-on par ailleurs à ce sujet, est un état de conscience qui se produit au moment du réveil. L’opposé, plus connu, étant l’état hypnagogigque qui se produit à l’endormissement.

Les ombres arrivent à leur terme et c’est toujours très lent de sentir leur disparition

Ces poèmes hypnopompiques, comme on pourrait donc les qualifier, peuvent traduire cet état de réveil encore indexé au rêve nocturne et qui tente de se connecter au monde réel. Persistance du rêve dans  le jour naissant, mêlé aux premiers faits du jour.

Apprendre à fermer les yeux en restant le plus vivant du monde

C’est moins ici l’inconscient, avec son fond trouble et indiscernable, qui est visé que les pensées préconscientes, non encore sous l’emprise du réel.

Les rêves sont des souvenirs d’une autre vie que l’on bricole à la lumière à peine ouverte

On est dans un lieu temporel de l’entre-deux, là où on ne sait pas encore par quel bout prendre le jour, là où les messages qui filtrent encore d’un fond de sommeil, les bribes de rêve dont on se souvient se mêlent aux réminiscences de même qu’aux appréhensions face aux obligations auxquelles nous contraint toute vie socialisée.

C’est cet instant-là entre deux nuit où le jour est court

Ce temps intermédiaire, sas entre la nuit et le rêve, appelait un lieu littéraire de l’entre-deux qui marque la faille, l’espace frontalier : cette phrase qui court sur plusieurs lignes et qui s’apparente à un paragraphe.

La phrase peut se lire ici comme un consensus entre le poème (en vers, domaine de la nuit) et le texte narratif (en prose, domaine du jour). C’est un peu, comme le suggère Radière hors-texte, le lieu où le poème est avide de raconter une histoire. Mais le poétique retient le fictionnel et le factuel de s’élaborer en récit; récit qui, à son tour, génère du poétique… L’après la nuit après du titre peut aussi indiquer que la chronologie a été suspendue, qu’on se trouve dans un espace atemporel où la ligne du temps arrêtée orchestre tous les instants donnés. Le rêve nocturne possède un fil narratif, certes, décousu ou invraisemblable ; le rêve ou songe éveillé, non.

C’est comme si le travail du rêve avait évacué la mémoire à court terme, celle du jour d’avant, pour laisser place à celle à long terme qui pousse jusqu’à l’enfance voire installe une manière de mémoire collective, de souvenir collectif.

Ainsi, chaque phrase peut se lire comme un texte oscillant entre poème et récit muni d’une charge poétique inversement proportionnelle à sa raison narrative. Et en cela unique, produisant des courts-circuits littéraires vifs, riches en visions inédites par l’éloignement sémantique des termes qu’elle met en rapport en mariant le prosaïque et la grâce, l’anecdotique et l’universel.

La phrase polyphonique fait entendre plusieurs voix, plusieurs thèmes, plusieurs fils narratifs ou sémantiques, récurrents d’une phrase à l’autre un peu à la façon d’une tresse. Texte, tissu, tresse, c’est la même chose, écrit Barthes.

Des thèmes qui empruntent au voyage en voiture, au déplacement à vélo, au repas, à la nage, au monde de l’enfance, à mi-chemin de la douleur, de la mélancolie et de la paix intérieure.

La nuit passée en apnée, le prisonnier des visions le sursitaire du quotidien fait sa lessive après le grand sommeil, le lavage des nerfs…

Une phrase, un matin.

À la fin de chaque phrase-poème, le jour est là qui nous attend, forcément dur (C’est ce qui fait durcir l’existence à la rendre jour après jour prête à se cogner en évitant les bleus), au tournant de la vie journalière.

La journée sera semblable à celles déjà passées où les liens entre les sens ont permis aux passerelles de s’allonger

Avant l’épreuve du jour, il faut faire provision de soi, puiser au plus profond de quoi affronter la vie diurne, avec son besoin de logique excessive qui, sans le contrepoids des mots sortis de la nuit, serait insupportable pour l’âme poétique. Il faut écrire comme on rêve pour composer avec les forces du réel.

Cette phrase radierienne vient qui plus est aujourd’hui au confluent de plusieurs lignes d’écriture que pratique l’auteur, allant de l’autofiction à la poésie en passant par la nouvelle ou l’essai.

Un soir, à moitié endormi, écrit Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, il est comme assailli par des langages qui entrent dans son écoute (musiques, conversations, bruits de chaises etc.) auquel répond une « parole intérieure » : en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules et aucune phrase ne se formait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là. Pour lui, c’est une non-phrase, qui aurait été à la place de la phrase dont il précise ensuite que, toujours, elle est hiérarchique, impliquant des sujétions et subordinations. De là, son achèvement

Ce que fait Radière ici avec sensiblement le même matériau et placé dans des conditions proches, c’est produire une phrase mais non hiérarchisée, pour ainsi dire anarchique, dont les éléments de sujétion (les signes de ponctuation et les verbes dominants) seraient éliminés de façon à ce que fragments de souvenirs, bribes de rêve, esquisse de faits, embryons de pensée, inflexions poétiques… jouent à plein et à égalité à l’intérieur de la phrase, autorisant toute les mises en relation, toutes les visions possibles.

Après cette mise en bouche, il ne reste plus qu’à goûter ces poèmes, à les lire et relire, selon son humeur et chacun à son rythme comme le préconise l’auteur, pour en tirer toutes les saveurs comme au commencement d’un jour…

Éric ALLARD  

EXTRAIT 1

Les gouttières ne retiennent plus l’eau du toit : elle coule coule et ruisselle jusque dans la cave pendant que le café en train de passer est un rêve au mauvais temps n’attendant  qu’une seule chose fumer dans le matin  les bols ouverts en toute liberté tombe la pluie tombe déborde de lait la vie se noie  dans des images ou les étages se font et se défont au gré des crues à prévoir au ciel à trouer des réservoirs à remplir à piper les voitures pleines d’essence jusque dans les voitures pleines d’essence jusque dans la bouche et avoir une maison à retenir pour soi.

EXTRAIT 2

Au temps des pommiers  près de la grange où le cidre avait un goût de guêpes les gosiers des hommes ne piquaient pas ils gonflaient de plus en plus le soleil fort dans la peau la rougeur de la soif les dards du bonheur.

EXTRAIT 3

Une brindille flotte isolée  que les enfants regardent  dans la mare elle avance ils voudraient poser leurs doigts qu’elle aille où ils n’iront jamais la tête hors de l’eau et les idées pas aussi légères le vent dans les cheveux que  le flottement du bois n’a pas.

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Thierry RADIÈRE, photo Yvon Kervinio

Le recueil sur le site des Editions ALCYONE + une lecture de quelques textes par Silvaine ARABO à ne pas manquer

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