2023 – LUS EN FIN D’ANNÉE : VOULOIR OU POUVOIR PARTIR / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Partir, quitter son pays natal, peut-être un acte volontaire, un choix délibéré mais il faut que certaines conditions soient remplies pour que ce départ soit possible. Dans son roman, Philippe FIÉVET envoie un couple d’amoureux en Birmanie où ils ne pourront jamais aller. Helga FLATTLAND, elle, évoque l’exode rural dans le tréfonds de la campagne norvégienne à travers le choix de quatre garçons amis d’enfance mais pas forcément de destin.

Ruby, une romance birmane

Philippe Fiévet

M.E.O.

Après avoir évoqué les ermites, stylistes et autres reclus au V° siècle en Orient, Philippe Fiévet raconte une histoire contemporaine qui aurait dû avoir pour objet de conduire ses protagonistes au Myanmar (ex-Birmanie). Il confie sa plume à un ancien journaliste qui travaille avec Ruby, une photographe, à la réalisation d’une couverture pour son roman. Quand celle-ci est terminée, leurs rencontres s’espacent mais la jeune femme en rupture avec son amante fréquente toujours le narrateur. Tous les deux, ils ont le souvenir d’un séjour effectué en Birmanie à des époques différentes, ils aimeraient retrouver ce pays dont ils ont gardé le meilleur souvenir. L’idée leur vient de réaliser un documentaire sur les joyaux de Magog, les rubis « cœur de pigeon », les plus prisés et surtout les plus chers de la planète. Pour réaliser cette mission, ils sollicitent le renfort d’un joailler bruxellois.

Forts de leurs souvenirs, ils évoquent la Birmanie au temps de leur voyage respectif : après son mariage pour le narrateur soixantenaire et avec sa compagne pour Ruby la trentenaire, fin des années quatre-vingt et début du vingtième siècle. Deux époques où malgré l’instabilité gouvernementale, les conflits ethniques et la violence des groupes mafieux, le pays était encore accessible et agréable à visiter. Ainsi, ils racontent ce pays, sa société multiethnique, ses gouvernements souvent dictatoriaux, sa culture, sa spiritualité très prégnante et ses rubis parmi le plus prestigieux du monde, ils se négocient « au prix du rêve… ».

Ils se projettent dans ce voyage avec leurs souvenirs et les informations qu’ils ont récoltées pour préparer leurs précédentes excursions : la Birmanie décrite par Kessel et le Myanmar découvert par le joailler lors de ses voyages commerciaux. Mais, leur rêve d’évasion aux pays des diamants de Magog s’envole quand un virus inconnu frappe la planète entière ; quand la junte militaire décide de priver définitivement l’icône locale, Aung San Suu Kyi, des dernières miettes de pouvoir qu’elle lui avait concédées sous la pression internationale ; quand une bande de malfrats dépouille le bijoutier des ses plus beaux joyaux ; juste avant que Ruby soit atteinte d’un mal redoutable.

Le projet tombe à l’eau, c’est l’opportunité pour le narrateur de raconter les exactions de la junte au pouvoir contre les populations civiles qui ont le courage et l’audace de résister à son emprise absolue, autoritaire et sanguinaire. Ce roman devient donc une véritable étude sur le Myanmar actuel : son histoire, ses paysages, sa culture, sa société, sa situation politique extrême, les exactions de la junte, la brutalité sadique de l’armée et des milices et ses joyaux : les rubis et Aung San Suu Kyi. Un pays loin des codes européens et des préoccupations des médias, « un lieu où les esprits animistes, le bouddhisme et la magie sont omniprésents » mais ne contribuent pas à calmer les ardeurs belliqueuses des militaires, des extrémistes et des malfrats.

La Birmanie semble aujourd’hui reléguée aux tréfonds des soucis des puissants qui gouvernent le monde après l’explosion des conflits en Ukraine et en Israël et ceux qui deviennent pérennes en Afrique et ailleurs encore…

Le roman sur le site des Editions M.E.O.

Le site de Philippe Fiévet

+

Reste si tu peux, pars s’il le faut

Helga Flatland

L’Aube

Dans un village perdu de Norvège, où certains parlent encore le dialecte, Tarjei vit avec sa sœur Julie et leurs parents éleveurs de taureaux pour la boucherie. Il n’aime pas cette activité qui sent la mort mais pour ne pas décevoir sa famille, il décide de poursuivre ses études au lycée agricole et ainsi perpétuer le destin de son lignage dans le village. Son père lui transmet tout le savoir nécessaire et l’initie à toutes les activités de la ferme y compris la chasse à l’élan même s’il n’a pas l’âge requis pour cette pratique. Une de ces parties de chasse tourne au drame quand il abat l’un des habitants du village qui échappe miraculeusement à la mort. Son père endosse la responsabilité de cet acte afin de le protéger de la communauté et de la culpabilité.

Seul son beau-frère a compris sa culpabilité mais ne dit rien, toute la famille vit avec ce drame et la victime se rétablit miraculeusement. Tarjei et ses amis veulent quitter ce trou perdu où il n’y a rien à faire. Lui, Il veut fuir sa faute, oublier sa culpabilité, s’éloigner de sa famille, prendre sa vie en main sans supporter le poids de son père sur ses épaules, … Ils décident donc, après leur service militaire de partir pour l’Afghanistan où l’aventure est assurée et la solde fort conséquente. Mais, le drame survient vite, le véhicule à bord duquel ils voyagent, saute sur une mine, ils sont tués tous les trois.

Avec le décès de ces trois jeunes, le village subit un lourd traumatisme, le père de Tarjei ne se remet pas, Julie, sa sœur, reprend la ferme avec l’aide de Jon Olaf un ami de son père en retraite. C’est à ce moment que celui-ci prend la plume pour raconter comment il a vécu cette histoire, sa vie avec Ingrid et leur fils Sigurd qui ne surmonte pas le drame, il ne parle plus, vit en reclus, il ne supporte pas la séparation d‘avec l’un des trois jeunes. Après Jon Olaf, c’est Karin, la mère de Tarjei qui raconte son histoire à elle, comment elle est tombée amoureuse, comment elle est venue à la ferme avec Hallvard, la longue dépression qu’elle a traversée après sa seconde grossesse, sa difficulté à s’intégrer dans cette famille, dans cette communauté, dans ce village…

Et pour finir, c’est l’une des trois victimes qui prend la plume, Trygve, le moins brillant, le moins doué, celui que l’on ne sollicite jamais mais qu’on évite souvent. Trygve qui a trouvé l’amour auprès d’un garçon qui le repousse car il ne veut pas admettre son homosexualité et encore moins la révéler publiquement. Les quatre narrateurs racontent l’histoire à l’envers en commençant pas sa triste conclusion, chacun révélant une partie plus ancienne que celle rapportée par le précédent. Ce texte raconte la vie dans un village perdu de Norvège que de nombreux habitants cherchent à fuir pour rejoindre la ville mais où d’autres s’accrochent avec passion. Cette histoire est pleine de non-dits, de vérités masquées ou tues, de petits secrets qui pèsent bien lourds… Le drame frappe violemment cette communauté où chacun subit un fort traumatisme, vit son deuil ou construit sa résilience en se demandant comment et pourquoi cette guerre d’un autre monde, d’u autre temps, a pu frapper avec une telle violence un petit village vivant ses petits drames, ses petites histoires, ses grandes et petites joies…

Ce texte a une certaine dimension initiatique, les narrateurs expliquent, tour à tour, la construction d’un couple, d’une famille, d’une communauté, argumentent le choix de « l’ailleurs » ou du « là » : s’enterrer dans un trou ou fuir loin au risque d’y rencontrer la mort. J’ai retrouvé dans ce texte l’atmosphère du roman de Per Petterson : « Pas facile de voler des chevaux ».

Le roman sur le site des Editions de L’Aube

Laisser un commentaire