CLÉMENT PANSAERS / Un article de JEAN-FRANÇOIS FOULON

La période de l’entre-deux-guerres est particulièrement riche et complexe. C’est l’époque du mouvement Dada, qui se veut avant tout contestataire, tant sur le plan littéraire et esthétique, qu’idéologique et politique. Il s’agit donc de supprimer ce qu’il est convenu d’appeler la beauté, la culture, la poésie (en gros celle qui s’écrit en alexandrins codifiés). L’esprit de ses membres est caustique et extravagant et en rupture totale avec les « vieilleries du passé ». Il faut provoquer, afin d’amener les citoyens à réfléchir sur les fondements mêmes de la société. La liberté de langage sera un trait commun de tous les artistes de ce mouvement.

Le dadaïsme est né à Zurich en 1916. Un écrivain allemand en exil, Hugo Ball (qui avait aussi traduit Rimbaud en allemand), avait fondé dans cette ville le « Cabaret Voltaire ». L’idée était d’en faire un lieu où les artistes pourraient venir s’exprimer et se rencontrer. A l’ouverture, la salle est comble, remplie d’écrivains et de peintres, tandis que Ball joue du piano. Tristan Tzara deviendra vite un habitué des lieux.

Le terme « Dada », qui intrigue souvent, a parait-il été trouvé à l’aide d’un coupe-papier, qu’on avait glissé au hasard entre les pages d’un dictionnaire Larousse. Ce qui est certain, c’est que le mouvement s’internationalise très vite. Des journaux et des manifestes apparaissent en France, en Allemagne, et aux États-Unis. A New-York, Marcel Duchamp, Francis Picabia et Man Ray veulent libérer la peinture de la signature de l‘artiste. À Paris, après un premier enthousiasme, des divergences de vue apparaissent. Certains défendent l’esprit du dadaïsme tel qu’il a été créé à Zurich (remise en cause de l’art), tandis que d’autres y voient le germe d’une nouveauté (un art nouveau, en quelque sorte). C’est dans ce dernier groupe que l’on retrouvera André Breton, qui sera à l’origine du surréalisme.

On retiendra le procès imaginaire que le dadaïsme intenta à Maurice Barrès, le célèbre auteur conventionnel de « La Colline inspirée ». Il s’agissait de l’attaquer pour « crime contre la sûreté de l’esprit ». C’est Breton qui dirige ce procès, Tzara n’intervenant que comme témoin. Pourtant, tout tourne rapidement à la plaisanterie, au grand regret de Breton.

Tzara : « Je n’ai aucune confiance dans la justice, même si cette justice est faite par dada. Vous conviendrez avec moi, monsieur le Président, que nous ne sommes tous qu’une bande de salauds et que par conséquent les petites différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n’ont aucune importance. »

Breton : « Le témoin tient-il à passer pour un parfait imbécile ou cherche-t-il à se faire interner ? »

Tzara  « Oui, je tiens à me faire passer pour un parfait imbécile et je ne cherche pas à m’échapper de l’asile dans lequel je passe ma vie. »

Tzara quitte alors violemment la salle, suivi par Picabia et quelques autres. On peut dire que le mouvement Dada a éclaté ce jour-là, tant les divergences entre les différents artistes étaient importantes. Les disputes deviennent quotidiennes et des clans apparaissent (les dadaïstes purs et durs avec Tzara, les surréalistes avec Breton et Soupault, les anti-dadaïstes et anti-surréalistes avec Picabia). Breton et le surréalisme s’approprieront pas mal de trouvailles du dadaïsme, comme les notions d’automatisme, de simultanéité, de hasard.

Un bon représentant du mouvement Dada en Belgique, c’est Clément Pansaers. Né en 1885, d’origine flamande, mais s’exprimant en français, il est mort à Bruxelles en 1922. Il n’avait que trente-sept ans. Il fut à la fois peintre, graveur, sculpteur et poète. Il est souvent présenté comme le principal représentant du mouvement Dada en Belgique, pourtant c’est dans le groupe Dada de Paris qu’il se fera connaître. Ce fut surtout un artiste original et singulier, qui ne connaîtra que tardivement Tzara.

Destiné par ses parents à devenir prêtre, il refuse de devenir sous-diacre à sa sortie du séminaire : «Ma mère, bigote accomplie, voulut dans le temps, faire de moi un abbé. Elle m’avait offert à son seigneur, sans me demander mon avis, et je me laissai faire, qui sait pour racheter quel péché abominable. […] Ma mère m’envoya aussitôt sa bulle d’excommunication et défense formelle de rentrer à tout jamais chez elle. Je ne fus plus son fils et là-dessus je tombai dans la vie comme dans le vide. »

Il travaillera quelque temps à la Bibliothèque royale de Belgique, avant de se tourner vers la poésie et la sculpture. Il s’intéresse aux œuvres de Sigmund Freud, au taoïsme, et à l’expressionnisme allemand. Lors de la Première Guerre mondiale, il rencontre à Bruxelles Carl Einstein, un écrivain et critique allemand très libertaire, qui jouera un rôle dans le soulèvement des soldats-ouvriers allemands contre leurs chefs, événement évoqué dans le roman de Philippe Remy-Wilkin, « Onze Bruxelles », déjà recensé dans « Les belles phrases » (https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2023/06/12/onze-bruxelles-de-philippe-remy-wilkin-samsa-une-lecture-de-jean-francois-foulon/).

En 1917, Pansaers fonde la revue Résurrection (où on retrouve ses propres textes ainsi que ceux d’écrivains comme Carl Einstein, Pierre Jean Jouve, ou Charles Vildrac) laquelle se veut antimilitariste. Elle disparaîtra en 1918, après six numéros. Après la guerre, il est assez mal vu par les autorités (il n’était ni nationaliste ni patriote, mais plutôt pacifiste et internationaliste) et on lui reproche ses sympathies pour ses amis écrivains allemands.

« Plus tard, « mes fantaisies » furent dénommées bolcheviques et me valurent une perquisition — gendarmes et soldats, baïonnettes au canon — et une surveillance serrée de la part de la police secrète, pour devenir finalement dadaïstes »

« Que sais-je, si j’avais été d’un autre pays, peut-être eussé-je été nationaliste, mais nationaliste belge. Il n’y a pas de mot plus ridicule que le mot belge. Observez la figure d’un enfant qui ne l’a jamais entendu, et dites belge. Il rit, il rit aux éclats. Je parie tout ce qu’on veut qu’il rit. »

En 1917 toujours, il écrit son livre « L’Apologie de la paresse », dont le côté iconoclaste l’apparente au dadaïsme. Ce n’est pourtant qu’en 1919 qu’il découvre l’existence du mouvement Dada. Il tente d’organiser une manifestation Dada à Bruxelles, mais ce projet n’aboutira pas, en raison des divisions du groupe sur les personnes qu’il convenait d’inviter.

Paraît ensuite « Le Pan-pan au cul du nu nègre », œuvre étrange, riche de doubles sens, qui lui vaut l’estime de James Joyce. Puis ce sera « Bar Nicanor, avec un portrait de Crotte de Bique et de Couillandouille par eux-mêmes », ouvrage à la typographie étonnante (mise en page en étroites colonnes de texte réparties à gauche, à droite ou au centre des folios) qui se rapproche de l’écriture automatique.

Après l’affaire du portefeuille qui sera à l’origine de l’éclatement du groupe Dada parisien (1), Pansaers publie un texte (« Une bombe déconfiture aux îles sous le vent ») clairvoyant dans lequel il décrit Breton comme un « professeur platonicien — gonflé au pourpre violet de l’excommunication ».  

Préférant finalement le taoïsme au dadaïsme, il décède à trente-sept ans de la maladie de Hodgkin.

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Note : (1) Réuni dans son café habituel, le groupe Dada découvre un portefeuille oublié par le garçon de café et s’en empare. Breton souhaite garder l’argent pour lui, prétextant qu’il avait engagé des frais au nom de Dada, Tzara propose de tirer à la courte paille, et Éluard et Clément Pansaers veulent le restituer à son propriétaire (ce qui sera finalement fait). Il s’ensuivra une brouille de plusieurs mois entre Breton et Éluard.

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