ONZE BRUXELLES de PHILIPPE REMY-WILKIN (Samsa) / Une lecture de JEAN-FRANÇOIS FOULON

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C’est un bel ouvrage que nous propose là Philippe Remy-Wilkin, à mi-chemin entre l’Histoire (la grande) et le récit littéraire. Un roman historique ? Non, bien plus que cela. Le roman historique campe une histoire dans une époque passée que l’auteur essaie de rendre fidèlement. Ici, le narrateur va plus loin, il expose des faits historiques et nous fait réfléchir sur le devenir de la Belgique à la fin de la guerre 14-18. C’était la fin d’un monde et le début d’un autre. Mais à quoi allait-il ressembler ? Royauté ou République ? Révolution (sur le modèle russe de 1917) ou conservatisme ? Suffrage universel ou pas ? Et comment concilier les patrons et les ouvriers, les socialistes et les chrétiens ? La guerre se termine et on est à une époque charnière. Tout peut basculer d’un côté ou d’un autre. Pendant quelques jours tout est possible, le meilleur comme le pire. Il faudra la détermination de quelques hommes illustres pour imposer ce qui deviendra la démocratie belge. C’est à tout cela que nous fait réfléchir ce livre.

Mais ce n’est pas non plus un livre d’histoire, c’est avant tout un roman. Le lecteur suit le héros, un jeune soldat, chargé d’une mission par le roi Albert, resté sur le front de l’Yser : aller à Bruxelles et faire un compte-rendu des forces en présence. Autrement dit, préparer l’avenir, voir ce qui sera possible et ce qui ne le sera pas. Le lecteur suit donc Valentin Dullac dans son aventure et ne s’ennuie pas un seul instant. A travers lui, il découvre la réalité complexe de notre pays. Il y a tant de forces contraires et contradictoires en présence. Parviendra-t-il à en faire une synthèse au roi ?

Philippe Remy-Wilkin nous fait redécouvrir, à travers ce roman, des personnages illustres, que nous connaissons tous de nom, sans toujours nous rappeler ce qu’ils ont fait exactement.

Adolphe Max, d’abord, le bourgmestre de Bruxelles en 1914, qui opte pour une résistance pacifique et tente de maintenir tant bien que mal les conditions de vie des habitants. Il sera vite arrêté par l’occupant allemand pour insoumission et emprisonné en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre.    Maurice Lemonnier, qui lui succédera, adoptera la même politique, et sera lui aussi déporté en Allemagne (en 1917). Puis ce sera le tour d’Emile Jacqmain.

Une autre personnalité intéressante, c’est celle d’Emile Francqui, l’homme du Comité de Secours et d’Alimentation, qui, dès 1914, comme président de la Société générale, a apporté le soutien de celle-ci à la population au bord de la famine.                

« Le capital aurait du cœur ? Marx s’en retournerait dans sa tombe. » (Op. cit., p.24)

Outre Vandervelde et Joseph Wauters, le héros croise le chemin de l’allemand Hugo Freund, le « médecin rouge », qui, devant le Palais de Justice, demande à tous d’arrêter les combats et de proclamer la République.

« Belges et Allemands, nous ne sommes plus des ennemis ! Nos officiers sont désarmés, l’état-major se soumet au soldatenrat ! Nous devons tous collaborer. Nous avons besoin d’ordre, de discipline. Les prisonniers vont être libérés. J’en appelle aux autorités belges, aux leaders des syndicats, entrez en contact avec nous, partageons la réorganisation de la ville. Aidez-nous à préparer notre départ ! Votre ville est libérée. » (Op. cit. p. 37)

En fait, en Allemagne, certains soldats venaient de refuser de combattre, sentant que la guerre était de toute façon perdue. La gauche radicale a saisi l’occasion pour créer un Conseil des Commissaires du peuple (la révolution russe de 1917 est dans toutes les têtes) et des conseils de soldats et d’ouvriers sont instaurés. Ce sont ces idées révolutionnaires qu’Hugo Freund vient exposer à Bruxelles. Tout peut basculer d’un moment à l’autre, car la situation est chaotique et explosive. Des milliers de réfugiés fuyant les combats sont venus grossir la population bruxelloise. A cela il faut ajouter les soldats allemands en déroute qui se replient en pagaille. Le Roi Albert est toujours l’Yser. Le régime politique peut tomber.  Il s’ensuit une confusion totale, et les Allemands eux-mêmes se battent entre eux (les soldats aux idées révolutionnaires contre les officiers fidèles à l’Empire ou en tout cas ne voulant pas du pouvoir du peuple). Des Belges, résistants de la dernière heure, se font francs-tireurs et visent indistinctement tous les Allemands, y compris ceux qui veulent instaurer une fraternité politique socialiste belgo-allemande. Dans le chaos, il y a des pillages. Et puis certains pensent à se venger des collaborateurs, notamment des activistes flamingants, qui n’avaient pas hésité à envoyer des résistants en prison. Il faudrait rétablir l’ordre au plus vite. Les syndicats font sentir qu’ils sont les seuls à pouvoir canaliser la colère de la population. Il faudra tenir compte d’eux.

Voilà tout ce qu’entend Valentin Dullac, quand il arrive à Bruxelles. D’abord séduit par toutes ces idées, il se rappelle qu’il est en mission pour le roi Albert.

« Je suis contre la lutte des classes, la dictature du prolétariat, achève-t-il, figeant les sourires. » (Op. cit. p. 42)

« Et vous Dullac ? Vous avez beau être envoyé par le Roi, je vous ai vu ému par l’enthousiasme (…).

— Je n’appartiens pas à votre camp (…). Je ne veux pas d’une république socialiste belge. Du moins selon les normes soviétiques. » (Op. cit. p. 44)

Après ce contexte historique, très bien rendu dans le livre, habilement incorporé au roman, venons-en à l’aspect littéraire. Le héros est seul pour remplir sa mission, et les aventures auxquelles il est confronté le font ressembler à un héros picaresque. Il ressemble au Francion de Charles Sorel, bougeant sans cesse, surmontant les dangers, arrivant toujours à ses fins. Il est certes envoyé en mission par le roi, mais cela ne l’empêche pas de penser également à ses propres affaires, ou plus exactement à celles de ses amis car il est d’abord généreux et serviable. Ainsi, avant de se rendre à Bruxelles, il fait un détour par le Brabant flamand, pour sauver une jeune fille innocente qui a le malheur d’appartenir à une famille de collaborateurs.  Quand il arrive, la population locale en colère la recherche activement et il faut tout le sang-froid du héros pour la sauver. Il n’hésite pas à sortir une arme, puis à montrer son ordre de mission du roi pour s’imposer. Il parle flamand, ce qui facilite les choses. Il parle également allemand, ce qui n’est pas négligeable en cette période d’occupation germanique. Bref, il a plus d’un tour dans son sac. Cela lui permettra de se faire des amitiés dans les deux camps. Il recherche également ses parents, qui ont collaboré ouvertement avec l’ennemi.

En arrière-plan, on trouve la pandémie de la grippe espagnole, ce qui renvoie inévitablement le lecteur à la récente épidémie de Covid-19. Les rapports entre la Flandre et la Belgique (sujet ô combien contemporain) sont eux aussi évoqués. Le discours final du roi Albert, qui impose le suffrage universel (pour les hommes) vient mettre un terme à toutes les incertitudes politiques et clôture cette période troublée.

Pour faciliter la compréhension, le texte alterne entre le récit proprement dit (la visite de Dullac à Bruxelles) et des explications historiques en italiques. Des notes en bas de page donnent également des indications sur les lieux et les bâtiments cités.  

Onze Bruxelles. Le « onze » ne renvoie pas à l’adjectif numéral, mais à l’adjectif possessif néerlandophone. Onze Bruxelles / Notre Brussel, autrement dit le Bruxelles de tous les Belges, néerlandophones et francophones, libéraux et socialistes, patrons et ouvriers. Un Bruxelles éternel.

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Philippe REMY-WILKIN, Onze Bruxelles, Samsa, 2023, 106 p., 18 €.

Onze Bruxelles de Philippe Remy-Wilkin sur le site des Editions Samsa

Le blog de Philippe Remy-Wilkin

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