LES MILLE ET UNE NUITS / Un article de JEAN-FRANÇOIS FOULON

On connaît l’histoire de Shéhérazade, dans Les Mille et Une Nuits (recueil anonyme de contes populaires en langue arabe d’origine persane, indienne et arabe). Deux rois qui étaient frères régnaient avec sagesse, l’un sur le royaume de l’Est, l’autre sur celui de l’Ouest. Le premier découvre que son épouse le trompe. Il la tue ainsi que son amant, un simple esclave. Il raconte ensuite à son frère ce qui lui est arrivé. Celui-ci veut vérifier si les femmes sont vraiment infidèles. Il fait croire qu’il s’en va à la chasse, se cache derrière une fenêtre, et voit sa femme en train de le tromper en compagnie de plusieurs esclaves. Le lendemain, il la fait exécuter. Puis il décide que chaque soir il se mariera avec une jeune fille vierge, passera la nuit avec elle et la fera exécuter au matin. C’était, selon lui, le seul moyen de ne plus être trompé.

Trois ans se passèrent ainsi et il n’y avait plus beaucoup de jeunes filles à marier dans le pays. C’est alors que la fille du vizir, Shéhérazade, se porta volontaire pour épouser le souverain, avec la ferme intention de sauver ses semblables des griffes du roi. Après son mariage, le soir venu, elle raconte une histoire palpitante au sultan sans la terminer. Son époux désire alors tellement connaître la suite qu’il lui laisse la vie sauve pour une journée de plus. Et c’est ainsi que chaque nuit, Shéhérazade finit l’histoire de la veille et en commence une nouvelle. Cela dura pendant mille et une nuits, au bout desquelles le sultan décida de garder Shéhérazade auprès de lui pour toujours.

Ce thème de la jeunesse sacrifiée par la volonté d’un tyran, on le retrouve dans le mythe grec du minotaure. Athènes devait livrer tous les neuf ans (ou chaque année selon Virgile), sept jeunes garçons et sept jeunes filles au roi de Crète, où ils étaient dévorés par le minotaure. Seul Thésée (un homme donc et non une femme) parviendra par la force à tuer le minotaure et à s’échapper du labyrinthe où celui-ci était enfermé. Mais s’il parvient à sortir, c’est grâce à la ruse d’Ariane, la fille du roi de Crète (qui était amoureuse de lui et à qui il avait promis le mariage). Elle lui avait donné une bobine de fil afin qu’il la déroulât dans le labyrinthe et pût retrouver son chemin.

Dans les deux cas, on a donc une jeunesse sacrifiée depuis des années et un héros (Thésée) ou une héroïne (Shéhérazade) qui parviennent à mettre un terme à la situation. Thésée, par sa force virile. Shéhérazade, en racontant des histoires (importance de la culture et de la littérature). Dans les deux cas, on a un contexte érotique (Ariane est amoureuse de Thésée et le roi des Mille et Une Nuits épouse une jeune vierge chaque soir pour coucher avec elle). On notera que chaque fois c’est grâce à l’intelligence d’une femme que l’issue est favorable (le fil qu’Ariane confie à Thésée pour qu’il puisse retrouver son chemin dans le labyrinthe et la ruse de Shéhérazade qui laisse l’histoire racontée inachevée à la fin de chaque nuit). Mais si la pauvre Ariane est finalement abandonnée par Thésée sur une île (en quoi elle est bien mal récompensée de l’amour qu’elle lui avait donné), Shéhérazade, elle, finit par épouser le roi.

Ce qui est fascinant dans les Mille et Une Nuits, c’est l’importance des histoires, lesquelles sont parfois racontées dans une sorte de mise en abyme ou d’effet miroir. Après un premier niveau (ce que raconte Shéhérazade) en vient un second : le héros de l’histoire racontée va à son tour commencer un récit. On a donc une histoire dans l’histoire. Par exemple, Shéhérazade raconte qu’un marchand a commis un délit et a été arrêté par un roi, qui veut le mettre à mort. Pour s’en sortir, il raconte une histoire pour captiver le roi (sa situation est donc semblable à celle de Shéhérazade). Parfois, plusieurs personnes sont arrêtées en même temps et seul celui qui racontera l’histoire la plus passionnante sera gracié. Ou bien, un roi a perdu son frère (premier niveau). Pour le distraire, son vizir lui raconte un conte (deuxième niveau), dans lequel le héros est amené lui aussi à raconter quelque chose (troisième niveau). On a donc une mise en abyme fascinante, avec des récits dans le récit, enchâssés les uns dans les autres.

Quels sont les thèmes traités ? Parfois on est en pleine magie (avec des djinns, des génies, qui transportent les héros dans l’espace et le temps ou au contraire qui déplacent des villes d’un endroit à un autre), mais le plus souvent il s’agit de marchands qui voyagent pour vendre leur produits (des étoffes ou des épices) et à qui il arrive différentes aventures. De nombreuses fables animalières sont également présentes (certaines sans doute inspirées d’Esope). Certains récits s’apparentent davantage aux chansons de geste occidentales. Par exemple, de nombreuses pages sont consacrées à la lutte des musulmans contre le roi chrétien de Constantinople. A partir de la réalité historique, les récits racontent des batailles imaginaires à la gloire des cavaliers arabes. Comme dans notre Chanson de Roland (mais le point de vue est inversé), il n’est pas rare de voir un cavalier fendu de haut en bas (cheval compris) par le sabre d’un fier soldat musulman. A côté de ces faits guerriers, le narrateur brode sur les amours du calife, de ses frères et de ses vizirs. Véritable épopée à la gloire de l’islam, ces pages dépassent les faits guerriers pour nous faire entrer dans la psychologie des personnages en nous narrant leurs joies et leurs peines. Il y a des enfants perdus et retrouvés bien plus tard, des frères et sœurs séparés, mais qui une fois adultes réintégreront leur condition princière, des histoires d’inceste involontaire, quand une sœur s’éprend d’un roi qui est en fait son frère, etc.

Les Mille et Une Nuits sont un éloge à la littérature, puisque c’est par les histoires racontées que Shéhérazade sauve sa vie. C’est dire l’importance accordée aux récits de fiction.  Ceux-ci obligent l’homme à ne pas se centrer sur lui-même, mais à dépasser le cercle du moi pour entrer dans le domaine d’une liberté absolue.  On notera que le roi, qui se méfiait des femmes depuis qu’il avait été trompé par sa propre épouse, est de nouveau trompé par Shéhérazade, puisque cette dernière, par sa ruse de raconter des récits captivants, parvient à déjouer son esprit sanguinaire de vengeance.

Il ne faut pas perdre de vue que les Mille et Une Nuits ont été considérées comme marginales dans la littérature arabe. Elles ne relevaient pas des belles-lettres et de la littérature raffinée ou hermétique, mais appartenaient plutôt à un registre populaire et initialement oral. Ces contes furent ensuite diffusés en Europe, profitant de la mode de l’orientalisme, à partir de la traduction d’Antoine Galland (1646 – 1715). Celui-ci a donc compilé des textes qui ne remplissaient aucun des critères classiques de la littérature arabe (un style noble, un auteur précis, une forme fixe, une absence de dialectes locaux). On peut penser que sans lui, cette littérature n’aurait pas survécu. Galland a même intégré aux Mille et Une Nuits des récits qui ne figuraient pas dans les manuscrits originaux, comme « Les Aventures de Sinbad », « Aladin » et « Ali Baba » On a donc pu dire de lui qu’il est le seul traducteur de l’histoire « à avoir traduit et donné corps à un texte qui n’existait pas encore officiellement ».

Dans les années 1960, puis entièrement refondue dans les années 1980, est apparue une nouvelle traduction, celle de René R. Khawam (né en 1917 à Alep en Syrie – mort à Paris en 2004). Celui-ci se fonde sur une douzaine de manuscrits anciens. Les aventures d’Aladin, de Sinbad et d’Ali-Baba n’apparaissent donc pas dans son édition puisqu’elles avaient été incorporées par Galland. Il les publie dans des volumes distincts. Par ailleurs, dans sa traduction des Mille et Une Nuits, il développe les descriptions érotiques que Galland avait éludées (pour plaire à la cour de Louis XIV).

Enfin, en 1991, pour la Bibliothèque de La Pléiade, André Miquel (1929 – 2022) et Jamel Eddine Bencheikh (1930 – 2005), publient une nouvelle traduction, qui se veut intégrale et exacte car fondée sur l’édition de Boulaq, du nom de la ville égyptienne où le texte a été imprimé pour la première fois en 1835.

C’est cette édition de La Pléiade que je suis occupé à lire pour mon plus grand plaisir.

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