ON DIRA QUE J’AI RÊVÉ de MAXIME BENOÎT-JEANNIN (Samsa) / Une lecture de Jean-Pierre LEGRAND

Cela débute comme un récit fantastique. Au commencement rien que l’insignifiante et plate réalité du quotidien. En ce 13 mai 2015, confortablement installé dans un TGV, Maxime Benoît-Jeannin, « auteur-narrateur » file vers Lyon.

La temporalité étale du voyage se trouble cependant d’incidents insolites: face à lui, une dame tourne les pages d’un Paris-Match du mois précédent ; notre voyageur y reconnait Christian Didier, vieux camarade d’enfance né et vivant à Saint-Dié, meurtrier de René Bousquet en 1993 après avoir déjà tenté, en 1987 d’assassiner Klaus Barbie  dans sa prison de Lyon. A quelques rangées, une jeune femme lit un vieux roman de Roger Peyrefitte, célébrité littéraire des années 70 aujourd’hui oublié.

Arrivé à Lyon, Maxime Benoît-Jeannin se met en quête de la maison du docteur Dugoujon, celle-là même où fut arrêté Jean Moulin par la Gestapo. Dans les rues pentues et écrasées de chaleur de Caluire, il renonce à son exténuant pèlerinage. Il cherche son chemin, redescend vers le Rhône et coupe par une rue étroite, étrangement vide de toute présence humaine. « Rue-sans-joie. Rue de désolation (…). Je me demandais si elle était encore habitée.  Un fragment de temps parfaitement mort, conservé, eût-on pu croire, dans lequel les façades resteraient à tout jamais obturées ». Une plaque à demi-effacée attire le regard du marcheur : Rue de Saint-Dié ; c’est « la piqûre de rappel »,  « je me dis IL EST MORT. CHRISTIAN EST MORT ».

Dans ce tremblé du réel, comme l’air trop chaud d’un après-midi d’été, Maxime Benoît-Jeannin, nous entraîne, porté par une écriture vive et légère, dans les entrelacs de sa vie et de celle de Christian Didier, homme étrange et complexe, chauffeur de stars, « pirate des médias » qui, bien avant sa dérive meurtrière, fera irruption sur les plateaux de télévision pour promouvoir sa Ballade d’Early Bird, sorte de parodie vertigineuse de la prose de Lautréamont et publiée à compte d’auteur.

La révélation si troublante de la mort de ce camarade maudit est comme l’épicentre d’un ébranlement qui, par répliques successives, suscite tout un jeu de réminiscences et d’associations instruisant plus encore qu’une tentative d’élucidation d’un destin, une forme d’empathie. Nous nous attachons en effet à cet homme meurtri et indigné qui rappelle les personnages de Dostoïevski, outrés et d’un « voltage » extravagant. Il y a  aussi chez ce « chevalier anachronique » coincé entre deux époques, un décalage pathétique entre son être profond et les conditions de son déploiement. Cette contradiction atteint son acmé dans l’assassinat de Bousquet précédé d’une longue méditation en la chapelle édifiée là où Jeanne d’Arc avait passé une partie de la nuit en prière la veille d’entreprendre le siège de Paris : fervent croyant, il rejoint le sacré par le crime.
Toutefois, loin d’avoir dans la disgrâce la radicalité d’un Jean Genet, Christian Didier, semble, dans ses tentatives littéraires comme dans son embardée justicière, rêver d’être accepté par le système qu’il transgresse.

Dans son inspiration, le roman semble tenir à la fois de l’autofiction et de la biofiction, voire même d’une forme de reportage autobiographique irrigué d’une érudition foisonnante mais jamais pesante, toujours à-propos. Le texte est aussi remarquablement construit. A sa lecture, l’image m’est venue de ces dessins géométriques composés d’ellipses entrecroisées : toutes empiètent les unes sur les autres et partent d’un même centre. Le dessin de nos vies est certes beaucoup moins prévisible et souvent peu discernable, mais nous sommes tous le centre d’un lacis d’interrelations en apparence aléatoires… C’est de ce centre que rayonne un questionnement imprégnant tout le roman qui se mue – le mot est lâché vers sa fin – en une « autoanalyse fiction ».

Très habilement, dans la mobilité d’une œuvre qui se construit sous nos yeux, Maxime Benoît-Jeannin évoque les rencontres improbables et connivences secrètes qui, dans la trame de sa vie, en tissent le motif secret et suggèrent cet on-ne-sait-quoi « plus puissant et plus vrai que la « plate réalité » » qui, surgissant comme un « coup de grisou », provoque une ouverture sur « le vrai réel ». Se dégage une conception du monde (weltanschauung) qui plonge ses racines dans le surréalisme de Breton mais aussi dans le romantisme de Gérard de Nerval, ce « rêveur définitif ».

Poétique et émouvant dans ses derniers développements, le roman se clôt sur la belle profession de foi de celui qui l’a perdue : « Ce que je recherche, c’est la beauté des coïncidences et des correspondances qui traînent dans le lit du temps ». Et d’ajouter : « L’orpailleur ne désespère jamais ».

Le livre sur le site de l’éditeur

Une très belle et éclairante lecture de l’ami Philippe Remy-Wilkin est parue dans Le Carnet et les instants. Elle a été prolongée d’un bonus plus enthousiaste encore dans son Coup de projo #41

De l’autre côté du miroir… – Le Carnet et les Instants (le-carnet-et-les-instants.net)

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