TU SIGNAIS ERNST K. de FRANÇOISE HOUDART (Ed. du Sablon) / Une lecture de JEAN-FRANÇOIS FOULON

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L’histoire racontée dans ce roman est simple : nous sommes à Boussu (province de Hainaut), village occupé par l’armée allemande durant la guerre 14-18. Juliette et son mari doivent héberger un soldat dans leur maison et lui réserver une chambre. Le loup est donc dans la bergerie et il faudra vivre avec lui, avec ce « Boche » qui vit à l’étage et dont on entend parfois les pas résonner sur le plancher. Tout repose sur des dualités : occupant/occupés, dominant/dominés, langue française que le soldat maîtrise très mal/ langue allemande qu’on ne comprend pas, etc. Mais petit à petit le jeu devient trouble. Ce soldat, cet ennemi, ce n’est finalement qu’un jeune homme de dix-neuf ans, encore un enfant, presque, et qui semble lui aussi être une victime de cette guerre qu’il n’a pas voulue et qui vient briser son rêve de faire des études et de devenir architecte. Alors, oui, c’est un ennemi et on ne l’oublie pas quand on lui adresse la parole (le moins possible), mais en même temps, on n’arrive pas vraiment à le haïr, lui, en tant qu’être humain. Et quand Juliette perdra son mari, mort en captivité et victime de la barbarie de l’occupant, elle en voudra à Ernst pour ce qu’il représente (elle surgira même une fois dans sa chambre avec un pistolet chargé), mais en tant que femme elle sera troublée par cet homme qui vit sous son toit, qui se montre finalement gentil, et qui essaie parfois de l’aider. Tout n’est donc pas aussi simple qu’on aurait pu le croire.

Voilà pour l’histoire racontée. Mais il y a surtout la manière dont elle est abordée. En effet, au départ, il y a l’autrice elle-même, qui s’entretient au début des années 2000 avec la fille de Juliette, Laura (née en 1908 et maintenant âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, elle a donc connu Ernst K. quand elle était enfant). C’est le premier niveau : l’autrice qui interroge un témoin des faits, témoin qui tente de remonter le temps et de rassembler ses souvenirs. Le deuxième niveau, c’est la narratrice, qui écrit pour nous ce qu’elle a appris de Laura. Le troisième niveau, c’est Ernst lui-même. En quittant définitivement la maison de Boussu en 1918 pour partir au front, il a laissé un petit carnet avec des dessins. Il l’a laissé à l’attention de la petite Laura, sans doute parce qu’il n’a pas osé le donner à Juliette, cette jeune femme qui l’attire mystérieusement. Or, dans ce carnet, il n’y a que des dessins et des croquis qu’il a pris au hasard de ses pérégrinations dans la région (il était chauffeur d’un haut gradé). C’est à partir de ces dessins que Françoise Houdart va tenter de reconstituer ce que fut la vie de ce jeune homme. Elle arpentera elle-même la région pour tenter de retrouver les châteaux qu’Ernst a croqués sur son carnet. Parfois elle y arrive, parfois pas. Car Ernst a pu s’inspirer de ce qu’il voyait, mais il a pu aussi inventer. Et de son côté c’est ce que fait l’autrice. A partir de ce fil ténu (quelques dessins et les souvenirs de la vieille Laura), elle tente de brosser un portrait d’Ernst (sa vie en Allemagne avant la guerre, la mort de sa mère, sa solitude en Belgique, sa correspondance avec Emma, la femme d’un soldat allemand qui était son ami et qui a disparu, ses relations ambiguës avec Juliette, etc.). Il y a donc une part de vrai et une part d’imaginaire. L’autrice ne s’en cache pas et déroule sous nos yeux le fruit de son travail, tout en s’adressant directement à Ernst, comme pour mieux cerner la réalité de ce dernier (le récit est souvent écrit à la deuxième personne).

« Nous revoici, Ernst, toi et moi, en tête à tête entre fiction et présomption d’authenticité ; entre deux variables narratives alternant le su et l’insu, mais dont nous devons tisser notre commune vérité. » (page 139)

Entre Ernst qui occupe ses heures creuses en ce pays conquis en tentant de dessiner ce qu’il voit (le déformant et l’embellissant parfois, car sa vie est encore à inventer) et l’autrice, la démarche est semblable : faire un portrait le plus fidèle possible et parfois faire appel à l’imaginaire pour combler les vides.        

Ce n’est donc pas seulement l’histoire d’Ernst que Françoise Houdart a tenté de nous raconter, mais également le cheminement de son écriture, la manière dont le roman s’est formé, petit à petit, d’indice en indice, à partir de quelques dessins et des souvenirs d’une vieille dame. C’est un roman sur le roman.

On notera également les nombreux parallélismes établis entre les conditions d’existence difficiles des deux côtés de la frontière. Car l’Allemagne est au bord de l’épuisement et la nourriture y est aussi rare qu’en Belgique occupée. De même, Ernst est balloté entre la maison de Juliette, où il a atterri bien malgré lui, et la maison de son enfance, qu’il retrouve bien vide après le décès de sa mère. Tout ce qu’il a connu semble avoir disparu, tandis que l’avenir est bien incertain car il devient de plus en plus évident que l’Allemagne ne gagnera pas la guerre. Il lui reste les lettres d’Emma, la femme de son ami Eduard mobilisé comme lui, et la présence discrète de Juliette, son hôtesse et son ennemie par la force des choses.

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Le roman sur l’ancien site des Editions Luce Wilquin

Le roman, réédité le 1er avril 2023 aux Editions du Sablon, sur le site de Decitre

Françoise HOUDART sur Objectif Plumes

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