VERS UNE CINETHEQUE IDEALE
Version OFF
Un coup de cœur de Nausicaa DEWEZ
Alice Guy (1873-1968),
ou l’effacement d’une pionnière du cinéma
Connaissez-vous Alice Guy ? Gageons que la plupart des lecteurs et des lectrices de ces lignes répondront par la négative.
Réalisatrice de films avant Feuillade, ayant tourné aussi bien dans le pays où fut inventé le cinématographe – la France – que dans celui qui devint rapidement l’épicentre mondial de l’industrie cinématographique – les États-Unis –, scénariste, réalisatrice, productrice, fondatrice de son propre studio, Alice Guy (parfois désignée comme Alice Guy-Blaché, voire Alice Blaché, du nom de son mari Herbert Blaché) compte indiscutablement parmi les pionniers de l’histoire du cinéma. Dont elle fut en outre la première pionnière.
Son nom est pourtant absent d’une historiographie qui se complait à donner l’illusion que le 7e art fut, dès ses origines, affaire d’hommes. Les films d’Alice Guy, eux, n’y sont pas toujours oubliés : sa Vie du Christ[1], tournée en 1906, le film le plus ambitieux de sa période française, y est parfois évoquée. Pour être attribuée à son assistant de l’époque, Victorin Jasset.
Alice Guy, une vie
La biographie d’Alice Guy est exemplative à la fois de l’aventure que fut la naissance du cinéma, et du hiatus qui sépare l’âge des pionniers du moment où le cinéma se meut en industrie (tournant qui correspond grosso modo à la Première Guerre mondiale). Sa vie est aussi marquée par les limites qu’imposait son époque à la carrière et à l’épanouissement des femmes.
De l’enfance à la mort, la trajectoire de la réalisatrice évoque le mouvement du pendule, passant d’une rive de l’Atlantique à l’autre (et retour), et alternant les périodes de vaches maigres et la fortune.
Née en 1873 en France, à Saint-Mandé, Alice Guy est d’abord confiée aux bons soins de sa grand-mère maternelle. À l’âge de trois ans, elle rejoint ses parents, son frère et ses trois sœurs à Valparaiso au Chili, où son père est propriétaire d’une chaine de librairies. Ses parents l’envoient ensuite en pension en France, comme ses sœurs et son frère. Après la faillite de son père, toute la famille s’installe en France. Son frère meurt à l’adolescence, bientôt suivi par son père.
Alice doit gagner de quoi vivre et entretenir sa mère. Ayant appris la sténo sur les conseils d’un ami de la famille, elle se présente au Comptoir mondial de la photographie pour un poste de secrétaire. Elle est reçue par le bras droit du patron : le prometteur ingénieur Léon Gaumont. Il lui octroie le poste, malgré une pointe de scepticisme. Le Comptoir est en grave difficulté financière, Gaumont, avec des amis (dont Gustave Eiffel), reprend l’affaire à son nom.
En 1895, Louis et Auguste Lumière invitent Gaumont à une projection privée à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Les frères y dévoilent à leurs pairs le cinématographe, cette technique qui signe l’acte de naissance de ce que l’on appelle aujourd’hui le cinéma. Secrétaire de Gaumont, Alice Guy est elle aussi invitée à la projection, qui fait très forte impression sur elle.
Pour Gaumont, c’est une défaite : les Lumière ont remporté la course à la technologie permettant l’enregistrement et la projection d’images animées. Il poursuit toutefois ses propres travaux et recherches, s’intéressant notamment à la synchronisation entre les images animées et le son. Pour Gaumont l’ingénieur, les films ne sont que des moyens : ils servent à montrer comment fonctionnent les machines inventées et fabriquées dans ses usines, et incitent à acheter lesdites machines. Alice Guy a, quant à elle, une tout autre intuition : elle comprend d’emblée que, passé le premier étonnement face aux images en mouvement, le public ne se passionnera pas longtemps pour les sorties d’usine, arrivées de trains en gare et autres vues filmées. Elle propose donc à son patron de filmer non plus de simples instants de vie, mais des saynètes tournées sur la base d’un scénario, des fictions, avec des comédiens exécutant le scénario écrit à leur intention. Gaumont accepte, à condition que le travail de secrétaire de sa collaboratrice ne pâtisse pas de ses nouvelles activités. C’est ainsi qu’Alice Guy est devenue la toute première femme réalisatrice de films au monde. Elle ne se limitait d’ailleurs pas à la réalisation : elle était aussi scénariste, costumière et directrice de casting (à ses débuts, les comédiens recrutés sont le plus souvent des proches, se prêtant bénévolement au jeu).
Bien que les films l’intéressent bien moins que les inventions techniques, Gaumont se rend compte de l’intérêt des courtes fictions tournées par Alice Guy pour la bonne marche de son commerce. Il est gagné à l’idée de créer un département dédié à la réalisation de films : il en confie la direction à Alice Guy qui devient de facto directrice de production. Une fonction dirigeante qui ne l’empêchera pas de continuer à écrire des scénarios, réaliser des films… Elle s’entoure de quelques fidèles collaborateurs, parmi lesquels Anatole Thiberville, son directeur de la photographie, et Henri Ménessier, en charge des décors.
Les films tournés aux débuts du cinéma durent à peine une minute, un court-métrage prend en général une journée. Bourreau de travail, Alice Guy tourne plusieurs centaines de films pour Gaumont, et notamment des phonoscènes, ancêtres des clips vidéo : ils mettent en valeur le procédé trouvé par Léon Gaumont et ses ingénieurs pour synchroniser son et image – le chronophone. La réalisatrice a filmé les chansonniers les plus connus de son temps.
Jalouse de sa liberté, Alice Guy ne se marie que sur le tard, en 1907, à l’âge de trente-quatre ans. Elle épouse Herbert Blaché, employé de Gaumont lui aussi. Gaumont confie à Blaché la mission de faire connaitre et de vendre le chronophone au public américain. Une nouvelle aventure professionnelle pour Herbert, mais rien pour Alice : mariée, elle ne compte plus parmi les employés de Gaumont. Ironie de l’histoire : c’est elle qui avait précédemment appris à Herbert comment manier le chronophone.
C’est donc en qualité d’épouse qu’elle suit son mari aux États-Unis. La direction de production de Gaumont passe aux mains de son poulain : entré comme scénariste chez Gaumont, Louis Feuillade s’est rapidement lié d’une profonde amitié avec Alice Guy, et lui succède, lorsqu’elle part pour les États-Unis.
Outre-Atlantique, Alice Guy se consacre tout d’abord à son couple et à l’éducation de sa fille, née en 1908. Dès 1910 toutefois, et alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant, elle crée son propre studio, Solax. Basé à Fort Lee dans le New Jersey, ce studio, très dynamique, revendique son indépendance. Productrice, Alice Guy continue à scénariser et réaliser elle-même des centaines de films. Elle s’essaie à tous les genres, y compris le western. La Solax est un succès et le parcours d’Alice Guy tient de la success story américaine. Les journaux s’intéressent à « la femme la mieux payée d’Amérique ».
La période faste n’a qu’un temps, le studio connait des difficultés : Herbert Blaché, à qui Alice confie la vice-présidence puis la présidence, a le double défaut d’être piètre gestionnaire et homme prodigue ; le cœur battant du 7e art se déplace progressivement de la région de New York vers un nouvel Eldorado appelé Hollywood.
Alice Guy tourne pour d’autres compagnies, tentant de se maintenir à flot. Elle est finalement contrainte de vendre ses studios. Elle déménage à Hollywood, suivant son mari (et la maîtresse de celui-ci) parti courir sa chance en Californie ; elle accepte même d’être son assistante pour quelques films.
Le couple Blaché-Guy divorce et Alice repart pour la France avec ses deux enfants en 1922. Malgré ses nombreuses tentatives, elle ne parvient pas à retrouver du travail dans le monde du cinéma. Elle gagne donc péniblement sa vie par de menus emplois, et écrit notamment des histoires courtes pour la presse, qu’elle publie sous pseudonyme masculin.
En 1927, elle retourne en Amérique, essayant vainement de retrouver ses films : la plupart ont disparu dans l’incendie de la Solax. Elle se fixe aux États-Unis, où elle reste jusqu’à sa mort en 1968.
La France lui décerne la Légion d’honneur en 1958. Son combat pour être reconnue comme la première réalisatrice de cinéma se heurtera à une indifférence certaine du milieu, et au silence des historiens du 7e art. Ses mémoires, dans lesquels elle retrace l’effervescence de ses années parisiennes et américaines en quête de réhabilitation, n’ont pas trouvé d’éditeur de son vivant. Ils paraissent, à titre posthume, en 1976, chez Denoël.
L’empreinte d’Alice Guy
Première réalisatrice de l’Histoire. Autrice de près de 1000 films (perdus pour la plupart), dont plusieurs succès publics. Créatrice de la Solax, emblématique studio indépendant du cinéma pré-hollywoodien. Active en France et aux États-Unis durant une carrière de plus de vingt ans. Factuellement, quantitativement, Alice Guy a gagné une place dans l’histoire du cinéma. Pour elle, être reconnue comme « première réalisatrice de l’Histoire » a été un long combat. Cette médaille symbolique ne lui est plus vraiment contestée aujourd’hui, mais elle ne va pas sans son revers. Cet exploit d’avoir été la première (et longtemps la seule) femme dans le métier de la réalisation semble en effet se suffire à lui-même, comme si on avait tout dit de ses films en disant qu’ils sont réalisés par une femme. Comme si c’était là leur unique intérêt. Or, par sa pratique de différents métiers du cinéma, par les centaines de films dont elle est l’autrice, Alice Guy a contribué aussi à élaborer la grammaire du cinéma et à esquisser son esthétique.
Des scénarios pour un cinéma de fiction
Elle a tout d’abord été sinon la première, du moins l’une des toutes premières, à imposer l’idée que le cinématographe ne devait pas se borner à enregistrer des scènes de rue, fût-ce avec un cadrage ingénieux : il avait le pouvoir de divertir le public en lui racontant une histoire. Ses films sont toujours des fictions, reposant sur un scénario, préalablement écrit – et écrit par elle la plupart du temps. Une idée qui n’allait certainement pas de soi dans le milieu des ingénieurs, lancés dans la course aux brevets, où est né le cinéma.
Alice Guy a toujours affirmé avoir tourné son premier film, La fée aux choux, en 1896. Affirmation que l’historiographie du cinéma a longtemps traitée par le mépris, préférant attribuer la création de la fiction cinématographique à Méliès, qui tourne lui aussi son premier film en 1896. Ruiné, oublié comme Alice Guy après une carrière cinématographique fructueuse, le réalisateur du Voyage dans la lune a bénéficié d’une réhabilitation bien plus rapide que sa consœur.
Les catalogues de la société Gaumont mentionnent, sous le titre La fée aux choux, un film tourné en 1900. Le film a d’ailleurs été retrouvé et est aujourd’hui disponible en ligne :
La première ? Oui ou non ?
On a donc longtemps considéré 1900 et non 1896 comme date des débuts d’Alice Guy. Un écart de quatre années qui change tout : à l’âge des pionniers du cinéma, l’antériorité est une question cruciale. Quant au témoignage de la réalisatrice, maintes fois réitéré, il a été porté sur le compte tantôt d’une mémoire défaillante due à son âge avancé, tantôt d’une volonté puérile d’apparaître comme la première.
Ce n’est pas l’avis de la chercheuse, et spécialiste de l’œuvre d’Alice Guy, Janelle Dietrick. Reprenant, dans un essai intitulé La Fée Aux Choux : Alice Guy’s Garden of Dreams, les différentes déclarations et informations distillées par la réalisatrice, elle montre qu’elles divergent sur plusieurs points – décor, intrigue… – avec le film de 1900. Par ailleurs, ce dernier a été tourné en 35mm, alors qu’Alice Guy a parlé de manière très précise d’une Fée aux choux tournée en 60mm – un format qui n’a été utilisé chez Gaumont qu’en 1896/1897 et abandonné ensuite. Conclusion de Janelle Dietrick : le film qui nous est parvenu est un remake 1900 de l’original 1896. La réalisatrice a d’ailleurs elle-même raconté avoir tourné plusieurs versions de La fée aux choux : la première avait connu un beau succès et il a donc semblé logique d’en donner une nouvelle mouture quand les copies de la première sont devenues inutilisables (trop usées et reposant sur un format qui n’était plus utilisé). Quant à l’absence du film de 1896 dans les catalogues de Gaumont, elle s’explique : ceux-ci ne répertoriaient que les films disponibles à la vente et, en 1901, ce n’était plus le cas de La fée aux choux originale.
La démonstration de Janelle Dietrick, convaincante et documentée, incite fortement à croire qu’Alice Guy a bien tourné son premier film en 1896, comme elle l’a toujours affirmé. Et a donc bel et bien été l’une des créatrices – sinon LA créatrice – du cinéma de fiction.
Son art ?
Alice Guy ayant touché à tous les genres au long de ses carrières française et américaine, il est difficile de trouver un fil rouge ou une caractéristique emblématique dans ses scénarios. On peut toutefois remarquer son intérêt pour des sujets que d’aucuns qualifieront de féminins, comme la maternité (La fée aux choux, Sage-femme de première classe, Madame a des envies) ou le féminisme.
Dans Les résultats du féminisme (1906), elle filme un monde inversé : les hommes restent à la maison pour coudre et discuter, les femmes sortent seules, s’attablent à la terrasse des cafés, sifflent les messieurs qui passent (éventuellement avec un enfant dans un landau), leur collent la main aux fesses, retrouvent leurs amies aux cafés et en chassent les hommes venus quémander quelques sous pour nourrir leur progéniture. À la fin du film, les hommes se révoltent, chassent les femmes du café et célèbrent leur victoire commune autour d’un verre.
À bien y regarder, ce film se révèle ambigu. D’une part, la dévirilisation des hommes, corollaire du pouvoir des femmes, est présentée comme ridicule, de même que l’attitude conquérante des dames. La reprise de pouvoir (masculine) finale s’apparente donc à un retour à l’ordre juste des choses. D’autre part, donner aux personnages féminins des attitudes masculines – harcèlement de rue, mépris de l’autre sexe, infidélité conjugale chronique, etc. – peut aussi s’entendre comme une dénonciation des agissements des hommes. Les attribuer aux femmes les dénaturalise et permet de les voir pour ce qu’ils sont : inacceptables. La fin du film serait alors l’annonce de la révolte prochaine des femmes (et de leur victoire) contre l’ordre machiste qui les opprime.
Sans doute l’ambiguïté de ce scénario résonne-t-elle avec la trajectoire d’Alice Guy. Restée célibataire jusqu’à trente-quatre ans, elle a profité aussi longtemps que possible de la relative liberté octroyée par le célibat. Une fois mariée, elle a certes repris le travail assez rapidement, mais elle s’est suffisamment coulée dans les conventions bourgeoises pour confier à son mari la direction de la Solax, alors même qu’elle y réalisait tout le travail et qu’elle était manifestement bien meilleure gestionnaire que lui.
L’invention du champ/contre-champ ?
Alice Guy a exercé plusieurs métiers de cinéma, mais le monde des ingénieurs, des inventions techniques n’a jamais été le sien. Lors de sa carrière française, elle utilise le matériel inventé par l’entreprise Gaumont, dont elle est employée. Son métier consiste même plus précisément à tourner des films destinés à convaincre le public d’acheter le matériel. Sa filmographie compte ainsi non seulement des films muets en noir et blanc, mais aussi des phonoscènes – réalisés bien des années avant les débuts officiels du parlant – et des films colorisés.
Les machines de l’époque sont lourdes et peu mobiles. Les réalisateurs composent avec ces contraintes : les premiers films ne comptent qu’un seul plan (fixe), la caméra est placée à un endroit et n’en bouge plus. Après quelques années, les films s’allongent quelque peu et passent à une durée de 3 ou 4 minutes. La contrainte reste toutefois la même : ces films mettent bout à bout plusieurs scènes tournées en plan fixe… et laissent l’impression qu’entre les scènes, on a changé le décor, comme au théâtre, tandis que la caméra reste immobile.
Dans ce carcan technique, Alice Guy se signale par une innovation. Martin Barnier et Laurent Jullier[2] voient en effet dans son film Sage-femme de première classe, tourné pour Gaumont en 1902, la première manifestation d’un procédé que l’on appellera plus tard champ/contre-champ.
Premier plan. Un homme et une femme viennent acheter un bébé chez une sage-femme et, n’en trouvant pas à leur goût dans la boutique, ils sont invités à se rendre dans la réserve. Ils se dirigent donc vers la porte du fond. On les voit de dos.
Deuxième plan. L’homme et la femme franchissent la porte et se retrouvent dans la réserve, en réalité un jardin. Ils sont cette fois filmés de face.
Le dispositif donne donc l’impression que la caméra a tourné de 180° entre le premier plan et le deuxième. La trouvaille d’Alice connaitra le succès que l’on sait. Nuance importante : Sage-femme de première classe n’a lancé aucune mode et Alice n’a pas systématiquement recouru au procédé après cette première apparition. Il serait pour le moins hasardeux d’affirmer que ceux qui ont repris l’idée par la suite se sont inspirés de son film.
Le jeu d’acteur : le naturel
La direction d’acteurs est peut-être le domaine dans lequel Alice Guy a laissé l’empreinte la plus profonde dans l’histoire du cinéma.
Dans ses premiers films, les rôles étaient confiés à de purs amateurs : des employés de Gaumont qui passaient par là au moment du tournage, des badauds sollicités sur les tournages en plein air… Un point commun : tous prêtent bénévolement leurs traits aux personnages imaginés par la réalisatrice.
Petit à petit, le métier d’acteur se professionnalise. Beaucoup de comédiens utilisés par Alice Guy sont issus du théâtre, ils emportent avec eux la technique propre à la scène : un jeu outré, proche de la pantomime… qu’elle combat, exigeant du naturel, un jeu qui colle au plus près à la vraie vie. Lorsqu’elle possède ses propres studios, à la Solax, elle y affiche d’ailleurs en grand les mots « BE NATURAL » – un message sans ambiguïté à destination des comédiens. Cette attention méticuleuse contribue à lancer quelques étoiles du star system balbutiant, Olga Petrova ou Bessie Love notamment. Et entraîne des conséquences sur sa manière de filmer lesdits acteurs : des gros plans sur les visages mettent en valeur les expressions, là où ses confrères se cantonnent prudemment aux plans larges.
C’est manifeste dans Madame a des envies, une comédie de 1907. Une femme enceinte, accompagnée de son mari, croise plusieurs personnes et est prise d’une envie irrépressible d’avoir ce qu’elles ont : une confiserie, une pipe, un verre d’alcool… Elle se mue donc en chapardeuse, au grand désespoir de son mari, qui passe derrière elle pour tenter de réparer les pots cassés. Chaque larcin de la femme enceinte est suivi d’un gros plan sur celle-ci jouissant de l’objet volé.
Un film à épingler : La vie du Christ (1906)
Directrice de production chez Gaumont, Alice Guy tourne en 1906 un film qui sera à la fois son œuvre la plus ambitieuse, et son plus gros succès public (preuve d’une capacité certaine à sentir les attentes des spectateurs) : La vie du Christ. Par la suite, la critique rendra un hommage paradoxal à ce film… en l’attribuant à l’assistant d’Alice Guy, Victorin Jasset. Comme s’il était inconcevable qu’une femme puisse réaliser un tel film.
La vie du Christ est longue selon les standards de l’époque : 33 minutes environ ! Elle se compose de 25 scènes, de l’arrivée de Joseph et Marie à Bethléem à la résurrection du Christ et à la découverte de son tombeau vide. Le film, tourné en grande partie en extérieur, a mobilisé 300 figurants et nécessité la création de costumes reconstituant l’habit présumé des Romains du Ier siècle ou celui des Juifs de la même époque.
Certes, la reconstitution historique prête à sourire pour le spectateur d’aujourd’hui. Ainsi, quand un centurion romain frappe le flanc du Christ crucifié de sa lance, celle-ci passe plusieurs centimètres à côté du corps qu’elle est censée transpercer. Les effets spéciaux ne sont pourtant pas absents. Pour la résurrection, Alice Guy utilise des trucages à la Méliès. Toute la scène est composée d’un seul plan fixe. On y voit tout d’abord le tombeau fermé. Des anges apparaissent soudain et déplacent la pierre. Puis apparition du Christ, en suspension au-dessus du tombeau, qui disparait ensuite d’un coup.
Ce qui impressionne sans doute le plus est le très grand nombre de figurants. Alice Guy illustre une autre facette de sa direction d’acteurs. Elle est attentive non seulement à ce que ses rôles principaux jouent juste, avec naturel, comme la femme enceinte dans Madame a des envies, mais elle a aussi l’œil pour mettre en scène des groupes de personnages. La question est, dans ce cas, moins celle de l’expression de chacun que du mouvement d’ensemble, de l’effet de masse. Le travail est particulièrement précis dans les scènes où Jésus porte la croix : la foule se répartit entre ceux qui regardent et ceux qui suivent. Lors de la première scène du film (l’arrivée de Joseph et Marie à Bethléem), par contre, la réalisatrice a utilisé les nombreux acteurs à sa disposition pour créer non une foule, mais une succession d’individualités : plusieurs familles se présentent à l’hôtel, complet, et se font refouler avant que les futurs parents de Jésus n’arrivent eux-mêmes et y reçoivent l’accueil que le spectateur peut anticiper. La création de ces rôles secondaires, innommés et absents du récit biblique, crée un effet d’attente – ils retardent l’arrivée des deux protagonistes espérés et annoncent le refus qu’ils vont essuyer – et donne corps et réalité à la scène.
Entre oubli et reconnaissance
Depuis le retour de la réalisatrice en France en 1921, la carrière d’Alice Guy, les quelque mille films qu’elle a tournés ont été comme effacés des mémoires. Un tel oubli n’est pas inhabituel pour les pionniers du cinéma. Ils étaient des dizaines, au tournant des XIXe et XXe siècles, à réaliser des films, à imprimer des saynètes de quelques secondes sur de la pellicule, et peu d’entre eux ont l’honneur de la reconnaissance publique aujourd’hui. À cette époque, les films ne comportaient pas de générique, effaçant le nom de leurs géniteurs. Et d’innombrables films ont été perdus.
Comme d’autres, Alice Guy a fait les frais de cet oubli. Hélas pour elle, les entrepôts de la Solax ont brûlé et, avec eux, nombre de films de sa période américaine. Quant à ses films français, les catalogues Gaumont ne mentionnaient pas les noms des réalisateurs et Léon Gaumont, dans sa quête de reconnaissance, a eu tendance à minimiser le rôle de ses collaborateurs pour se valoriser lui-même.
L’oubli inhérent aux pionniers du cinéma s’est en outre aggravé du fait qu’elle est une pionnière. Le processus connu sous le nom d’effet Matilda est bien documenté. Il consiste à minimiser systématiquement le rôle des femmes dans les découvertes scientifiques et dans les arts. Que des critiques de cinéma, pourtant avertis, attribuent les films d’Alice Guy à son assistant Jasset, refusant d’imaginer qu’un duo homme/femme puisse fonctionner avec le premier comme assistant et la seconde comme patronne, illustre si besoin est cet oubli spécifique, misogyne et patriarcal, dont a souffert la réalisatrice. On rappellera par ailleurs que la Cinémathèque française n’a pas hésité à accueillir une conférence de Maurice Gianati intitulée « Alice Guy a-t-elle existé ? ». C’était en… 2010 et la conférence est toujours disponible en ligne[3].
Depuis quelques années pourtant, Alice Guy a fait l’objet de travaux importants dans l’optique de sa réhabilitation. On notera notamment, outre les livres de Janelle Dietrick déjà évoqués, le documentaire de la réalisatrice canadienne Marquise Lepage, sorti en 1995, Le jardin oublié : la vie et l’œuvre d’Alice Guy-Blaché[4], et le plus récent Be natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché de l’Américaine Pamela B. Green (2018). Détail révélateur : ce documentaire ne trouve pas de distributeur en France. À mentionner également : un excellent podcast de Louie Media dédié à la réalisatrice. Sorti en 2019, il est écrit par Yasmine Benkiran et réalisé par Renaud Duguet pour la série Une autre histoire[5].
En 1975, France Culture diffusait une émission consacrée à Alice Guy. Elle rassemblait les historiens du cinéma Francis Lacassin et Jacques Deslandes, et les artistes féministes Liliane de Kermadec, Colette Audry et Delphine Seyrig[6]. Les points de vue des messieurs s’opposaient à ceux des dames. Selon les unes, Alice Guy était oubliée parce qu’elle était une femme. Selon les autres, on s’intéressait encore à elle aujourd’hui du fait, précisément, qu’elle était une femme. Comprenez : son talent ne la distingue nullement des autres artisans et faiseurs des premiers temps du cinéma, mais on parle quand même d’elle parce qu’elle était la seule femme à réaliser des films à l’époque.
Une opposition qui ne semble pas vraiment dépassée quarante-cinq ans plus tard. En effet, les travaux sur Alice Guy émanent toujours de chercheuses et cinéastes féministes, tandis que l’historiographie du cinéma mainstream – masculine ? – reste très discrète à son sujet. La qualité des recherches menées sur la réalisatrice, et la conviction des chercheuses qui étudient ses films ne suffisent manifestement pas à infléchir l’échelle des valeurs artistiques établies. Si le titre honorifique de « première réalisatrice » est acquis, il n’incite toujours pas à s’intéresser davantage à ses films.
Il ne s’agit pas ici de revendiquer pour Alice Guy une étiquette de « génie du cinéma » qui serait probablement exagérée. Mais de constater que le silence qui l’entoure est particulièrement assourdissant.
Nausicaa DEWEZ
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[1] Le film est parfois dénommé La passion, ou La naissance, la vie et la mort du Christ.
[2] Martin Barnier et Laurent Jullier, Une brève histoire du cinéma (1895-2015), Pluriel, 2017.
[3] On peut la voir à l’adresse : https://www.canal-u.tv/video/cinematheque_francaise/alice_guy_a_t_elle_existe_une_conference_de_maurice_gianati.6673
[4] Disponible en ligne en intégralité : https://www.youtube.com/watch?v=PLUSscyU4J4
[5] URL : https://louiemedia.com/une-autre-histoire/tag/alice+guy
[6] Disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/qui-est-alice-guy-1ere-diffusion-02071975