REQUIEM POUR L’EST : ROMANCE POUR OLGA de DENIS EMORINE par SONIA ELVIREANU


Romance pour Olga - Denis Emorine - Il Est Midi - Grand format - La Procure  Tournai Tournai

Après Mots déserts, le nouveau recueil de Denis Emorine Romance pour Olga, (Éditions Il est Midi, 2021) nous plonge au cœur même des obsessions qui traversent toute son œuvre. Cette romance n’est pas un chant voué à la femme aimée, comme on pourrait le croire d’après le titre, mais un requiem pour un pays éloigné et troublant auquel il se sent lié par les racines slaves de ses ancêtres.

Olga, une femme réelle au prénom russe, est symboliquement la Russie, un espace inconnu et tragique qui le hante par l’histoire tragique de son père. Ce dialogue apparent avec Olga est en réalité un troublant monologue intérieur qui fait découvrir aux lecteurs les démons intérieurs du poète l’empêchant de retrouver la paix intérieure. La voix de l’amour est sans cesse étouffée par la voix tragique de l’Histoire, coupable de la douleur de son père et de son identité brisée entre l’Ouest et l’Est, de celle des grands poètes russes auxquels il se sent apparenté par ses racines éloignées. 

Le recueil débute par l’invocation d’Olga comme partenaire de dialogue : « Olga/ la forêt de bouleaux fondait en moi/ le poème que j’avais semé pour toi/ ne me parlait plus de nous/les vers s’effilochaient au fur et à mesure que je les gravais/dans la paume de mes mains glacées/ il me semblait que tu souriais tandis/ que je m’enfonçais dans la neige sans espoir de retour // Chère Olga/ j’aurais tellement aimé que tu chuchotes à mon oreille/ ces poésies russes/ que je n’ai jamais rencontrées ».

Mais on comprend tout de suite que l’attention du poète ne va pas vers la femme, mais vers ce que la femme incarne, un grand pays, la Russie, dont le nom est suggéré d’abord par métonymie, avant d’être précisé et dévoiler ainsi l’identification de la femme avec tout un pays: « Moscou/au bord de tes yeux/ et moi qui te parle de loin/sans oser m’approcher » ; « Olga/tu es la Russie sans doute ».

La nostalgie d’une autre langue et d’une autre culture s’éveille en lui par l’ identité slave qu’il ressent aux tréfonds comme une voix qui appelle de loin. C’est la voix de l’inconnu qu’il porte en soi, ce « je suis un autre » dont parle Rimbaud et qui pourrait embrouiller les chemins de la vie, égarer : « Ta voix en français /qui effleure mon visage/ c’était hier peut-être ».

Olga est en même temps accompagnatrice et protectrice du poète dans son voyage imaginaire vers ce pays inconnu lié à jamais à l’histoire tragique de sa famille, vers le territoire même de la poésie russe. La femme devrait servir de compagnon sur la voie douloureuse du souvenir et l’amour de katharsis. Une romance pour Olga ne serait possible qu’en fermant la blessure qui vient de l’Est. Mais elle continue de saigner sans se cicatriser : « Je déposerai Moscou au creux de ta main / et tu pourras la refermer doucement/ sans te faire de mal/Tu me guideras vers la datcha des poètes/cachée au creux de tes mots ».

Denis Emorine – Recours au poème
Denis EMORINE

La forêt inconnue, symbole d’un pays inconnu, revient avec l’image du petit enfant d’autrefois, le leitmotiv de l’identité brisée à l’âge de l’enfance : « J’ai suivi tes pas vers la forêt évanouie/ dans laquelle enfant, je me perdais si souvent/ je voulais retrouver/ la Russie de mon père/ elle se dérobait toujours » ; « J’aimerais  que tu me conduises là/ pour voir enfin le soleil se lever ».

Olga est aussi miroir de la Russie dans laquelle le poète doit apprendre à se refléter pour affronter son passé et s’en libérer : « Chère fée russe/ je n’ai plus peur de me retourner/ pour te dévisager/ seule désormais// emmène-moi/là/ où je perdrai ma langue natale/il fait froid peut-être/ mais je ne m’en soucierai pas/il pleuvra mais/pas sur toi ».

La femme est toujours invoquée comme une sorte de bouclier contre l’obsession de la mort qui l’empêche de vivre et d’écrire : « La mort enveloppe mes épaules//la glace empoisonne ma vie/et bloque ma respiration/ en étouffant parfois les mots qui se traînent vers toi ».

Le retour incessant dans le passé par la mémoire, comme un égarement continuel dans  « la nuit russe », empêche le poète d’oublier la mort qui vient de l’Est avec son cortège de morts et de douleurs à mettre dans un livre, « un livre taché de sang », car il lui est impossible d’oublier « l’empreinte de la mort ». Cela nous fait comprendre la grande obsession de sa vie et de son écriture, cet exil intérieur ressenti par Denis Emorine.

Ce livre écrit en même temps qu’il parle à Olga, avec le désir de retrouver le soleil de la vie, sera pour elle « comme un éventail de la douleur là à l’Est ». Et le poète, incapable de se libérer de son passé, restera toujours un enfant malade qui a besoin de protection : « J’aurai envie que/ tu me prennes dans tes bras/ très doucement/ comme un enfant malade ».

Dans d’autres recueils, la femme protectrice invoquée contre la douleur et la mort est la femme aimée ou la mère du poète. Dans Romance pour Olga, c’est la femme russe, Olga, effigie de la Russie et de ses grands poètes invoqués souvent dans ses poèmes.

Les poèmes de Denis Emorine s’enchaînent sans titre, structurés dans une composition musicale par ses leitmotivs et le rythme intérieur dans un véritable requiem poétique autour de ses obsessions : l’exil, la mort, l’identité, le temps.

Le recueil sur le site des Éditions Il est midi

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