LES REINES DU BAL de CORINNE HOEX (Grasset) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Tout d’abord, un petit mot de la collection Le courage. Celle-ci a été créée en 2015 par l’écrivain Charles Dantzig, en même temps que la revue du même nom.

La collection se veut accueillante aux jeunes auteurs mais surtout à l’audace, privilégiant une littérature qui ose bousculer les formes. Pour Charles Dantzig l’écrivain courageux est celui qui, à rebours de la pente de son talent, se bat contre lui-même, ses habitudes, ses propres imitations…

Corinne Hoex est romancière, nouvelliste, poète. Depuis la parution de son premier roman, Le Grand Menu (L’Olivier, 2001, réédité aux Ed. Les Impressions Nouvelles), elle a publié une trentaine de livres. L’année dernière elle nous avait déjà ravis avec son très décapant Nos princes charmants paru aux Ed. Les Impressions Nouvelles.

Côté audace Les Reines du bal cochent toutes les cases. Le sujet : la fin de vie ; le lieu : une maison de repos ; le point de vue : exclusivement féminin ; la forme : trente vignettes maniant un humour féroce rehaussé d’une constante élégance, le tout écrit d’une plume allègre mais sensible.

Or donc, nous voici plongés dans le microcosme des Pâquerettes, une résidence pour personnes âgées comme nous en connaissons tous et où (presque) chacun de nous redoute de terminer son existence. Rédigeant le plus souvent ses textes à la première personne, Corinne Hoex se glisse dans les pensées des pensionnaires et voit avec leurs yeux ce monde dont les proportions se sont réduites à mesure que leurs années s’accumulaient. Choix délibéré de l’autrice et contrainte des statistiques, il n’y a là que des femmes.

Madame Prunier, Madame Spinette, Madame Pincemin, Mademoiselle Lechat, Madame Simonart, Madame Coppens, Madame Serein, Madame Goujon et Madame Chapelier, toutes tentent de tenir leur place dans ce bal. Comme dans le bal des têtes proustien, aucune d’entre elles ne se ressemble plus guère. Pourtant en chacune survit sa nature propre comme brouillée par les ans mais toujours reconnaissable dans le détail d’une mesquinerie ou d’une vanité, le vestige d’un sentiment amoureux ou le trouble d’un fantasme. On peut supposer que dans « sa vie d’avant » Madame Simonart, si fière de sa vaste chambre aux deux fenêtres où elle a pu installer tous ses meubles et ses bibelots, fut une insupportable bourgeoise toujours ravie de river son clou à plus petit qu’elle. En revanche, cette luronne de Madame Spinette laisse entrevoir un heureux tempérament que les années n’ont pas complètement éteint.

Le veuvage ne pèse guère à nos vieilles dames : pour ces rescapées du patriarcat triomphant, l’arthrose du genou, la mémoire qui flanche et la tartine quotidienne au fromage fondu sont peu de choses face à ces autres années de bagne passées auprès d’un butor indifférent.

Mais laissons la parole à Madame Prunier :

« Il y a longtemps – c’était bien avant que je ne sois aux Pâquerettes – j’ai eu un mari. Il s’appelait Raymond, Raymond Prunier, et ce Raymond Prunier m’obligeait à passer toute la journée près de lui, mais il ne me regardait pas et ne me parlait pas. Je devais rester là, assise sur le canapé avec ma broderie ou un magazine, et lui s’installait à la fenêtre, avec sa paire de jumelles et observait le parc de l’autre côté de la rue. De temps en temps aussi, il regardait le ciel. Il voulait voir l’invisible, il disait. Moi, je n’étais pas assez invisible. »

Joyeusement caustique, le livre de Corinne Hoex est aussi très touchant.
Ce séjour aux Pâquerettes est un mélange de prison et d’exil forcé. Un détail saute aux yeux : aucune véritable amitié ne semble s’être nouée entre l’une ou l’autre des pensionnaires. L’insularité de ce nouvel espace de vie éloigné du continent des vivants dont les visites espacées sont ritualisées selon un calendrier quasi immuable se double d’une hostile étrangeté. Privées de tous leurs repères, sans avenir ni projet et l’esprit déboussolé, ces vieilles dames semblent flotter sur une mer d’huile, accrochées aux débris de leur vie et entourées d’autres naufragées.

Drôle et tendre, Les reines du bal est un ovni littéraire qui donne à réfléchir. Quelle est donc cette société où l’amour pour nos anciens se résorbe en une préoccupation toujours plus hygiéniste : éviter les chutes, maîtriser le cholestérol, bannir le sucre. Plus de transmission ni de dialogue véritable entre les générations : à nos vieux nous implorons de durer en tenant le moins de place possible.

Corinne Hoex, Les reines du bal, Grasset, coll. Le courage, 2024, 89 p., 14 €.

Le livre sur le site des Editions GRASSET

Le site de Corinne HOEX

2023 – LUS EN FIN D’ANNÉE : FRISSONS POUR LE RÉVEILLON / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Pour finir la présentation de mes lectures de l’année 2023, je vous propose une chronique de Noël avec des textes d’Erckmann-Chatrian, Gaston Leroux, Maurice Leblanc et, pour le second opus, de Selma Lagerlöf, auteure suédoise première femme titulaire du Prix Nobel de littérature.

Histoires de Noël pour frissonner au coin du feu

Erkmann- Chatrian, Gaston Leroux, Maurice Leblanc

Pascal Lemaître (illustrateur)

L’Aube

Dans la collection Les Illustrés des Editions de l’Aube, Julie Maillard a réuni quatre auteurs classiques pour proposer trois histoires de Noël destinées à faire frissonner les lecteurs au coin de l’âtre qui a retrouvé un certain intérêt depuis la crise de l’énergie. Elle a aussi recruté un dessinateur, Pascal Lemaître, qui a abondamment illustré ce recueil de textes noirs, environ un dessin toutes les trois pages.

Le premier texte, le plus important du recueil, est un récit du célèbre duo Erkmann-Chatrian qui raconte l’histoire d’un musicien de la Forêt noire qui se rend à Heidelberg à l’occasion d’une fête au cours de laquelle il espère gagner un peu d’argent en jouant de son instrument de musique. Mais, les événements ne se déroulent pas comme il l’avait prévu avec son compère, un compagnon de route les incite à retourner chez eux car de nombreuses arrestations ont été perpétrées à Heidelberg. Les deux musiciens passent outre à cette alerte et arrivent à la ville où ils sombrent sans rien comprendre au centre d’une histoire rocambolesque qui fera peut-être frissonner les lecteurs et les surprendra sûrement par son dénouement. Un texte comme les deux compères écrivains en ont écrits des quantités avec bonheur.

Les deux autres récits sont beaucoup plus courts mais tout aussi passionnants, l’un de Gaston Leroux, l’auteur du Mystère de la chambre jaune, raconte l’histoire bien noire du Noël du petit Vincent-Vincent à qui les parents voulaient offrir un Noël magnifique malgré leur manque de moyens. L’autre de Maurice Leblanc, le père littéraire d’Arsène Lupin, qui, lui, raconte une histoire encore plus noire, l’histoire de deux mères qui ne savent pas lequel des deux fils, elles en ont chacune un, est décédé dans un accident de voiture. Une histoire bien tragique et fort angoissante.

Je ne sais si ces histoires feront frissonner les lecteurs mais ce fut pour moi un réel bonheur de redécouvrir cette belle langue écrite par des auteurs talentueux, un véritable bain de nostalgie qui m’a ramené dans mes lectures de jeunesse et dans les Noëls que nous passions au coin du feu dans les campagnes de ma lointaine enfance.

Et n’oublions pas tous les dessins de Pascal Lemaître qui font vivre ces histoires et animent le recueil pour en faire un véritable « beau livre ».

Le livre sur le site de l’éditeur

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L‘hôte de Noël

Selma Lagerlöf

L’Aube

Dans la collection Mikrôs classique des Editions de l’Aube, Julie Maillard a eu l’excellente idée de réunir quatre contes de Noël écrits par Selma Lagerlöf, la première femme distinguée par le Prix Nobel de littérature. L’occasion pour moi de relire l’auteure de « L’empereur du Portugal » qui m’avait tellement enchanté il y a déjà bien longtemps.

Dans ce recueil, Julie a rassemblé des contes de Noël inspirés par les vieilles légendes nordiques mais aussi fortement marqués par le piétisme qui a laissé une empreinte prégnante dans la religion, la culture et la littérature nordiques, surtout suédoises en l’occurrence. On retrouve dans ces contes la notion de faute qu’il faut pardonner, de justice qu’il faut appliquer pour ceux qui jugent et accepter pour ceux qui ont commis la faute. Cette chaîne : faute, justice, sentence, pardon qu’on retrouve souvent dans la littérature nordique.

Le premier conte est comme une nativité revisitée qui met en scène un couple avec son enfant dans le désert. Ils vont mourir de soif mais l’enfant fait preuve d’une force surnaturelle et trouve la solution qui permettra à la petite de famille d’échapper à la mort. Comme le Christ a sauvé ses parents en les obligeant à quitter leur domicile menacé.

Dans le deuxième, conte deux proscrits, un voleur et un assassin se retrouvent au creux d’une forêt austère, Ils sont l’opposé l’un de l’autre. L’assassin n’a aucun scrupule alors que le jeune voleur l’incite à se rendre pour que justice soit faite, l’assassin refuse, alors le jeune homme inflige lui-même la justice demandée par Dieu. Faute, justice, sentence, pardon, la chaîne est toujours bien présente dans le texte.

Le troisième conte met en scène un jeune accordeur d’instruments de musique qui, la veille de Noël, ne trouve aucun emploi, personne ne souhaita voir un étranger à sa table surtout si c’est un ivrogne invétéré. Cependant, la femme d’un maître, plus charitable que d’autres, lui offre une place à sa table et lui propose un emploi dans sa maisonnée. Dans ce texte, il est surtout question d’humilité et de charité, deux vertus elles aussi très présentes dans le piétisme.

Dans le quatrième et dernier texte de ce recueil, il est aussi question d’humilité associée cette fois à la piété. Des moines ne voulant par reconnaitre la splendeur du jardin de Noël de la forêt profonde, leur supérieur, malgré sa santé précaire, décide de constater cette splendeur de ses propres yeux au risque de perdre sa vie… Les moines devront reconnaître leur arrogance et donner leur pardon aux miséreux qu’ils avaient éconduits.

L’Empereur du Portugal aurait pu roder au creux de ses contes…

Le livre sur le site de l’éditeur

ÉRIC ALLARD au GRENIER JANE TONY présenté par MARGUERITE MARIE JAMES

SAMEDI 15 JUIN à 15 HEURES, dans le cadre de l’emblématique GRENIER JANE TONY présidé par Baba Aidara, j’aurai le plaisir d’être présenté par Marguerite Marie James pour LA BLESSURE DU BLÉ, mon recueil de poésie, paru aux Editions du Cygne, avec une préface de Philippe Leuckx et une illustration de couverture de Claire Mériel.

Cela se passera à l’ESPACE ART GALLERY, 83, rue Laeken à 1000 BRUXELLES.

L’entrée est gratuite et, à partir de 16 heures, la SCÈNE sera OUVERTE aux lectrices & lecteurs, slameuses & slameurs…

LES 40 COUPS

Un coup de balai jamais n’abolira la sorcellerie.

Un coup de barre jamais n’abolira la rectitude.

Un coup de bélier jamais n’abolira la bergerie.

Un coup de chapeau jamais n’abolira le cuir chevelu.

Un coup de circuit jamais n’abolira la course.

Un coup de cochon jamais n’abolira la saloperie.

Un coup de cœur jamais n’abolira le besoin d’amour.

Un coup de couteau jamais n’abolira le poignardage.

Un coup d’éclat jamais n’abolira le brillant.

Un coup d’état jamais n’abolira la soif de pouvoir.

Un coup de feu jamais n’abolira un départ d’incendie.

Un coup de fil jamais n’abolira la téléphonie immobile.
Un coup de filet jamais n’abolira la pêche miraculeuse.

Un coup de foudre jamais n’abolira le manque d’aimer.
Un coup de fouet jamais n’abolira l’épiderme.
Un coup de frein jamais n’abolira la vitesse.

Un coup de fusil jamais n’abolira l’industrie de l’armement.
Un coup de froid jamais n’abolira le réchauffement climatique.

Un coup de glotte jamais n’abolira la consonance.

Un coup de grâce jamais n’abolira la peine de mort.

Un coup de gueule jamais n’abolira la réserve de colère.


Un coup de maître jamais n’abolira la peinture du dimanche.

Un coup de main jamais n’abolira le doigté.

Un coup d’œil jamais n’abolira le regard.

Un coup de peigne jamais n’abolira l’alopécie.
Un coup de pied jamais n’abolira le sens de la marche.

Un coup de poker jamais n’abolira le bluff.

Un coup de pompe jamais n’abolira la flemme hydraulique.
Un coup de poing jamais n’abolira la tension manuelle.
Un coup de semonce jamais n’abolira la sommation.

Un coup de sifflet jamais n’abolira l’autorité de l’arbitrage.

Un coup de sang jamais n’abolira le système vasculaire.

Un coup de soleil jamais n’abolira le bronzage.
Un coup de sonde jamais n’abolira l’analyse statistique.

Un coup de tabac jamais n’abolira l’enfumage généralisé.

Un coup de téléphone jamais n’abolira notre silence intérieur.
Un coup de tête jamais n’abolira la décérébration du footbaleur.

Un coup de théâtre jamais n’abolira le labeur du souffleur
Un coup de torchon jamais n’abolira la crasse.

Un coup de vieux jamais n’abolira la jeunesse éternelle.

En illustration, des lithographies d’Odilon Redon pour la première édition de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé.

CHER INSTANT JE TE VOIS de CAROLINE LAMARCHE (Verdier) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Voici deux ans, Caroline Lamarche m’avait conquis avec La fin des abeilles (Gallimard 2022), une ode à sa mère disparue et une réflexion parfois décapante sur le rapport de notre société à la vieillesse. Les thèmes de la disparition et de la finitude y rejoignaient une forme d’écologie de la vie.

Cher instant je te vois est une sorte de frère littéraire de La fin des abeilles. Cette fois, il s’agit d’un livre hommage à son amie très chère, Margarida Guia morte en 2021 d’un cancer du sein. Elle avait 48 ans. Comédienne, performeuse et compositrice de paysages sonores, on peut la retrouver sur YouTube dans toute sa beauté et le mystère de sa voix grave. Avec elle, Caroline Lamarche avait réalisé Le prisonnier de Mons, un documentaire consacré à Verlaine.

Le cancer s’est doublé d’une autre épreuve : le confinement.
Chaque jour de cette terrible bataille, les deux amies ont échangé sur WhatsApp des messages écrits ou vocaux, des poèmes – un par jour – lus à voix haute, des musiques mais aussi des petits riens, délicats et tendres. Manière d’opposer à l’horreur de ce que l’on redoute, une foi inébranlable dans la puissance des mots, cette lave fraiche, écrit Caroline Lamarche à son amie, « cette lance d’incendie qui se jette à l’assaut des flammes dévorant ta maison ».

De tout cela Caroline Lamarche a fait la matière d’un long poème. Je parlais à l’instant d’un livre hommage. L’expression est trop cérémonieuse. Il s’agit plutôt d’un chant d’amour à l’amie disparue à laquelle ce texte restitue sa voix et son regard. Se dessine le portrait d’une femme farouchement indépendante mais viscéralement attentive aux autres au point qu’elle hébergeait en permanence chez elle des migrants en attente d’un passage vers l’Angleterre. Cela lui avait valu une descente de police très brutale, traumatisme dans lequel Caroline Lamarche croit déceler la fêlure existentielle par laquelle se serait insinué le cancer.

Côté forme, Caroline Lamarche a choisi celle du vers libre. Le titre lui-même est d’ailleurs un vers d’un poème de Becket dont une strophe est reprise en épigraphe.

« Cher instant je te vois
dans ce rideau de brume qui recule
où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
et vivrai le temps d’une porte
qui s’ouvre et se referme. »

Une porte qui s’ouvre et se referme, une temporalité qui à la fois s’évase et se morcelle : le découpage en strophes y est particulièrement bien ajusté. Face à l’inéluctable qui bouche l’horizon, il reste de l’instant, de la vie à vivre, des poèmes à partager. Tout en demeurant éminemment littéraire, la forme choisie transpose idéalement l’instantanéité des échanges par SMS ou WhatsApp en préservant ce qui fait leur valeur : « le bondissement de la sensation au dire, sans le détour par la pensée. »

La poésie, Margarida Guia l’adorait. Dans les années 2000, elle avait d’ailleurs commencé sa carrière artistique en baladant un peu partout sa bibliambule, une bibliothèque sur roulettes garnie des meilleurs poètes dont elle déclamait les œuvres au choix des passants intéressés.

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Ce vers de Baudelaire est l’un des premiers que Caroline Lamarche envoie un soir à son amie, lu de sa voix posée et grave.

Au petit matin, ding ! sa réponse est là :

 « Quel bonheur ta voix que j’écoute dans mes nuits.
J’ai eu un pic de douleur effroyable. L’enfer existe. Tristesse.

« Sois sage ô ma douleur », c’est comme ça que je dois lui parler (…). »

La douleur inhumaine, torture infernale qui tord les corps, est un tabou : elle fait trop peur. Et puis, la médecine ne reconnait pas volontiers son impuissance. On a beau explorer internet, entre les guérisons de plus en plus nombreuses et la mort qui se réduit à une statistique encourageante, l’entre-deux de la douleur et du corps supplicié est systématiquement évacué. Caroline Lamarche ose l’aborder de front dans l’une de ses pages les plus fortes :
« Les excroissances, les plaies, les infections purulentes
semblent, Sur Google, circonscrites et curables
avatars dont les soins viennent aisément à bout.
Jamais on n’évoque un champignon à l’enflure monstrueuse,
jamais des douleurs surgies droit de l’Enfer

ni que les infirmières vous supplient ne regardez pas !
À l’heure de changer le pansement.
Jamais l’impuissance,

jamais l’épouvante,
jamais la perversité,
l’acharnement à détruire
qui habite le démon infâme. 
»

En sous-texte de toutes ces pages et qui contribue à sa poignante beauté une question obsède : comment accompagner un proche dans la douleur, l’angoisse puis la certitude d’une fin toute proche ?
En restant debout : c’est sans aucun doute cette exigence qui a poussé Caroline Lamarche à écrire pendant que les dernières heures de son amie chutaient de l’autre côté du monde. Pour soulager une grande souffrance il faut soi-même tenir ses propres craintes à distance :
« Je t’appelle. Je choisis un moment de grand calme
où ma voix est solide, mon corps sans émotion parasite. »

Mais au bout, il y a la mort. Elle surgit dans le regard où se lit un profond désespoir qui s’ignore encore. On ne peut s’y tromper et tous ceux qui l’y ont vue ne pourront lire ces lignes sans effroi :
« Cet œil où déjà une ombre d’un noir d’encre gagnait,
c’était lui que me décrivait ta sœur le jour où elle pleurait pour deux,
ou pour trois ou pour mille,
où elle pleurait pour toi en me disant :
Je vois pour la première fois la peur dans ses yeux. »

A l’espoir d’une rémission puis d’un miracle a succédé la certitude de l’effondrement. Dans la dernière partie de son récit-poème, Caroline Lamarche élargit son propos. Pour elle, vivre dans l’instant, y cueillir la beauté et la joie sont indissociables des consolations que nous offrent les splendeurs de la nature. Qu’adviendra-t-il si celle-ci s’abîme à son tour ? « L’intime et l’universel se rejoignent » : tout se passe dans ces dernières lignes comme si le deuil pressenti d’un monde qui s’écroule dans l’anthropocène venait redoubler celui de l’amie décédée.

Dans dix ans, écrit Caroline Lamarche faisant écho à son roman graphique éponyme, dans dix ans je dirai « Il restait dix ans il y a dix ans, aujourd’hui nous y sommes ».

La tonalité de l’ouvrage jusque-là grave mais traversé d’éclairs de joie et d’humour aussi, s’assombrit encore. Mais fidèle à elle-même, l’écrivaine-poète reste debout.

Lisez ce livre magnifique de toute urgence. Et comme nous y invite Caroline Lamarche, « Savourons ce qui nous reste à savourer », buvons « les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite ».

Caroline Lamarche, Cher instant je te vois, Verdier, 2024, 96 p., 15 €.

Les premières pages du livre sur le site des Editions Verdier

Le site de Caroline LAMARCHE

2023 – LUS EN FIN D’ANNÉE : DES NOUVELLES DE CHEZ M.E.O. / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

M.E.O. publie de nombreux romans mais aussi parfois de beaux recueils de nouvelles comme les deux que j’ai réunis dans cette chronique : l’un de Lorenzo Cecchi, un auteur que j’ai déjà fréquenté plusieurs fois et que j’apprécie ; l’autre, de Jean Yvane que je connais moins mais qui n’en est pas moins bon pour autant.

Dans l’enclos

Lorenzo Cecchi

M.E.O.

C’est le quatrième recueil de nouvelles de Lorenzo que je lis après en avoir lu trois autres publiés au Cactus inébranlable. Dans tous ces recueils, j’ai trouvé ou retrouvé une certaine mélancolie, de la nostalgie mais aussi beaucoup de vie, d’envie de vivre, d’espièglerie, d’humour, souvent narquois, parfois sarcastique et même noir, et une dose de dérision pour égayer les moments les moins favorables de l’existence. Lorenzo est un maître de l’histoire courte, il sait à merveille condenser une tragédie, un fait divers insolite, une aventure rocambolesque ou tout autre moment d’une existence en une histoire brève très plaisante à lire. Il a l’art de trouver des chutes inattendues, drôles, insolites, perturbantes parfois, … 

Ce nouveau recueil se compose de quarante-quatre bouts de vie, instants d’existence, moments où tout bascule après un long processus d’altération. Gordon qui fait le bilan de sa vie et finit par étouffer sa femme, Adèle n’oublie pas son viol et les traumatismes qui la poursuivent, Willy, un grand avocat, plaide son dernier procès et ne le supporte pas, … Ainsi dans ces quarante-quatre textes, la vie ne s’écoule pas forcément comme les acteurs l’avaient prévu mais pas non plus comme le lecteur l’attendait. Lorenzo a le talent et la créativité pour inventer des histoires insolites qui s’achèvent dans des chutes tout en finesse.

Une certaine fatalité se dégage de la somme de ces histoires, on a l’impression que les protagonistes ont l’art de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment et que ceci ne perturbe pas spécialement l’auteur qui trouve dans cette fatalité plutôt matière à ironie, sarcasme, humour narquois… J’ai eu l’impression qu’il connaissait bien l’effet papillon, celui qui provoque une tempête en Mer de Chine après un battement d’ailes de papillon au-dessus de la Baie de Rio. Chez Lorenzo, la banalité de la vie quotidienne peut conduire à une explosion finale tout à fait inattendue.

À force de fréquenter les auteurs d’aphorismes aux Cactus inébranlable Editions, Lorenzo a développé son art de la concentration textuelle et de la fulgurance de ses chutes finales. Un recueil à poser sur la table de chevet pour en lire une, ou plusieurs histoires, chaque soir avant de dormir, même si ses histoires sont parfois à dormir debout.

Le livre sur le site de l’éditeur

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Cosa Mentale

Jean Yvane

M.E.O.

Ce petit recueil d’une centaine de pages abritant neuf nouvelles, selon l’éditeur, textes en forme d’hommage selon moi, évoque des personnages du monde intellectuel et artistique comme Serge Gainsbourg, Franz Kafka, Georges Perec, Boris Vian, Antoine Blondin, … Chanteurs parfois, auteurs toujours, des gens de lettres à l’immense talent. Ces hommages n’ont rien de comparable avec ceux rendus à l’occasion de cérémonies funèbres ou commémoratives, aucun rapport avec ces textes dégoulinants de bons sentiments, suant la complaisance et la flatterie posthume. Non, Jean Yvane est lui-même un auteur chevronné, un homme de théâtre et aussi un homme de télévision. Il a rencontré, physiquement ou littérairement, ces neufs auteurs au cours de sa longue carrière professionnelle et littéraire, il les a admirés, il veut dire à l’approche de sa vieillesse tout le bien qu’il pense d’eux.

Il ne saurait flatté Gainsbourg car il n’est pas  « flattable », il faut le prendre avec tous ses excès pour en goûter tout le talent et Jean Yvane l’a très bien compris. Kafka, il ne l’a pas regardé lui-même, il l’a observé à travers l’œil de celle qui le connaissait le mieux : son « épouse ». Perec, il a apprécié l’homme qui a su conjuguer les contraintes, souvent littéraires, et les services rendus aux autres, par exemple en leur fournissant « le mode d’emploi » du métro. Chez Vian, il a vu comme tous ceux qui l’ont connu, l’homme de cœur sans cœur, l’homme de plume et de trompette, l’homme de mots et de maux qui « n’a pas pu aller au bout de sa vie ».

Personnellement, je rends hommage à Jean Yvane d’avoir laissé dans cet inventaire des grands talents littéraires une petite place à Antoine Blondin pour lequel j’ai une vraie admiration. Ses dialogues pour le cinéma, ses articles de presse sur le cyclisme, ses romans et tous ces autres écrits, tous ceux que j’ai lus ou entendus sont pour moi de véritables pépites. Antoine, il a inventé un monde à sa démesure, un langage qui m’emporte chaque fois que je le lis. Je suis heureux de partager ce plaisir avec l’auteur.

Ionesco, Beckett et Woody Allen ont été moins facile d’accès pour moi mais Jean Yvane sait dire tout leur talent pour me donner envie de revenir vers leurs textes ou films. Merci à lui d’avoir, le temps d’une lecture, remis ses immenses auteurs sur le devant de la scène littéraire. J’espère que les libraires se jetteront sur ce livre et entraineront derrière eux une longue file de lecteurs avides de redécouvrir des œuvres qui resteront immortelles si elles ne le sont pas déjà.

Le livre sur le site de l’éditeur

QUARANTE ACTIONS CONTRE NATURE DANS l’ISOLOIR

1/ Dans l’isoloir, il* rote les yeux fermés.

2/ Dans l’isoloir, il vote pour le président du bureau de vote.

3/ Dans l’isoloir, il fait vœu d’abstinence politique pour la prochaine législature.

4/ Dans l’isoloir, il se déchausse par respect pour la monarchie parlementaire qui sent des pieds.
5/ Dans l’isoloir, il dessine une croix gommée.

6/ Dans l’isoloir, il remplace le crayon rouge par un bâton de rouge à lèvres.

7/ Dans l’isoloir, il écrit son numéro de téléphone au-dessous de la mention Je rase gratis sans barber.

8/ Dans l’isoloir, il se rappelle le débarquement vu de la plage d’Omaha Beach coiffé d’un chapeau tyrolien.

9/ Dans l’isoloir, il adopte une bonne résolution de l’image des Nations Unies.

10/ Dans l’isoloir, il rugit comme un lion flamand et chante comme un coq wallon (il a l’oreille gallinacée et le verbe carnassier).
11/ Dans l’isoloir, il joue son vote à qui perd gagne avec un dé pipé.

12/ Dans l’isoloir, il se signe et se désigne coupable de catholicisme primaire avant d’épouser la religion laïque et apostolique de son parti maçonnique préféré.

13/ Dans l’isoloir, il se déclare (en direct sur Facebook) candidat à la présidence du bureau de vote pour les élections à venir et récolte nonante-neuf likes.

14/ Dans l’isoloir, il mémorise un maximum de têtes de liste pour exercer sa mémoire immédiate en période de stress.

15/ Dans l’isoloir, il tue en silence les bruits de couloir qui courent sur sa candidature au poste d’électeur modèle.

16/ Dans l’isoloir, il est pris d’un besoin urgent de voter à gauche et le soulage.

17/ Dans l’isoloir, il se demande si les Petits Hommes Verts de la planète Mars votent rouge ou bien vert.

18/ Dans l’isoloir, il essaie une nouvelle paire de lunettes et une nouvelle paire de chaussettes assorties (il voit mieux où il piétine).
19/ Dans l’isoloir, il lève son œil de verre à la santé d’une nouvelle vision politique.
20/ Dans l’isoloir, il voit une mouche verte et réclame un insecticide puissant.
21/ Dans l’isoloir, il compose une ode à l’intention du Petit peuple des assesseurs.

22/ Dans l’isoloir, il s’imagine le/la secrétaire du bureau de vote en dessous ajourés.
23/ Dans l’isoloir, il répète 1 NOIR, 2 GRIS, 3 ROUGE, 4 VERT, 5 BLEU et vote BLANC.

24/ Dans l’isoloir, il croit boire Rimbaud et vomit un vers de Verlaine.

25/ Dans l’isoloir, il s’imagine au sommet de la pyramide hôtelière et vote pour le parti de l’argenterie.

26/ Dans l’isoloir, il s’imagine au sommet de la pyramide du Louvre et vote pour le parti de la Joconde.
27/ Dans l’isoloir, il s’imagine au sommet de la pyramide des besoins et vote pour le parti brun.

28/ Dans l’isoloir, il s’imagine au sommet d’une pyramide égyptienne et vote pour la momie du Parti Socialiste.  

29/ Dans l’isoloir, en y portant la langue, il retrouve le goût de son premier bulletin de vote et se rappelle son premier vote quarante-cinq ans plus tard. C’était les premières élections européennes et il était venu au Bureau de vote accompagné de son père.

30/ Dans l’isoloir, il pense à un(e) candidat(e) de rêve et est pris d’une méchante pulsion onirique.

31/ Dans l’isoloir, il s’enchaîne au crayon pour protester contre le travail des enfants dans les mines de cobalt.
32/ Dans l’isoloir, il se pique au jeu électoral avec une épingle d’un punk député (réchappé du No Future).

33/ Dans l’isoloir, il a une pensée émue à l’idée que c’est son premier vote sans sa mère, six pieds sous terre, qui a, cette fois, une bonne excuse pour ne pas s’être présentée au bureau.
34/ Dans l’isoloir, il se dit qu’il n’a plus publié de recueil de poésie politique depuis quarante-huit heures et que son éditeur d’extrême gauche doit commencer à gamberger.

35/ Dans l’isoloir, il verse une larme de bonheur à l’idée de ne plus voir les visages rayonnants des candidats à un société meilleure avant longtemps (trois mois pour certaines têtes ).

36/ Dans l’isoloir, il est pris d’une crise de paranoïa critique en pensant voir son bourgmestre enfourné comme un vulgaire pain par la première échevine dans le pétrin.

37/ Dans l’isoloir, il prend la position de la chandelle pour allumer son désir de faire exploser la démocratie représentative.

38/ Dans l’isoloir, il indique le numéro gagnant de la roulette électorale en code lettré à l’adresse des électeurs oulipiens des isoloirs voisins (les Oulipiens sont partout !).

39/ Dans l’isoloir il écrit un sonnet en vers bisyllallabiques acrostiché au surnom (en 12 lettres) de la tête de liste de son parti préféré et il jubile (jusque là il n’avait écrit que des haïkus-tautogrammes)

40/ Dans l’isoloir, il saute de joie jusqu’à la jouissance internationale (il est né d’un père et d’une mère socialistes et le fruit de sa jouissance est rose bonbon).

_____

*L’homme dans l’isoloir est un électeur belge, francophone, il a entre 16 et 106 ans, comme les lecteurs de Rintintin. Il parle à l’araignée au plafond et aux bactéries de son microbiote. Il ne faut pas avoir étudié les sciences poétiques pour comprendre qu’il perd la raison mais il est suivi par une équipe de philosophes cartésiens qui tentent de la lui maintenir à coups de Discours de la méthode sur ses régions cérébrales défaillantes. Il crie alors comme un poète qu’on écarte de son éditeur mais ses cris sont étouffés dans du papier bible. D’ailleurs, après son devoir électoral, il retrouvera son centre de redressement et son sac de pensées vertes avec lequel il élabore des théories écologiques. La nuit, il a droit à un seul rêve emballé dans de la pelure d’étoile.

VERS UNE CINÉTHÈQUE IDÉALE : LES ANNÉES 2000, par Philippe REMY-WILKIN avec Nausicaa DEWEZ, Krisztina KOVACS, Daniel MANGANO & Julien-Paul REMY

VERS UNE CINETHEQUE IDEALE (11)

100 films à voir absolument

Une analyse décennie par décennie, un feuilleton en 12 épisodes

qui court des débuts du cinéma à nos jours.

Voir la présentation du projet et de l’équipe, le plan général et les dossiers ouverts :

(XI)

Les années 2000

Ciné-Phil RW à la mise en place ; Nausicaa DEWEZ, Krisztina KOVACS, Daniel MANGANO et Julien-Paul REMY au contrepoint.

Christian Libens l’a exprimé dans Une petite histoire du roman policier belge, recoupant ce qu’insinuait Daniel Mangano dans notre chapitre 80ies :

« C’est la loi du genre des synthèses chronologiques : plus on se rapproche de ses contemporains et plus l’anecdotique brouille le regard… »

J’ai perçu une rupture dans cette Cinéthèque idéale au sortir des années 50. De la préhistoire aux 50ies, il s’agissait d’un rebours, d’une véritable auscultation de l’histoire du cinéma. Dès les 60ies, on abordait des décennies vécues en live, charriant des souvenirs personnels, la perspective se troublait, la distance et le recul s’amenuisaient. Pour aller plus loin dans la nuance, on pénétrait dans une zone entre chien et loup avec les 60ies et, sans doute, jusqu’aux 80ies. Puis les dernières décennies (1990, 2000, 2010, 2220) rendent l’approche sans cesse plus inconfortable, et même doublement inconfortable, car toute génération finit par buter sur ses limites à analyser/apprécier les apports des suivantes. D’où la nécessité de recourir davantage à de jeunes collaborateurs (Krisztina et Julien-Paul). Ce qui ne résout pas tout. Mais permet d’aller au bout d’une construction qui, de toute manière, ne sera jamais qu’une approximation.

Top 10

. Nos meilleures années/ La meglio gioventu (Tullio Giordana, Italie, 03).

Avec Luigi Lo Cascio et Alessio Boni.

Une grande fresque historico-familiale, hyper-émouvante, comme on n’en faisait plus, comme on n’en fait plus. Une série télé au départ, mais si brillante qu’elle en a été transférée sur grand écran.

. Tsotsi (Gavin Hood, Afrique du Sud, 05).

Avec Presley Chweneyagae.

Bildungsroman d’un jeune délinquant. La rédemption en marche. Et la preuve, définitive, que les perles, désormais, surgissent du monde entier. Avantages collatéraux : ouvrir son regard sur d’autres sociétés, d’autres décors, d’autres manières de devoir se dépatouiller avec la vie, la survie.

. Babel (Gonzalo Innaritu, Mexique, 07).

Avec Brad Pitt, Cate Blanchett, Gaël Garcia Bernal.

De préférence à Amours chiennes (2000) et 21 grammes (2003) du même (toujours avec l’excellent scénariste Arriega, qui le quittera ensuite et deviendra lui-même metteur en scène, avec succès).

Est-ce le film iconique de la mondialisation (en son sens le plus positif) ? On se balade entre Afrique du Nord et Mexique, États-Unis  et Japon, les protagonistes sont de toutes nationalités, le puzzle spatio-temporel éclaté qui nous est soumis réussit à renvoyer à la condition humaine universelle (la jeune Japonaise sourde-muette, en proie à la digestion de la mort de sa mère ou aux affres d’une sexualité débordante), tout en magnifiant des particularismes (le village du Maroc profond ou ces éleveurs de moutons vivant à l’écart du monde). Qui plus est, la narration et les personnages captivent loin de tout manichéisme. Il n’y a pas les méchants riches et les bons pauvres. Ou les sympathiques villageois mexicains ou marocains contre les vilains touristes américains. Non. On voit des comportements déviants et des étincelles d’humanité dans tous les camps. Le thème majeur semble la responsabilité. Tant le moteur du film, en ses diverses composantes, est tracté par l’irresponsabilité des uns et des autres. Tout acte entraîne des conséquences et il y a un prix à payer. Bref, un film qui enseigne la citoyenneté sans avoir l’air d’y toucher, en plaçant à l’avant-plan des intrigues captivantes, qui charrient des fragrances de films d’action ou de suspense, de récits policiers ou de thrillers.

. C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, Canada, 05).

Avec Michel Côté et Marc-André Grondin.

Sur l’adolescence. Des allures de Blinkets ciné. Une BO épatante.

DANIEL :

J’ai beaucoup aimé son humour, ce portrait tendrement drôle d’une famille québécoise. Très belle évocation d’une relation entre un père qui réprouve l’homosexualité et son fils qui se sent « différent ». Un sujet traité avec une subtilité dénuée de moralisme, chose plus rare aujourd’hui.

JULIEN-PAUL :

Sublime ! Le film propose également un cocktail détonnant entre réalisme social (la vie d’une famille québécoise ordinaire) et surréalisme/absurde (parallélisme entre le jeune protagoniste et Jésus : même date de naissance, prédisposition à la réalisation de miracles, résurrection).

PHIL :

Ce film a valu à Vallée une reconnaissance internationale et de nombreux prix, il a pu ensuite enchaîner avec des films à grand budget (lui apportant une foultitude de nominations aux Oscars !) puis… des séries TL prestigieuses (Big Little Lies et Sharp Objects) pour la référentielle HBO. 

. La cité de Dieu (Fernando Meirelles et Katia Lund, Brésil, 02).

La vie d’un quartier violent dans le Rio des années 60 et 70.

. La chambre du fils (de et avec Nanni Moretti, Italie, 01).

Sur la perte d’un enfant.

NAUSICAA :

Un sujet qui a tout du tire-larmes artificiel mais qui, devant la caméra de Nanni Moretti, devient un film beau et sobre.

. Caos calmo (Antonello Grimaldi, Italie, 06).

Avec Nanni Moretti, jouant un homme qui a perdu sa femme.

DANIEL :

La chambre du fils, Caos calmo… Décidément la sobriété sied à Moretti, réalisateur aussi dans le premier cas, pour deux délicates variations autour du deuil.

. La vie des autres (Von Donnersmark, Allemagne, 00).

Plongée dans la vie en RDA, du temps du Mur et du communisme, de l’espionnage et de la délation érigés en principes cardinaux. Une mécanique infernale, à laquelle se confrontent des artistes. Mais le grain de sable travaille à bon escient et rappelle que l’humanité, comme l’eau, trouve toujours son chemin…

MA-GNI-FI-QUE !

DANIEL :

Certaines séquences, glaçantes, rendent l’horreur de la dictature ordinaire.

. Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, France, 04).

Avec Kate Winslett, sublime. Et Jim Carey.

Original et émouvant. Onirique, poétique. 

. Du bout des doigts (Aisling Walsh, GB, 04).

Avec Elaine Cassidy et Sally Hawkins, d’après la sublime Sarah Waters. Deux excellentes jeunes actrices (Sally est aujourd’hui l’une des meilleures comédiennes mondiales), pour une reconstitution remarquable.

NAUSICAA :

Une télésuite dans le Top 10 ! C’est inattendu, mais mérité pour cette adaptation subtile. Le même roman de Sarah Waters sera adapté au cinéma en 2016 par Park Chan Wook, sous le titre Mademoiselle. Une belle réussite aussi.

Le contrepoint en surplomb de Daniel

Deux bémols apposés au Top 10 de Phil :

. Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Magnifique titre et point de départ génial (pouvoir effacer, dans le cerveau, les souvenirs indésirables). Mais la réalisation m’est apparue confuse et, finalement, peu d’images me restent. Paradoxal, vu le sujet. 

La meglio gioventu. Une grosse déception ! Passe encore pour la première partie, mais plus ça va, plus on a l’impression d’un téléfilm sur grand écran (en tant que diptyque, on est loin de Novecento). Sentiments convenus, situations téléphonées, peu d’émotion, beaucoup de pathos. Pourtant, Giordana avait réalisé un excellent film dénonçant la mafia juste avant : Les cent pas

Le contrepoint en surplomb de Nausicaa

J’aurais placé Mulholland Drive (David Lynch, 01) sans hésiter dans mon top 10 de la décennie (et mon top 10 de tous les temps, d’ailleurs). La première vision est hypnotique ; on ne comprend rien (c’est-à-dire plus précisément qu’on ne comprend pas l’articulation entre la première partie, la plus longue, et la deuxième, nettement plus courte), puis on re-regarde, encore et encore : on comprend un peu mieux, sans doute, mais on reste surtout fasciné, pris par la musique, par l’atmosphère, par la mise en abyme (un film dans le film), par le jeu des deux comédiennes, Naomi Watts et Laura Haring.

PHIL :

Je l’ai revu récemment et, fasciné, ai eu la sensation d’enfin… tout comprendre ! À l’époque, avant sa déglingue, Lynch* était plus complexe que compliqué ? Les deux actrices sont sublimes, indeed.

D’autres grands films… sans doute

Côté américain

PHIL :

Le dernier samouraï (E. Zwick, 03) avec Tom Cruise ; L’étrange histoire de Benjamin Button (Fincher, 09), avec une qualité d’image peu ordinaire, un récit émouvant, des acteurs brillants (Brad Pitt) ; Les noces rebelles/Revolutionary Road (Sam Mendes, EU/GB, 2008), avec Leonardo et Kate, une sorte d’American Beauty II ; Ray (Taylor Hackford, EU, 04) : superbe biopic de Ray Charles, avec Jamie Fox ; Gladiator (Ridley Scott, 00), le péplum emblématique de la décennie, une fresque vigoureuse, un film d’action trépidant et remuant, avec un solide (dans tous les sens) Russel Crowe.

JULIEN-PAUL :

Film bouleversant qui montre la schizophrénie de Rome à travers les destins croisés d’un gladiateur et d’un empereur, deux figures à la fois opposées (esclave et maître, pauvre et riche) et semblables (sentiment de solitude, de perte et de manque d’amour ; gloire et pouvoir symbolique ; frères ennemis).

 PHIL :

Traffic (Soderbergh, 00) avec Benicio del Toro et Michael Douglas, qui explore le microcosme (euh… le macrocosme ?) de la drogue.

NAUSICAA :

De James Gray, je retiendrais Two Lovers (08), le mélodrame revisité et sublimé. Elephant (Gus Van Sant, 03) revient sur la fusillade de Columbine quatre ans après les faits, tente d’expliquer sans vraiment dire. Match point (05) est un Woody Allen enlevé, badin et philosophique.

 

DANIEL :

Je souscris au contrepoint de Nausicaa pour quatre films évoqués : le brouillard persistant et savamment entretenu de Mulholland Drive ; l’art de la narration de Match Point (le meilleur Woody Allen hors sol natal ?) ; le côté hypnotique d’Elephant, ses longs travellings, sa pesanteur routinière avant que la violence n’éclate, son absence d’empathie qui, curieusement, émeut… ; enfin, le magnifique Two Lovers, adaptation moderne des Nuits blanches dostoïevskiennes avec un Joaquin Phoenix merveilleusement pataud et une Gwyneth Paltrow paumée mais aérienne.

PHIL :

Vous évoquez tous deux James Gray, dont mon ami Thierry Van Wayenbergh regrettait l’absence dans nos années 90 (Little Odessa en 94, insistait-il). J’approuve, d’autant que j’ai aussi apprécié La nuit nous appartient (07) avec Joaquin Phoenix une fois de plus.

NAUSICAA :

C’est aussi une grande décennie pour Martin Scorsese, qui a trouvé en Leo DiCaprio un interprète subtil : Gangs of New York (02) et Aviator (04) sont deux excellents films, des classiques dans le bon sens du terme. Avec La passion du Christ (04) et Apocalypto (06), Mel Gibson impose son style, largement débattu, souvent critiqué, mais on y reconnaît une patte indéniable : l’hyper-réalisme, jusque dans la volonté de faire parler les acteurs dans la langue originale des personnages qu’ils incarnent, et la violence, dont rien n’est caché, jusqu’à l’insoutenable.

KRISZTINA :

American Psycho (Mary Harron, 00), basé sur le roman de Brett Easton Ellis, est un blockbuster devenu film culte, un ovni absolu. Chacun y trouve son compte : humour noir, satire sociale, gore, et… réalisation féminine. De Darren Aronofsky, plutôt que Requiem for a Dream (00), sublime mais éprouvant, The Wrestler (08), un film sincère porté par le monstre Mickey Rourke (comeback en catcheur du Midwest vieillissant qui essaie de renouer avec sa fille). Un premier film, élégant et sobre, réalisé par Tom Ford (couturier chez Gucci !) : A Single Man (09), avec un Colin Firth impeccable, comme à son habitude, en professeur d’université tourmenté par la mort de son amant.

DANIEL :

Sinon, Sean Penn, bouleversant acteur dans le complexe Mystic River (03)de Clint Eastwood, se révèle éblouissant réalisateur dans Into the Wild (07), où il ne craint pas le lyrisme en nous contant l’histoire poignante et véridique d’un jeune Américain larguant les amarres pour s’aventurer dans la solitude de la vie sauvage.

JULIEN-PAUL :

Into the Wild a marqué une génération entière et apporté une réponse à la fois concrète et symbolique au sentiment d’enfermement et de perte de soi des jeunes issus de la société capitaliste et matérialiste. Mise en abyme d’une caractéristique essentielle de l’être humain : la capacité à s’arracher à sa propre existence, à dire non à son environnement de vie, à se déterritorialiser pour mieux s’enraciner ailleurs.

DANIEL :

Peu de westerns mais une pépite, L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d’Andrew Dominik (07), superbe confrontation entre Brad Pitt, laconique, et Casey Affleck, en admirateur dérangé du brigand, une ébouriffante composition. Quand le western se souvient qu’il est proche du drame antique. Voir :

https://karoo.me/cinema/scenes-cultes-19-lassassinat-de-jesse-james

Le thriller des années 2000 prend souvent la forme du casse-tête, comme l’ingénieux Memento (Christopher Nolan, 00), avec sa construction narrative entremêlant séquences chronologiques en noir/blanc et inversées en couleurs, vu que l’enquête est menée par un homme ayant perdu la mémoire immédiate. Augmentation garantie de la consommation de Dafalgan pour le spectateur !

Une perle : Ghost World de Ted Zwigoff (00), aux accents salingériens. Un personnage de paumé magnifique, joué par Buscemi, ne s’appelle-t-il pas Seymour ? Deux jeunes filles désespérément sarcastiques (Phil : les sublimes Thora Birch et Scarlett Johansson !) ne sentent-elles pas avec angoisse qu’il va être difficile de s’accommoder de la vacuité du monde ? Un film sombre aux couleurs pimpantes.

Ah, encore ! A Serious Man (J. et E. Coen, USA-GB-Fr, 09) : sans doute le Coen le plus abouti pour moi. Délicieuse soupe à la grimace où un professeur de physique voit un torrent de malheurs lui tomber dessus, après un prologue fantasmagorique dialogué en yiddish. Superbe d’invention et de drôlerie, le film est une évocation de souvenirs d’enfance baignés dans l’irréalisme d’un univers faussement normal. En prime, le sens de la vie selon Jefferson Airplane.

Côté français

PHIL :

Caché (de l’Autrichien Michael Haneke, 06), avec Auteuil et Binoche, super-subtil ; Rois et reines (04, Desplechin) avec Emmanuelle Devos et M. Amalric ; L’auberge espagnole (Klapisch, 01) avec le craquant Romain Duris, le micro-film culte d’une génération Erasmus ;  Le dernier jour du reste de ta vie (Rémy Bezançon, 08) avec Zabou et Gamblin (et le jeune héros de C.R.A.Z.Y. !) ; Corto Maltese/La cour secrète des arcanes (P. Morelli, 01), un remarquable film d’animation qui restitue le sublime Corto ; Tanguy (E. Chatillez, 01), une comédie désopilante, vue et revue maintes fois avec plaisir ; La graine et le mulet (Kechiche, Fr/Tun, 07) ; Un prophète (Jacques Audiard, 09)…

KRISZTINA :

Une fable de survie en milieu carcéral avec un christique Tahar Rahim et un imposant Niels Arestrup.

NAUSICAA :

Swimming Pool (03) ! Un excellent François Ozon, qui sublime deux actrices, Ludivine Sagnier et Charlotte Rampling, avec lesquelles il avait déjà tourné précédemment. Je mentionnerais aussi Huit femmes (02), un film qui est un pur plaisir (un fantasme ?) cinéphilique, à la fois parce qu’il rassemble Danielle Darrieux – Catherine Deneuve – Isabelle Huppert – Fanny Ardant – Emmanuelle Béart (et aussi Firmine Richard, Virginie Ledoyen, Ludivine Sagnier), mais aussi pour ses malicieux clins d’œil à Truffaut, Buñuel, Rita Hayworth…. Naissance des pieuvres (C. Sciamma, 07) : l’adolescence filmée au plus près, au plus juste et l’éclosion d’Adèle Haenel, dans un rôle fondateur. Et, surtout, un autre Haneke, La pianiste (01), l’un des plus grands rôles d’Isabelle Huppert, un film glacial et glaçant. Puis un petit Chabrol : Merci pour le chocolat (00) avec le superbe duo Huppert-Dutronc.

KRISZTINA :

D’Ozon, Le temps qui reste (05, avec Jeanne Moreau en grand-mère), ou les derniers jours d’un jeune homme, d’une infinie poésie. De Claire Denis, Trouble Everyday (01), un ovni indépendant mettant en scène Béatrice Dalle en succube anthropophage par amour… qui a causé des évanouissements lors de sa première cannoise.

DANIEL :

Les vétérans de la Nouvelle Vague surprennent encore, surtout lorsqu’ils revisitent les Grands de la littérature. Rivette fait crépiter les interrogations pirandelliennes dans Va savoir (01) et met en scène un impressionnant Guillaume Depardieu dans Ne touchez pas la hache (07), inspiré d’une nouvelle de Balzac (La duchesse de Langeais). Rohmer nous plonge dans l’Arcadie naïve d’Honoré d’Urfé avec Les amours d’Astrée et de Céladon (07), revenant à l’origine de son inspiration, après avoir livré un film politique étonnant, antirohmérien au possible : Triple agent (04). Il sera resté passionnant jusqu’au bout d’une œuvre vibrante d’intégrité.

Enfin, impossible de ne pas dire mon plaisir de revoir ce héros des romans populaires de Jean Bruce devenir un bellâtre machiste brandissant les photos du président Coty dans les OSS 117 de Michel Hazanavicius. Auto-dérision à la française : un peu comme si on avait fait de James Bond un avatar de l’inspecteur Clouseau.

Côté anglais

PHIL :

Grande décennie pour le ciné anglais ! Ken Loach : Sweet Sixteen (02), très sombre, avec Martin Compston ; Bread and Roses (00) ; It’s a free World (07) ; Just a Kiss (03).  Mike Leigh, l’autre as du ciné social : All or Nothing (02), avec Timothy Gros Nounours Spall.

Le ciné british, c’est éclectique, c’est aussi et, quasi a contrario, le film d’époque, dans une Angleterre de musée : Bright Star (de la Néo-Zélandaise Jane Campion, 09), avec Ben Whishaw en Keats…

JULIEN-PAUL :

Bright Star ! Quand la poésie du cinéma s’ajoute à la poésie littéraire, le résultat confine au merveilleux

PHIL :

Dans la même veine, Orgueil et Préjugés (Joe Wight, 05), une adaptation de Jane Austen, avec l’éblouissante Keira Kneighley. Un ovni : The Hole (Nick Hamm, 01), avec Thora Birch, qui promettait tant, un récit horrifique autour de la disparition énigmatique d’une poignée d’étudiants.

KRISZTINA :

28 Days later (Danny Boyle, 02), un récit postapocalyptique d’une « rage » se transmettant par les muqueuses, un genre de « film à zombies » mais, au-delà, une réflexion intéressante sur la mondialisation et les dérives de la science, avec des plans déserts de Londres et des effets spéciaux absolument hallucinants (toujours autant dix-sept ans plus tard !).

Côté belge

PHIL :

La Belgique flamande brille : La merditude des choses (Felix van Groeningen, 09) ou La mémoire du tueur/The Zak Alzeimer (Erik van Looy, 03).

KRISZTINA :

Mention spéciale au cinéma belge ! Inclassable, entre perles rares et succès internationaux.

Côté flamand, une décennie flamboyante !

Anvers sert de décor à Anyway the Wind Blows (Tom Barman, 03). Ostende à un Trainspotting plus crade encore, Ex-Drummer (Koen Mortier, 07), le récit d’un groupe de rock dont tous les membres ont un handicap léger, et dont le batteur… ne sait pas jouer de la batterie. Humour absurde, belge, et une bande originale qui arrache les oreilles si on aime le post-rock et la drone.

La merditude des choses, citée par Phil, l’adaptation éponyme du roman (semi-autobiographique de Dimitri Verhulst, charme au niveau européen, avec l’histoire d’un gamin qui deviendra écrivain, élevé dans la campagne flamande au sein d’une famille d’hurluberlus alcooliques hauts en couleurs et en cœur. Presque du Breughel cinématographique à la sauce 80ies.

Côté francophone.

Fabrice du Welz, un jeune réalisateur indépendant, choque avec Calvaire (04), le pendant wallon de Massacre à la tronçonneuse.

L’enfant (Luc et Jean-Pierre Dardenne, 05), même si je lui préfère de loin Rosetta (99), remporte la Palme d’Or cannoise et un succès critique fulgurant.

DANIEL :

Chantal Akerman adapte avec brio La prisonnière de Proust, rebaptisée La captive (00).

PHIL :

Un film franco-belge mais Akerman est belge.

NAUSICAA :

Probablement la meilleure adaptation cinématographique de Proust. Un film sur le regard, le voyeurisme et la jalousie en tous points remarquable.

D’autres cinémas européens…

Danemark

PHIL :

Adam’s Apples (Adams Aebler, coproduction avec l’Allemagne, 05), avec Ulrich Thomsen.

NAUSICAA :

Deux excellents Lars Von Trier : Dancer in the Dark (00), ou comment le réalisateur danois s’attaque à la comédie musicale, la déglamourise et en tire un film poignant qui ne ressemble à aucun autre, avec Bjork et Catherine Deneuve ; Dogville, un décor minimal, antinaturaliste, pour figurer un village où se débat Grace/Nicole Kidman, exploitée par tous.

PHIL :

Dogville et ses décors à la craie ! L’application des règles de la charte Dogma (voir Festen et Les idiots des 90ies). Dogville, Dogma ?

KRISZTINA :

Une deuxième mention spéciale, au cinéma danois ! Qui n’en finit plus de fleurir avec les films de Nicolas Windig Refn. Avant son soporifique Drive, les suites de Pusher (I, 1996) en 2004 (toujours porté par un incroyable Mads Mikkelsen – petite frappe en quête de rédemption) et en 2005. Mikkelsen joue aussi un guerrier borgne dans l’hallucinatoire saga viking Valhalla Rising (09). Dernier film de Refn qui vaut la peine d’être vu (pour l’interprétation de Tom Hardy, non loin d’un Jack Nicholson, et une ambiance Orange mécanique) : Bronson (08), le récit/pantomime de la vie du prisonnier anglais le plus violent.

Portugal

PHIL :

Capitaines d’avril (Maria de Medeiros, 00). 

NAUSICAA :

Belle toujours (Manoel de Oliveira, 06) tente le pari fou de donner une suite à Belle de jour, quarante ans plus tard ! Deneuve a refusé de rempiler, c’est une autre actrice bunuélienne qui reprend le rôle, Bulle Ogier, face à Michel Piccoli, pour un tête-à-tête crépusculaire et cinéphilique.

Roumanie

NAUSICAA :

Cristian Mungiu a obtenu une Palme d’Or méritée pour Quatre mois, trois semaines, deux jours (07). Autour d’un sujet grave mais rebattu (un avortement), dans des logements étudiants déprimants d’un hiver roumain à la fin de la période communiste, il crée un véritable thriller où le sordide suinte de toutes parts.

Autriche

PHIL :

Le ruban blanc (Michael Haneke, 09).

Allemagne

PHIL :

Das Experiment (O. Hirschbiegel, 01), avec Moritz Bleibtreu. 

JULIEN-PAUL :

… ou l’art de montrer comment on finit par être/devenir le rôle que l’on joue/occupe dans un groupe humain. Application pénitentiaire de l’expérience de Milgram.

NAUSICAA :

Goodbye Lenin ! (Becker, 03), ou comment démontrer toute l’absurdité de la vie dans l’Allemagne communiste… et en rire. Un ovni.

KRISZTINA :

Le Turco-Allemand Fatih Akin réalise le petit joyau Gegen die Wand (04), primé Ours d’or à Berlin, aussi bien film social qu’histoire d’amour illicite et autodestructrice entre deux jeunes Allemands issus de l’immigration turque, avec Sibel Kekkili (Shae dans Game of Thrones, Phil !).

PHIL :

À noter, de très bons téléfilms allemands : Le temps des cerises (R. Kaufmann, 04), l’histoire de la famille juive Goldfisch ; Chère Martha (coproduction avec l’Autriche et la Suisse, Sandra Nettelbeck, 01) avec Martina Gedeck et Sergio Castellito… qui sera adapté ensuite au cinéma (américain).

Espagne

PHIL :

La mala Educacion (03) et Parle avec elle (01), deux Almodovar ; Mar adentro (Amenabar, 04), avec Javier Bardem, Belen Rueda et Loala Duenas ; Lucia et le sexe (Julio Medem, 01), poétique, émouvant, décontenançant, complexe, avec des actrices aussi justes que belles.

Finlande

PHIL :

L’homme sans passé (Kaurismaki, 02)

Suisse

PHIL :

Bienvenue en Suisse (Léa Frazer, coprod. avec la France, 03), avec Denis Podalydès, Emmanuelle Devos et Vincent Perez.

Italie

DANIEL :

Un peu convalescent, le cinéma italien offre quand même Pain, tulipes et comédie (Silvio Soldini, Italie/Suisse, 00), une belle comédie sentimentale qui connaîtra un succès inattendu, présentant une Venise très éloignée des clichés. Et Un cœur ailleurs (Pupi Avati, 03), plus poignant, avec un couple d’acteurs peu connus hors d’Italie mais tout simplement parfaits.

KRISZTINA :

Gomorra (Matteo Garrone, 08), basé sur le roman de Roberto Saviano à propos de la Camorra à Naples, tourné avec certains acteurs jeunes du milieu, plus brut, presque documentaire, supérieur à la série qui en a été inspirée des années plus tard.

DANIEL :

Merci ! J’avais complètement oublié Gomorra et son parti-pris d’éviter toute touche de glamour rappelant Le parrain.

Côté World Cinema

Brésil

PHIL :

The Motorcycle Diaries (04, Salles), avec Gael Garcia Bernal, sur la jeunesse du Che, son périple fondateur à travers l’Amérique latine, et Une famille brésilienne (Salles et Daniela Thomas, 09).

Chine

PHIL :

La fresque somptueuse (et film d’action) Hero (Yimou, 02). 

Hong-Kong

PHIL :

Internal Affairs (de et avec Andy Lau, 02), avec Tony Leung… dont Scorsese tirera le remake/succès oscarisé Les infiltrés (avec Leonardo DiCaprio) en 2006.

NAUSICAA :

Les deux meilleurs films de Wong Kar Wai : In the Mood for Love (00), un ballet subtil, plein de non-dits entre Tony Leung et Maggie Cheung ; 2046 (04), un film d’anticipation où la représentation d’un monde futur et le scénario s’effacent finalement derrière une beauté formelle incroyable.

DANIEL :

In the Mood for Love, plusieurs fois décrié pour son esthétisme, m’a enchanté, transpercé. Pourquoi l’élégance de la mise en scène et des décors ne pourrait-elle pas renforcer l’élégance des sentiments ?

Corée du Sud

KRISZTINA :

Memories of Murder (03), un excellent film de Bong Joon-Ho, et Old Boy (03), l’opus le plus réussi d’une trilogie de la vengeance réalisée par Park Chan Wook (pitch : un homme se fait enlever et séquestrer dans une chambre d’hôtel pendant dix ans avant d’être relâché… sans aucune explication).

PHIL :

Park Chan Wook ? Que Nausicaa cite supra. À découvrir, donc !

Et Bong Joon-Ho, qui décrochera la Palme d’or à Cannes en 2019 et une manne d’Oscars, dont le principal, en 2020, avec le formidable Parasite, dont nous reparlerons dans la prochaine décennie.

NAUSICAA :

Kim Ki Duk et le curieux et poétique Printemps, été, automne, hiver… et printemps (03). Un film qui puise largement dans la symbolique bouddhiste, dont on ne maîtrise pas toujours tous les codes, mais d’une grande beauté formelle et avec une progression scandée par les cinq saisons.

JULIEN-PAUL :

Locataires (04) du même Kim Ki Duk. Film muet, glaçant de beauté poétique et de violence crue.

Mexique

KRISZTINA :

Le labyrinthe de Pan (06), de Guillermo Del Toro ! Avec un Sergi Lopez terrifiant et une imagerie d’un onirisme noir inoubliable sur fond de guerre civile espagnole.

PHIL :

Del Toro dont je retiendrais aussi L’orphelinat (09), avec Belem Rueda, et L’échine du diable (01), avec Eduardo Noriega.Sinon, Y Tu Mama tambien (A. Cuaron, 01), avec Maribel Verdu et Gaël Garcia Bernal.

Israël

DANIEL :

Deux films sur la mauvaise conscience d’une partie de la société israélienne vis-à-vis des traumatismes engendrés par la guerre du Liban. Valse avec Bashir (Ari Folman, 08), film d’animation crépusculaire, rappel douloureux que toute guerre est une sale guerre, œuvre d’une grande inventivité formelle. Lebanon (Samuel Maoz, 09), huis-clos dans un tank où la guerre et le monde extérieur ne sont vus qu’à travers le viseur de la tourelle. Un parti-pris de mise en scène extrêmement bien exploité. Pas de digression politique comme dans le film précédent : ici la peur et l’horreur sont palpables dans le cercueil ambulant car, contrairement à ce qui est écrit sur le char, l’homme n’est pas d’acier.

PHIL :

Deux très bons films ! Ajoutons Les citronniers (Eran Riklis, 08). 

Cuba

PHIL :

Lista de espera (Tabio, coprod. franco-hispano-mexico-cubaine, 00), avec Vladimir Cruz et Tahimi Alvarino. Une fable : des gens bloqués dans une gare routière créent une sorte de paradis.

Iran

NAUSICAA :

Difficile pour moi de parler de Kiarostami, sans doute LE maitre du cinéma iranien durant cette décennie : ses films, au rythme étrange, me laissent de marbre. Je mentionnerai donc plutôt Asghar Farhadi dont La fête du feu (06) annonce, modestement encore, le sublime Une séparation (11).

PHIL :

Asghar Farhadi ! À mon agenda pour la décennie suivante !

Canada

DANIEL :

Je termine sur une note plus légère. Voir, dix-sept ans après, les acteurs du Déclin de l’empire américain reprendre leurs personnages dans Les invasions barbares (Denys Arcand, 03) a été un délice. Woody Allen avait raison : l’humour est parfois la politesse du désespoir.

Coups de cœur personnels

. The Jacket (John Maybury, USA/All, 05), avec Adrian Brody et Keira Knightley, une très bonne BO.

Un errant englué dans un cauchemar atroce. De quoi espérer n’avoir jamais aucun rapport avec des psychiatres. Mais quelle est cette expérience qui… ? Too much par certains côtés ?

. Lost in Translation (Sofia Coppola, EU,03).

Deux personnages (un homme d’âge mûr – Bill Murray en star américaine remplissant ses obligations télévisuelles – et une très jeune femme – Scarlett Johansson) flottent dans un Ailleurs (l’hôtel international, lieu de tous les fantasmes et possibles, du retour sur soi, du doute) mêlant conte de fée et cauchemar, déshumanisation du système et résistance humaniste au flux, à l’indifférence. L’histoire d’une rencontre improbable. Enrobée dans une atmosphère magique.

DANIEL :

Ou comment trouver la grâce, par hasard, dans un Japon aliéné et survolté.

Who Knows ?

. PHIL :

Tout le tapage ramdamé autour d’Avatar m’a fait hurler. Tant James Cameron a, une fois encore, comme dans Titanic, manqué incroyablement de fond (je ne dirais pas qu’il a touché… le fond, ses intrigues sont tout de même plaisantes). Son entreprise démasque la dérive du cinéma vers l’effet. Oh, la qualité visuelle est éblouissante et mérite la vision. Le récit charrie les meilleures intentions. Mais. Le scénario est creux, les personnages peu creusés (sic !), et les situations incroyablement convenues.

Dans le prolongement de ces réflexions, où situer les séries/énormes succès Le seigneur des anneaux, Harry Potter ou Batman, par exemple ?

. NAUSICAA :

Détail amusant :deux des films du Top 10 de Phil, Babel et C.R.A.Z.Y., sont des cas particuliers – et intéressants – du sous-titrage. C’est une question certes périphérique par rapport aux films eux-mêmes, mais elle joue un rôle important dans notre expérience de spectateurs.

Babel est, son titre même le laisse entendre, un film polyglotte. Et, cas particulier, il a été présenté partout en version sous-titrée, aucune version doublée n’existe – précisément pour garder ce dédale de langues. Pour l’anecdote, dans le cinéma du Namurois où je l’ai vu à l’époque, la caissière croyait bon de prévenir les spectateurs potentiels de cet inconvénient majeur : le film n’était pas doublé.

Quant à C.R.A.Z.Y., il s’agit d’un film québécois, en français, donc, mais que le distributeur a choisi de sous-titrer partiellement en français normé pour les écrans européens (français, belges, suisses). Il est vrai que la langue parlée dans le film est parfois très éloignée de la nôtre, mais les sous-titres sont-ils pour autant nécessaires ? Ou plus nécessaires que, par exemple, pour L’esquive (04) d’Abdellatif Kechiche, où le français des adolescents de la banlieue parisienne n’est pas toujours plus clair que celui de nos cousins québécois.

Nausicaa DEWEZ, Krisztina KOVACS, Daniel MANGANO, Philippe REMY-WILKIN et Julien-Paul REMY.

* A propos de David Lynch, voir le feuilleton en 9 épisodes réalisé en duo dialectique par Vincent Tholomé et Phil :

https://karoo.me/cinema/twin-peaks-iiivisions-croisees-1-9

lan du feuilleton Vers une cinéthèque idéale

Nous nous limitons ici aux articles initiaux des différents dossiers. Ceux-ci renvoient à de nombreux autres articles.

Présentation du projet (introduction, équipe, plan) :

Préhistoire du cinéma :

Années 1910 :

Années 1920 :

Années 1930 :

Années 1940 :

Années 1950 :

Années 60 :

Années 70 :

Années 80

Années 90

Feuilleton complémentaire d’Adolphe NYSENHOLC sur le premier top 12, en 1958 :

Top 100 en cours

(1) Le voyage dans la lune (Georges Méliès, France, 1902).

(2) Le vol du grand rapide (Edwin S. Porter, E.U., 1903).

(3) Naissance d’une nation (D.W. Griffith, Etats-Unis, 1915).

(4) Intolérance (D.W. Griffiths, Etats-Unis, 1916).

(5) Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, Allemagne, 1920).

(6) Le cuirassé Potemkine (Serguei Eisenstein, Russie, 1925).

(7) Le journal d’une jeune fille perdue (G.W. Pabst, Autriche, 1929).

(8) L’aurore (Murnau, Allemagne/EU, 1927).  

(9) Docteur Mabuse, le joueur (Fritz Lang, Allemagne, 1922).

(10) Le Kid (Charlie Chaplin, GB/EU, 1921).

(11) Le vent (Victor Sjöström, Suède/EU, 1928).

(12) La passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, Danemark, 1928).

(13) Napoléon (Abel Gance, France, 1927).

(14) Le mécano de la General (Buster Keaton, EU, 1927).

(15) Autant en emporte le vent (Victor Fleming, EU, 1939).

(16) Les Hauts-de-Hurlevent (W. Wyler, EU, 1939).

(17) Le testament du docteur Mabuse (F. Lang, Allemagne, 1933).

(18) Une femme disparaît (A. Hitchcock, GB, 1938).

(19) King Kong (Merian C. Cooper et E. Schoedsack, EU, 1933).

(20) L’impossible monsieur Bébé (H. Hawks, EU, 1938).

(21) La chevauchée fantastique (John Ford, EU, 1939).

(22) New York-Miami (Frank Capra, EU, 1934).

(23) La grande illusion (Jean Renoir, France, 1937).

(24) Ninotchka (Lubitsch, EU, 1939).

(25) Casablanca (Michael Curtiz, EU, 1942).

(26) Le ciel peut attendre (Ernst Lubitsch, EU, 1943).

(27) Citizen Kane (Orson Welles, EU, 1941).

(28) Les enfants du paradis (Marcel Carné, France, 1945).

(29) Les enchaînés (Alfred Hitchcock, EU, 1946).

(30) Le trésor de la Sierra Madre (John Huston, EU, 1948).

(31) Indiscretions (George Cukor, EU, 1940).

(32) La vie est belle (Frank Capra, EU, 1946).

(33) Le dictateur (Charlie Chaplin, EU, 1940).

(34) Le troisième homme (Carol Reed, GB, 1949).

(35) La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, GB/EU, 1959).

(36) Le pont de la rivière Kwaï (David Lean, GB/EU, 1957).

(37) Madame de… (Max Ophuls, France/Allemagne, 1953).

(38) La nuit du chasseur (Charles Laughton, EU/GB, 1955).

(39) Sur les quais (Elia Kazan, EU, 1954).

(40) Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, EU, 1959).

(41) L’intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, Japon, 1954).

(42) Rashomon (Akira Kurosawa, Japon, 1950).

(43) Chantons sous la pluie (Gene Kelly/Stanley Donen, EU, 1952).

(44) Les fraises sauvages (Bergman, Suède, 57).

(45) La dolce Vita (Federico Fellini, Italie, 60).

(46) Lawrence d’Arabie (David Lean, GB/EU, 62).

(47) Les damnés (Luchino Visconti, Italie, 69).

(48) 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, GB/EU, 68).

(49) La grande vadrouille (Gérard Oury, France, 66).

(50) Psychose (Alfred Hitchcock, GB/EU, 60).

(51) The Party (Blake Edwards, EU, 68).

(52) L’avventura (Antonioni, Italie, 60).

(53) Le fanfaron (Dino Risi, Italie, 62).

(54) Easy Rider (Denis Hopper, EU, 69).   

(55) Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, EU, 78).

(56) Le parrain II (Francis Ford Coppola, EU, 74).

(57) 1900 (Bernardo Bertolucci, Italie, 76).

(58) Sonate d’automne (Ingmar Bergman, Suède, 78).

(59) Délivrance (John Boorman, EU, 72).

(60) Vol au-dessus d’un nid de coucous (Milos Forman, EU/Tchécoslovaquie, 75).

(61) Family Life (Ken Loach, GB, 71).

(62) Duel (Steven Spielberg, EU, 71).

(63) Im Lauf der Zeit (Wim Wenders, Allemagne, 76).

(64) Taxi Driver (Martin Scorsese, EU, 76).

(65) Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, EU, 84).

(66) Fanny et Alexandre (Ingmar Bergman, Suède, 82).

(67) Matador (Pedro Almodovar, Espagne, 86).

(68) Angel Hearth (Alan Parker, EU/GB, 87).

(69) Chambre avec vue (James Ivory, GB/EU, 86)

(70) L’année du dragon (Michael Cimino, EU, 85).

(71) Amadeus (Milos Forman, EU/Tch, 84).

(72) Body Double (Brian De Palma, EU, 84).

(73) Blade Runner (Ridley Scott, EU, 1982).

(74)  Le père Noël est une ordure (J.M. Poiré, France, 82).

(75) Usual Suspects (Bryan Singer, EU, 95).

(76) Magnolia (Paul Michael Anderson, EU, 99).

(77) Festen (Thomas Vinterberg, DNK, 98).

(78) Quatre mariages et un enterrement (Mike Newell, GB, 94).

(79) Jambon Jambon (Bigas Luna, Esp, 92).

(80) American History X (Tony Kaye, EU, 98).

(81) Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, France, 96).

(82) Les idiots (Lars von Trier, DNK, 98).

(83) Les vestiges du jour (James Ivory, GB/EU, 93).

(84) L.A. Confidential (Curtis Hanson, EU, 97).

(85) Nos meilleures années/ La meglio gioventu (Tullio Giordana, Italie, 03).

(86) Tsotsi (Gavin Hood, Afrique du Sud, 05).

(87) Babel (Gonzalo Innaritu, Mexique, 07).

(88) C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, Canada, 05).

(89) La cité de Dieu (Fernando Meirelles et Katia Lund, Brésil, 02).

(90) La chambre du fils (de et avec Nanni Moretti, Italie, 01).

(91) Caos calmo (Antonello Grimaldi, Italie, 06).

(92) La vie des autres (Von Donnersmark, Allemagne, 00).

(93) Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, France, 04).

(94) Du bout des doigts (Aisling Walsh, GB, 04).

UN IDIOT DEVANT L’ÉTANG d’YVES ARAUXO (Cactus Inébranlable) / Une lecture de JEAN-PIERRE LEGRAND

Avant toute chose, un mot de l’éditeur. Cactus Inébranlable est une petite mais très active maison d’édition wallonne fondée en 2011 par Jean-Philippe Querton et Styvie Bourgeois. Spécialisé dans les textes courts, voire très courts, cet éditeur a dédié sa collection Les P’tits Cactus aux recueils d’aphorismes. C’est dans cette collection qu’est publié le présent ouvrage. En 2022, chez le même éditeur mais dans la collection Microcactus Yves Arauxo avait déjà publié le délectable Toute cette beauté masquée, une suite de 99 fragments drôles et sensuels.

Un idiot devant l’étang, en néerlandais De idioot van de vijver, est à l’origine le titre d’un tableau peint par Frits Van den Berghe en 1926. Sur le site du Musée des Beaux Arts de Gand où il est exposé, on peut lire que : « Le peintre a représenté un idiot du village – apparemment un personnage réel – entouré d’éléments de son environnement : la caravane, l’étang, l’écurie et les canards. La composition est construite de manière statique avec des zones de couleurs vives placées les unes à côté des autres. L’artiste n’a pas ici créé une caricature d’un idiot de village. Le portrait de l’idiot au corps maladroit et au regard vide exprime plutôt la mélancolie de Van den Berghe et sa compassion pour la maladresse et la faiblesse d’esprit de l’homme. »

En choisissant ce titre pour son recueil, Yves Arauxo lui donne d’emblée sa tonalité.
Mais, l’étang, étendue d’eau naturelle c’est aussi son homonyme, l’étant au sens de ce qui est et interroge notre présence. Nous sommes jetés dans un monde insaisissable qui n’attend rien de nous.

L’étrangeté de notre « être au monde » est saisie d’entrée de jeu par les premiers aphorismes du recueil : « Tu occupes un petit espace dans un espace plus grand. Pour l’instant ta compréhension s’arrête là. »

« On ne voit le monde que de dos. »

Et encore : « L’entorse d’être né homme.
Ou les reflets sur la vitre qui nous regardent.
»

Face à l’altérité radicale du monde, nous nous tenons dans l’unité provisoire de nos cellules et la prolifération de nos pensées. Ceci dans une cohésion bien fragile que souligne cet aphorisme percutant : « Ce petit poing aux yeux fermés, plus légume que visage, que je tiens derrière le front et qui me rassemble. »
C’est l’un de mes préférés du recueil. Vertige de la personne humaine… Où se niche donc notre identité ? Se résorbe-t-elle tout entière dans son support, ce petit poing plus légume que visage ? La question continue d’agiter philosophie, théologie et neurosciences.

Dans le tremblé de nos perceptions et la confusion de notre « désir de monde », Yves Arauxo risque un constat : « En définitive, nos regards ne peuvent se tourner que de deux côtés : vers l’inconnu ou l’illusoire. »

Nous en revenons à l’idiot. Peut-être suffit-il de se tenir en état de vacuité et de réceptivité.  Les sens en éveil. C’est à un véritable exercice spirituel ou de pleine conscience que nous convie l’auteur : « D’abord en prendre conscience, puis ralentir le tapis roulant de ses pensées, et enfin l’arrêter. Sous le regard du singe inquiet, laisser le vieux méditant enter en soi, épouser parfaitement la position de son corps et porter, devant lui, son ombre lumineuse. Alors seulement l’immobilité est mouvement. »

Il poursuit : « Il faut apprendre à fermer les yeux sans entrave, aux dimensions du cosmos. »

La méditation d’Yves Arauxo l’élève à un sentiment profond de participation à une réalité qui déborde l’individu. Une sorte de connivence avec la nature et surtout l’élément végétal : les arbres sont ici très présents qui poussent leurs feuillages en tous sens comme nous nos pensées.

Mais bientôt, le recueil bifurque : la thématique de l’écriture surgit.
On le sait, Yves Arauxo affectionne les textes courts, fragments ou aphorismes. À le lire on ne s’en étonne guère. Toute fixation, écrit-il, est mauvaise pour l’esprit qui, par nature, est mouvement. La forme courte préserve cette labilité du réel et de l’être. La tâche est rude : l’écriture semble naître de son impossibilité même qu’il s’agit à chaque fois de contourner.
Il y a du Sisyphe en tout poète : « Quoi qu’on écrive, la page blanche reste blanche. » Mais peut-on imaginer ce Sisyphe heureux ? Peut-être … En tout cas, l’effet cathartique est manifeste :
« L’écriture est une chose formidable : dès que je suis parvenu à exprimer bellement, jusqu’au fond, ma tristesse, je me sens léger, nonchalant et joyeux… Qui comprendra qu’aux traces de nos pas ne correspond que le poids qu’on abandonne ? »

Après l’élévation méditative et le retour réflexif sur l’écriture, le texte s’infléchit à nouveau : nous plongeons dans la trivialité du quotidien. Nous ne sommes pas loin de la gueule de bois :
« Jambes lourdes dans un monde pesant,
cueillir la fleur fanée du jour. »
« Notre lenteur, notre lourdeur de créatures soumises à la gravité terrestre nous prédisposent peut-être davantage au malheur qu’à la joie. »

Se profile aussi une critique acerbe de nos contemporains au regard vissé sur une profusion d’écrans où ils viennent s’abreuver au grand déversoir des réseaux sociaux. Tout cela suscite une forme de compassion désabusée : « Peut-on en vouloir aux vies moroses de se repaître des émotions des autres ? »

Avec Un idiot devant l’étang, Yves Arauxo confirme tout le talent qu’on pouvait lui prêter à la lecture de son précédent ouvrage. La couleur en est cependant bien plus mélancolique. Mais pas une mélancolie stérile, lassante, ou affectée. Non, une mélancolie qui épouse le mouvement de la vie : à saut et à gambade.

Yves Arauxo, Un idiot devant l’étang, illustration de couverture : Lou Arauxo (dessin d’enfance), Cactus Inébranlable Editions, P’tit Cactus n°107, décembre 2023, 61 p., 12 €.

Le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

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2023 – LUS EN FIN D’ANNÉE : OH MES AÏEUX ! / La chronique de DENIS BILLAMBOZ

DENIS BILLAMBOZ

Avec son fils adoptif, le héros du roman d’Olivier Papleux explore la génétique et la géographie orientale pour retrouver le père biologique de cet enfant accueilli dans son foyer. Edmée de Xhavée, elle, s’est penchée sur l’histoire de sa grand-mère qu’elle a mal connue pour faire revivre tout un arbre généalogique qu’elle ne connaissait pas suffisamment.

La Vénus de la vallée mosane

Olivier Papleux

M.E.O.

À Namur, Eve, 43 ans corrige les manuscrits écrits par son compagnon après ses heures de travail dans une entreprise de couverture. Ne pouvant concevoir, ils ont adopté un petit Egyptien qui a désormais une dizaine d’années. Cependant, un beau jour, Eve est convaincue, avant d’avoir fait le test de grossesse, qu’elle est enceinte, ce qui s’avère bien réel. Cette information pourrait réjouir toute la famille mais, en visitant son beau-père, le mari apprend que les trois générations de femmes précédant son épouse sont mortes toutes les trois, mère, grand-mère et arrière-grand-mère, en couches. Les analyses ne révèlent aucun risque particulier, le mari, avec leur fils adoptif, décide alors de conduire des investigations dans le domaine génétique qu’il découvre pour l’occasion. Le gamin s’intéresse très fort à la biologie génétique qu’il comprend presque que mieux que son père adoptif et à l’anthropologie.

L’auteur livre alors une véritable leçon de biologie génétique et de paléontologie en suivant le père et le fis dans leur tentative de compréhension de la cause de la mort suspecte des trois ancêtres de la mère. Pensant que leur épouse et mère est atteinte d’une anomalie héréditaire, ils exhument les corps de sa mère et de sa grand-mère pour effectuer des recherche génétiques. La mère a en effet une proportion trop forte de gènes néandertaliens dans son génome. Ils conduisent quelques investigations sur les sites paléolithiques de la région et font comparer l’ADN de la mère avec ceux des ossements récoltés sur ces sites.

Leurs recherches les conduisent au Mont Carmel où la rencontre Néandertal Sapiens a été la plus longue et la plus féconde, puis en Roumanie pour visiter un site où ont été découvert des ossements d’un ancêtre métis Néandertal Sapiens. Ces investigations étant peu concluantes mais tout de même très enrichissantes, ils poursuivent leur enquête avec les meilleurs spécialistes en paléontologie et en génique (Institut Pasteur, Institut Max Planck) passionnés par le génome de la mère qui serait un témoignage encore vivant de la présence de Néandertal dans notre patrimoine héréditaire. Ils pourraient tiré un réel prestige, une gloire certaine et quelques subsides d’une publication sur le cas de cette lignée de femmes au génome particulier.

Ce roman est à la fois un texte scientifique, l’auteur explique la construction du génome et le fonctionnement de l’ADN (des ADN en fait) et de l’ARN, un roman sur la filiation affective et biologique, une réflexion sur la relation dans un couple qui s’éloigne même pour la meilleure des raisons. Et aussi un beau combat pour éviter à la mère le funeste sort qu’a connu ses ancêtres.

Il nous restera aussi cette certitude que nous sommes, pour une part certes faibles mais de manière qualitativement importante, les héritiers de Néandertal. Ses gènes ont permis à Sapiens de s’adapter au climat plus froid de l’Europe au moment où il quittait l’Afrique devenue inhospitalière. Il est bon de se souvenir de ce métissage enrichissant au moment où le dérèglement climatique risque de provoquer de nouvelles mutations génétiques et de nouvelles migrations géographiques.

Le roman sur les site des Editions M.E.O.

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Lovely Brunette, tout simplement

Edmée de Xhavée

Chloé des Lys

Edmée aime décortiquer les relations familiales, sentimentales, amicales, …, même quand elles ne sont pas très légitimes, elle a un véritable talent et une vraie sensibilité pour ce type d’exercice. Dans cet ouvrage mémoriel et peut-être un peu testamentaire (se souvenir de …, transmettre à …), bien qu’elle soit encore bien jeune pour envisager un tel exercice, elle explore son arbre généalogique maternel afin de faire revivre sa mère qu’elle a particulièrement affectionnée.

Elle resitue cette famille dans la société belge où un rameau, au moins, était déjà anobli au XV° siècle. Cette famille de marchands et d’industriels s’est enrichie jusqu’à mener un train de vie fort confortable, hélas mis à mal après le « krach » de 1929. Le prestige familial s’est rapidement édulcoré sans jamais que cette chère Lovely Brunette ne cède une moindre miette de sa dignité, de son élégance et de sa prestance. Elle était chez elle, sur son domaine, même si son train de vie avait fondu comme neige au soleil, elle était toujours une grande dame. Ce livre c’est le destin d’une famille de bourgeois enrichis prise dans les rets de l’histoire du XX° siècle.

A travers son arbre généalogique, bourré d’anecdotes croustillantes pour la plupart, de souvenirs plus ou moins heureux, parfois tristes et même dramatiques mais aussi très souvent drôles ou cocasses, elle reconstruit l’histoire de sa famille, l’histoire d’une classe sociale, l’histoire d’un coin de Belgique. Mais, surtout, son enfance avec sa mère et son frère dans le cadre d’une éducation stricte qui laissait cependant suffisamment de place aux enfants pour commettre régulièrement des facéties parfois scabreuses. Chose assez rare à cette époque, surtout dans ce milieu social, son père a quitté sa mère pour une autre femme, Lovely Brunette en fut certainement fort affectée mais elle ne manquait de galants pour la consoler et elle se consola beaucoup aux dires de sa biographe.

Cette histoire pleine d’amour, d’ironie, d’autodérision, …, est donc aussi celle d’une famille atypique, un peu éparpillée, qui en perdant sa fortune n’a jamais perdu son standing, sa bonne humeur, son entrain, …, et voyageait souvent au travers de l’Europe et même en Amérique pour retrouver un soldat américain qui courtisait sa chère Lovely pendant la guerre.

Un livre intimiste aussi qui pourrait servir de ciment à une famille un peu décomposée dans un contexte financier peu propice à ses affaires. Dire les petites choses qui font le quotidien, les anecdotes qui fabriquent les souvenirs, c’est déjà mettre en commun ce que certains ont vécu pour reconstruire un tout familial. C’est une histoire que j’ai lue avec plaisir et intérêt car je suis les écrits d’Edmée depuis plus de dix ans maintenant et que je connais un peu ses tribulations dans le monde des Lettres. Elle a certainement hérité de sa mère les gènes de l’humour, de la dérision, de la détermination, du besoin d’aller toujours de l’avant. Comme sa mère à qui elle rend ce bel hommage, elle aime la vie, l’amour, les amis et lire et écrire évidemment.

Le livre sur le site de Chloé des Lys

Laissez-moi vous écrire… , le blog d’Edmée de Xhavée